Notes
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Christophe Aguiton, membre du bureau de l’association attac.
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Collectif antifasciste qui se mobilise contre Le Pen.
1 Les énormes manifestations qui se sont déroulées dans le monde entier le 15 février 2003 contre la guerre en Irak sont une preuve de plus – pour ceux qui en douteraient – du regain d'activité des mouvements sociaux et militants. Plusieurs éléments permettent de penser que nous sommes entrés dans une phase mondiale de radicalisation comparable dans son ampleur, même si le contexte est totalement différent, à celle que le monde a connu dans les années 1960/1970.
2 Le caractère international de cette radicalisation en est la première caractéristique. La première mondialisation du capitalisme, de 1850 à 1880, avait facilité l'internationalisation du mouvement ouvrier émergent, avec, en 1864, la création de l'Association internationale des travailleurs, l'Internationale de Marx et de Bakounine, les expositions universelles étant des occasions de rencontre entre militants syndicaux de toute l'Europe. La mondialisation actuelle est à l'origine de mouvements de contestation radicale qui se développent dans le monde entier, et en particulier dans les pays les plus affectés par la mondialisation capitaliste, des mouvements qui se construisent d'emblée sur le plan international. Au-delà de leurs différences nationales et continentales, les mouvements sont entrés dans une dynamique de renforcements mutuels, l'appartenance à un « mouvement mondial » qui se développe de Seattle à Buenos Aires et de Florence à Porto Alegre étant vécue comme un atout important dans la constitution d'un rapport de force, y compris sur le plan national.
3 Une des caractéristiques de ces mouvements est leur capacité à intégrer de nouvelles questions politiques. Concentrés, dans une première étape, sur la dénonciation globale de la mondialisation, et en particulier des institutions qui la mettaient en œuvre, Fonds monétaire international, Banque mondiale et Organisation mondiale du commerce (omc), les mouvements se sont très vite et aisément élargis aux questions sociales et environnementales qui étaient à la base du rejet de la mondialisation libérale : ainsi, attac (Association pour une taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens), en France, a été très présente dans la constitution des comités « marée noire » après le naufrage de l'Erika et dans la campagne contre Danone après les annonces de fermeture des biscuiteries Lu. Moins évidente était la réaction aux guerres qui se sont multipliées depuis les attentats du 11 septembre 2001. Mais là aussi, très vite, les mouvements ont su intégrer la lutte contre la guerre et le militarisme, et faire la jonction avec les mouvements pour la paix, héritiers des mouvements des années 1980, et actifs, dans certains pays, en solidarité avec les Balkans ou la Palestine.
4 Le dernier élément, et peut-être le plus important, est l'élargissement de ces mouvements tant sur le plan numérique : des centaines de milliers, voire des millions de personnes participent aux forums sociaux et aux manifestations organisées à ces occasions, tant sur le plan social que militant. Lors des manifestations de Seattle, en novembre 1999, ou de Prague, en septembre 2000, une part importante des manifestants était composée de jeunes venant souvent de bonnes universités. C'était, d'ailleurs, un indice de la profondeur d'un mouvement qui n'était pas seulement l'expression de la résistance de secteurs victimes de la mondialisation et du néolibéralisme, mais également le signe d'une profonde crise interne au système qui amène, comme dans les années 1960/1970, une partie significative de la jeunesse étudiante à le remettre en cause de manière radicale. Mais, très vite – la manifestation de Gênes, en juillet 2001, en est le point tournant –, le mouvement s'est élargi et, aujourd'hui, les mouvements paysans, les mouvements de femmes, l'ensemble du mouvement syndical et la majorité des ong sont peu ou prou impliqués dans un processus dont les forums sociaux sont les moments de rassemblement les plus larges. Alors que, dans les années 1950/1970, la majorité du syndicalisme, puissant sur le plan numérique mais marqué par ses victoires graduelles dans les années d'après guerre, s'opposait à la montée d'un mouvement de contestation qui remettait en cause la « société de consommation », aujourd'hui, le mouvement ouvrier, affaibli dans les années 1980, s'intègre à des alliances rendues nécessaires par l'évolution même du capitalisme et participe à ce processus malgré les divergences qui subsistent entre ses différentes composantes.
5 Cette nouvelle phase de mobilisation marque, à l'évidence, une rupture très nette avec les années 1980 et le début des années 1990, années marquées par le recul des luttes, l'affaiblissement des syndicats et la domination du libéralisme dans les discours et l'idéologie. Mais si les mouvements qui ont émergé après Seattle sont animés par des structures militantes tout à fait nouvelles, les éléments de continuité et les héritages existent et méritent d'être soulignés.
6 Il faut tout d'abord rappeler que Seattle ne peut s'expliquer que parce que des mobilisations s'étaient construites dans la période précédente, au moins dans un certain nombre de pays. C'est à l'évidence le cas aux États-Unis où une reprise des luttes a pu être observée dès le début des années 1990, avec l'émergence d'un mouvement important dans les universités centré, en particulier, sur les campagnes contre les « sweatshops », les ateliers de la sueur où des ouvriers surexploités, aux États-Unis mais surtout dans les pays du Sud, fabriquent les vêtements à la mode dans la jeunesse, mais aussi avec un renouveau syndical perceptible dès le début de la décennie. On pourrait aussi détailler l'exemple français, où un renouveau associatif et syndical important a eu lieu en même temps que les luttes et les grèves se développaient, ou parler de la Corée et de l'émergence de la kctu, le syndicat radical qui a organisé les grandes grèves contre la dictature et pour les droits des salariés. Ces luttes des années 1990 se sont développées dans un cadre national, mais elles possédaient beaucoup des traits que l'on retrouvera dans le « mouvement des mouvements » qui a émergé sur le plan international après Seattle. Des alliances nouvelles se sont créées, basée sur la mise en réseau et le fonctionnement au consensus : entre syndicats et mouvements étudiants pour lutter contre des firmes capitalistes qui, comme Nike, sous-traitaient toute leur production ; entre intellectuels, salariés et chômeurs pour créer, comme dans l'exemple d'ac ! Agir ensemble contre le chômage, un mouvement d'opinion et de mobilisation pour les droits des chômeurs et des personnes en situation d'exclusion ; entre paysans, associations et consommateurs, comme dans la campagne contre les ogm lancée par la Confédération paysanne puis reprise par de nombreux mouvements comme attac. L'engagement militant a, en parallèle, changé de forme : au lieu de la fidélité à son parti ou son syndicat, les nouveaux militants passeront sans aucun problème d'un cortège de Ras le Front [1] à celui de Droit au logement. Les formes d'action, enfin, ont fait preuve d'une nouvelle radicalité : occupations illégales d'immeubles, occupations de locaux de l'assedic ou « invitations » dans les grands restaurants pendant le mouvement des chômeurs ; ces formes d'action sauront combiner non-violence et action directe, comme le feront, quelques années plus tard, les jeunes du Direct Action Network qui, à Seattle, bloqueront la conférence de l'omc en s'allongeant par terre pour arrêter la circulation… Pour finir la liste des mouvements qui ont précédé Seattle, il faut mettre l'accent sur l'insurrection zapatiste, qui a été l'événement précurseur de ce mouvement mondial en combinant l'ancrage dans les réalités les plus concrètes et locales, la défense des Indiens du Chiapas et l'appel universel à la révolte contre le néolibéralisme, appel qui s'est concrétisé dans la rencontre « intergalactique » de la forêt de Lacandone pendant l'été 1996, que l'on pourrait considérer comme le premier rassemblement opposé à la mondialisation libérale.
7 Dans les années 1980, la montée des ong a coïncidé avec le recul généralisé des mouvements sociaux. Cette nouvelle forme d'engagement basé sur l'action concrète, considérée comme moins idéologique et plus efficace, a connu son apogée pour le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, en 1992. Si, aujourd'hui, l'engagement militant choisit des voies plus radicales en rejetant plus globalement le système, on y retrouvera des formes d'actions héritées de l'expérience des ong, comme l'utilisation des médias grand public ou la capacité de lier en permanence les problèmes des pays du Nord et ceux des pays du Sud.
8 En remontant plus avant encore, on peut retrouver dans les mobilisations actuelles des thématiques et des formes d'action héritées de l'après-1968 : la problématique écologiste, la montée d'un sentiment libertaire et anti-autoritaire, la critique des médias et la volonté de produire et diffuser une information alternative, etc. De même, quand on s'arrête sur les formes d'organisation des mouvements d'aujourd'hui, fondées sur l'horizontalité, sans hiérarchie et fonctionnant au consensus, on retrouve l'héritage du féminisme des années 1970, qui expérimenta ce fonctionnement en rupture avec les organisations politiques et syndicales de l'époque, beaucoup plus centralisées.
9 Cet article n'a fait que présenter très succinctement quelques fils conducteurs et éléments de continuité. Il faudrait pouvoir affiner l'analyse, y compris pour mieux comprendre les éléments de rupture et les bouleversements dans les formes d'organisation et les perspective de ces mouvements. La modification radicale du contexte international et la difficulté de penser les alternatives au capitalisme sont, en général, prises en compte dans l'analyse. Les correspondances de formes entre l'évolution du capitalisme et l'évolution des mouvements sociaux, basées sur les réseaux et le fonctionnement au consensus, commencent à être étudiées, même si c'est à une moindre échelle. En revanche, l'analyse des logiques internes aux mouvements populaires et aux mouvements sociaux dans leur tentative d'élaborer des stratégies de rupture avec le système – en bref, comment assurer à la fois une fonction de défense des exploités et des opprimés et penser les outils de l'auto-émancipation – n'est que peu étudiée. À un moment où les luttes ne se limitent plus à la défensive, cela pourrait pourtant être une des pistes de compréhension des ruptures et des innovations.
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Christophe Aguiton, membre du bureau de l’association attac.
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Collectif antifasciste qui se mobilise contre Le Pen.