1 Et si la réalité dépassait le rêve dans l’émerveillement de la vie qui surgit ?
2 La femme serait-elle celle qui se plaît à enfanter la vie, beauté émouvante et toujours surprenante du vivant, ou bien cœur de ce qui frémit dans tout désir de communiquer ? Parler, regarder avec respect, offrir des mots comme un bouquet de feu d’artifice, qui se proposent pour que d’autres s’en saisissent, jouent, éclatent de rires ou de pleurs, parce qu’étrangement, c’est leur vie qui se tisse de ce désir de celle qui prête sa voix à celui qui n’ose s’entendre, qui prête son regard à celui qui ne sait pas encore que son image est belle et qu’il peut exister avec plaisir, avec fierté… « Exister », simplement.
3 Et lorsque l’un se déplie, se déploie, s’étire de ce long sommeil et commence à naître, alors les autres prennent confiance. Ce n’est pas si dangereux de s’ouvrir, de venir au jour, c’est un plaisir, et c’est une aventure : explorons ensemble. J’aime écouter ce que tu as écrit, c’est beau…, et j’aime vous surprendre, et que mon écrit vous fasse sourire, rire ou soupirer.
4 Et si la réalité dépassait le rêve de ces enfants, et que des mots tissés, échangés, du désir qui ose poindre, un voyage au Carnaval de Venise était né ?
5 Enfanter à la vie, n’est-ce pas délier le don, laisser cette cascade se répandre, de l’un à l’autre, éclabousser l’autre d’un tremblement de joie ? Les étincelles de vie frémissent et s’échangent, pour un jour s’offrir à la vue, s’offrir à la ville, et ces enfants murmurent les mots de l’autre, et entendent chanter leur trouvaille, en si mineur ou en sol majeur ; et de ce fredonnement peut naître une assurance entre-mêlée de peur et de fierté. Alors la voix s’élève, gonfle, et ils se surprennent à déclamer pour un public inconnu et stupéfait.
6 J’arrive à Tarbes, Hautes-Pyrénées ; j’y suis depuis trois mois, pour le travail. Une place à inventer…
7 Je passe dans le couloir à plusieurs portes, je visite le silence, j’imagine la vie. Ici, des enseignants soigneux dispensent des leçons à des apprentis lecteurs.
8 Ils ont quinze ans.
9 J’imagine un atelier, une incise. Un écart dans le silence. Un atelier d’écriture.
10 Alors je les invite : laissons échapper des mots qui vivent.
11 Ils voient la page blanche. Entre nous, une histoire commence.
12 Bientôt nos rencontres se suivent, se renouvellent.
13 Je le regarde, il est jeune. Aujourd’hui, le regard est plus las. Plus près peut-être. D’un regard aérien, il balaye le monde. Et je lui parle, voilà ce qu’il entend : « Dis-moi ton souvenir… »
14 « Mon souvenir n’existe pas. Ce que j’aimerais, c’est avoir une histoire, un plaisir, un jour, peut-être à Venise, pour avoir un souvenir. »
15 Pour lui, l’histoire commence ainsi, ou presque.
16 Je lui tends la main. Elle est là ton histoire, tu la tiens dans la main, tu l’écris, touche à touche, sans l’avoir vue, sans l’avoir sue.
17 En fait, au début, dans le fébrile brouhaha, il écrit : « La peur de la vie, la vie de la peur, la vie seul sans liberté. » Il écrit en délié. Et il se lit, en se cachant, la voix contrainte.
18 Alors, ma voix porte ses mots. Je lis et il sourit. Ils entendent, discrets. Et tour à tour, chacun s’expose, bute et reprend. Ensemble et seuls, ils explorent l’horizon.
19 L’un bouge, l’autre jure ; ils hésitent. C’est la première fois. J’aime ce jour d’hiver.
20 Ils improvisent leur histoire, ils arpentent avec moi le roc des souvenirs. Les images défilent, brèves, mêlées. Je leur tends quelques mots, choisis… ils s’inventent les heures, les dessinent. Ils lèvent les yeux… et lisent. Je lis aussi. C’est un début, timide, éprouvant, émouvant. Je suis là, présente.
21 Ils sont surpris, c’est inédit. C’est un début frileux, fait de rires et de peurs. C’est un début, irréversible.
22 Les heures s’écoulent, la rencontre m’émeut et l’on se quitte. Je musarde entre les lignes, elles disent le bonheur et les franches amertumes. Le plaisir est discret. Je détaille les visages.
23 À bientôt, disent-ils.
24 Dans la lumière du matin, je relis le papier. Ça va bouger ! Les lèvres se délient, leur présence a changé. Ils pressentent l’inédit, ils lui frayent un passage :
25 « Où il y a la lumière, il y a une fée », écrit-il.
26 Ils écrivent le temps, au fil des mots, à l’encre de couleur, au féminin, au masculin. Parfois le temps s’arrête.
27 Ils regardent l’écrit, chatouillent le papier, le devinent intime ; un va-et-vient fragile dans l’intime douceur. Ils aiment ces idées, les supposent fugaces. L’écrit est un témoin du bonheur qui advient.
28 Je les déroute, les égare, les invite à l’impair. Ils créent des taches, étalent l’encre, plient, ouvrent, rient, écrivent. Je surprends leur écoute, je surprends leur parole.
29 Je me surprends, avec eux. Je les mène à l’exil, pour mieux se rencontrer. Ils jonglent avec le verbe.
30
Il lit :
« Une main d’être humain
Prend l’araignée
Sur un pied de vigne
Pendant un feu d’artifice
Qui s’illumine dans le ciel. »
31 Pudiques, ils reçoivent l’histoire, sourient un peu, piègent leurs certitudes.
32
Tour à tour.
Pour l’instant, untel attend son tour, endormi aux paroles de
l’Autre ; l’Autre relit, rature, redit, encore plus loin… Ce sera bien ! Le
temps s’étire, le temps de la lecture… Et il reprend son cours.
33 Je leur tends quelques mots… Ça ouvre. Des mots chocs, des amers, des suaves, des crus, des incongrus, des doux, des mous, des durs, des lents, des pressés, des mots d’amour, des sexuels, des gros mots.
34 Je les adresse, selon les heures, selon mes heures, singuliers ou pluriels. Un, deux, dix, liés ou déliés. Je m’autorise… les délicats mariages. Je pressens les formules, je joue dans le lexique, j’associe les inverses.
35 Je leur tends quelques mots… Ça ferme. Toujours des mots, des mots silences.
36 Les pare-chocs : mots trop pudiques, mots trop usés, images surannées… Ils accueillent l’usé, le détaillent, l’apprivoisent, et parfois le détournent !
37 J’aime ; j’aime bien les détours…
38 Ils regardent le silence et lui livrent bataille.
39 Elle écrit la morsure du cœur, les intrigues amoureuses… toujours trop longues, tumultueuses.
40 Elle est brune, un point bleu sous le regard. Elle habitait Oran, le ventre de la terre. Une terre rondeur, une amère coquille. J’entends les grincements. Elle parle du pays, de l’amère colère. Elle tresse les pensées, lisse les souvenirs. Lili, louve des dunes, porte le charme de l’Orient. Dans ses yeux, une lune rebelle éclaire les paroles. En arpège. Quand elle rit, c’est noir. Regard de braises, des braises de tristesse. Oran, c’est le point bleu, sous le regard ; c’est la virgule dans la voix.
41 Elle irrite. Elle m’émeut. Elle le sait.
42 Aujourd’hui, c’est un lundi, le premier lundi depuis longtemps…
43
Chaque voix porte ses mots…
« Suis-je autre chose qu’un simple personnage, qui donne de
l’amour à son enfant et qui bouge dans tes bras ? J’existe pour dire que je
suis là, pas pour dire que l’on ne me voit pas, je suis là et je suis comme
toi, alors, maintenant, ne me dites pas qu’on ne pense qu’à eux […] J’existe
parce qu’il y a une place dans le monde pour moi. Mon prénom, c’est mon code,
je l’ai pour toute la vie ; on me le demande, de temps en temps. Mon prénom,
c’est les lettres qui font que l’on me reconnaît dans le jour comme la nuit,
que je sois chez moi ou chez quelqu’un d’autre ; espérons que l’on ne
m’oubliera pas, même avec ça […] J’habite dans un château ordinaire, je suis
une petite fille étrangère. Je suis une création rare, que l’on ne trouve pas
par hasard, dans un cirque ou à la foire, caché dans un tiroir, au milieu d’une
pièce noire. »
44 « Entre sirène ou bien mourir, funambule pour son propre destin, cauchemar que de devoir choisir ce que tu seras demain. »
45 À l’embrasure de la fenêtre, une éclaircie. C’est l’histoire d’une rencontre…
46 Au lendemain de la rencontre, nous faisons des projets ;
47 Écrire encore… plus loin, plus proches.
48 Recueillir les paroles, embellir les écrits, les faire voyager.
49 « Mon souvenir n’existe pas, ce que j’aimerais, c’est avoir une histoire, un plaisir, un jour, peut-être à Venise, pour avoir un souvenir. »
50 Venise…
51 L’idée me plaît, l’écrit devient dialogue, l’écrit devient voyage.
52 Enfants des terres d’ici, en devenir adulte, enfants jamais partis, attachés au passé, aux terres des aïeules (terre-mère)… J’aime l’histoire.
53 Partons avec délice !
54 L’un écrit :
55 « Et si j’allais à Venise…, pour y vivre, me poser, parcourir les rues sans chute, courir en riant, en même temps que les gens me poussent. »
56 L’autre dessine ; c’est une ville avec vue sur les toits.
57 Venise,
58 Février…
59 Carnaval.
60 Venise. Février. La lagune espiègle ondule, sous le regard salé des gargouilles du quai. Regard à la lune nouvelle, le ciel semble meurtri ; le froid pique la peau. Au réveil, une brusque risée agite l’horizon. Ils s’éveillent à la magie des ruelles pudiques. Le cœur bat la chamade.
61 Laurence…, écrivons !
62 La lumière devient douce, ils valsent entre les rais, illuminent le papier… Ils savent nuancer.
63 Ils s’aventurent en poésie, et à fleur d’encre, tissent le rythme de la vie ; de la vie qui pleure, sourit, nous ressemble.
64 Lucie sourit aux plumes effilées ; elle regarde les pigeons, leur dédie ses écrits :
65 « Derrière le loup se cache l’agneau ; n’est pas pigeon qui croit, et surtout culotté. »
66 C’est carnaval… Dans les draps de lumière, ils inventent la vie.
67 Écoute mon portrait de la vie qui rit !
68 « Au milieu des pigeons, la femme sans culotte fait comme par magie les trottoirs de Venise. »
69 C’est le temps du retour. La lagune s’éloigne…
70 En secret, il écrit :
71 « Je l’aime ce petit homme au grand chapeau, perdu sur ce ponton. Mais tout d’un coup, il se retourne ; et voilà, il vient de retrouver là où il est. Il est en Italie, sur ce ponton, en train de comprendre sa vie. »
72 L’écrit devient récit…
73 « Mon souvenir n’existe pas, ce que j’aimerais, c’est avoir une histoire, un plaisir, un jour, peut-être à Venise, pour avoir un souvenir. »
74 Au reencontres, un brin nostalgiques.
75 Je déambule dans mes combles et dans mes rêves… Offrir leurs mots… Leur donner la parole.
76 Bientôt à Tarbes, le Mai du Livre, les mots se jouent, sur scène. Ils y seront…
77 Les écrits prennent vie. Ils seront édités, dans un beau livre… Ils le sauront plus tard.
78 Jouer leurs mots, emprunter les mots de l’autre, les déclamer, les offrir à la vie… Je suis émue.
79 Ils sont fiers, ils ont peur, ils épluchent le décor, un public les attend, ils s’avancent.
80 Aujourd’hui, une scène, un jeu à douze voix…
81 L’histoire devient don.
82 Ensemble et seuls, entre deux lignes, ils célèbrent la vie, à la lumière artificielle. Ils jouent et déjouent le sens. Les mots s’invitent, doux, limpides, éclats de musique d’aurore. Un passe-passe de mots dans un rideau de lumière.
83 La voix répète en ritournelle de rires :
84 « Passe, passe…»
85 « Passe, passe ! »
86 « Passe-moi le poivre, je veux plus de piquant, une liaison salée, sans logique ; rions, j’en ai envie. »
87 Puis elle lui tend la main, il la prend :
88 « Je suis une création rare, que l’on ne trouve pas par hasard, dans un cirque ou à la foire, caché dans un tiroir, au fond d’une pièce. »
89 Ils saluent… Deux fois
90 Elle lui lâche la main pour qu’il puisse voler…