1 Chaque éducateur connaît certainement un moment de fatigue et de solitude dans son travail. À l’ir, c’est surtout au moment des récrés, du « café » après le repas, que nous le ressentions avec le plus de force au fil des jours.
2 Assez du bruit dans le coin-jeu, des enfants qui se disputent, se couchent, s’écrasent, se battent, jettent, crient…
3 Assez d’appeler au calme, de réconcilier, de voler un moment pour boire un café, de ramasser des jouets, les ranger, les trier, les réparer… Rangement éphémère qui ne persiste que dans le silence de l’absence des enfants.
4 Assez aussi de se sentir dépassés et, par conséquent, peu enclins à inviter les enfants au plaisir du jeu, de l’échange, du partage, de l’être avec.
5 Puis notre envie, diffuse, que ces temps de groupe puissent s’organiser autour d’un peu de convivialité qui existe, pourtant, en d’autres moments : un anniversaire, une histoire racontée, des improvisations musicales, des moments en transfert, quelquefois des petits plats de la cuisinière, des bons goûters préparés par les enfants et savourés ensemble…
6 C’est dans cet état d’esprit – dans nos états d’âme, en fait ! – que l’idée est née d’une petite cuisine pour les enfants dans le coin-jeu : une maquette vite gribouillée, puis l’étincelle dans les yeux de quelques enfants mis au secret, ont vite fait d’allumer notre désir d’aboutir.
7 Comme un défi entre quelques-uns, un secret en préparation, associant peu à peu de nouvelles personnes, enfants et adultes, l’idée de cette réalisation s’affine : en bois, avec un frigo, un évier « un vrai », la vaisselle, le four, les étagères, le crochet pour le torchon, la frise comme à la cuisine de chez X…
8 Puis… qui va la construire, qui va nous aider, avec quels outils acheter le bois, est-ce que l’on a des sous ?… L’équipe adhère vite à l’idée et notre chef de service nous donne l’aval budgétaire.
9 Le virus « kitchenette » est contagieux, pour sûr ! et c’est peu à peu une fourmilière qui s’active pour les achats, les premières coupes, les demandes d’aides diverses, auprès de notre homme d’entretien par exemple, qui partage avec nous son savoir-faire. Le travail se fait sur des temps d’atelier, principalement par des éducateurs, après le repas parfois, le soir : découpe, ponçage, construction, peinture, le rideau…
10 Pendant un temps, chaque jour a son lot de surprise, à la découverte d’une nouvelle étape réalisée par les uns ou les autres. Les plus grands sont motivés par l’idée de « faire » pour les plus petits, les plus petits cuisinent déjà en ponçant et peignant.
11 Tiens donc !, au sein d’un ir, habité d’enfants tous malades du désir et du projet, voilà que le plaisir se propage et se partage autour d’une œuvre commune, que chacun fait avec les autres, et pour tous ?
12 Le résultat est au-delà de nos espérances, soigné, beau, et nous restons tous un temps en extase devant cette réalisation, agencement du travail et de la créativité collective. Nous mettons même en scène notre plaisir par une inauguration solennelle avec boissons et biscuits. Un enfant, un grand, nous offre spontanément un discours de circonstance, nous remerciant et annonçant « L’ouverture » de « La cuisine bavarde ».
13 Très rapidement, celle-ci s’emplit de pots de yaourts, de boîtes de céréales, de vaisselle, apportés spontanément par les enfants eux-mêmes, et par le personnel. Un enfant fait coudre par sa grand-mère un tablier et une toque de chef. Et enfin, une petite table repeinte, une page de livre arrachée en guise de menu… Les enfants s’invitent au restaurant !
14 La construction de la kitchenette a bien duré un mois et demi, pendant lequel le train-train des ateliers et des activités habituelles s’est vu chamboulé, puisque cela est devenu une préoccupation première.
15 Spontanément, un ensemble de relations se sont tissées autour de ce projet, entre enfants, éducateurs, cuisinière, personnes qui s’occupent de la maison.
16 Mikaël (l’homme d’entretien) s’est associé à la construction. Nul n’a échappé à ce qui se passait : les techniciens présents au quotidien, les institutrices… Autour de cette mobilisation et de cette dynamique, des liens se sont faits, inhabituels pour certains, et une dynamique s’est créée autour du « faire avec » les enfants et pour les enfants, dans une démarche de « vivre ensemble ».
17 Avec le recul, nous avons pu nous rendre compte combien le travail au quotidien, séquencé par les ateliers successifs, les rythmes de la journée, l’emploi du temps élaboré avec précision, le groupe d’enfants, nous amène à nous mobiliser dans une logique « fonctionnelle », rituelle. Même si nous nous défendons de faire de « l’occupationnel », même si nous gardons toujours l’idée que l’enfant se réalise en agissant sur son environnement, qu’il peut dans l’activité progresser dans les étapes de la construction de son identité, de son intelligence, de sa personnalité, de sa socialisation, notre mobilisation dans le travail éducatif au quotidien s’appauvrit lorsque manquent l’invention collective, l’envie d’innover, de faire autrement.
18 Depuis quelques années, nous nous attachons à enrichir la « médiathèque », notamment avec des jeux de société divers, avec lesquels les enfants jouent, autour de règles repérées, de rituels, favorisant le développement de compétences, de stratégie, de mémorisation… Souvent, ces jeux sont malmenés, abîmés, mal rangés et incomplets.
19 Réaliser la kitchenette nous a permis de nous questionner, de repenser le jeu pour l’enfant, ces temps où il peut jouer librement, surveillé à distance, livré à son propre gouvernement, faisant l’apprentissage de la liberté, de l’autonomie… Comment l’aider à créer cet espace intermédiaire entre le dedans et le dehors, à se mobiliser dans les jeux du « faire semblant », qui l’amènent à construire et à créer dans l’espace et le collectif ?
20 Comment comprendre les débordements, l’excitation des enfants, les difficultés relationnelles ?
21 Comment aider l’enfant à dépasser cela et lui permettre de s’investir dans du « vivre ensemble » ? Comment nous situer davantage dans une présence sécurisante, distante et bienveillante, pour mieux accompagner les enfants dans leurs moments de jeux libres, pour mieux les « laisser faire » ?
22 Durant la période de réalisation, nous avons échangé en supervision sur toutes ces questions, mais aussi sur l’émulation positive qui prenait forme autour de ce projet.
23 La kitchenette a été rapidement investie comme support de jeu, comme un élément dans l’espace autour duquel s’organise la vie des enfants. Nous sommes souvent invités au restaurant, dans les temps d’après-repas on nous sert le café et les biscuits. Puis parfois, nous jouons au client gourmand ou difficile, qui doit payer la note souvent salée. La communication devient possible, médiatisée, symbolisée, apparemment futile, et pourtant tellement riche et réelle ! Il nous incombe au quotidien, avec les enfants, de ranger et de nettoyer la kitchenette. Elle remplit aussi pour nous une fonction importante au quotidien, nous aidant en quelque sorte à mieux « penser » aux enfants.
24 La réalisation de cette kitchenette et l’après-coup restent une expérience positive pour l’équipe éducative. On peut même dire que pour certains d’entre nous, ce type d’expérience nous a réconciliés avec notre pratique et nous a « regonflés », tant narcissiquement qu’au niveau de l’équipe dans sa globalité. Peut-être parce que, à un moment donné, faire ensemble, faire du lien, dans la complémentarité, autour des enfants dont nous avons la charge, vient alimenter le plaisir dans notre travail, et nous rassurer sur nos capacités mêmes à nous mobiliser, à être créatifs et nous recentrer dans notre rôle éducatif quotidien auprès des enfants.