Empan 2005/2 no 58

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Article de revue

Le deuil, à la croisée du social et de la psychiatrie

Pages 71 à 75

Notes

  • [*]
    Véronique Lutgen, médecin.
  • [**]
    Anne-Marie Fichot, psychologue, responsables du dispositif asp deuil, 40, rue du Rempart-Saint-Étienne, 31000 Toulouse.
  • [1]
    « Que signifie apprivoiser », dit le Petit Prince. « C’est une chose trop oubliée, dit le renard, ça signifie créer des liens » (Saint-Exupéry, 1946).

1 L’asp (Association pour le développement des soins palliatifs) a pour objectif d’accompagner des personnes en situation de crise avec la mort. Ces accompagnements, par des bénévoles, ont pour vocation de réintégrer la mort et ses conséquences dans le tissu social. Dans ce cadre est né, en 2000, le dispositif asp deuil (Accueil soutien présence pour les personnes en deuil).

L’asp, acteur de la santé mentale

2 La naissance d’asp deuil au sein d’une association de soins palliatifs est porteuse d’une éthique, celle d’être sensibilisée à la dimension sociale de la mort. Cette éthique prend sens en miroir des demandes de terrain : elle répond au tabou qui plane sur la mort, à la désertification des rituels, à l’individualisation croissante, au statut dévalorisé des émotions, à cette course en avant « toujours plus vite, toujours plus performant » dans laquelle le temps psychique ne peut trouver place. Elle s’oppose au « refus du deuil » mis en exergue par l’historien P. Ariès (1975) : « Aujourd’hui, nous dit-il, à la nécessité millénaire du deuil, plus ou moins spontanée ou imposée selon les époques, a succédé au milieu du xx e siècle son interdiction. Il ne convient plus d’afficher sa peine ni même d’avoir l’air d’en éprouver. »

3 Elle est également porteuse d’une philosophie d’approche globale du sujet intégrant les aspects psychiques, physiques, sociaux, spirituels, relationnels (relations aux autres, relation à soi-même). Philosophie qui la place de fait dans le champ de la santé mentale, que nous pourrions sommairement définir comme un équilibre entre ces différentes facettes du sujet. Équilibre certes hautement subjectif, qui dépendra de facteurs internes et environnementaux se renforçant mutuellement. Ainsi, dans ces temps de rapport à la mort, temps où l’éclatement psychique menace, affermir les éléments environnementaux peut aider à maintenir la cohésion interne.

4 Nous ne pouvons prétendre intervenir dans le champ de la santé mentale de nos concitoyens sans nous interroger sur notre propre santé mentale. Ouvrir un espace de parole, quel objectif noble au demeurant ! Pourtant il ne saurait s’agir de générosité pure comme nous l’entendons si souvent. En effet, il n’est pas anodin de recevoir des personnes en deuil, ce fait interpelle notre propre état psychique, « ce que nous réparerions ainsi » dans cette écoute empathique. C’est pourquoi l’association sollicite des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes pour évaluer les demandes de bénévolat et superviser les équipes. Croire ainsi « être au clair avec nous-mêmes » est bien sûr une illusion, illusion dont nous ne sommes pas dupes tant nous savons combien l’inconscient est suffisamment habile pour ne pas se laisser ainsi dévoiler. Néanmoins, la prise de conscience de cette impossibilité réelle d’approcher nos motivations profondes portera déjà en germe notre capacité de remise en question.

5 Intervenir dans le domaine de la santé mentale, c’est également participer à un maillage complexe. Il s’agit de préciser les personnes et les institutions impliquées, dont la liste est variable selon les problématiques appréhendées, et leur champ d’intervention. Ces définitions ne peuvent se faire qu’à plusieurs niveaux, définitions propres à chacun mais également définitions en articulation avec les différents intervenants. Toute définition isolée, ne tenant pas compte des autres acteurs de la santé mentale, sera vouée à l’échec. C’est donc au niveau du cadre, des limites que la question se pose, des nôtres, de celles des psychiatres, psychologues, psychanalystes, travailleurs sociaux.

6 Anzieu citant Federn souligne la richesse de ces limites, celui-ci les pense « non comme un obstacle, une barrière, mais comme la condition qui permet à l’appareil psychique d’établir des différenciations à l’intérieur de lui-même, ainsi qu’entre ce qui est psychique et ce qui ne l’est pas, entre ce qui relève du soi et ce qui provient des autres » (Anzieu, 2001).

7 Le paradoxe du deuil le place à la croisée du social et du soin psychique. Le deuil est un processus normal, lié à la perte, universel et incontournable, dont pourtant les manifestations en dehors de ce contexte seraient classées dans la sphère du pathologique. « Il est très remarquable qu’il ne nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état morbide et de le confier au médecin pour traitement, bien qu’il comporte de graves écarts par rapport au comportement de vie normal. Nous comptons bien qu’il sera surmonté après un certain laps de temps, et nous considérons qu’il serait inapproprié, voire nocif de le perturber », observe Freud (1917). Il paraît donc légitime de ne pas psychiatriser systématiquement les situations de deuil.

8 Parkes (2003) observe néanmoins que le Diagnostic statistical manuel (1994) a inclus le deuil dans les groupes de situations qui nécessitent une attention clinique. De fait, les statistiques actuelles témoignent d’un taux de 5 % de deuils compliqués ou pathologiques (Hanus, 1995), pourcentage très nettement augmenté chez les personnes qui contactent asp deuil. L’association serait alors un espace transitionnel, selon Winnicott (1971), où le sujet s’essayerait à la parole avant d’oser cette parole dans un cadre « psy ». Démarche que nous accompagnerons alors. Notre naïveté le pose comme une évidence, pourtant, les représentations multiples brouillent les cartes : celles des personnes accompagnées pour lesquelles le spectre de la folie est vite brandi ; celles des professionnels qui considèrent souvent le bénévole comme peu crédible, sans réelle compétence ; celles du bénévole enfin, de ses liens réels ou fantasmatiques avec la psychiatrie, de ses projections.

9 Défenses de l’accompagnant, défenses de l’accompagné, défenses des professionnels de la santé mentale, la pelote paraît bien emmêlée.

10 De surcroît, le paysage psychiatrique s’est considérablement modifié ces dernières décennies. Longtemps apparue comme repliée sur elle-même, la psychiatrie est maintenant de plus en plus dirigée vers l’extérieur (Pascal, 2005), ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. Cette inscription de la psychiatrie dans la société implique d’en reconnaître les différents protagonistes comme des interlocuteurs potentiels. Or, nos sollicitations, demandes de conseil, orientations ne nous semblent pas toujours être prises en compte ou d’une oreille distraite. Certes les moyens donnés à la psychiatrie sont très nettement insuffisants, le temps psychiatrique est précieux, pourtant, « investir » dans un temps de partage délesterait à court, moyen et long termes, les psychiatres de tâches qui ne sont pas les leurs. En effet, les acteurs associatifs renvoient une réalité humaine pour laquelle ils font un premier travail de déchiffrage et de défrichage mais qui nécessite parfois une évaluation plus précise. Si celle-ci fait défaut, nous appliquons le principe de précaution et orientons des personnes qui auraient pu, pour certaines, rester dans le champ social.

11 Lorsqu’une orientation a été possible, le manque de retour d’informations nous laisse trop souvent dans le flou quant au type de prise en charge : réponse médicamenteuse, suivi psychothérapique…, ne nous permettant pas alors de nous situer clairement. Peut-on continuer à accueillir cette personne dans la place qui est la nôtre, s’articulant à une prise en charge professionnelle, ou notre accueil agirait-il dans un sens opposé à la démarche thérapeutique proposée par les professionnels ?

12 Il ne s’agit là nullement d’une réflexion théorique ; si celle-ci est un prérequis indispensable, elle ne portera ses fruits qu’enrichie d’une dimension pratique. En effet, nos inquiétudes se nourrissent d’un manque de repères concrets : « Qui fait quoi ? », en pratique « qui dois-je appeler ? », quels sont les délais de prise en charge, quels retours en aurai-je ? Les réseaux se multiplient mais ne sont pas toujours, pour nous, clairement identifiables dans leurs fonctions. Car il en va différemment d’un épisode de délire, d’un passage à l’acte suicidaire, d’un désir de mort fréquent dans le deuil sans pour autant que la personne ait des idées concrètes de mise en action, d’une inquiétude quant à une possible structure psychotique, de la butée sur une problématique infantile ravivée au cours de ce travail de deuil…

13 Le degré d’urgence n’est pas non plus du même ordre. Pouvoir apprécier l’urgence de la situation peut nécessiter l’avis d’un tiers ; encore faut-il être entendu dans cette urgence. La difficulté d’accès à des soins psychiques dans un délai « raisonnable » accroît le malaise notamment dans les situations de crises. Grand est alors le sentiment de solitude face à certaines situations de décompensation d’une personne en deuil.

14 Pourtant, la psychiatrie doit avoir réponse à toutes nos interrogations, elle ne peut pas ne pas savoir, ce serait trop angoissant. Elle apparaît donc comme le lieu de tous les espoirs et le réceptacle de toutes les peurs.

15 La maladie mentale semble avoir également changé de définition. La maladie mentale est associée pour beaucoup à la folie. Une question centrale s’impose alors : que met-on derrière le terme folie ? 90 % des personnes accompagnées nous interpellent en ces termes : « Est-ce que je suis fou ? » Poser cette question à un bénévole et non à un professionnel de la santé mentale n’est bien sûr pas neutre. Question qui néanmoins interroge par sa fréquence. Certes, elle est en partie la conséquence de la désorganisation du deuil mais elle est également abordée en regard de l’intensité de la douleur morale, de la tristesse, des larmes, comme si pleurer quelques mois après la perte d’un enfant apparaissait totalement incongru. Elle se fait l’écho des remarques de l’entourage : « Arrête d’y penser, secoue-toi », entourage qui va chaleureusement féliciter l’endeuillé lors de l’enterrement : « Quel courage, quelle dignité… », parce que celui-ci n’aura pas pleuré alors même qu’il n’a pas encore vraiment réalisé ce qui lui arrivait ! Quelle perfide injonction…

16 Folie donc que les affects… ? Dérive, peur, individualisme… ?

17 Ainsi, ce sentiment de folie, lié pour partie aux bouleversements internes, sera largement majoré par la pression sociale, incapable d’accueillir une souffrance qui éloigne trop du standard idéal, et sera donc classée comme anormale : « Tu devrais aller voir un psy. » La psychiatrie est donc interpellée pour des questions sociales que la société actuelle ne semble plus en état d’entendre.

18 En revanche, cette demande d’évitement des affects prendra une autre tournure lorsqu’elle sera adressée à l’association : les exigences individuelles à l’égard de l’environnement apparaissent de plus en plus fortes, probablement corrélées à une moindre présence de la société dans l’accompagnement de la mort mais aussi à l’incapacité d’un certain nombre de sujets à considérer les situations de crise comme inhérentes à la trajectoire de toute vie. C’est alors une demande adressée au social en lieu et place d’une élaboration personnelle : le social devrait résoudre ou plutôt permettre d’éviter une problématique interne. Attitude que nous pouvons concourir à repérer et à pointer mais qui sort de notre champ d’intervention. Le recours au social en place et lieu d’un professionnel serait alors une ultime défense, une « stratégie » d’évitement, nous entendons alors : « Pourtant, je fais tout pour m’en sortir. »

19 Mieux se connaître pour mieux orienter. Les grands discours n’y feront rien, seules les rencontres intersubjectives permettront de poser des jalons dans une réflexion évolutive. Cet état des lieux est à repenser en permanence sous peine de sclérose tant pour la psychiatrie que pour le social. En effet, comme le précise Le Breton (2003), « le fait social n’est jamais figé, éternisé donc objectivable sinon de façon provisoire. Il est vivant, tissé à l’intérieur d’un réseau de relations jamais réellement stables, toujours dans la recherche d’un nouveau rapport ».

20 Ainsi, seule une meilleure connaissance de l’autre peut répondre à nos peurs qui sous-tendent à la fois nos attentes illimitées et nos réactions négatives. S’apprivoiser [1] s’inscrit donc dans une démarche préalable indispensable à une bonne collaboration. Osons le mot collaboration, qui pour certains peut paraître sacrilège, car si de fait nos pratiques ne sont nullement comparables, elles se veulent complémentaires.

21 En conséquence, nous pourrions situer l’association comme un lieu où se dire, être ; un lieu pour renouer avec ses émotions ; un lieu de repères. Les bénévoles, issus de la cité, font contrepoids à la pression sociale, donnent une autorisation, « celle de vivre sa perte » et donc ont à ce titre un rôle de prévention des deuils pathologiques. Ils évitent de cataloguer « psy » ce qui est de l’ordre d’un processus de vie tout en étant attentifs au déroulement de ces deuils notamment à travers la supervision. En effet, la décompensation ou la révélation d’une maladie mentale n’est pas rare dans ce contexte, parfois de façon insidieuse, le deuil pathologique puisant souvent dans la symptomatologie du deuil « normal ». Au regard de cette place, nos attentes à l’égard de la psychiatrie se situent à trois niveaux :

  • informations précises sur le périmètre d’action des différents intervenants permettant ainsi de développer une orientation personnalisée ;
  • évaluation et, le cas échéant, accueil de personnes pour lesquelles nous envisageons une orientation ;
  • accompagnement didactique de ces orientations afin d’en évaluer la pertinence et d’ajuster secondairement les pratiques.
Attentes probablement démesurées mais pour lesquelles nous avons besoin d’avoir une réponse sur ce qu’il est possible ou non de faire et d’espérer.

22 La loi du tout ou rien, ou tout psychiatrique ou tout social, ne peut fonctionner dans le domaine de la santé mentale. Seule l’interaction entre les différents champs permettra de respecter l’équilibre nécessaire au sujet dans un interdisciplinarité constructive. L’association ne peut donc prendre sa pleine dimension qu’adossée aux autres acteurs de la santé mentale, notamment la psychiatrie.

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu, D. 2001. Le moi peau, Paris, Dunod, 291 p.
  • Ariès, P. 1975. Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Le Seuil, 222 p.
  • Freud, S. 1917. « Deuil et mélancolie », dans Œuvres complètes, Paris, puf, 1994, t. XIII, p. 261-280.
  • Hanus, M. 1995. « Pathologies du deuil et complications du deuil », dans Deuil et accompagnement, Paris, Société de thanatologie, bulletin 103-104, p. 41-59.
  • Le Breton, D. 2003. Anthropologie du corps et modernité, Paris, puf, 263 p.
  • Parkes, C.M. 2003. Le deuil, Paris, Frison Roche, 415 p.
  • Pascal, J.-C. 2005. « La psychiatrie dans et hors les murs de l’hôpital », Le concours médical, n° 6, p. 363-364.
  • Saint-Exupéry. 1946. Le Petit Prince, Paris, Gallimard, 2003, 96 p.
  • Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 276 p.

Notes

  • [*]
    Véronique Lutgen, médecin.
  • [**]
    Anne-Marie Fichot, psychologue, responsables du dispositif asp deuil, 40, rue du Rempart-Saint-Étienne, 31000 Toulouse.
  • [1]
    « Que signifie apprivoiser », dit le Petit Prince. « C’est une chose trop oubliée, dit le renard, ça signifie créer des liens » (Saint-Exupéry, 1946).
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