Notes
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[*]
David Le Breton, professeur de sociologie à l’université Marc Bloch, Strasbourg. Auteur notamment de Passions du risque (Métailié), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (puf), La peau et la trace. Sur les blessures de soi (Métailié).
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[1]
J.-M. Brohm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses universitaires, 1992 ; L. J. D. Wacquant, « The social logic of boxing in black Chicago : toward a sociology of pugilism », Sociology of Sport Journal, n° 9, 1992 ; Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000 ; M. Travert, L’envers du stade. Le football, la cité et l’école, Paris, L’Harmattan, 2003. Au moment où j’achève cet article, je lis par exemple dans Libération (5 mars 2003) qu’un match de football se déroulait entre deux équipes de jeunes de Cachan. À la fin du match, l’un des joueurs a été violemment passé à tabac par deux joueurs de l’équipe adverse. La victime avait eu le tort d’être l’auteur du but qui a marqué la défaite de l’équipe des deux agresseurs.
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[2]
R. Rosenthal, L. Jacobson, Pygmalion à l’école, Paris, Casterman, 1971.
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[3]
F. Courtine, « Performance et marginalité. Les activités sportives comme médiation sociale et éducative », Sauvegarde de l’enfance, n° 1-2, 1993.
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[4]
Je reprends ici des analyses développées dans mon ouvrage Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (puf). Voir également François Chobeaux, « Les applications socio-éducatives et thérapeutiques de l’escalade », in C. Dupuy (dir.), Escalade, Actio, 1991, p. 307-311 ; « Activités physiques de plein air à risques et insertion sociale », Prévenir, n° 24, 1993, p. 65-72. F. Chobeaux (éd.), Escalades, Paris, cemea, 1994.
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[5]
Sur le jeu métaphorique avec la mort, la quête éperdue d’un contenant, je renvoie à David Le Breton, Passions du risque, Métailié, 2000 ; Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, puf, 2002.
1 Pour les représentations sociales, les activités physiques et sportives incarnent l’essence même du corps, son triomphe. En ce sens, elles sont appelées à contribution s’agissant de faire entrer l’autre dans l’ordre signifiant du monde. Elles participent à la volonté de restaurer sa place au cœur du lien social en contribuant, à leur manière, à la construction ou à la reconstruction identitaire du sujet. Les populations concernées par ces actions n’ont jamais eu la possibilité de connaître une intégration sociale plénière à la suite de comportements qui les ont éloignées d’emblée de la citoyenneté, et réunies dans une communauté de destin. Leur dérogation aux normes de conduite les écarte du fonctionnement régulier de la société et les voue au labeling négatif des sensibilités collectives. Pour ces jeunes « en difficulté », la question est celle de leur intégration à part entière dans une société où il ne suffit plus d’exister pour trouver sa place au sein du monde et y connaître une reconnaissance sociale sans ambiguïté. Elle est aussi, de leur côté, une reconnaissance enfin de l’autre qui leur permette d’échapper aux rapports de force et d’intégrer les codes sociaux élémentaires les autorisant à s’inscrire au sein du lien social en tant que citoyen à part entière et non plus dans une dissidence souvent brutale.
2 On voit d’emblée les paradoxes que doivent surmonter les professionnels ou les bonnes volontés qui s’emploient à cheminer avec ces populations plus ou moins exclues, victimes d’une stigmatisation qui les touche à cause de leurs lieux de vie ou qui les rend vulnérables à un racisme diffus. Mais ce sont aussi des jeunes qui, par leurs actes ou leurs attitudes, contribuent à s’éloigner de la société globale. Maints praticiens des activités physiques et sportives dans le domaine de l’intégration éprouvent, malgré leur engagement moral et professionnel, un sentiment de « mauvaise conscience », sachant bien que les problèmes se nouent ailleurs : dans l’éducation de ces jeunes, les lourdes carences de la transmission au sein de leurs familles, la prédominance chez eux de la culture de rue et, à un niveau politique, dans une lutte permanente contre le racisme ou les préjugés, le chômage, la misère, etc. Des efforts volontaires et tenaces, limités dans leurs effets, s’efforcent en effet de prendre à leur charge ce qui relève pourtant de la fonction anthropologique inhérente à toute société humaine : celle d’intégrer ses membres en les convainquant de leur importance, de leur valeur propre, en leur faisant prendre conscience de leur responsabilité envers les autres et en leur assurant le goût de vivre dans une alliance commune.
3 La pratique sportive est sujette à d’interminables débats pour savoir si elle a des vertus d’intégration, de socialisation, de renforcement du lien social, ou à l’inverse, de génération de violence et d’agressivité, de repli identitaire étroit [1]. En revanche, les activités physiques ou même sportives destinées aux populations en rupture de ban (délinquants, toxicomanes, etc.) sont souvent propices au développement personnel. Mais si elles n’entraînent nulle jubilation chez ceux à qui elles sont destinées, elles sont vaines et contribuent au discrédit des animateurs ou de l’institution ; elles alimentent également le sentiment d’une moindre valeur personnelle. L’austérité d’une démarche voulant « aider » l’autre dans la perspective d’une éthique puritaine renouvelée contient une promesse d’échec. Il en est de même de la visée utilitaire qui confond l’ingéniérie sociale et les conditions réelles d’existence, en occultant la marge d’autonomie des acteurs, et l’ambivalence de l’anthropos.
4 En revanche, si ces activités rencontrent le plaisir des participants, la jouissance de l’engagement physique ou de l’affrontement ludique à l’autre dans le respect des règles, elles ont une légitimité qui se suffit à elle-même, hors de toute démarche rationnelle. Si elles contribuent à aiguiser le goût de vivre, elles atteignent l’essentiel en affermissant l’estime de soi, en restaurant l’énergie personnelle, en renouant le lien social. L’homme ordinaire qui se baigne dans une rivière, court sur un sentier ou joue au basket avec ses amis, ne se dit pas que ce sont là d’excellents moyens d’optimiser son intégration sociale ou d’assouplir sa motricité, il s’y voue d’abord pour le plaisir qu’il retire de l’engagement physique. La jubilation éprouvée est de toute manière un critère de légitimité d’une pratique. Même si l’activité n’est aux yeux des éducateurs qu’un moyen, elle doit être vécue comme une fin en soi, exercice pur du plaisir, de même que d’autres moments forts de l’existence individuelle. Il ne s’agit pas pour les animateurs d’assister l’autre, mais de vivre avec, de partager des épisodes de l’existence en offrant une compétence particulière et un regard alimentant une mutuelle reconnaissance. L’efficacité intégrative de ces activités, d’ailleurs difficile à évaluer, implique le plaisir commun des acteurs, sinon elles échouent au plus élémentaire en maintenant une ligne de démarcation entre les uns qu’il faudrait « redresser », et les autres, porteurs d’une bonne parole, mais dépourvue du savoir-être qui donnerait sa pleine mesure à leur démarche. La représentation que les familles, les institutions, les animateurs, etc., se font des individus spécifiques ou des populations dont ils ont la charge est décisive : elle alimente le rejet ou la mésestime de soi, ou à l’inverse, elle contribue à la désamorcer. L’effet Pygmalion analysé par Rosenthal [2] est fortement agissant dans ce contexte où les individus sont vulnérables, écorchés vifs par le sens qu’ils confèrent, à tort ou à raison, à la tonalité du regard que l’on porte sur eux. Ici plus qu’ailleurs, il ne s’agit pas de se « pencher sur l’autre » mais de cheminer avec lui, tout en assumant simultanément un rôle d’éclaireur. Nulle démarche d’intégration n’est pensable à l’intérieur d’une situation d’inégale dignité. Ainsi ces activités doivent-elles être associées à une signification et à une valeur incontestables aux yeux de ceux à qui elles s’adressent. Si elles ne rencontrent pas leur assentiment, si elles ne suscitent pas le plaisir de leur mise en jeu, si elles s’imposent à une population indifférente ou ennuyée, elles ne servent qu’à provoquer le discrédit de ceux qui les promeuvent.
5 Dans une société où il ne suffit plus de naître et de grandir pour acquérir une pleine citoyenneté, on s’efforce par des techniques particulières (du rmi aux aps) de colmater les brèches ouvertes au cœur du lien social. Les activités physiques et sportives employées avec des « jeunes en difficulté » dans une perspective d’intégration sociale, ou dans un souci de prévention, incarnent le lieu par excellence de l’ambiguïté. Dans nos sociétés individualistes et compétitives, le sport est devenu une idéologie choyée, mais il ne manque pas d’ironie à prétendre intégrer l’actuel « perdant » au nom de la performance [3]. Le sport a fait ainsi une entrée royale dans les banlieues ou ailleurs sous la forme des opérations « Prévention été », des équipements de proximité, des tickets sports et autres initiatives qui se succèdent inlassablement. Certes, les activités physiques et sportives sont souvent très investies par les jeunes des banlieues dont elles représentent parfois la seule possibilité de promotion sociale. Dans ce contexte, le sport est un élément possible de valorisation parmi d’autres, mais la lutte contre l’exclusion ou pour l’« intégration » des jeunes passe en priorité par une action dans le sens de la scolarisation, de l’animation sociale et culturelle de leurs lieux de vie, de la possibilité d’un emploi et d’une existence digne. Les activités physiques et sportives font parfois figure de vitrines masquant l’absence d’une réelle politique de la jeunesse et de la ville ; pour cette raison, les installations sont souvent les premières à être détruites dans les moments d’émeutes.
6 Sur un autre plan, les expéditions, raids, sports-aventures emmènent des jeunes en difficulté ou en rupture sur les routes, les montagnes, les fleuves, les déserts ou les mers, dans les brousses ou ailleurs, sollicitent leur engagement physique et leur courage, même si le plus souvent, les dangers relèvent davantage du fantasme ou de la méconnaissance du terrain que de réelles menaces. Les pratiques du travail social se renouvellent et cherchent à atteindre les jeunes qui nouent une relation privilégiée avec le risque. Parachutisme, escalade, alpinisme, trekking sont ainsi devenus des activités de prédilection entre les mains des éducateurs ou des animateurs. Certes, parler ici de « pratiques à risque » est une manière de solliciter plutôt un imaginaire du risque. Sauter en parachute après quelques cours, escalader une paroi en étant bien assuré n’exposent guère au danger, mais pour le jeune impliqué dans ces activités, l’appréhension vaut comme une instance de fabrication du sens, elle est une manière de forger une meilleure estime de soi en apprenant à se situer au sein d’un groupe. Ces activités insèrent le sujet au sein d’un groupe en le mettant physiquement en jeu, et cela au cœur du lien social. Elles apprivoisent la relation au corps propre et au corps de l’autre, et contribuent à l’intégration du sujet au titre de partenaire de l’échange dans les interactions sociales. Elles sont une école pratique d’initiation aux responsabilités inhérentes à un groupe.
7 Nous développerons ici l’exemple de l’escalade quand elle implique un rapport à la montagne ou aux falaises [4]. Les murs sont en effet des exercices d’un autre ordre, ils n’introduisent aucune rupture qualitative avec le milieu habituel de vie. Ils proposent une activité physique parmi d’autres comme peuvent l’être le vtt, le jogging ou le football. En revanche, quand elle exige le déplacement dans une autre région, ou dans un lieu inhabituel, l’escalade est pour le jeune l’opportunité de vivre un moment hors du commun, coupé des routines du quotidien. Une telle activité doit être réellement choisie et non s’imposer dans la pesanteur d’un fonctionnement institutionnel. Changer de lieu est aussi changer de milieu, de repères, d’interlocuteurs, de climat relationnel ; prendre une distance propice avec son environnement ; bouleverser provisoirement sa vision du monde ; s’ouvrir à une autre dimension de l’existence. Le déplacement implique la surprise, la découverte de lieux inattendus, la prise de conscience de ressources longtemps effacées, la possibilité d’éprouver physiquement un monde qui se dérobe psychologiquement et de retrouver une confiance en soi que démentaient les expériences antérieures. Le jeune découvre là des formes d’organisation sociale qui ne prévoient pas le vol ou l’agressivité comme rapport à l’autre : voiture non fermée à clé, vélo ou mobylette sans antivol, etc.
8 L’escalade propose également un jeu métaphorique avec la mort. Elle contribue à fixer la peur ou l’angoisse en dressant une scène contrôlée où le sujet brave ses terreurs intimes ou son ambivalence envers la mort au cours d’une activité sur laquelle veillent les animateurs. L’affrontement à la mort s’effectue dans un rapport intense à la tangibilité du monde, où l’acteur n’est pas démuni puisqu’il connaît les gestes à accomplir et l’objectif à réaliser. La réussite procure un sentiment de valeur personnelle, de goût de vivre renouvelé. Une reprise en main de soi se produit parfois à la faveur de l’escalade réussie. La mémoire de l’épreuve surmontée est nourrie par l’imaginaire du danger et l’intensité de l’effort. En distillant en lui les vertus anthropologiques de la prise de risque, on présume qu’il résistera à l’appel de s’y livrer ailleurs. Mais si l’épreuve est banale, si le jeune a le sentiment que n’importe qui aurait pu la surmonter, il la vit au mieux comme une récréation, elle ne laisse alors guère de trace.
9 L’escalade est une activité physique qui ne délaisse aucune parcelle du corps. Tous les muscles, les membres, les mouvements sont sollicités. L’effort est continu et total. Il ne fait pas seulement appel à la dépense, il implique aussi une vigilance de tout instant. L’escalade propose des retrouvailles sensorielles avec le monde. Elle s’inscrit ainsi dans la passion moderne des épreuves qui exigent des acteurs de donner le maximum de leurs ressources. Et selon la force de l’épreuve qu’il traverse, le jeune se procure provisoirement ou durablement une meilleure prise sur son existence. Dans sa relation à la paroi, il se sent contenu (containing), il appuie en permanence son corps contre une limite. Son débat permanent envers un monde qui lui échappe se substitue ici à un débat avec une matière dont il accompagne les courbures en les touchant de sa propre main. Il sait à quoi il se coltine. Emblématique, l’escalade conjugue vertige et contrôle, abandon et toute-puissance. Un instant, elle octroie à l’individu le sentiment de s’appartenir, de maîtriser la confusion qui règne au cœur de sa vie [5].
10 La sociabilité d’une telle entreprise est réduite à sa plus simple expression, centrée sur l’efficacité et l’effort, ouverte à des volontaires. Elle donne à voir une forme élémentaire et active du lien social. Elle libère des images qui collent à la peau, issues de la quotidienneté de la culture de rue, et induisent le jeune à s’y conformer sous peine de mettre l’expédition en péril. La pression de l’environnement social perd son insistance habituelle. Le plaisir des animateurs, leur motivation à faire partager leur passion, est une autre garantie de la pertinence de la démarche. L’acteur est immergé au sein d’un groupe où la responsabilité de l’un appelle en retour celle de l’autre à son égard. Injonction homéopathique de lien social et de confiance, sans s’exposer à une trop grande implication.
11 Lors de l’escalade les règles naissent d’une relation concrète à la nature et découlent de l’efficacité et de la sécurité qui doivent sous-tendre l’action. Le jeune n’est pas ici confronté à une loi qu’il juge vide de sens ou oppressive, imposée de l’extérieur, il construit lui-même dans son rapport à la paroi les modalités d’action auxquelles il se soumet. « Ici, la seule autorité est celle de la montagne », dit un jeune. Tenant sa sécurité entre ses mains, il apprend à reconnaître la nécessité de repères et la collaboration avec les autres. Une telle activité met en jeu le risque de mourir, elle sollicite toute l’épaisseur du rapport au monde et exige de prendre sur soi d’affronter la chute, elle invite à la confiance en soi et dans les autres, elle produit nécessairement des effets sur la sécurité de base de celui qui ose l’entreprise. Elle renforce le lien social et confirme le jeune sur sa valeur, sur la reconnaissance dont il est l’objet de la part de ses partenaires. Elle permet ainsi de reconstruire une estime de soi souvent mise à mal ou chaque jour reconquise à travers des rapports de force avec les autres. Rien de tel lors de l’expédition où la nécessité de la relation sociale coule de source. Dans son développement, elle amène à la prise en considération de l’autre, alimentant ainsi le sens de la responsabilité. L’escalade a d’emblée une résonance symbolique, elle porte sur une « autre scène » les fragilités inhérentes à l’individu et lui offre simultanément un lieu pour les combattre dans un climat propice où se noue en permanence l’essentiel. « Lorsqu’on grimpe, dit un jeune, on risque un peu sa vie. Prendre un fix, c’est aussi jouer avec la mort. Mais ici, on se bat pour vivre. C’est une conquête et non plus une fuite » (Libération, 12 février 1991).
12 Le travail de préparation, le rêve éveillé qui précède la réalisation de l’escalade ou de la randonnée, l’évocation au retour des temps forts de l’entreprise, libèrent des bouffées d’imaginaire, créent un moment de rupture avec les temporalités habituelles, un jaillissement provisoire du goût de vivre. Le cours de l’escalade est un moment d’exception, il participe du sacré personnel et en cela, il réintroduit la dimension du temps et celle de la valeur. Il irrigue une existence marquée par l’échec ou l’exclusion. Et ce moment fort, nul ne sait à l’avance ce qu’il génère, quel processus initiatique il vient ébranler qui mettra peut-être des années avant de mûrir, mais sans lequel rien n’aurait été possible.
13 L’escalade (ou toute autre activité sollicitant le jeu imaginaire ou réel avec le risque) n’est qu’une technique. Ce n’est pas une fin en soi. Elle ne possède aucune vertu magique de restauration du goût de vivre qu’il suffirait de prescrire à certaines populations. Elle mobilise, au cours d’une activité intense, le lien à l’autre, à l’autorité, la peur, le vertige, le vide, la relation imaginaire à la mort, c’est-à-dire des instances très puissantes de la vie personnelle et surtout inconsciente des acteurs. Les affronter « sur une autre scène » contribue à les apprivoiser. Le narcissisme réparé, l’impression forte ressentie pour avoir été capable de surmonter l’obstacle sont des sentiments qui ne disparaissent pas avec le retour à l’institution ou à la famille. À moins qu’au fil des mois, la chronicité ou l’abandon ne viennent en atténuer les effets, voire ne les fasse disparaître complètement.
14 Qu’il s’agisse de l’escalade, d’une descente de fleuve en raft ou d’une session de parachutisme, l’activité n’est qu’un outil dont les dispositions anthropologiques sont puissantes, mais dérisoires si ses effets heureux ne sont pas relayés au retour par la poursuite du cheminement thérapeutique ou socio-éducatif. L’indifférence ou la révolte s’imposent parfois chez des jeunes qui perçoivent cette activité comme une récréation avant le retour à une institution ou un quartier où l’existence personnelle ne s’attache à aucune valeur, à aucune signification. En ce sens, l’escalade vaut ce que valent les animateurs, leur qualité de présence, leur capacité à susciter la confiance, leur solidité à jouer un rôle de contenant et surtout de relais.
15 Ces activités n’opèrent pas un transfert tranquille des attitudes mises au jour lors de l’expédition à celles de la vie quotidienne. Entre les deux situations, la distance demeure ; si certains la franchissent, d’autres, à l’inverse, vivent douloureusement le retour au quotidien et entrent dans une surenchère des comportements que l’activité voulait justement prévenir. Mais si ces passages à l’acte sont repris par les éducateurs ou les psychologues, interrogés au lieu d’être punis ou versés sur le compte de l’ingratitude ou de l’échec de l’opération, le jeune peut rebondir et se retrouver dans le sillage de son apprentissage antérieur. Il n’en reste pas moins que les jeunes les plus soumis à une vie amère et risquée, témoignant d’une relation turbulente aux interdits, fuient ces activités ou posent d’insolubles problèmes relationnels au sein des groupes.
16 Par l’intensité physique, l’émotion née des risques réels ou imaginaires, l’aspect collectif de l’entreprise, la responsabilité engagée les uns envers les autres, ces pratiques de pleine nature ouvrent une voie propice à l’acheminement du jeune vers l’autonomie. Elles lui apprennent à mieux se situer face aux autres, déplacent le jeu symbolique avec la mort ou l’affrontement à la société vers un espace où ces conduites sont discutées, mieux comprises, elles (re)construisent l’estime de soi, une meilleure confiance en ses capacités physiques ou morales. L’émotion qu’elles dégagent, corollaire à la peur, à la fatigue, à l’arrachement à soi parfois nécessaire pour l’accomplissement des gestes requis, marquent la mémoire et agissent sur le sentiment d’identité plus efficacement (surtout pour ces populations en souffrance ou en rupture) que ne le ferait une activité plus tranquille et sédentaire. Le moteur de ces entreprises est rarement (sinon jamais, pour des raisons éthiques et déontologiques) le risque réel, mais plutôt le risque dans l’imaginaire (souvent urbain) du jeune.
17 Le paradoxe à assumer consiste à s’opposer à leur comportement non par une argumentation sociale, vouée sans doute à l’échec, mais en proposant aux populations visées une aire transitionnelle (au sens de Winnicott) où elles peuvent forger les ressources morales pour se déprendre de leur identité négative et se remettre au monde sur un mode plus propice. Le champ d’affrontement au social est déplacé sur une autre scène, et le propos vise à amener l’individu à une confiance suffisante lui permettant de trouver sa place au sein d’une société qui ne l’a jusqu’ici guère épargné et à laquelle en retour il ne cesse de se heurter. La tâche est ardue, jamais définitive, remise en jeu à l’occasion de chaque nouvelle rencontre. Elle n’est jamais une donnée tout à fait acquise, elle est une situation provisoire susceptible d’être altérée par un changement de milieu, une interaction négative, un bouleversement affectif par exemple, qui viennent rompre à nouveau la sécurité de base de l’acteur.
18 Les activités physiques et sportives, si elles ont pu offrir à cet égard un premier pas dans la restauration du sentiment d’identité, ne sont guère qu’un épisode dans la longue quête qui implique un accompagnement socio-éducatif sans relâche, une structure institutionnelle ou de quartier en assonance avec le projet d’intégration, et qui sache développer une souplesse répondant à un savoir-être autant qu’à un savoir-faire. Elles sont un moment parmi d’autres de la démarche intégrative.
19 Des activités d’expression (théâtre, expression corporelle, danse, etc.) sont non moins essentielles à la constitution d’un sentiment d’identité favorable en donnant au sujet les moyens symboliques d’une prise en main de son destin sous la forme d’un jeu avec des significations, des valeurs, dans une relation immédiate avec les autres. Les activités physiques et sportives ne sont que des outils entre les mains des animateurs, elles n’ont aucune vertu intrinsèque conférant à leur prescription une efficacité incontestable. L’outil ne dit rien de la valeur de l’artisan. Les activités ne valent que ce que valent ceux qui les mettent en œuvre et ceux qui se les approprient. Elles ne présagent rien de la qualité de la relation nouée. Elles sont un moyen, et la tâche est souvent ingrate tant l’imprévisible l’emporte parfois sur le probable pour le meilleur ou pour le pire. L’essentiel n’est pas de changer le regard des autres, même si ce travail de Sisyphe ne doit jamais être suspendu, mais de changer le regard sur soi d’un individu. Le monde est-il autre chose que le regard de l’homme ?
Notes
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David Le Breton, professeur de sociologie à l’université Marc Bloch, Strasbourg. Auteur notamment de Passions du risque (Métailié), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (puf), La peau et la trace. Sur les blessures de soi (Métailié).
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J.-M. Brohm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses universitaires, 1992 ; L. J. D. Wacquant, « The social logic of boxing in black Chicago : toward a sociology of pugilism », Sociology of Sport Journal, n° 9, 1992 ; Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000 ; M. Travert, L’envers du stade. Le football, la cité et l’école, Paris, L’Harmattan, 2003. Au moment où j’achève cet article, je lis par exemple dans Libération (5 mars 2003) qu’un match de football se déroulait entre deux équipes de jeunes de Cachan. À la fin du match, l’un des joueurs a été violemment passé à tabac par deux joueurs de l’équipe adverse. La victime avait eu le tort d’être l’auteur du but qui a marqué la défaite de l’équipe des deux agresseurs.
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R. Rosenthal, L. Jacobson, Pygmalion à l’école, Paris, Casterman, 1971.
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F. Courtine, « Performance et marginalité. Les activités sportives comme médiation sociale et éducative », Sauvegarde de l’enfance, n° 1-2, 1993.
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Je reprends ici des analyses développées dans mon ouvrage Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (puf). Voir également François Chobeaux, « Les applications socio-éducatives et thérapeutiques de l’escalade », in C. Dupuy (dir.), Escalade, Actio, 1991, p. 307-311 ; « Activités physiques de plein air à risques et insertion sociale », Prévenir, n° 24, 1993, p. 65-72. F. Chobeaux (éd.), Escalades, Paris, cemea, 1994.
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[5]
Sur le jeu métaphorique avec la mort, la quête éperdue d’un contenant, je renvoie à David Le Breton, Passions du risque, Métailié, 2000 ; Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, puf, 2002.