Empan 2003/2 no50

Couverture de EMPA_050

Article de revue

« Intérieur-extérieur, Toulouse-Faourette le CMP éclaté »

Pages 128 à 130

1 Sur le tableau d’affichage en haut à droite, au-dessus des offres d’emploi et des notes de service, une feuille défraîchie informait des codes d’alerte sonore, sans précision sur les conduites à tenir. Les angoisses d’étouffement, d’intrusion, trouvaient une expression quotidienne par la présence des bus dans l’entrepôt contigu à notre service. Le moteur tournant au ralenti, le bus se préparait à faire corps avec le chauffeur.

2 Le 21 septembre 2001 à 10 h 17 s’est produit dans ma tête un événement qui s’est imposé à moi. Une fraction de temps a échappé à ma perception. Du bruit, je ne me rappelle que le craquement des poutres. Il y eut rupture matérielle du monde dans lequel j’étais. Mon abri professionnel, constitué de repères et de supports à ma fonction, est devenu une ruine. L’enfant de la séance de 10 h 15, a disparu sous la laine de verre. L’action s’imposait à moi, ce monde était perdu, menaçant encore, pourquoi et comment ? J’étais au centre du désastre, ses limites je croyais les saisir, en sortir. Ça devait arriver, avec les avions qui passent si bas au-dessus de nous avant d’atterrir, et l’essence de tous ces bus. Sortir des limites de l’horreur, fuir pour croire en la vie. Mais j’étais pris dans quelque chose d’énorme dont la trouée béante dépassait une seconde de perception, je pouvais m’y déplacer, mon cœur suffoqua.

3 Sortant des décombres, franchissant l’embrasure d’entrée, je reçois une pluie de granulés et de poussière qui m’agresse, gêne ma respiration et ma vue. M’abritant sous un porche d’immeuble, me sentant à l’abri, je tente de me recadrer avec la réalité. Je contacte mon fantasme de rapt, je suis pris, je n’ai rien à faire là avec cet enfant. Je tente de me justifier de mes propres tourments, sincèrement inquiet du regard des autres.

4 Une partie de moi tente de se rattacher à ce qui aurait été convenable de faire, elle s’obstine à vouloir vivre avec cette autre réalité qui a disparu. Je quitte les lieux par le périphérique contournant la zone principale de déploiement de l’onde de choc, sa traînée, ses conséquences. Malgré la menace de la pollution chimique, j’ai commencé à me rétablir en me faisant soigner et en témoignant des faits à mon employeur.

5 Le soir, à l’heure d’oublier le monde pour entrer en moi dans le sommeil, j’ai été souillé de visions de destruction. Chacun avait vu le désastre à sa porte. À 4 kilomètres du lieu de l’explosion, les grandes vitres sont tombées suggérant des causes malveillantes. À 23 heures, je suis allé au centre ville, je fus rassuré de le trouver calme et intègre. Place du Capitole, les portes monumentales étaient fermées et gardées par des crs, les médias nous avaient informés de la mise en place d’une cellule psychologique en ce lieu. J’ai tenté une approche de la porte ne sachant comment me situer : offreur ou demandeur de soin. Face aux crs, ma demande devait être claire, ma confusion de soignant-soigné ne pouvait m’ouvrir la porte. Je repartis, saisi par le décalage entre le traitement de l’urgence sur le lieu de la catastrophe et ce qu’il en est représenté.

6 Parler, dire sa plainte, redilater le temps, la perspective. En déverser un peu dans ma séance de thérapie, l’articuler avec des terreurs et des effondrements psychiques anciens. À qui adresser cette plainte, qui est disponible à l’entendre ? Tout le monde y allait de ses propres angoisses dans ce qu’il avait vécu et imaginé, chacun voulait se raconter au centre de l’événement. Par bribes, la pelote se dévide, le bain sonore masse mon corps raidi. Un tissu conjonctif se fait pour être au contact et se séparer des autres, des autres corps.

7 Je me suis forgé un récit pour raconter d’un seul fil l’histoire de la plainte qui tombe toujours à côté. Dialogues : « J’ai reçu une tuile sur la tête » – « Oui, oui, c’est une tuile pour tout le monde » – « En fait, c’est plutôt deux, une sur la tête, l’autre sur l’épaule. » Cette précision semble faire mesquin ; « le toit est tombé », ça fait mégalo mais plus vraisemblable.

8 Entre métonymie et métaphore, il est difficile de témoigner. Il y a dans la plainte, la recherche sur le visage de l’autre d’une émotion que l’on ne peut fixer en soi. Si l’interlocuteur, prenant au pied de la lettre la demande, est affligé, le pitoyable saute au visage de la victime, l’isolant dans son deuil. L’humour teinté de maladresse qui nous tire d’embarras sans nous tirer d’affaire fait office de rebond pour sortir de l’affliction et de la sidération. « Vous n’avez plus de local, vous allez être en chômage technique. »

9 L’énonciation des ressentis et des faits vécus par chacun dans des groupes structurés à cette fin, a permis de sortir de la terreur suscitée par l’événement, ainsi que l’écriture et l’information faite par les médias. Ces décours subjectifs, personnels, consécutifs à une cause commune et unique ont trouvé des niches dans la plainte et la réparation collective. Tous étaient autorisés à parler de soi sans avoir à revendiquer une attention particulière. Les angoisses justifiées par l’explosion pouvaient se dire sans crainte d’effondrement aux yeux des autres, le soin psychologique était devenu une denrée de première nécessité largement disponible et consommée. Quel est l’avenir d’une telle approche s’agissant d’un nombre important de personne référée à une même cause ?

10 Ce fut une époque de confusion, nos corps se touchaient, ils ne nous appartenaient plus, ils avaient reçu un rappel à l’ordre biologique. Nous étions proches fraternellement mais orphelins d’une intimité, d’un ordre symbolique qui nous relie, nous sépare et nous protège. Les enfants n’étaient plus à l’abri de la filiation, de la succession des générations ; tous âges pouvaient être un âge pour mourir. Les adultes, la science, nous n’en menions pas large devant nos enfants. Nos espaces alvéolaires personnel, familial, professionnel de quartier étaient traversés par la béance laissée par l’onde de choc.

11 Pendant quelques jours, j’ai réagi vivement aux égoïsmes irrespectueux du partage des espaces publics : des coureurs pressés de franchir une passerelle, des véhicules arrêtés sur le trottoir pour téléphoner. Je réclamais un peu de tranquillité dans un monde qui m’avait révélé aussi crûment sa contingence. Mon père idéal n’en finissait pas de mourir.

12 Le manque de locaux pour recevoir, la sidération des personnes, nous ont amenés à nous déplacer au domicile ou sur les lieux de convergence du traitement de l’urgence. La perte du cadre matériel, sa translation, ont renforcé l’aspect interpersonnel de la relation de soin. Cette reconnaissance accrue, ce lien, nous ont permis de trouver une place par d’autres moyens alors qu’une partie de l’institution s’était évaporée avec la destruction du cadre matériel.

13 Lorsque le traitement de l’urgence a reflué, que les lieux de rencontres organisés sur les pelouses et les parkings ont diminué, les effusions de la vie se sont retranchés dans chaque foyer. Alors la compassion a coexisté avec le dégoût, la répulsion à l’égard de cette destructivité, de ces quartiers effondrés, abîmés. Les feuilles d’automne ne scandaient plus le temps et les promesses de fêtes de Noël et de printemps mais accentuaient le sentiment de destruction, d’inanition. La vie, les vies blessées se retranchaient dans leur appartement retrouvant leur intimité, leur autonomie en dépit du cadre matériel abîmé. La reprise de distance s’est accompagnée de sentiment de culpabilité, d’abandon, d’imposture et de crainte à l’égard de ce quartier qui n’était pas le mien.

14 Ce désastre n’a pas produit chez moi une douleur morale tels que de précédents déboires familiaux et professionnels noircissant le passé et l’avenir. Pour l’explosion, malgré l’enchaînement de défaillances que je peux entrevoir comme étant à l’origine de la catastrophe, il n’y a pas eu de vécu persécutoire, ni rumination. La contingence du monde s’impose. Cette épreuve de réalité arase le fantasme d’un protecteur tout puissant et incite à vivre le présent en responsabilité. Dans le cours de ma vie cet événement a accéléré l’approche de la désillusion, ternissant mon humeur et ma projection dans l’avenir. Dans les quelques jours qui ont suivi le traumatisme, j’ai vécu un sentiment de prise d’autonomie psychique accompagnée de la jubilation calme d’être vivant.

15 Les procédures d’indemnisation permettent de se faire connaître des responsables par le recours, de la population par les statistiques, cela facilite le recadrage dans la civilisation en tant que système réciproque et mutuel de droit et devoir. C’est une étape pour se dégager de l’événement et retrouver dans la société des valeurs de respect et un sentiment de sécurité.

16 Sur le plan professionnel, une démarche méthodique, systématique, d’aller au devant des familles connues du service, nous a permis de tenir notre cap d’équipe de soin, de participer au colmatage et de maintenir le lien avec chaque famille. Nous avons constaté le bienfait d’amener les enfants aux confins des conséquences du désastre pour qu’ils en ressentent les limites et envisagent la reconstruction. Le contact et le soin à des animaux dans une ferme ont eu des effets apaisants. Les enfants nous ont posé leurs questions sous couvert d’écrits anonymes ou de dessins. Beaucoup ont vécu un épisode régressif, neuf mois après, la plupart semble avoir rebondi. Pour les autres, ceux avec qui nous n’avons pas été en contact, il est difficile de présumer de leur état.

17 La prise de distance avec la perception de la catastrophe par les effets du temps, de la réparation matérielle, du changement de personnel va ramener à chacun sa part de traumatisme qui nous sera révélé par les plus fragiles.

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