Notes
-
[1]
Intervention pour les 34e Journées d’étude de l’alfphv, « Du corps au sens », Poitiers, 16-17-18 mai 2003.
-
[2]
Psychologue, ies centre Lestrade, asei, 3, rue du Bac, 31520 Ramonville Saint-Agne.
-
[3]
C. Déjours, « Le corps comme exigence de travail pour la pensée », dans R. Debray, Psychopathologie de l’expérience du corps, Paris, Dunod, 2002.
-
[4]
J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, puf, 1973.
-
[5]
C. Déjours, op. cit.
-
[6]
Gwladys Swain, op. cit.
-
[7]
C.S. Pierce, Textes anticartésiens, Paris, Aubier, 1984.
-
[8]
S. Freud, « La négation », dans Résultats, idées, problèmes, Paris, puf, 2002.
-
[9]
U. Eco, Kant et l’ornithorynque, Paris, Grasset, 1999.
-
[10]
Entendons dogmatique non dans un sens péjoratif, mais comme l’état de formalisation législative d’un ensemble de pratiques sociales qui se trouvent dès lors organisées au travers de notions déterminées, en l’occurrence : le contrat usager-établissement, projet individuel global et projet d’établissement, l’équipe pluridisciplinaire, l’auto-évaluation, etc. Voir P. Legendre, Anthropologie dogmatique.
-
[11]
Y. Le Pennec, « Bourdieu et les fantassins du social », Les cahiers de l’actif, juillet-octobre 2002.
-
[12]
F. Tosquelles, « Note sur la séméiologie de groupe », cité par J. Tosquelles, « Napolitani, le grand oublié », revue Institution, n° 10, mars 1992.
1
Dans un article intitulé « Une logique de l’inclusion : les infirmes du signe », paru en 1982 dans la revue Esprit, Gwladys Swain met en relief les transformations mi-institutionnelles, mi-médicales, autour des années 1800, correspondant à une véritable transformation anthropologique. Elle l’énonce de la manière suivante :
Elle poursuit : « Ce qui rapproche (avant le tournant de la fin du xviiie siècle) ces disgraciés, insensés, aveugles, sourds-muets, c’est de ne point appartenir au cercle de l’humanité défini par la communication. Ce sont des infirmes du signe. Des “exclus”, non pas au sens où la société les ségrégerait nécessairement, mais au sens où ils sont symboliquement réputés exclus de l’humain de par leur impuissance à la réciprocité. »« À l’origine de l’éducation des aveugles, ou des idiots, comme de l’initiation au langage des sourds-muets, comme du traitement des aliénés, il y a l’intervention d’un postulat implicite en rupture totale avec les mentalités antérieures : le postulat de ce que, chez les êtres où il paraît absent ou affecté, ce caractère essentiel de l’humain qu’est sa capacité de relation avec autrui est toujours virtuellement conservé. »
2 Autrement dit, la mutation de la modernité correspondrait dans nos secteurs de pratique à l’invention de l’altérité, de la communication à l’autre, de l’appartenance sociale comme fruit de la nouvelle volonté sociale, et non plus d’un état de naissance, d’efficience ou de destinée.
3 Cette analyse anthropologique ouvre une fenêtre pour saisir ce qui est communément en jeu dans nos pratiques sociales, médico-sociales ou psychiatriques. Avant d’être techniques, nos pratiques ont une signification culturelle déterminant une définition du lien interhumain en termes de réciprocité à construire.
4
En repérant une problématique de fond engageant tous les professionnels de la relation d’aide et de soin, cette perspective indique une épistémologie de la communication qui va ensuite se diffracter en outils spécifiques pour chaque type de maladie, de déficience, de précarité ou de handicap. Et puisque nous pensons et agissons à l’intérieur d’une civilisation qui prône la communication et la relation comme moteurs de l’appartenance au corps social, nous sommes logiquement amenés à considérer que notre corps vécu fait sens par l’élaboration de cette réciprocité.
Nous étions déjà accoutumés à concevoir la communication et la relation en termes de pensée compréhensive et de verbalisation, nous le sommes beaucoup moins en ce qui concerne leurs soubassements : les variations tonico-émotionnelles, les éprouvés corporels et les états du corps.« Ainsi, comme le dit le psychanalyste Christophe Déjours, les transformations intersubjectives passent-elles par des engagements corporels dont la mobilisation n’est possible qu’à proportion de la sensibilité et des habiletés des corps, c’est-à-dire des registres affectifs et expressifs hérités de la subversion libidinale [3]. »
5 En réalité, plus les professionnels sont confrontés à un public en difficulté, plus ils sont amenés, pour établir une communication, à ressentir l’état de l’autre, ses désirs et ses expressions au travers de leurs propres éprouvés corporels.
6 Ce « corps professionnel », dans sa fonction de chambre d’écho, est le vecteur du sens au travers de tous les refoulements, clivages et réorganisations de ses propres expériences précoces. Sans doute cette intimité vécue de nous-mêmes ne s’attendait-on pas à la retrouver ainsi sous une forme d’outil de travail. Rien, en effet, de nos formations académiques ne nous y prépare.
7 Il s’agit maintenant d’essayer de se repérer théoriquement et pratiquement dans l’espace épistémologique ainsi dégagé entre corps et pensée, et de se poser la question de ses implications au niveau individuel du professionnel et au niveau du fonctionnement collectif de l’équipe pluridisciplinaire.
8 Je m’appuierai pour cette réflexion sur ma clinique avec les enfants malvoyants, les bébés dont les parents ont été récemment confrontés à l’annonce du handicap, ainsi que sur une séquence d’analyse des pratiques avec une équipe travaillant auprès d’adultes polyhandicapés sensoriels et mentaux.
La capacité introjective comme modalité psychique de l’intériorisation
9 Initialement, la notion d’introjection indique un mouvement qui « fait passer, sur un mode fantasmatique du dehors au-dedans des objets et des qualités inhérentes à ces objets [4]. » Le concept connaît un parcours depuis le début de l’histoire de la psychanalyse.
10 Il apparaît chez Ferenczi, est repris par Freud, développé par Melanie Klein au travers du couple projection / introjection. On le retrouve chez Bion en filigrane de sa théorie de la pensée.
11 Avec ce dernier éclairage, l’introjection pourrait désigner autre chose que le mouvement du dehors vers le dedans, autre chose aussi que la mise en résonance mutuelle de deux subjectivités, mais plutôt un mouvement psychique qui tente de faire passer l’inconnu dans le connu.
12 Cette acception est à rapprocher de la notion de prise de conscience en psychanalyse, de ce que Sara et César Botella appellent figurabilité, des développements de René Roussillon sur la symbolisation, de la relation d’inconnu chez Guy Rosolato.
13 Le passage d’inconnu à connu, d’impenser à penser, ne concerne pas seulement les objets du dehors, mais aussi les objets internes. Le « connais-toi toi-même » socratique est en quelque sorte une invite à l’introjection. Le connu et l’inconnu à l’intérieur de nous entretiennent un processus de transaction perpétuelle. Refoulement et prise de conscience étant liés, pour Freud, comme les deux vecteurs progrédient et régrédient du processus psychique.
14 Bion investit cette idée du rapport dynamique tout en précisant que le développement psychique consiste dans le passage d’une manière de connaître à une autre manière de connaître et, tout aussi bien, d’une manière de méconnaître à une autre manière de méconnaître.
15 Sa théorie intègre les ressorts de la psychanalyse et ceux de la sémiotique en tant que théorie de la connaissance à tous les niveaux de l’expérience du corps. Il tient compte du fait que l’expérience du monde s’inscrit toujours dans l’espace de l’expérience du corps et que la pensée reflète un corps en train de faire l’expérience de lui-même, quelle que soit la nature de cette expérience.
16 En réorientant, me semble-t-il, la question de la pulsion vers celle de l’expérience de la pensée, Bion décrit le maillon intermédiaire entre soma et psyché comme un mouvement perpétuel de transformation des éléments psychiques entre les deux butées de la sensation corporelle et de la pensée abstraite.
17 Si, en effet, « il serait absurde de dire d’une pulsion qu’elle pense [5] », on peut cependant dire qu’elle obéit à la fois à une exigence économique d’excitation et à une exigence narcissique de forme. Ce que Bion indique comme la rencontre d’une préconception et d’une conception. Ce disant, me revient à l’esprit le fameux « Mais c’est bien sûr ! » jubilatoire de l’inspecteur Bourel à l’instant où son intuition rencontre la gestalt synthétisée d’une série d’articulations logiques.
18 Connaître, c’est donc établir sur fond d’éléments en attente d’articulation un lien entre sensation, intuition et idée, mais c’est aussi instaurer une liaison à rebours, du concept vers le sensible. Tel est l’axe génétique que Bion nous propose dans sa « grille », comme figuration de la manière dont l’homme s’humanise au travers de la rencontre subjective, à la fois dans l’espace de sa personne et dans celui des groupes auxquels il appartient.
19 Dans une telle perspective, penser un objet, c’est entrer en relation de transformation réciproque avec lui, qu’il soit externe ou interne, archaïque ou ré-élaboré, clairement délimité ou non.
Du sensible vers le concept
20 On peut comprendre que la théorie de Bion ait pris une place centrale dans les cliniques analytiques du groupe, de la psychose, de l’enfant et, globalement, du cadre soignant.
21 Pour nous, qui nous occupons de personnes porteuses de handicaps parfois très invalidants et de familles profondément traumatisées, produire une évolution dans des systèmes de pensée et de communication figés constitue un enjeu majeur.
22 Car il nous faut accéder et mobiliser des transformations à de multiples niveaux interdépendants : entre parents et enfant, dans le couple, entre parents, enfant et institution, entre enfant et fratrie, enfant et groupe de pairs, enfant et professionnel, ainsi qu’à l’intérieur même de l’équipe pluridisciplinaire.
23 Le premier outil, en bonne clinique, c’est de « sentir ce qui se passe et circule » d’un de ces niveaux à l’autre, se dévoilant au passage comme effet de sens avant de s’éclipser dans le bruit de fond du groupe et du discours courant, comme disait Lacan.
24 Toute lecture clinique se base sur la caisse de résonance du corps vécu et prend sa source entre les lignes de l’événement. Le discours symptomatique nous expose à sentir dans notre corps et dans le corps du groupe des choses difficiles.
25 Acceptera ? N’acceptera pas ? – d’héberger des choses difficiles, telle est la question qui se pose à la fois pour le professionnel et pour le groupe. Ne pas accepter, c’est demander au comportemental réactionnel et, en définitive, au physiologique de régler la note de l’angoisse. Accepter, revient à tenter de faire assumer ce rôle au processus de la mentalisation au cours de ces va-et-vient entre sensation et pensée.
Vignette clinique
26 Il s’agit d’une intervention effectuée au titre de l’analyse des pratiques auprès d’une équipe prenant en charge de jeunes adultes polyhandicapés atteints à la fois de troubles sensoriels et de la personnalité. Une éducatrice évoque la situation d’un résident qui lacère ses vêtements et, la nuit, ses couvertures. On le retrouve au matin, nu sous des lambeaux, donnant l’impression que sa personne elle-même est en charpie.
27 Ce récit fait suite à des contenus qui évoquent des ritualisations destructrices, des attaques imprévisibles sur les personnes, une incommunicabilité pesant jour après jour sur le moral de chacun. Ces situations sont vécues comme autant d’effractions dans l’enveloppe contenante, elles génèrent des sentiments d’impuissance, d’incompétence et de désespoir.
28 De fait, j’écoute en essayant de voir surgir une piste, un point d’appui dans mes propres représentations. Mais je n’arrive pas à être convaincu par mes pensées, je les trouve à fonction d’emplâtre, impuissantes à rendre compte de ce qui s’exprime entre les participants.
29 Le groupe m’imprègne progressivement des affects de détresse qu’il contient, preuve que je commence à en faire partie.
30 Au cours de l’animation, mon régime interne est affecté par le poids de réel présent dans les prises de parole et par l’ambiance d’agitation entre les participants. Je continue d’éprouver de ne rien apporter d’utile au groupe. Aucune construction psychique que je ressente comme fiable ne s’effectue en moi devant un matériau qui se saisit de moi bien avant que je me saisisse de lui.
31 Moments désagréables en sortant du groupe où je me demande ce que je suis allé faire dans cette galère ; et comment ma propre analyse a pu être à ce point ratée que ma mégalomanie continue de me pousser à animer des groupes en difficultés.
32 Jusqu’au jour où une participante nous met le pied à l’étrier en disant que si je n’amène pas de solution, c’est sans doute parce que j’estime ne pas être suffisamment payé.
33 Mes associations vont vers le thème du « retour sur investissement ». Les représentations s’organisent dans le groupe autour de ce fil.
34 Émergent des sentiments qui pourraient se traduire ainsi : les résidents reçoivent des choses de bonne qualité de notre part, des soins, de l’attention, de la préoccupation, on se fait du souci pour eux, on leur fait de multiples propositions, mais ils n’investissent pas, il n’y a pas de retour. Il est même impossible de les aider à se constituer en groupe. Lorsqu’on veut organiser une activité, ça « fuit », on court chercher les résidents dans toutes les directions, laissant en plan les seuls d’entre eux qui accrochent à l’activité.
35 Je me rends compte à ce moment que jusque-là mon travail est resté centré sur la contenance : ordonner la parole, la rendre à celui qui se l’est fait couper, équilibrer les expansions, répartir l’expression, repérer les axes mouvants de l’alliance et de l’hostilité, distinguer entre le silence de l’écoute et le silence du retrait, proposer le retour à celui qui s’éloigne, guetter l’approche de celui qui n’est pas encore entré dans l’échange, etc.
36 Deux fantasmes ont pu finalement se communiquer clairement – le premier sur un vecteur mélancolique : « On n’est pas à la hauteur de notre tâche » ; le deuxième sur un vecteur persécutif : « L’intervenant et les résidents ont un trait commun : l’ingratitude à notre égard, car ils rétribuent nos efforts par de l’incommunication, provoquant notre désir de vengeance et notre culpabilité. »
37 La formulation concrète de la question du « retour sur investissement » dans toute pratique éducative, parentale ou professionnelle, fut donc le cadeau transférentiel à partir duquel une figurabilité du contenant percé a pu se construire.
38 Dès lors les traces liées aux angoisses archaïques de démembrement, d’écoulement et de chute ont pu s’organiser, permettant l’évolution favorable des symptômes d’agitation, de vécus persécutifs et dépressifs qui activaient la douleur de la culpabilité inconsciente.
39 Ici, il fallait héberger les éléments de douleur narcissique et du sentiment de déprivation libidinale issus de l’incommunicabilité vécue au quotidien. Le processus psychique entre le groupe et l’animateur a pu s’appuyer sur un affect partagé à partir de la formulation : « Vous ne vous estimez sans doute pas assez payé pour… etc. », dont la suite peut se compléter par : « Comme nous-mêmes sommes bien mal payés en retour, narcissiquement et objectalement, par les personnes dont nous nous occupons. »
40 Cela est une illustration de la fonction du développement de la capacité introjective qui, comme l’indique Bion au travers de son modèle de la « rêverie maternelle », est de recevoir la projection, de l’élaborer et de la réadresser sous une forme organisatrice. En précisant toutefois que l’élaboration s’effectue entre les acteurs psychiques de la situation. Le rôle spécifique de tout professionnel soignant et de tout groupe soignant étant alors non seulement d’aménager des espaces de transition, mais de s’aménager soi comme espace de transition.
41 L’enjeu du développement de la capacité introjective dans l’équipe soignante se précise donc comme l’organisation, par la transitionnalité, d’un contenant pour les pulsions en souffrance qui circulent comme autant d’éléments désorganisateurs entre le sujet porteur du handicap, sa famille et l’équipe.
Du concept vers la perception
42 Ayant entrevu comment le corps du professionnel et le corps du groupe soignant peuvent s’impliquer comme espaces potentiels, selon la formule de Winnicott, dans la relation thérapeutique, il nous reste à nous faire une idée du mouvement inverse : lorsque les aspects les plus élaborés de la pensée influencent la sensation, la perception et l’organisation somatique elle-même.
43 La clinique montre, en effet, que lorsque le système de représentation d’attente et d’anticipation d’un sujet est brusquement troublé, celui-ci est confronté à un conflit d’introjection. Il ne sait plus dans quelle case mettre le réel auquel il est confronté. Une telle situation de crise de la mentalisation, si elle s’établit durablement, peut déterminer de graves désorganisations sur les plans du caractère, du comportement ainsi que du soma.
44 La gamme de situations de crise susceptibles d’affecter l’appareil de désignation et de compréhension du monde et de soi est immense [6]. Dans tous ces cas, le conflit d’introjection se traduit par le vécu de disjonction entre soi et son environnement qui va déterminer la crise du jugement perceptif, selon la formule de Pierce [7]. Devant un événement insupportable par la surprise, la déception ou l’horreur qu’il suscite, un enchaînement de séquences psychiques a généralement lieu : on se frotte les yeux, tout en disant, « J’en crois pas mes yeux » ou, à la manière des adolescents d’aujourd’hui, « J’y crois pas ». Ne pas croire le perçu détermine une distorsion de la perception elle-même.
45 La dénégation est constitutive de la pensée, mettant en œuvre le double langage qui permet l’intégration du refoulé à la conscience, comme le fait remarquer Freud dans son article de 1925. Il donne l’exemple suivant : « Vous allez maintenant penser que je vais dire quelque chose d’offensant, mais je n’ai pas effectivement cette intention [8]. »
46 On peut ajouter que la dénégation affecte la perception exactement comme un tour de passe-passe que le sujet réaliserait à son propre usage dans le registre d’un ajustement consensuel. Je vois ce qu’il m’est acceptable de voir, inversement je tends à ne pas voir ce qui provoque la déstabilisation de mon consensus interne.
47 En prolongeant la position de Pierce, on pourrait dire que la question de la perception se situe dans le rapport de cohérence qui s’établit entre intersubjectivité et intrasubjectivité. Ainsi, la crise introjective détermine une menace de déstabilisation globale qui se décline en crise d’interprétation (quoi croire ?), crise d’identification (quoi comprendre ?) et crise identitaire (comment conserver mon ordre intime devant une réalité qui n’entre dans aucune de mes catégories de pensée ?).
48 Cette problématique concerne toute personne recevant une atteinte traumatique. Ce qui est le cas des parents dès l’annonce du handicap de leur enfant. Et si nous observons que le rapport des parents à la réalité de l’enfant peut être distordu, justifiant l’urgence de la mise en place d’une guidance parentale et d’une intervention éducative spécialisée, il s’agit au préalable de reconnaître la valeur dynamique du processus en cours et, surtout, de ne pas perdre le contact avec les parents au motif de ce que l’on interprèterait, à tort, comme une dérive psychopathologique, d’autant que se manifestent des contenus transférentiels négatifs.
49 En réalité, ces motions transférentielles négatives qui éprouvent les équipe, constituent la première et parfois la seule voie de rencontre et d’élaboration du triangle sémantique (pour le sens) parents-enfant-institution. Il est donc essentiel que les équipes sachent en travailler les effets par le dépassement de leurs propres formations défensives. Ces projections parentales suturantes et psycho-protectrices répondent le plus souvent aux sentiments d’angoisse et d’injustice, de menace généalogique, générés dans l’intersubjectivité familiale à partir de l’événement de l’annonce du handicap d’un enfant. Elles constituent donc un point d’appui au processus d’élaboration.
50 Le paradoxe doit ici être considéré pour sa valeur psychodynamique : dans certaines situations, une pensée qui se présente partiellement contre la réalité, contre l’évidence et le bon sens, peut être la seule manière, et donc la bonne manière, de lutter contre l’effondrement psychique. Il me semble que le film de Roberto Begnini, La vie est belle (1998), illustre bien ce processus, en montrant un père qui, dans une situation catastrophique, met en scène une réalité illusoire pour protéger son fils d’une réalité destructrice.
51 Au fond, les deux personnages du film représentent deux aspects du moi, le « moi-pour-la-survie » et le « moi-réalitaire-désespéré », dont l’un joue la comédie à l’autre afin que l’ensemble conserve son intégrité.
52 Je prendrai un autre exemple, lui aussi en dehors de la clinique, pour illustrer cet aspect du processus psychique au cours duquel une forme consensuelle prend le pas sur la forme perçue et lui impose en quelque sorte sa protection.
53 Le sémioticien Umberto Eco analyse dans son livre Kant et l’ornithorynque [9] un épisode de l’histoire de la science lié à la découverte de cet animal à la fin du xviiie siècle.
54 L’ornithorynque est un mammifère qui pond des œufs. S’est donc posé pour les naturalistes de l’époque le problème de son classement.
55 Eco note que son identification correcte a pris plus d’un demi-siècle, le temps de modifier la taxinomie, délai attestant de la crise d’interprétation ayant sévi parmi les spécialistes.
56 Tout fait nouveau modifie la grille de lecture existante. C’est un postulat à partir duquel on est en mesure d’appréhender le trauma en termes d’atteinte de l’outil sémiosique ; atteinte, autrement dit, de l’instrument intersubjectif de fabrication du sens commun, dans le groupe familial et le réseau social auxquels elle appartient.
57 Ce détour par la sémiose nous permet de compléter la compréhension freudienne du trauma psychique comme effet du débordement des structures et de la saturation des processus consécutifs à l’effraction du pare-excitation. La naissance d’un enfant handicapé montre en l’occurrence que, dans la plupart des cas, si la famille est débordée, c’est non seulement que son économie libidinale a été submergée, mais aussi qu’elle a perdu une part d’intelligibilité pour elle-même.
58 La rencontre famille traumatisée / enfant porteur du handicap / institution spécialisée contient un enjeu de reconstruction de l’appareil à penser les pensées, comme le formule Bion. Le processus de pensée dans l’équipe, ses modes de communication et dispositifs doivent être en mesure d’élaborer des transferts fréquemment caractérisés par la massivité, la paradoxalité et mobilisent d’intenses mouvements passionnels, phobiques ou contra-phobiques.
59 L’affaire de l’ornithorynque montre aussi que, devant la mise en crise de leur référentiel, des scientifiques, pourtant formés à l’observation et au raisonnement, ont « vu » sur l’ornithorynque des traits distinctifs qui n’existaient pas, et n’ont pas « vu » certains traits pourtant apparents.
60 Le fait que le désir de faire entrer le spécimen dans une catégorie existante ait directement modifié sa perception indique que des effets de distorsion affectant les processus de reconnaissance, de nomination puis de communication se produisent entre des partenaires ayant à interagir au cours d’une situation comportant un événement traumatique majeur.
61 Cela constitue, me semble-t-il, une précision utile dans l’abord de la clinique du trauma en général, au-delà du handicap sensoriel.
62 Bien entendu, les équipes spécialisées ont besoin de mettre en place de véritables outils permettant de repérer ces divers niveaux de problématique engageant les états du corps, la perception et les notions théorico-cliniques sous-jacentes aux pratiques.
63 Nous voici ramenés à notre hypothèse de base : la qualité de l’action de l’équipe dépend de la qualité du vecteur de l’observation qu’est le récit de pratique.
En conclusion
64 Au moment où intervient une formalisation dogmatique [10] des secteurs social et médico-social, les praticiens ont à faire connaître leurs conceptions et outils afin d’orienter une modélisation sur la base des pratiques et de leur évolution, et non pas laisser le champ aux conceptions de l’ingénierie sociale qui n’est, au fond, que la transposition réhabillée d’un discours managérial [11] inapte à tenir compte, à lui seul, du travail sur les représentations et leur transformation.
65 Nous l’avons vu, toute pratique du quotidien recèle ses présupposés, ses modèles, ses dysfonctionnements mais aussi et surtout son efficacité. Reste à construire les dispositifs institutionnels réguliers qui permettent d’extraire savoirs et savoir-faire pour les formaliser, les rendre transmissibles et utilisables directement pour un argumentaire apte à faire valoir la pertinence de l’action institutionnelle à deux niveaux :
- la qualité de la rencontre avec l’usager, par quoi passe le soin humanisant ;
- la conception, la mise en place, la transformation dynamique des dispositifs du quotidien qui en sont les outils.
66 Notre recherche s’appuie sur une idée globale qui n’est pas nouvelle, mais a été semble-t-il peu investie dans les secteurs social et médico-social. Il s’agit du développement des compétences transversales.
67 Le plateau technique d’un établissement représente des fonctions professionnelles juxtaposées. Il y a là un premier niveau de la compétence institutionnelle mise en œuvre pour réaliser les objectifs définis. Il existe un deuxième niveau de compétence institutionnelle, à l’état de potentialité, représenté par la combinatoire raisonnée des acteurs disponibles. C’est ce que l’on a appelé ici transversalité, et qui concerne tous types de coopérations et de mouvements internes susceptibles de former des réponses, en termes de dispositif, favorables à l’évolution individuelle et groupale des usagers.
68 Nous pensons que pour justifier son existence sur le fond, l’établissement social ou médico-social devra interroger sa compétence primaire (chacun est-il à sa place et fait-il son travail ?), mais aussi sa compétence secondaire (quelle recherche et quelle innovation l’établissement a-t-il réalisées à partir des équipements humains et matériels qui lui sont alloués ?).
69 Les éléments ici réunis ne doivent pas créer un rideau de fumée et nous faire perdre de vue qu’il y a encore beaucoup à concevoir et à tenter avant de valider éventuellement l’hypothèse d’un réel intérêt de l’institutionnalisation du récit de pratique et de son mode d’animation transversale.
70 Le but n’est pas en effet de « faire passer en force » un dispositif auprès des équipes, mais de soutenir vis-à-vis de nous-mêmes une démarche de potentialisation de l’existant qui est, si on accepte de le remarquer, exactement ce que l’on tente de faire auprès des usagers et que l’on appelle le soin.
71 Je terminerai donc sur ce qui me semble le plus important, au-delà de la réalisation concrète d’un dispositif particulier, et que résume F. Tosquelles par la nécessité dans une institution « de la présence interactive de groupes multiples, divers et surtout structurés fondamentalement selon des modes différents [12] ».
Notes
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Intervention pour les 34e Journées d’étude de l’alfphv, « Du corps au sens », Poitiers, 16-17-18 mai 2003.
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Psychologue, ies centre Lestrade, asei, 3, rue du Bac, 31520 Ramonville Saint-Agne.
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C. Déjours, « Le corps comme exigence de travail pour la pensée », dans R. Debray, Psychopathologie de l’expérience du corps, Paris, Dunod, 2002.
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[4]
J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, puf, 1973.
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C. Déjours, op. cit.
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[6]
Gwladys Swain, op. cit.
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[7]
C.S. Pierce, Textes anticartésiens, Paris, Aubier, 1984.
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[8]
S. Freud, « La négation », dans Résultats, idées, problèmes, Paris, puf, 2002.
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[9]
U. Eco, Kant et l’ornithorynque, Paris, Grasset, 1999.
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[10]
Entendons dogmatique non dans un sens péjoratif, mais comme l’état de formalisation législative d’un ensemble de pratiques sociales qui se trouvent dès lors organisées au travers de notions déterminées, en l’occurrence : le contrat usager-établissement, projet individuel global et projet d’établissement, l’équipe pluridisciplinaire, l’auto-évaluation, etc. Voir P. Legendre, Anthropologie dogmatique.
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Y. Le Pennec, « Bourdieu et les fantassins du social », Les cahiers de l’actif, juillet-octobre 2002.
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[12]
F. Tosquelles, « Note sur la séméiologie de groupe », cité par J. Tosquelles, « Napolitani, le grand oublié », revue Institution, n° 10, mars 1992.