Empan 2005/2 no 58

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Article de revue

Le clochard des villes et le clochard des cimes

Quelques notions d'éthologie appliquée

Pages 76 à 78

1 De tous temps, auprès de ma famille et tout spécialement sous l’impulsion de ma sœur Anne, ma réputation a dû souffrir de quelques flétrissures. Ma si chère petite sœur prétend, ni plus ni moins, que la clochardise est chez moi une véritable vocation.

2 Je dois bien reconnaître aujourd’hui que mon comportement en société, ma timidité maladive, tout comme mon hygiène générale de vie, ou, d’une manière des plus générales, mon hygiène sous tous ses aspects ont longtemps largement contribué à détériorer mon image de marque. Avec de tels antécédents, ma soudaine et furieuse passion pour l’alcool à partir de 1988 n’a pas vraiment redoré mon blason.

3 Après bien des aléas, j’en suis finalement arrivé à ce que, après tout, puisque l’on prétendait qu’il n’y avait rien à faire, que, de toute manière c’était ma vocation promise et profonde je me suis réellement engagé pour un temps, dans une voie clochardisante, voire clochardesque (et je dirais même plus !). Je m’asseyais parfois dans le métro auprès de mes congénères, je leur offrais des cigarettes, eux du fameux « mélange » (il en sera de nouveau question plus loin).

4 Après bien des déboires de tous les styles, je végétais encore à Paris en proie aux plus terribles tourments lorsqu’une idée riche de conséquences est venue germer dans mon esprit : je ne pouvais pas définitivement me passer de la ville, j’avais toujours vécu à Paris, mais peut-être un compromis serait-il envisageable. Je calculais les distances, voyons, de Toulouse à la montagne, cela fait une centaine de kilomètres, avec ça j’espérais bien avoir la gratuité des transports. Toulouse pour base arrière et après, les Pyrénées, montagnes de mon enfance… Peut-être pourrait-on ? On a pu ! Et le reste en a découlé !

5 Je continuerai mon exposé avec quelques remarques très générales sur les modes de vie respectifs des principales espèces de clochards.

6 La vie de clochard exige une grande rigueur morale concernant sa propre vie intérieure et intime. D’une manière générale, peu de gens sont habilités à venir la perturber. Les clochards sont indépendants et farouches. Les compagnons sont triés sur le volet.

7 Les clochards des villes vivent généralement en bandes, ce sont des hordes assez réduites et entretenant des relations minimales des unes aux autres, c’est pourquoi la parole ne s’entretient chez eux qu’à l’intérieur d’un cercle très restreint. Il en découle très souvent un discours monotone, redondant, à peine subversif dans son éternelle peine à se chercher.

8 Les clochards des cimes vivent généralement totalement seuls, mais cette solitude même les pousse souvent à engager la conversation avec les rares personnes qu’ils rencontrent dans les étendues désolées. La montagne est vaste et inhospitalière mais pas totalement déserte pour autant, chaque jour quasiment on y croise l’itinéraire de gens nouveaux. Et, il est toujours possible d’engager la conversation avec un berger, ou, à défaut de berger, avec ses moutons.

9 Le clochard des villes s’abaisse d’ordinaire dans sa débauche quotidienne et continuelle en s’adonnant à de pitoyables vinasses tellement dégueulasses qu’il doit, pour les faire passer, les couper avec du Coca-Cola. Le si fameux « mélange » qui n’a de neuf que la formule du concessionnaire de la marque « Coke ». Les Grecs anciens produisaient eux-mêmes un vin si médiocre qu’ils devaient à tout prix le couper avec de l’eau pour le rendre buvable, cela s’appelait déjà à l’époque du « mélange » mais était davantage réservé aux classes plutôt élevées de la population, les éternels discoureurs de l’agora, les « glandeurs » de l’époque en somme, philosophes et autres demeurés du même tonneau. On appréciera au passage tout le progrès effectué depuis.

10 Le clochard des cimes, quant à lui, n’hésite pas à parcourir de longues distances pour récolter l’eau de source la plus fraîche qui lui permettra d’allonger son pastis. Les efforts les plus démesurés ne lui font pas peur et il accorde par ailleurs la plus grande importance à la qualité de son mode de vie et de subsistance.

11 Nous avons fait allusion plus haut au problème de l’hygiène et il est fondamental d’y revenir maintenant. D’une manière plus générale, le clochard est un être plutôt crasseux. Le clochard des cimes a au moins pour lui une excellente excuse : il fait généralement très froid dans les montagnes ! Si, si, et s’il s’arrête souvent au bord d’un étang ou d’un ruisseau, la température de ceux-ci n’est pas forcément propice à la baignade et souvent doit-il renoncer à la perspective de se laver. Aussi navrant que ce soit, le clochard des cimes ne peut pas se tremper dans l’eau chaque fois qu’il le souhaite. Il est au contraire à remarquer les efforts désespérés qu’il déploie à proximité de sources d’eau au caractère peu engageant pour effectuer malgré tout un « brin de toilette », parfois au péril de sa propre vie. La même eau qui peut être « divine » pour allonger un pastis n’est pas forcément idoine pour se laver. Le clochard des cimes est un crado malgré lui, il serait en fait tout disposé à faire tout ce qu’il peut pour sortir de cet état ingrat.

12 Le clochard des villes, lui non plus, n’accède pas si aisément à toutes les commodités, cependant, son cas n’incite pas aussi facilement à l’indulgence en raison des nombreuses commodités qu’offre la ville. N’importe quel esprit un peu débrouillard peut tirer parti des étendues d’eau du palais de Chaillot et du tremplin du Trocadéro, voire faire appel aux bains publics. Le clochard des villes est un peu crade par principe, voire par conviction.

13 Il va de soi que dans l’un et l’autre cas, la nature du décor influence d’une manière essentielle le contenu de cette vie tout intérieure à laquelle le clochard attache tant d’importance et à laquelle il s’est voué.

14 Dans une vie généralement partagée entre le ruminement intérieur et la contemplation, la teneur du paysage joue un rôle de choix. Comme tout un chacun peut s’en douter, un environnement de couloirs de métro mal éclairés et de trottoirs de rues crasseuses n’incite pas aux mêmes rêveries que les espaces infinis contemplés du haut des cimes. Les convictions existentielles de l’un et de l’autre n’ont pas la même portée ; le clochard des cimes est dans l’ensemble un clochard optimiste.

15 Il est aujourd’hui démontré que le moral du clochard croît avec l’altitude.

16 De tous temps, le logement a été un problème épineux pour les clochards, nombreux sont morts de ne pas avoir pu gérer convenablement cette difficulté.

17 Le clochard des cimes contourne habilement ces désagréments en portant sa maison sur son dos : un bon duvet, un tapis de sol et quelques branches pour faire un feu, et n’importe quel espace un tant soit peu plat et herbu fait un excellent bivouac pour la nuit, enfin, par beau temps. De toute manière, la plupart du temps, il squatte en fait les cabanes dispersées dans la montagne et fait fi ainsi même des bourrasques de neige ou des orages violents.

18 En dépit de toutes les apparences, le clochard des villes mène une vie somme toute assez sédentaire. On le rencontre généralement toujours sur le même banc ou dans la même station de métro. À l’encontre, le clochard des cimes fait tout son possible pour élargir son territoire au maximum, marchant par monts et par vaux des journées entières sans jamais s’en lasser, découvrant jour après jour des domaines de plus en plus vastes ; sa vie est une éternelle conquête.

19 Pour conclure, je voulais faire remarquer comment, par un simple changement de milieu – le passage de l’état de clochard des villes vers celui de clochard des cimes – on réalise la plus belle des promotions sociales dont on puisse rêver, tout en demeurant envers et contre tous, un clochard pour la vie.

20 Je pense que tout le monde aura compris, après ces différentes remarques que, si le milieu urbain offre des perspectives d’avenir franchement limitées au clochard, il n’en va pas du tout de même pour les milieux naturels qui peuvent certainement assurer les meilleures conditions pour le métier.

21 C’est en tout cas la voie que j’ai moi-même choisie et que je ne regrette pas !

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