Empan 2004/3 no55

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Article de revue

La loi « 2002-2 » : du management de la rupture au management par la démarche d'amélioration continue

Pages 62 à 72

Notes

  • [*]
    Daniel Sentein, directeur d’Espace Sentein, Centre d’études supérieures professionnalisées des acteurs et des cadres de l’économie sociale, Parc Euromédecine, Miniparc, bât. 6, 1006, rue de la Croix-Verte, BP 24414, 34099 Montpellier Cedex 5.
  • [1]
    Le modèle du management par la qualité totale est connu sous l’acronyme de l’efqm (Fondation européenne pour le management par la qualité totale).
  • [2]
    Le 3e cycle « management et marketing des structures de l’économie sociale », coproduit par l’université de Lille 2 (droit et santé) et l’Espace Sentein, s’adresse aux dirigeants du secteur social et médico-social.
  • [3]
    Hélène Hatzfeld, Construire de nouvelles légitimités en travail social, Paris, Dunod, 2001, nouvelle édition.
  • [4]
    J.-F. Bauduret et M. Jaegger, Rénover l’action sociale et médico-sociale, Paris, Dunod, 2002.

1 Le 2 janvier 2002, la nouvelle loi dite « 2002-2 » venait consacrer une nouvelle organisation pour le secteur social et médico-social.

2 Cette loi reprend quasiment en tous points les composantes du management de la qualité totale, c’est-à-dire du management de l’ensemble des acteurs et des paramètres qui participent à la vie de toute organisation humaine. Plusieurs milliers d’entreprises et de collectivités publiques en Europe ont adopté un modèle de management par la qualité totale ou de management de l’excellence [1] qui s’apparente à celui de la 2002-2.

3 En ce sens, « la 2002-2 » inscrit le secteur social et médico-social français dans la construction d’une Europe sociale.

4 Annoncée depuis de nombreuses années, cette loi a néanmoins résonné comme un coup de tonnerre dans tout le secteur. Ses grands principes heurtaient de plein front les convictions et les idéologies du secteur, ses valeurs et sa culture.

5 Cet article se propose de mettre en lumière quelques-unes de ces ruptures majeures en les regroupant en quatre pôles : la gouvernance, l’organisation, les activités, l’environnement.

6 Pour réaliser cette investigation, nous avons tout d’abord fait l’analyse des problématiques de plus de cinquante mémoires de troisième cycle en management et marketing des structures de l’économie sociale [2]. Ces problématiques, qui témoignent des enjeux soulevés par la nouvelle loi sociale et médico-sociale, nous ont permis d’identifier une dizaine de ruptures, de les regrouper en quatre ruptures principales et d’analyser leurs enjeux respectifs.

7 Dans un second temps, nous avons tenté de situer ces ruptures majeures sur un schéma représentant les principales composantes de la qualité totale. Pour réaliser ce repérage, nous avons emprunté à Michel Marchesnay son « modèle du diamant ». Ce schéma a le grand mérite de nous permettre de visualiser les principales composantes de la qualité totale et de donner du sens aux inter-actions qui se jouent. Ce modèle dynamique nous aidera à comprendre les différents enjeux du secteur quant à sa faculté à se projeter et à mettre en œuvre tous les moyens nécessaires.

8 L’intérêt de cette analyse séquentielle des ruptures génère ses propres limites : en analysant une rupture relative à une partie d’un tout, nous réduisons l’analyse à un pôle – la gouvernance ou l’organisation par exemple – alors que les enjeux sont plus globaux. Cette première approche mériterait d’être approfondie dans le cadre d’une approche systémique, par l’analyse croisée de chaque rupture au regard de chaque pôle du modèle du « diamant ». Dans le cadre de cet article, notre approche sera opérationnelle puis plus théorique : nous allons tenter, au regard des conclusions des dirigeants-chercheurs, auteurs de ces mémoires, et de notre propre expérience, de situer d’abord notre recherche pour procéder ensuite à une étude des enjeux.

Les ruptures majeures de management générées par la loi « 2002-2 »

Du respect des traditions au respect de la loi

9 Nous avons choisi de positionner cette rupture à la croisée de la culture et de la gouvernance. Les traditions sont faites notamment des valeurs profondément ancrées qui constituent la culture du secteur. Le respect de la loi émane de la gouvernance la plus stratégique, puisque d’État. Il s’agit bien pour tous les acteurs du secteur de passer d’un connu vécu à un connu étranger, dérangeant mais obligé. Pour présenter les principaux enjeux de cette rupture, nous traiterons successivement des facteurs qui participent, pour de nombreux professionnels, à la crainte du changement, et de la nature de quelques exigences légales qui suscitent les plus fortes controverses. Nous conclurons par une proposition de management stratégique.

La crainte du changement

10 La nouvelle loi sociale et médico-sociale est sans ambiguïté sur ce point comme sur bien d’autres : pour continuer à exercer, les établissements devront être conformes aux attentes du législateur, et cela dans des délais précisément fixés. Cette disposition apparaît à de nombreux professionnels comme léonine et incongrue au regard de la mission d’intérêt général qu’ils remplissent. Il s’agit pour eux d’une forme de mépris de la toute-puissance publique qui, au nom des contribuables et surtout des politiques, les remet en question. Le contenu des articles de « la 2002-2 » leur paraît aux antipodes de leur culture et de leurs savoir-faire.

11 Pour protéger les personnes dont ils ont la « charge », les personnels des établissements ont souvent privilégié des systèmes organisationnels sans heurt. Selon eux, la loi « instrumentalise » et modélise le secteur au profit de considérations financières et au détriment de leur qualité de travail. En introduisant les concepts de la qualité et de la conformité aux normes, la nouvelle loi et ses décrets afférents rompent avec les us en vigueur du secteur social et médico-social : jusqu’à présent, les remises en cause et les démarches d’amélioration provenaient pour l’essentiel des professionnels eux-mêmes. Les directives ou les orientations fixées par le législateur au cours des dernières décennies ont toujours été diversement appréhendées par les professionnels, mais elles n’ont jamais présenté ce caractère exécutoire d’une remise en cause globale du secteur, qui s’apparente pour eux à un véritable ultimatum.

12 Seuls des dysfonctionnements notoires d’organisations sociales et médico-sociales ont amené ici ou là une direction départementale des affaires sanitaires et sociales ou un conseil général à intervenir dans leur management. À vouloir protéger les plus démunis des agressions extérieures, le secteur s’est, pour partie, progressivement isolé de son contexte environnemental et s’est replié sur lui-même. Il en est même arrivé quelquefois, animé par des logiques de protection et d’enfermement, à développer une culture du silence, rendant ainsi opaques et suspectes ses pratiques, et donc sa légitimité.

Les nouvelles exigences légales

13 La nouvelle loi exige des professionnels qu’ils mettent à plat leurs pratiques, qu’ils repensent leur vision, qu’ils rénovent leur culture, qu’ils déploient des réseaux…, et qu’ils écrivent et évaluent régulièrement leurs missions et leurs métiers. Leurs pratiques lisibles et transparentes pour tous doivent être régulièrement évaluées.

14 L’évaluation interne et externe des établissements aura notamment pour objectif de vérifier la conformité des acteurs aux exigences de la 2002-2. À ceux qui craignaient le changement, le législateur demande impérativement d’admettre le principe de la remise en cause, mieux encore, de la susciter.

15 Au-delà de ces ruptures organisationnelles lourdes, le législateur engage tous les professionnels à mettre en place un fonctionnement s’appuyant sur la mise en place de procédures, ce qui bien souvent leur donne le sentiment d’abandonner une part d’eux-mêmes, de leur spontanéité, de leur créativité, de leur liberté d’action et de leur pouvoir, au profit de démarches préformées et systématiques. L’appel à un médiateur, la contractualisation des relations, le projet individuel, la mise en place de réseaux coordonnés… désorientent nombre des professionnels du secteur, non pas tant par la nature de ces dispositions que par le changement radical qu’elles représentent. Cette rupture de management imposée par l’État est encore considérée comme irrecevable par de nombreux professionnels.

Vers un management de la conformité à la loi

16 De la capacité des associations et des professionnels à comprendre et à admettre des mutations conséquentes de l’environnement, et donc le bien-fondé du législateur à rénover l’action sociale et médico-sociale, dépend la pérennité de « l’exception française ». Notre société ne laisse-t-elle pas encore beaucoup de personnes porteuses d’un handicap ou en difficulté sans solution ? La nouvelle loi sociale représente probablement pour tout le secteur une possibilité de normaliser son professionnalisme, de le faire reconnaître de tous ses acteurs internes et externes et ainsi, conforté de cette légitimité, de développer sereinement ses missions d’intérêt général. Le cadre de l’amélioration continue qui structure la 2002-2 devrait rapidement permettre aux professionnels, passées leurs premières surprises ou contrariétés, de défendre âprement leurs couleurs et de mieux partager entre eux et avec leurs différents partenaires leurs bonnes pratiques. Le cercle vertueux qui conduit tous les acteurs des associations et des établissements à passer du respect des traditions à la conformité aux exigences de la 2002-2, puis à la défense de leurs valeurs et de leur identité, constitue le premier grand enjeu du management du secteur : celui de la vision stratégique. En admettant progressivement la nécessité pour lui, une nouvelle fois, de se remettre en cause et de se projeter différemment, le secteur social et médico-social français n’est-il pas en train, outre sa pérennité, de participer à la construction d’un modèle européen ?

De l’engagement « vocationnel » à l’engagement professionnel

17 Sur le schéma de la représentation des ruptures, nous avons positionné l’engagement vocationnel dans le champ du management des savoir-faire, en prenant toutefois soin de le placer près du champ du management de la culture, tant l’empreinte des valeurs agit sur l’engagement vocationnel de nombreux professionnels. La 2002-2 n’exclut pas cette dimension mais elle demande avant tout aux professionnels d’agir en respectant les principes de la démarche d’amélioration continue selon un cadre directeur (qui est celui de la 2002-2). L’engagement professionnel qui répond à quelques principes clés de la loi se situe, lui, dans le champ des métiers et du management des savoir-faire. Il est largement ouvert sur l’environnement : les familles, la société civile, les réseaux coordonnés…

Représentation des ruptures issues du management de la loi 2002-2

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Représentation des ruptures issues du management de la loi 2002-2

Les quatre ruptures majeures du secteur figurant dans les encadrés concernent quatre champs du management de la qualité totale. Chaque rupture correspond au passage de concept d’un champ à l’autre. « Les échanges informels », par exemple, figurant dans l’encadré en haut du tableau à gauche, concernent l’organisation, les métiers, et doivent désormais être étalonnés au regard de l’environnement, des confrères, des concurrents, par la comparaison des bonnes pratiques et la veille concurrentielle. Ils transitent donc bien du champ de l’organisation à celui de l’environnement. Les flèches traduisent le sens des ruptures et témoignent du déplacement des logiques des acteurs d’un management interne centré métier vers un management orienté vers la société civile.

18 Pour présenter cette seconde rupture, nous montrerons d’abord la place des richesses humaines dans le management actuel du secteur, puis nous présenterons plusieurs exigences du législateur en matière de management, qui demandent aux professionnels, notamment, de rendre compte de leurs bonnes pratiques. Enfin, nous proposerons la mise en œuvre d’un management systémique par la démarche d’amélioration continue.

La gouvernance des richesses humaines

19 Le lien fédérateur entre tous les acteurs du secteur social et médico-social est leur humanisme et leur désir de participer, par leur travail, au mieux être de chacun et de tous. Cette affirmation largement plébiscitée par la société civile est combattue par une partie des acteurs du secteur. Au nom d’un professionnalisme pur et dur, certains refusent cette approche, considérant qu’ils remplissent une mission au même titre qu’un artisan, un banquier ou tout autre professionnel. Néanmoins, pour la plupart, ce sont bien des valeurs qui les ont assemblés et qui les rassemblent. Pendant des décennies, la culture du secteur s’est appuyée sur des projets plus ou moins connus, partagés et formalisés. Le plus souvent, ils étaient gouvernés par la volonté tenace des professionnels à satisfaire les personnes accueillies et étaient conditionnés par des idéologies dominantes très prégnantes dans le secteur. Hélène Hatzfeld [3] a remarquablement décrit ces idéologies, ces « non pensés » que constituent l’économique, le politique et le social. Ils conditionnent tout à la fois la culture et l’organisation de maints établissements et associations.

20 Ces constituants de la culture et de l’organisation des structures ont eux aussi participé à l’isolement, voire à l’isolationnisme, du secteur. Tous ces éléments identitaires excluaient la société civile dont le seul rôle consistait plus à honorer des comptes, au nom de valeurs citoyennes figurant dans notre constitution, qu’à en recevoir. Le législateur demande au secteur d’épouser une autre logique, celle de rendre compte et de rendre des comptes, car le contribuable, via le politique, en fait une condition suspensive de sa solidarité.

La logique du rendre compte

21 Dans son article 7, la nouvelle loi sociale et médico-sociale fixe sept devoirs aux établissements pour garantir à chaque personne accueillie les droits des usagers : le respect de la dignité ; le libre choix entre les prestations ; une prise en charge et un accompagnement personnalisés ; la confidentialité des informations la concernant ; l’accès à toute information ou à tout document ; une information sur ses droits fondamentaux ; sa participation à son projet d’accueil…

22 Ces devoirs s’appuient sur six missions principales qui figurent à l’article L.311-1 de Code de l’action sociale et des familles et qui sont remarquablement commentées par J.-F. Bauduret et M. Jaeger : entre les missions classiques dédiées aux établissements, « on trouve, dans la nouvelle loi, les concepts de centre de ressources, d’investigation, de conseil, de formation, de médiation, de réparation. La loi détaille également les missions d’intégration en milieu ouvert et mentionne enfin les contributions au développement social et culturel et à l’insertion par l’économique [4] ». Ces nouvelles missions, qui fondent la qualité du service rendu à la personne, correspondent elles-mêmes aux douze droits et libertés de la charte de la personne accueillie.

23 Cette vision managériale clairement annoncée quant aux finalités des établissements, le législateur demande aux acteurs de mettre en œuvre quelques principes clés de la démarche qualité, dont six d’entre eux formalisent, à notre sens, les changements en cours au regard de la logique du rendre compte, de la lisibilité et de la transparence :

  • faire savoir et faire partager (il convient que les établissements écrivent leurs projets et leurs bonnes pratiques, et les fassent vivre au quotidien en vérifiant que leurs termes sont bien ressentis, compris et appliqués par tous les professionnels et connus de tous les partenaires) ;
  • passer du travail individuel au travail en équipes pluridisciplinaires animées par un projet de service, conçu et partagé par tous les acteurs ;
  • désinstitutionnaliser les prestations offertes aux usagers, en s’adressant non plus à des groupes indéfinis composés de personnes ayant des difficultés ou un handicap comparables, mais à des personnes considérées dans leur individualité et accueillies ou non dans une institution ;
  • planifier et contractualiser (le législateur demande aux établissements de fixer des objectifs finaux et intermédiaires, et de les communiquer, de répartir les responsabilités et les fonctions au sein de leurs structures, de contractualiser avec tous les acteurs) ;
  • prouver la valeur d’usage des prestations délivrées (une gestion analytique doit être mise en place pour justifier ce que « vaut » la prestation produite par telle structure au regard des services offerts par d’autres établissements offrant des prestations similaires) ;
  • mesurer et comparer la qualité des services rendus. En cela, le législateur demande aux établissements de définir des indicateurs, d’animer des autoévaluations régulières avec tous les acteurs afin de faire vivre dans leurs organisations une réelle culture de l’amélioration continue.

Vers un management par la démarche d’amélioration continue

24 Ce changement culturel du secteur, passant de l’enthousiasme et de l’engagement personnel de chacun pour les missions à remplir à un nouveau type de professionnalisme reposant avant tout sur la qualité du service rendu à l’usager par tous, représente un enjeu majeur en termes de management opérationnel. Si le nouveau management du secteur a été imposé aux professionnels au travers de la 2002-2 et constitue une véritable rupture stratégique et organisationnelle, il convient aujourd’hui de tirer profit de la mise à plat de l’organisation pour la rénover. La mise en œuvre récente, dans de nombreux établissements, de démarches d’amélioration continue conformes aux exigences de la 2002-2 conduit tous les professionnels à passer de logiques individuelles ou de groupuscules à des logiques d’équipes pluridisciplinaires. L’exception française que représente le secteur social et médico-social ne doit-il pas savoir tirer profit de cette rupture managériale, aussi perturbante soit-elle, s’il veut perdurer, voire se développer ? L’ère des pionniers militants bâtisseurs et indépendants semble passer le témoin à des équipes d’entrepreneurs engagés du social, de véritables managers capables de porter haut dans notre société l’excellence des savoir-faire du secteur dont ils ont hérité et qu’ils transforment. Une de leurs missions consiste bien souvent à aider tous les acteurs internes et externes à passer du management par la rupture qui leur est imposé au management de l’excellence par la démarche d’amélioration continue.

De l’oralité à l’écrit et à la mesure

25 Ce passage de l’oralité à l’écriture et à la mesure représente l’enjeu majeur et initial de toute démarche qualité, et donc, bien naturellement, de la mise en œuvre de la 2002-2. Sur le schéma de la représentation des ruptures, nous avons positionné cette dernière dans le champ du management des missions, tant l’écrit et la mesure sont incontournables pour communiquer efficacement, pour rendre compte, pour faire connaître ses résultats au regard des objectifs communiqués et attendus de tous. Pour analyser les principaux enjeux liés à cette rupture, nous tenterons de montrer, dans un premier temps, les limites des organisations ne formalisant pas leurs intentions et leurs fonctionnements. Nous présenterons ensuite quelques exigences qui témoignent de la nécessité de l’écrit dans la 2002-2. Enfin, nous dirons les apports du management de la communication écrite, de la mesure, de la clarté et de la transparence dans la mise en œuvre de la « 2002-2 ».

De la logique de « ce que je dis » à « ce que je fais »

26 L’une des caractéristiques du secteur est qu’il s’est longtemps nourri d’oralité. Beaucoup de professionnels et de responsables d’associations ont agi à partir de leur intime conviction et de la vocation qui les animaient. L’origine latine du mot vocation, vocato, qui signifie « ce que je dis », est éloquent. Dans cette configuration, au sein même des organisations sociales et médico-sociales privilégiant le ressenti et les convictions à toute autre considération, les jeux d’influence et les rapports de pouvoir n’ont pas manqué. L’absence d’éléments factuels ne favorisait pas la résolution de conflits. Au nom de valeurs associatives ou de valeurs d’établissements, pas toujours écrites ou réactualisées et bien souvent peu partagées et peu conformes aux exigences légales, de nombreux professionnels ont dépensé beaucoup d’énergie en vain. La 2002-2 fait fi du discursif qui, malgré ses limites, oriente encore le comportement d’un grand nombre d’acteurs : elle exige que les missions et les métiers qui en résultent soient appréciés au regard de quelques écrits fondamentaux, et non plus en fonction d’échanges informels, voire de dogmes peu clarifiés.

L’approche factuelle des services offerts

27 Au risque d’une interprétation excessive, nous sommes tentés d’affirmer que pour le législateur, ce qui n’est pas mesurable, observable, contrôlable et comparable, n’existe pas, ou du moins n’entre pas dans le champ de la 2002-2. La nouvelle loi sociale et médico-sociale demande aux établissements d’appuyer leur quotidien sur des faits concrets. Les besoins des personnes accueillies doivent être connus et partagés de tous les acteurs participant aux prestations de service qui leur sont dues. Les prestations délivrées doivent s’inscrire dans un projet d’établissement ou de service, puis dans un projet individuel…, et être elles-mêmes déployées au travers de procédures régulièrement évaluées et revisitées. Les approches factuelles voulues par le législateur concernent véritablement tous les articles de la nouvelle loi.

28 Quelques grandes orientations du législateur soulignent ce principe de concrétude.

29 La 2002-2 demande aux responsables d’établissement de pouvoir en permanence justifier de la qualité du service rendu. Cette exigence requiert des professionnels leur capacité à qualifier et à apprécier la satisfaction des personnes accueillies et de leur famille, la satisfaction des autorités de contrôle et de financement, la satisfaction de la société civile…, tous ces acteurs étant « clients », ou destructeurs au sens économique du terme, des prestations de service de l’établissement.

30 Désormais, les établissements sont dans l’obligation de définir les résultats visés au regard de la charte des droits et des libertés, et de formaliser la démarche nécessaire pour les atteindre, par la conception de différents outils légaux. Citons notamment : le projet d’établissement, le livret d’accueil, le contrat de séjour, le règlement de fonctionnement et le projet individuel. La mise en œuvre des différentes actions d’accompagnement, d’aide ou de soin, nécessaires à l’atteinte des résultats visés, devra être régulièrement évaluée à partir d’indicateurs connus et partagés.

31 Le législateur demande aux établissements de fonctionner en « réseaux coordonnés ». Il veut favoriser ainsi les relations et la coproduction de services entre le secteur social et médico-social et le secteur sanitaire, mais aussi avec l’ensemble des partenaires susceptibles de participer aux réponses pluridisciplinaires nécessaires à la mise en place des projets d’établissement et de projets individuels. Ces réseaux ne devront pas être informels mais bien contractualisés par les acteurs au travers d’un projet de partenariat. La mutualisation des plateaux techniques et la création de groupements d’intérêt économique sont un des enjeux de la conception de réseaux coordonnés, tout comme l’est la volonté du législateur de désinstitutionnaliser les prestations offertes par les professionnels, en les délivrant hors les murs des établissements, au domicile ou sur le lieu de vie de chaque bénéficiaire. La conception des projets individuels témoignera de ces nouvelles formes de prise en charge et permettra aux organismes de contrôle de juger de la capacité des établissements à respecter les dispositions légales.

32 Exigence complémentaire à l’organisation des réseaux coordonnés, la comparaison des coûts entre les établissements pour des services comparables devient une obligation qui s’impose à tous. La 2002-2 demande aux établissements de comparer, et donc de pouvoir justifier, les coûts par rapport au service rendu et à la qualité initialement attendue. Les établissements doivent donc tour à tour identifier et qualifier la nature et le contenu des différents services qu’ils produisent, et prouver que leur efficience, c’est-à-dire leur capacité à assurer une prestation de service à un coût proportionné au service rendu, comparable et concurrentiel, est réelle.

33 La capacité des responsables d’établissements à concevoir et à faire partager les différents produits légaux est un principe incontournable de cette loi, qui fédère ainsi, par le management des ressources humaines et par des outils adaptés à sa mise en œuvre, un dispositif exhaustif de management par la qualité totale. Le législateur attend des établissements qu’ils mettent en place un management de la qualité favorisant la concertation, la coordination et la coopération entre tous les acteurs.

34 La conformité des établissements dépendra donc, au-delà de la réalisation des outils, de la capacité des dirigeants à mettre en vie leurs organisations, à les manager, pour leur donner du sens et atteindre ainsi les résultats visés.

Vers un management de la communication formalisée, de l’écrit et du chiffre, de la clarté et de la transparence

35 Une nouvelle culture s’impose progressivement à tous les acteurs du secteur : elle repose sur la renonciation à l’isolationnisme, sur l’ouverture à l’environnement, sur la communication, le « rendre compte » et le « rendre des comptes ». Tous prennent progressivement conscience que ne pas communiquer, ne pas s’ouvrir à l’environnement, revient progressivement à disparaître.

36 Le secteur social et médico-social, pour perdurer, ne doit-il pas montrer et démontrer à ses commanditaires et à la société civile la richesse exceptionnelle de ses compétences ? Il gagnerait aussi certainement à leur témoigner sa capacité à se remettre en cause pour améliorer en permanence ses interventions.

37 L’habilitation des structures est ressentie par nombre d’acteurs du secteur comme une opportunité : elle leur permet d’attester de leur professionnalisme et du bien-fondé des moyens mis à leur disposition par la collectivité. Autant le « discursif » traduisait l’isolement du secteur en centrant la réflexion sur des communications informelles liées essentiellement au vécu du métier, autant « l’effectif » concerne la lisibilité de tous les acteurs qui participent à la qualité du service rendu à l’usager et permet de juger des résultats visés et atteints.

38 Il convient en effet, au terme de la 2002-2, de partager un même objet social, écrit et connu de tous, dans lequel chacun des acteurs intervient selon des règles de fonctionnement préétablies par le biais de définitions de fonctions et de procédures écrites et partagées de tous, et dont la mise en œuvre est régulièrement évaluée par les acteurs eux-mêmes ou par des tiers. La formalisation écrite des actions entreprises et leur mesure constituent un outil essentiel du nouveau management imposé par la 2002-2. Le secteur tout entier vit aujourd’hui cette mutation. Le changement de culture est en cours, et nombreux sont ceux qui, au-delà des enjeux pour le secteur, voient déjà l’intérêt de cette démarche pour l’usager.

Des échanges informels à la comparaison des bonnes pratiques

39 Sur le schéma, nous avons fait figurer cette rupture dans le champ du management de la légitimité. Il s’agit bien, pour les responsables d’une association ou d’un établissement, de justifier de l’efficience de leur organisation au regard des pratiques, des coûts et des résultats d’autres structures. L’encadré qui rencontre le champ du management de la culture traduit les origines historiques des échanges dans le secteur, centrées sur l’oralité.

40 Cette rupture représente une véritable provocation pour une partie des acteurs du secteur : le législateur leur demande non seulement de livrer, à travers des écrits, leurs savoirs, mais en plus, il entreprend de les évaluer au regard des pratiques d’autres professionnels. La comparaison des bonnes pratiques nécessite d’intégrer la culture de la remise en cause, du doute et de l’humilité. Pour appréhender les enjeux relatifs à l’exigence de la comparaison des bonnes pratiques, nous présenterons tout d’abord le sujet (formalisation des savoirs et des bonnes pratiques), puis nous situerons le cadre de l’étalonnage concurrentiel, notamment à travers l’ouverture des missions des établissements à des concurrents. Enfin, nous proposerons la mise en œuvre d’une démarche managériale visant l’assise d’une véritable légitimité pour le secteur.

L’urgence de la formalisation

41 Nous l’avons déjà observé précédemment, l’écrit et la mesure devraient rapidement devenir une réalité à tous les niveaux et dans tous les champs de l’organisation sociale et médico-sociale. Un facteur important semble devoir précipiter cette impérative nécessité : plus de 40 % de l’encadrement des établissements partiront à la retraite dans les cinq prochaines années. Eu égard au peu d’écrits existant au sein des établissements et au cloisonnement des professionnels, l’enjeu est de taille : il convient de recenser au plus vite les savoirs, savoir-faire et procédures plus ou moins formalisés, qui font l’expertise reconnue des responsables du secteur. L’actuelle non-transmissibilité de ces richesses sociales doit être corrigée, afin de pouvoir transférer aux équipes actuelles et aux nouveaux entrants les richesses des savoirs et les expériences des meilleures pratiques. Les transferts de savoirs et de savoir-faire, nécessitant une analyse approfondie des fonctions et de l’organisation à travers les outils de la qualité, deviennent une impérative nécessité pour la sauvegarde du secteur.

42 Au-delà de ces considérations conjoncturelles, la préoccupation majeure du législateur en matière de formalisation est plus générale : elle a trait à l’efficience des organisations.

L’étalonnage concurrentiel : un facteur de progrès

43 Quelques principes clés en matière de comparaison des bonnes pratiques voulue par le législateur nous paraissent déterminants pour l’évolution du secteur.

44 Toute comparaison exige de chacun des établissements concernés une volonté de clarté, de transparence et d’efficience. L’exigence du législateur au niveau des écrits et de la mesure est un atout, sinon un garant, de cette démarche d’étalonnage concurrentiel ; sans données factuelles, les comparaisons des bonnes pratiques seraient vaines.

45 L’ouverture à une approche concurrentielle doit inciter les établissements à se comparer entre eux, ainsi qu’à tous ceux en mesure d’offrir des services analogues aux leurs, ou en mesure d’obtenir un résultat comparable à partir de logiques de fonctionnement ou de productions différentes. Le partenaire retenu ne sera-t-il pas dans l’avenir celui qui sera en mesure d’apporter les réponses les plus efficientes, c’est-à-dire témoignant de la plus grande efficience au regard des cahiers des charges de l’administration de contrôle et de financement ?

46 Cette comparaison des bonnes pratiques professionnelles a des vertus qui, à notre sens, dépassent probablement celles exclusives des économies budgétaires : elle participe à la nécessaire ouverture du secteur sur son environnement, et donc au décloisonnement des établissements sociaux et médico-sociaux trop centrés sur leur seul fonctionnement. Elle favorise aussi, très certainement, la notion de réseaux, d’équipes pluridisciplinaires et par là même, la reconnaissance du secteur par la société civile.

Vers le management de la légitimité

47 L’avenir du secteur et de ses ressources dépend principalement, à notre sens, de la capacité de ses dirigeants à répondre aux attentes de la société civile, et donc aux exigences des politiques et des organismes de contrôle et de financement. La comparaison des bonnes pratiques répond à une forme d’appel d’offre de notre corps social : le secteur doit témoigner de sa capacité à être performant économiquement. L’expertise des prestations de service délivrées par les professionnels du secteur social et médico-social, unanimement reconnue, n’est pas l’enjeu principal de la comparaison des bonnes pratiques. La notion de proportionnalité du service rendu par rapport au coût est, elle, par contre, une exigence légale et un enjeu vital pour le secteur. Celui-ci doit aussi prouver sa capacité à se redéployer pour répondre de façon personnalisée à chaque usager. L’enjeu est de taille pour chaque établissement : par la cohérence du projet, il doit prouver qu’il adapte ses services, pour répondre aux besoins individuels de chaque personne et prouver son efficience, sa spécificité et sa spécialité au regard d’offres similaires.

De la fin de la rupture aux débuts de la démarche d’amélioration continue

48 Au terme de cette analyse des différentes approches relatives aux ruptures imposées au secteur social et médico-social, nous sommes raisonnablement en droit de nous interroger sur sa capacité à engager un véritable processus de changement. Eu égard à sa culture, à sa relative indépendance, à sa capacité à interpréter l’exigence légale, aux exigences de ses missions, à une demande actuelle en matière d’accueil dans les établissements supérieure à l’offre, à la violence des textes, nous étions, au sortir de la loi, dans l’expectative. Deux ans après, nous observons que la nouvelle loi sociale et médico-sociale est appréhendée par la grande majorité des professionnels comme une nécessité, voire une opportunité. Les démarches d’amélioration continue que nous menons régulièrement auprès d’une quarantaine de structures, représentant plus de 4 000 salariés, témoignent de l’évolution des mentalités et des changements de comportements. Lors de la parution de la loi, 50 % des salariés des établissements étaient hostiles ou très réservés, souvent par peur du changement.

49 Aujourd’hui, seuls 20 % sont hostiles ou réservés. La plupart des encadrants prennent progressivement conscience de ce qu’est le management stratégique et opérationnel d’un établissement, et comprennent la nécessité d’intégrer l’organisation sociale et médico-sociale dans l’environnement. Les réflexions qu’ils ont mises en œuvre pour concevoir leur projet d’établissement leur ont permis d’appréhender le management stratégique à travers l’analyse de la vision stratégique, des valeurs ou de la légitimité. Les réflexions relatives à leurs missions, à leurs métiers, à leurs activités, les ont éclairés sur la matérialité du management opérationnel.

50 La loi les éclaire autant qu’elle les brutalise sur la nécessité de composer avec l’environnement, d’agir au regard d’autres partenaires, avec eux et pour eux.

51 En découvrant « la 2002-2 » et les logiques de la qualité qu’elle contient, de nombreux professionnels perçoivent différemment leur métier, leur mission et leur légitimité. L’envie de défendre leurs valeurs succède au premier effroi, le plaisir et la fierté de les savoir reconnues les encourage à intégrer le cercle vertueux du management de la qualité par la 2002-2.

Cet article a été conçu grâce aux apports de toute l’équipe d’Espace Sentein et plus particulièrement des juristes, Marianne Foviaux et Laurent Selles, et du manager de la qualité, Daniel Boulanger.

Notes

  • [*]
    Daniel Sentein, directeur d’Espace Sentein, Centre d’études supérieures professionnalisées des acteurs et des cadres de l’économie sociale, Parc Euromédecine, Miniparc, bât. 6, 1006, rue de la Croix-Verte, BP 24414, 34099 Montpellier Cedex 5.
  • [1]
    Le modèle du management par la qualité totale est connu sous l’acronyme de l’efqm (Fondation européenne pour le management par la qualité totale).
  • [2]
    Le 3e cycle « management et marketing des structures de l’économie sociale », coproduit par l’université de Lille 2 (droit et santé) et l’Espace Sentein, s’adresse aux dirigeants du secteur social et médico-social.
  • [3]
    Hélène Hatzfeld, Construire de nouvelles légitimités en travail social, Paris, Dunod, 2001, nouvelle édition.
  • [4]
    J.-F. Bauduret et M. Jaegger, Rénover l’action sociale et médico-sociale, Paris, Dunod, 2002.
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