1 Le désengagement est un thème souvent évoqué par les organisations sociales et politiques. Si l’engagement dans la durée subit une certaine désaffection, d’autres formes de militantisme sont cependant apparues, plus ponctuelles, plus circonscrites, entretenant donc un autre rapport au politique. Le mouvement féministe participe-t-il de cette tendance et en quoi s’en distingue-t-il ?
2 À travers ce dernier, des femmes ont contesté l’ordre établi, dénoncé les formes d’oppression dont elles étaient victimes, et elles ont conquis des droits. Pourtant, tout n’est pas acquis. Alors ? Pourquoi sommes-nous insuffisamment nombreuses aujourd’hui ? Pourquoi la transmission se fait-elle difficilement auprès de la jeune génération ? Quelle relève ?
Comment est perçu le féminisme par la ou les jeunes générations ?
3 Le mouvement féministe, dans ses objectifs et ses visées d’ensemble (nouveau décryptage de la société, mise en question du politique…), est plutôt mal connu. Ce qui s’est transmis, ce sont les résultats des luttes, c’est-à-dire les acquis (avortement, contraception, droit au travail…). Mais le mouvement est perçu comme daté : on reconnaît son utilité passée, même si certaines se disent « féministes dans leur tête » ; elles ne le proclament pas, parce que « c’est mal vu », même si d’autres reconnaissent que des inégalités subsistent.
4 Pourquoi cette distance à l’égard du féminisme ? Ce qui est pointé avec un index accusateur, c’est, dit-on, son aspect excessif. Être féministe, c’est toujours être trop féministe, sans que soit analysé en quoi consiste ce « trop » et par rapport à quel référent. Les excès semblent plutôt concerner les méthodes, les façons d’agir ; bref, c’est plutôt l’image de la féministe ravageuse telle qu’elle a été transmise par toutes les manifestations d’antiféminisme véhiculées par la société qui reste prépondérante. La féministe rejoint ainsi dans l’inconscient collectif toutes ces femmes dangereuses : les tricoteuses, les pétroleuses. D’autre part, même s’il est reconnu que l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas atteinte, apparaissent des divergences d’opinion face à ce constat. Les unes affichent une belle indépendance personnelle et se présentent comme le modèle de la « self made woman » – typiquement patriarco-libérale. Qui n’a pas entendu cette phrase : « Personnellement, je n’ai jamais rencontré de difficultés ». D’autres se situent dans une perspective de rattrapage des femmes : elles prônent « le changement des mentalités » et font confiance à la mixité, sans que soit remis en cause le fondement hiérarchique de la société. D’autres encore se débattent dans de telles difficultés qu’elles sont phagocytées par le quotidien ; le présent oblitère le passé et ferme l’avenir. Ces remarques nécessiteraient un plus long développement afin de mieux prendre en compte les différences de sexe et de situations sociales. Les jeunes femmes issues de l’immigration doivent faire face à des oppressions qui se cumulent : opprimées « socialement par une société qui les enferme dans les ghettos où s’accumulent misère et exclusion. Étouffées par le machisme des hommes de leurs quartiers qui, au nom de la “tradition”, nient leurs droits les plus élémentaires » (extrait du Manifeste de revendications des femmes de quartier, 2001).
Évolution du féminisme : une transmission difficile
5 Le mouvement féministe, qui n’est pas une doctrine totalisante, a évolué selon les moments, l’état de la société, rencontrant tantôt des échos favorables, tantôt des freins, des coups d’arrêt. Son évolution a-t-elle été un des facteurs de son rejet ou des distances prises à son égard ?
6 Une des caractéristiques du mouvement féministe des années 1970, c’est sa volonté de rupture : « Libération des femmes, année zéro ». Manifester sa radicalité, c’était vouloir extirper toutes les racines, rejeter toute filiation, même celle des féministes du xixe et du xxe siècle. Puis, progressivement, nous découvrions Olympe de Gouges, Flora Tristan, Hubertine Auclert…, découverte qui nous gonflait de joie et accroissait nos forces. Nous nous inscrivions dans une filiation que nous avions choisie, le présent éclairait le passé et celui-ci était propulsé dans le présent… Les années passent, sous la pression des luttes, l’État légifère (loi sur la contraception et l’ivg, sur l’égalité professionnelle, sur la reconnaissance du viol comme crime…), un secrétariat d'État à la Condition féminine est créé, puis un ministère des Droits des femmes. Le mouvement a du mal à se forger une identité depuis la loi sur l’ivg. L’institutionnalisation des principales revendications féministes persuade le Français moyen et la Française moyenne que tout ou presque est acquis et que la lutte n’a plus de raison d’être. Ainsi, les lois votées, tout en constituant une avancée, contribuent aussi à marquer un temps d’arrêt. Vous avez des droits, que voulez-vous de plus ? Or, pendant ce temps, toutes les questions relatives à l’application de ces droits se trouvent ainsi mises de côté. Une autre avancée du féminisme, c’est sa ramification dans le tissu social (des jeunes femmes s’affirment comme sujet social dans leur vie quotidienne et ne ressentent pas la nécessité de militer).
7 La société a absorbé un certain nombre de revendications des féministes, qui devenaient des « faits de société », mais dans certaines limites. Dès lors, le mouvement féministe ne risquait-il pas d’être dissout, de se dissoudre, de perdre son énergie créatrice, sa force déstabilisatrice, son pouvoir d’entraînement ? Certes, il n’est pas mort, mais sa progressive atomisation, liée en partie aux difficultés de faire face à l’accroissement des interventions (lutte contre les différentes formes de violences, dénonciation des politiques familiales…), l’empêche d’être perçu comme une force unifiante susceptible d’appréhender les questions dans leur aspect immédiat ou structurel, transversal ou global. Bien plus, dans la crise générale du politique, il semble perçu comme une vieille idéologie, alors que la question de l’oppression des sexes est un des éléments fondamentaux pour penser le changement social.
8 Cette distance prise à l’égard des mouvements féministes s’explique aussi par d’autres facteurs. La mixité scolaire conforte les filles dans l’idée d’avoir grandi dans l’égalité. De plus, leur réussite scolaire les empêche de prendre conscience de la discrimination qui viendra plus tard, quand elles accéderont au marché du travail (inégalités professionnelles) et quand elles auront des enfants, puisque ce sont elles qui en auront essentiellement la charge. Mais, dans un contexte économique difficile (chômage, temps partiel contraint) et de remise en cause de droits acquis (ivg), la lutte pour l’égalité n’est plus une priorité, d’autant plus que, dans ce domaine, les syndicats manquent singulièrement de combativité.
Une transmission toujours active : l’antiféminisme
9 « L’histoire de l’opposition des hommes à l’émancipation des femmes est plus intéressante peut-être que l’histoire de cette émancipation elle-même », écrivait Virginia Woolf. Comment les institutions – l’école, les médias – transmettent-elles ou occultent-elles l’histoire des femmes politiques, les luttes de celles qui ont voulu toucher à l’hégémonie de l’énonciation masculine ? L’école qui, d’un côté, a permis l’égalisation des chances entre les filles et les garçons, reste en partie prisonnière de stéréotypes prégnants. Ainsi, dans un ouvrage récent, L’histoire des femmes publiques contée aux enfants (2001), Françoise et Claude Lelièvre ont passé au crible trente manuels de l’enseignement élémentaire parus entre 1900 et 1997 pour comprendre l’ostracisme que subit la femme publique dans la représentation nationale. Édifiant constat : nous n’avons eu que de « mauvaises reines », sauf Blanche de Castille, tenue pour la mère exemplaire d’un saint roi ! L’héroïsme est reconnu aux seules vierges et martyres (de Blandine à… Louise Michel). Bref, quand les femmes se mêlent de politique, cela conduit le bon peuple à la misère ! Dans les manuels d’histoire du secondaire, il a fallu attendre les années 1990 pour que soit indiqué clairement que le suffrage universel, en 1848, était un suffrage masculin. Quant au mouvement féministe du xixe et du xxe siècle, il est quasi invisible, alors que des savoirs existent. Alors, à quel personnage historique les filles voudraient-elles ressembler ?
10 En dépit de violentes attaques dans la presse, le mouvement féministe a rencontré une certaine sympathie jusqu’en 1980 environ. Puis le phénomène des « nouveaux pères », largement amplifié par les médias, a fait croire que lesdits pères, hommes de bonne volonté, seraient lésés par le féminisme. À leur tour, les femmes seraient devenues les victimes des féministes, qui les auraient imprudemment lancées dans le monde du travail ! Toutes ces affirmations n’empêchent pas la presse d’annoncer à intervalles assez réguliers la mort du féminisme. Le féminisme ou la chronique d’une mort annoncée. Tous ces silences, toutes ces désinformations, tous ces textes hétérogènes, ces théories sans lendemain sont pourtant des chausse-trapes sur le chemin qui conduit au féminisme.
11 Comment conclure ? Il est assez difficile de mesurer les effets et les conséquences du mouvement féministe sur les jeunes générations, qui expriment plutôt une conception du « féminisme, oui mais… ». Cette distance s’explique en partie par leur manque d’information. D’autre part, le mouvement féministe se caractérise par son refus de la hiérarchie, ce qui l’oppose à un monde nettement hiérarchisé. Il n’est pas figé, il change, car il doit faire face à l’imprévisible, aux reculs, aux régressions, aux blocages… Bref, il faut sans cesse réinventer. Il en résulte que nous n’avons pas une doctrine immuable à transmettre : notre discours est lié à notre action, il en est transformé et il la transforme. Comme l’écrit Marcelle Marini, « Quand je dis : “je suis féministe”, je ne me demande certes pas comment ça doit se pratiquer et se théoriser, pas même seulement : “comment ça se pratique et se théorise ?” mais, inséparablement : “comment ça se vit ou n’arrive pas à se vivre, se désire, se refuse, se souffre, s’imagine, se dit, ne parvient pas à se dire, s’invente, etc., au fil des jours et des expériences des unes et des autres” » (Stratégies des femmes, éditions Tierce, 1984). Cette prise de conscience personnelle qui est à l’origine du féminisme a trouvé sa dynamique comme mouvement dans la solidarité face aux multiples vécus des oppressions patriarcales. C’est à chaque génération de définir ce qui lui apparaît comme l’intolérable qui, en cristallisant le malaise, débouchera sur une force collective pour conduire à une émancipation et une libération qui restent à conquérir.
12 Il est difficile de prévoir quelle sera la relève, comment, pourquoi et dans quel contexte elle se fera. Néanmoins, le mouvement féministe, qui est tantôt une rivière souterraine, tantôt un torrent bondissant, qui diminue ou s’amplifie selon les conjonctures économique, politique et sociale, pourrait bien resurgir grâce à une transnationalisation des revendications féministes : en l’an 2000, pour la première fois dans l’histoire, des milliers de femmes se sont retrouvées dans la Marche mondiale, remettant en cause le patriarcat et la mondialisation du capitalisme néolibéral. Sommes-nous encore dans la préhistoire d’un futur possible ? Ou à l’avant-veille ?
13 Virginia Woolf