Empan 2005/2 no 58

Couverture de EMPA_058

Article de revue

Santé mentale et intervenants du monde psychiatrique dans notre société : réflexions

Pages 42 à 46

La vision du néophyte

1 Empan, que j’ai découvert récemment, m’apparaît comme une revue de haute tenue, destinée au monde médico-social. Ses articles sont rédigés par des professionnels et je suis parfois bien loin d’en comprendre tous les termes. Il est évident que je témoignerai ici depuis une position très extérieure à ce monde.

2 C’est donc conscient du caractère très subjectif de mon témoignage, et au risque des réactions possibles, que je ferai part de quelques-unes de mes perceptions. Risque peut-être amplifié par ma volonté de parler de façon directe et avec sincérité. Je compte donc sur l’indulgence des lecteurs.

3 Après un survol global du contexte sociétal, puis une retranscription de quelques commentaires que j’ai pu glaner, je vous propose d’aborder les questions de la santé mentale et de ce qui peut être attendu du champ psychiatrique. Nous aurons au préalable fait un détour par les concepts de barbarie et d’angélisme.

Un contexte sociétal stressant

4 En écoutant autour de moi, je constate une forte montée du stress négatif dans le milieu professionnel. Je vois, par exemple, des jeunes qui n’arrivent plus à dormir, des moins jeunes qui ont besoin d’anxiolytiques pour résister. Cela me semble être confirmé lorsque je lis la préoccupation des pouvoirs publics devant l’augmentation des maladies mentales telles la dépression ou les maladies bipolaires.

5 Regardons quelques grandes tendances.

6 Le court terme est omniprésent, nous vénérons l’urgence. L’époque où la vie était rythmée au gré des saisons est bien révolue !

7 La pression de l’argent est très forte. Les grandes entreprises sont guidées par le cours de la Bourse, lui-même assez subjectif et très volatil. Les conséquences sont rapides et fortes. Par exemple, le limogeage récent de la présidente de hp, une des grandes entreprises mondiales, pourtant fondée à l’origine sur le respect humain. Or le stress des entreprises commence par celui du président !

8 Dans les associations, l’argent exerce souvent une pression, mais dans l’autre sens, il est redouté et fui. Cela conduit parfois à des décisions inadaptées et à des conséquences douloureuses.

9 Nous sommes abreuvés d’informations négatives. Les médias ont un rôle majeur et souhaitable, mais sont-ils conscients de leur impact ? Il reste bien sûr que beaucoup de journalistes font un travail remarquable. En même temps, lorsque j’écoute les informations, j’en viens à oublier que des millions de conducteurs ont atteint leur but sans encombre, que des millions d’enseignants ont fait un bon travail sans molester aucunement leurs élèves. Que des milliers de prêtres ont une conduite louable. J’oublie aussi que beaucoup ont des gestes d’amour, et que même certains sauvent la vie d’autres personnes… quotidiennement (dans le monde médical en particulier).

10 Nos politiques, en même temps qu’ils font un travail indispensable à notre société, sont pris souvent dans des jeux de partis sans cohérence avec leur mission sociétale. Il arrive même que les débats à l’Assemblée ou sur la scène politique aient des traits communs avec certaines cours de récréation.

11 De nombreux enjeux sont soulevés sans être réellement travaillés. Que nous soyons confrontés à la réalité est somme toute assez habituel, cela date du temps des cavernes et cela s’est quand même bien amélioré depuis. Mais mettons-nous sur la table nos problèmes avec une réelle volonté de les regarder en face et d’en rechercher des solutions ? Nous sommes passés, par exemple, de l’enjeu d’un équilibre de vie meilleur et d’un emploi plus large, à l’enjeu de la retraite et du temps de travail. Au passage nous avons dévalorisé le travail lui-même, alors que rémunéré ou pas il est lieu possible de réalisation de la personne. Vidé de sens il devient une plus grande source de stress et ouvre à de nombreux écarts.

12 Plutôt que d’accepter le monde et de contribuer à son évolution en nous y intégrant, nous préférons considérer que notre technologie a vocation à le dominer. Il est ainsi anormal que les inondations exceptionnelles du Rhône aient brisé les digues, qu’un tsunami n’ait pas été anticipé, que les routes ne soient reconstruites qu’en trois semaines, que les avions s’écrasent. Des coupables doivent alors être trouvés. Nous considérerions-nous tout-puissants, nous préparant ainsi à de fortes confrontations aux réalités ?

13 Devant la souffrance ainsi générée nous cherchons des solutions d’une autre nature. Les êtres humains ont besoin de trouver un équilibre, une joie de vivre. Cet équilibre correspondrait à un « alignement » matériel, psychologique, spirituel. Devant un monde matériel difficile et un monde spirituel assez flou aujourd’hui nous « psychologisons » notre société.

Quelques échos du peuple

14 En interrogeant quelques personnes sur ce qu’évoquait pour elles la psychiatrie, voici ce que j’ai entendu.

15 C’est un monde utile et nécessaire qui a un travail bien difficile. D’autant plus difficile que finalement il se retrouve parfois un peu fermé sur lui-même, et pris dans une vérité scientifique bien illusoire.

16 Par essence c’est dans ce monde que se retrouvent les laissés-pour-compte de notre société, les « faibles » sont la conséquence des insuffisances de notre société.

17 L’environnement matériel est difficile. Le nombre de lits de plus en plus réduit se ressent. Beaucoup de familles doivent récupérer leurs malades dans des conditions inadaptées, et se retrouvent ainsi en conflit avec le monde médical.

18 Les réponses des centres psychiatriques sont ressenties partielles et non résolutoires. La psychiatrie seule ne peut d’ailleurs donner une réponse complète. Certains ont le sentiment de se voir proposer un « gardiennage médicamenté ».

19 Tel parent parisien d’enfant handicapé me dit se retrouver bien seul face à ce monde, si différent, qui finalement est plus préoccupé de la maladie que du malade.

Barbarie ou angélisme

20 Je voudrais ici faire le détour annoncé en introduction et vous parler du modèle d’André Comte-Sponville sur la barbarie et l’angélisme. Pour ce dernier, des niveaux d’ordre différents se juxtaposent :

  • l’ordre économique, technique et scientifique, niveaux dont nous entendons quotidiennement parler, il touche aux choses concrètes et matérielles. Par essence il est limité par le possible et l’impossible, suivant la règle : « Tout ce qui est possible sera fait, à condition que l’anarchie s’installe » et le possible est particulièrement porteur et effrayant ;
  • l’ordre politique et juridique est le domaine plus particulier de la loi et de la justice. Structuré par l’opposition du légal et de l’illégal, il n’a pas en soi de valeur morale. On peut être un « salaud légaliste » ;
  • l’ordre de la morale vient limiter et enrichir les précédents. Il est structuré par l’opposition du devoir et de l’interdit ;
  • l’ordre de l’éthique ouvre l’ordre de la morale par le haut. Il est structuré par l’amour.
Dans toute situation humaine, ces quatre ordres sont présents, se limitent et se complètent. Or cet équilibre peut se rompre, lorsque ces niveaux d’ordre se confondent. Le désordre ainsi créé et érigé en système de gouvernement devient une tyrannie. C’est clairement le cas lorsque l’ordre économique est érigé au niveau de finalité humaine, voire d’éthique. Mais c’est aussi le cas lorsque l’ordre éthique ou moral prend le pas sur les ordres juridique et économique/technique/scientifique. Des problèmes concrets sont transformés en problèmes moraux et ne sont donc pas résolus, des volontés éthiques ignorent les réalités concrètes dans une béatitude illusoire.

21 André Comte-Sponville appelle barbarie la domination des ordres inférieurs (1 et 2) sur les ordres supérieurs (3 et 4). C’est la situation qui nous guette lorsque nous oublions la dimension humaine de chacun de nous au profit d’une vérité scientifique ou d’un devoir légal. Une autre forme de barbarie me paraît être d’ériger en vérité nos croyances scientifiques et par extension nos croyances tout court. Certes le philosophe nous dit qu’il n’y a de vérité que scientifique, mais restons humbles, la Terre a d’abord été plate avant d’être ronde, pour finalement ne pas être vraiment ronde. La gravité universelle de Newton a bien évolué avec Einstein.

22 André Comte-Sponville appelle angélisme la situation inverse. C’est la situation qui nous guette lorsque seul compte le cœur, sans plus de confrontation à la réalité. C’est probablement un des leviers activés par les gourous mal intentionnés.

23 L’enjeu devient alors pour chacun de nous, puis pour notre société, de respecter ces ordres sans sombrer dans la barbarie ni dans l’angélisme. Nous exerçons ainsi notre liberté et notre responsabilité.

24 (oms) : la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».

Santé mentale

25 Qu’est-ce que la santé mentale ? Voilà une question qui me paraît bien difficile.

26 En effet, prenons la dépression par exemple : est-ce un signe de mauvaise santé ? Pour moi, certains de ceux qui se sentent dépressifs dans le contexte parfois très « malsain » dans lequel ils se trouvent, me paraissent plutôt être en bonne santé mentale ! Heureusement qu’ils se sentent ainsi, cela leur permettra de réagir.

27 Il me semble pouvoir distinguer plusieurs définitions de la santé (largement inspirées du travail de V. Lenhardt).

28 Santé médicale. La personne ne présente pas de symptôme de maladie, c’est « le silence des organes ». L’anthropologie sous-jacente est celle d’un être humain constitué d’organes en relation et siège de phénomènes physico-chimiques complexes. Santé/maladie est un peu binaire, la personne pouvant passer d’un état à un autre.

29 Santé mentale. Par extension je comprends que pour le psychiatre (qui est un médecin) la santé mentale est l’état d’absence de symptôme de maladie mentale, elle se réfère donc à ce type de normalité dans laquelle la folie et le génie se rejoignent finalement.

30 Voici la définition selon l’Organisation mondiale de la santé (oms) : la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». D’après ce que je comprends, il ne doit pas y avoir beaucoup de personnes en « bonne santé » !

31 Santé dans le modèle psychanalytique. Elle est liée à la résolution des conflits inconscients, le symptôme étant ici un révélateur.

32 Santé dans le modèle humaniste. La santé s’inscrit dans un continuum. Les personnes sont en croissance à un degré plus ou moins avancé et ont une certaine capacité à vivre le stress et la maladie, qui peuvent parfois être des étapes nécessaires d’un processus positif de transformation.

33 Santé dans le modèle systémique. La personne qui accuse le symptôme n’est pas nécessairement la personne malade. La relation avec le système environnant est clé. Les personnes et leur système doivent devenir capables de résoudre leurs problèmes.

34 Santé dans le modèle existentiel. Aptitude à assumer son histoire personnelle et à donner un sens à chacun de ses actes en prenant en compte le phénomène vie/mort.

35 Aussi, je ne pense pas qu’il y ait une définition unique de la santé mentale. Il me paraît plus intéressant de prendre une « métadéfinition » incluant celles ci-dessus et d’autres. Cela permet une ouverture et une pluridisciplinarité salutaires.

36 À chacun aussi de rendre présents dans sa « métadéfinition » les quatre niveaux logiques décrits par André Comte-Sponville.

Qu’attendre des intervenants dans le champ psychiatrique ?

37 Après ces différents points de vue, je tenterai de proposer quelques idées… en étant conscient de leur caractère partiel.

38 Aussi surprenant que cela paraisse, je dirai, tout d’abord, qu’il est souhaitable que les intervenants concernés prennent soin d’eux-mêmes. Confrontés à des situations dures il me paraît important qu’ils se maintiennent en bonne santé physique et mentale !

39 Ensuite qu’ils renforcent leur conscience identitaire pour s’ouvrir aux autres :

  • comment se situent-ils dans leur pratique, leur déontologie et leur éthique ?
  • quelle mission se donnent-ils dans notre société ?
  • quelle place accordent-ils à la coopération avec d’autres personnes ?
  • quelles sont leurs croyances ? Certaines d’entre elles sont-elles des vérités plus fortes que celles des autres ?
Depuis maintenant assez longtemps, les grandes œuvres humaines sont collectives. Résoudre les questions de santé mentale me paraît en soi une grande œuvre humaine. Le projet de plan « psychiatrie et santé mentale » va dans ce sens en proposant des fonctionnements en réseau (psychiatres, personnel médico-social, usagers). Nous avons besoin de dépasser les corporatismes et les discriminations (négatives et même positives).

40 D’une manière générale, il faut que nous abordions dans un dialogue, et donc dans l’écoute, les problèmes que nous rencontrons sans barbarie ni angélisme. Je passe ici du « ils » au « nous » car pour moi chacun a une responsabilité personnelle dans ces enjeux de société.

41 Maintenant, beaucoup de forces contraires sont en jeu, il faudra beaucoup de temps pour réunir les ressources nécessaires à la résolution de nos problèmes de société, sans barbarie ni angélisme. Il reste néanmoins que ce chemin peut être fructueux et passionnant.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions