1 Elle va comme le vent, cette fille à l’odeur de gazelle. Le vent qui l’a apportée (elle vient du sud, du grand Sud, de ces dunes lointaines d’où déferle la fantasia des siroccos) régulièrement la remporte. Alors, pour un temps, mais sans prévenir, la belle retourne chez les siens se retremper aux sources de la vie nomade… D’Allouma, que Maupassant, n’en doutons pas, conçut comme un pendant, comme une sœur mauresque de la Velléda des Martyrs, de cette fée gauloise qui avait « le pouvoir d’exciter les tempêtes » et « de se rendre invisible » ; de la même Sylphide, fiévreuse et passionnée, qu’on voit aux landes de Combourg, Maupassant non seulement fait sa Muse (on ne s’en fût point trop étonné) mais son génie domestique. Concubine d’un colon français, l’étrange de la chose, en effet, est que la garde de son foyer ait été par lui confiée à cette fille du feu, à cette fille de l’air. Mais c’est aussi tout le profond de la chose.
2 Toute maison a son génie, toute maisonnée : génie du lieu, génie du groupe. Or il est rare, dans l’œuvre de Maupassant, que le père ou la mère, rare finalement qu’un membre quelconque du groupe, l’incarne, cet esprit familier. Son identification, assez étrangement, ne passe même par aucune des positions parentales ou familiales attestées. Est-il seulement identifiable, assimilable à une personne, un animal ou un objet ? Il a en lui quelque chose de rebelle à toute assignation, quelque chose de fuyant. Il est là sans y être. Est donc chez lui partout. Un peu comme le chat, qui n’est ni une personne, ni un animal, ni un objet ; qui est une présence, qui est une omniprésence. Le chat qui « circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se coucher dans tous les lits, tout voir, tout entendre, connaître tous les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison » (Sur les chats), et par quoi tout est habité. Habité, qui plus est, en même temps. Hanté. D’un vieux mot scandinave (normand), d’où viennent home en anglais, Heim en allemand. Il ne s’agit donc pas ici de larves ni de lémures, mais de chez-soi. Il s’agit même plus précisément de ce qui fait le caractère habitable d’un lieu. Ne parlons pas d’être, à ce propos. Ni d’être, ni d’essence. Parlons de manière d’être. L’habitabilité est une qualité. Un je-ne-sais-quoi qui se répand à la manière d’un parfum, que nous nous expliquerons aujourd’hui par l’influence sur notre humeur d’un simple tableau ; tant de certains portraits nous paraissent être chez eux dans ces grands appartements qu’ils habitent et emplissent, et qu’en faisant le vide autour d’eux, « le vide absolu », ils animent de leur seule présence ; mais c’est le chat, demain, le chat de la maison, modèle de discrétion, qui semblera nous en devoir fournir l’explication la moins grossière. À peine si on le voit, « promeneur nocturne des murs creux ». Il passe, se coule, inaperçu. Traverse nos actes et nos paroles. Les traverse comme l’oubli. Leur jette le coup d’estompe de sa robe grise. Efface, autant qu’il est lui-même effacé.
3 De tant d’intérieurs absorbés en eux-mêmes, Horla, dans l’œuvre, est le nom éponyme. Quant au Horla lui-même, lare ou démon, c’est leur dieu tutélaire. Un être qui ne se plaît qu’au-dedans, quand bien même la fable le ferait-elle venir d’ailleurs, vampire voyageur. La fable, ce faisant, qui ne sait peut-être pas encore exactement ce qu’elle fait, mais qui ne va tarder à le savoir avec Allouma, c’est-à-dire à l’heure où tomberont enfin toutes ces distinctions que nous avons coutume d’établir entre un monde du dehors et un monde du dedans. Certes, l’opposition est maintenue dans Allouma. Ce qu’il y a simplement, c’est qu’elle ne passe plus entre deux mondes. C’est qu’elle est constitutive maintenant de cet espace qu’on dit être celui de l’intériorité. L’espace, en somme, de la demeure, et qui est un espace où vont cohabiter désormais l’éloignement et la proximité. Ou, pour filer la métaphore qui, depuis un moment déjà, imprègne ce propos, et s’il est permis d’emprunter à Baudelaire les deux mots d’Emerson dont il avait fait la clef de son destin, la diffusion et la condensation…
4 Quoi de plus sinistre autrement qu’une maison ? Et combien, dans ce cas, Maupassant est fondé à leur préférer les hôtels tapageurs du demi-monde. Car, si l’on y passe, parole de domestique, « on n’y reste pas » (Yveline Samoris). Il en est de ces hôtels comme des histoires qu’on raconte, et dont le narrateur, dans l’œuvre de Maupassant, n’est jamais, à tout prendre, que l’hôte de passage. N’y séjournant, à chaque fois, que le temps juste d’un récit, pour se remettre, sitôt le récit achevé, en quête du gîte où faire tenir ensemble toutes les impatiences de son humeur voyageuse. Pour se remettre en quête d’un asile qui serait enfin à la mesure de sa pensée. Trop mobile pensée, écrivait déjà de la sienne Alfred de Vigny, qui a des bonds « comme ceux des gazelles ».
5 On le lui donne pourtant, cet asile ; la lui donne, à la fin, sa Maison du berger. C’est la prison magique d’Allouma. Une prison qui ne garde même pas sa prisonnière ! Qui s’offrait sur le chemin comme un piège à l’errance, mais où c’est l’errance elle-même, finalement, qui a élu domicile. Où l’errance s’est installée en la personne de cette petite sauvageonne. Allouma, l’étrangère ; Allouma, la fugueuse, parce qu’Allouma est toujours entre deux escapades. Parce qu’il n’est pas jusqu’à sa présence, quand d’aventure elle consent à demeurer, quand elle s’attarde un peu plus qu’à l’ordinaire, qui ne vous emplisse tout de suite de doutes. Comme si on ne pouvait l’approcher qu’à distance. La voir non seulement à cette distance respectueuse que la nature a mise entre les races, entre les sexes, mais à travers d’infranchissables épaisseurs de temps et d’espace, et donc comme si on ne la voyait jamais que de loin, par le gros bout de la lorgnette. Toujours sur le point de s’éteindre, flamme qui tremble dans la nuit, incertaine et fragile… Une femme qui s’éloigne, c’est horriblement beau.
6 Beau d’une beauté, cependant, qui ne doit rien à elle même. Qui doit tout, en revanche, au caractère foudroyant de la révélation dont elle vient terrasser l’être maupassantien, lui rappelant, à chaque fois, et avec la même assiduité, qu’en amour, nous n’aimons jamais dans l’autre que la distance qui nous en sépare. Au reste, n’était-ce pas déjà le scénario d’un conte comme À vendre ? La marche dans l’air léger et les blés immobiles, dans « l’odeur douce des champs murs », « l’odeur marine du varech ». La pensée qui vagabonde, les barques qui s’éloignent, toutes chargées de pélerins. Les voix qui meurent, les voix qui poussent leurs notes puissantes, les voix qui crient leurs notes aigües, doucement emportées par le flot. Et puis, plus rien. La vie est un songe, et tout est pardonné. J’allais… j’allais… j’allais… j’allais, scande le texte, et l’on entend « ailé », et l’on voit l’aile de l’ange, du bon ange qui attendait le promeneur à la croisée du chemin : Maison à vendre, au bord de la mer. « Je m’arrêtais, saisi d’amour pour cette demeure. »
7 – Car il a dit d’amour. Serait-ce qu’on peut, d’amour, aimer une maison ?
8 – Sous certaines conditions, on le peut, en effet. Et pourvu, par exemple, qu’avec le désir qu’elle suscite en nous de la posséder nous soient donnés en même temps tous les moyens de nous soustraire à ce désir. Inversement, et si la distance actuelle qui nous en sépare gardait encore à nos yeux quelque chose d’exorbitant, pourvu que son annulation alors nous parût toujours imminente. Celle-là seule serait une maison digne d’eux, qui abandonnerait les nomades, des batteurs d’estrade aux coureurs de jupons, de chemins, d’aventures, les êtres sans feu ni lieu, les itinérants romanesques, les transhumants sentimentaux, bref tous les Wanderer de l’œuvre, au suspens sans repos de cette alternative. Qui a lu la nouvelle aura reconnu dans ce commentaire le portrait du personnage qui vient de forcer l’intimité de la demeure dont la vue seule avait fait tressaillir son cœur d’une sensation d’allégresse inexplicable. Il a sonné, tout visité, vu que la maison était belle, plus belle encore la jeune femme qui autrefois l’habitait, l’inconnue tout de suite reconnue, « celle que l’on cherche toujours, partout, celle qu’on va voir tout à l’heure, qu’on va trouver sur la route », celle qui « doit déjà être arrivée », et avec le souvenir de laquelle, se saisissant de sa photographie, une grande photographie qu’au jour de son départ elle semblait avoir laissée là, tout exprès, sur le manteau de la cheminée, entre des potiches de Chine, il s’enfuit en courant. « J’allais, enchaîne-t-il, j’allais, éperdu de bonheur, enivré d’espoir. J’allais, sûr de la rencontrer bientôt et de la ramener pour habiter à notre tour la jolie maison À vendre. »
9 Maison, marquez un temps, à vendre. Ce temps, Georges Didi-Huberman l’appellerait intervallaire, « temps toujours intervallaire, toujours tramé de la manifestation et de l’effacement, du proche et du lointain ».
10 Murmure de la vague sur la grève et du vent dans les arbres, ce temps qui « bruit et abasourdit l’image ».