1 Dans les histoires que l’on racontait autrefois, dès qu’une naissance était annoncée, les parents conviaient autour du berceau tout le ban et l’arrière-ban des fées, fées bienveillantes ou fées Carabosse. Il valait mieux n’en point oublier. Celle qu’on avait, sciemment ou non, laissée de côté, surgissait de derrière une tenture, pour une prédiction généralement sinistre. Il était nécessaire qu’une bonne marraine puisse formuler un dernier voeu, pour atténuer le maléfice, éviter ainsi le fatal enchaînement annoncé.
2 On ne raconte plus ce genre d’histoires qui paraissent désuètes ou inquiétantes. Et même les anges gardiens, qui devaient veiller sur nous, ne hantent guère que quelques livres et les films de Wim Wenders. Cela me paraît extrêmement dommageable. Pas seulement à cause de la poésie et du rêve mais parce qu’elles étaient porteuses de vérités essentielles, difficiles à formuler autrement. Les mots d’aujourd’hui ne peuvent rendre compte aux yeux et aux oreilles des enfants de la complexité de la situation provoquée par une naissance, ni de la diversité des sentiments ainsi éveillés. Les contes disaient l’importance de l’environnement, le pouvoir des prédictions, leur influence sur le destin d’une vie entière. Ils disaient aussi que les sentiments les plus divers, c’est-à-dire les plus extrêmes, amour/haine, accueil/rejet, sont toujours présents au chevet du nouveau-né. Se passer des services des fées et des sorcières nous laisse avec une imagerie appauvrie, faite seulement de bons sentiments pour beaucoup bien conventionnels.
3 L’entourage familial, le rituel entourant la naissance à la maison ou le retour de la maternité avec l’accompagnement de la grand-mère maternelle, s’efface aussi et laisse donc la mère et son nouveau-né dans un face-à-face, avec peu ou pas du tout de soutien ou de médiateurs. Réfléchissons sur ce qui est en jeu dans ce face-à-face entre une mère et son bébé. Il est difficile d’imaginer quel peut être le fonctionnement « intérieur » d’un bébé. On a du mal à penser qu’il soit déjà très complexe. On reste très perplexe, par exemple, sans vraiment comprendre, en voyant un bébé, que sa mère a laissé quelques jours, dès trois mois, détourner obstinément la tête, refuser de rencontrer son regard. « L’enfant, écrit A. Green, est sans défense, ou mieux, il n’est que défense. Incapable, de par sa condition, de modifier la réalité qui l’entoure. Il n’a d’autre ressource que de modifier sa réalité psychique en y installant des défenses… qui peuvent gravement le mutiler. » Les travaux de Françoise Dolto ont tenté de nous familiariser avec cette précocité, cette très précoce vulnérabilité. Mais, il y a, semble-t-il, de la résistance à l’entendre. Actuellement, les recherches sur l’observation des bébés travaillent en ce sens. Les actes du congrès de 1994 ont paru sous le beau titre Les liens d’émerveillement (érès, 1995).
4 Mais avant d’en arriver à « l’émerveillement », reprenons quelques considérations faites dans Empan, il y a deux ans, à propos du deuil et de la solitude.
5 De tout ce qui précède, résulte le silence fait sur les sentiments, fugitifs peut être, mais très prégnants, qui surgissent, telle la fée oubliée, à la naissance du premier enfant. Pour qui l’a vécu, il est difficile d’oublier le saisissement qui est celui d’une jeune mère devant son premier né. Saisissement de découvrir que cet enfant est un inconnu, un étranger, il ne ressemble en rien à ce qu’elle a imaginé, il semble venir d’ailleurs – il annonce ainsi une trajectoire indépendante. Devant cette soudaine présence, hors du corps maternel, c’est-à-dire exposée désormais à tous les dangers, s’impose à elle avec une évidence imparable que c’en est fini à jamais d’une égoïste tranquillité : elle aura toujours, en elle, la préoccupation de cet autre. Et, pour l’instant, ils devront faire, lier connaissance. Cela surgit, étonne, peut disparaître aussi, rapidement, recouvert par tous les autres sentiments, mais, que ce soit oublié, esquivé, dénié, cela n’en existe pas moins et ne peut vraiment rester muet. D’être mise de côté, cette vérité peut réapparaître d’autant plus redoutable.
6 Cet instant de la naissance est une révélation privilégiée donnée à la mère. Là se trouve condensé tout le sens profond de l’humain, c’est-à-dire l’existence séparée, singulière, de chacun, en même temps que cette ouverture, cette curiosité insatiable pour cet autre, semblable et différent, par essence fraternel et qu’on aura toujours à mieux connaître. Nous pouvons rendre grâce à Freud puis Winnicott d’avoir reconnu comme général et nécessaire, ce qu’ils ont appelé « le mouvement de haïr ». Freud, dans Pulsions et destin des pulsions écrit « das Hassen », c’est-à-dire l’infinitif du verbe haïr, précédé d’un article. Il désigne ainsi un mouvement. Or, cela est toujours malencontreusement traduit par « la haine », qui est un substantif, abstrait, statique, définitif (cf. Freud et la langue allemande : Quand Freud voit la mer de G.-A. Goldschmidt). « L’aimer et le haïr, écrit Freud, ne sont pas dans une relation simple, ils ont des origines diverses. Le haïr est bien antérieur. Ce mouvement consiste à rejeter hors de soi tout ce qui apporte du déplaisir et vient déranger le narcissisme tranquille. » Je cite : « Le moi hait, exècre, persécute tous les objets qui sont source de sensations de déplaisir. Les prototypes véritables de la relation de haine sont issus de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation. » Autrement dit, ce mouvement de « rejet » participe à la construction de la personne. Il permet de faire la distinction entre le dedans, le dehors, il est donc un facteur du développement. Étant donné l’importance de ce mouvement différenciateur, on peut comprendre la complexité, l’ambivalence des sentiments qui y sont associés.
7 Ce mouvement rejet/différenciation, il faut l’avoir présent à l’esprit lorsqu’on aborde le texte de Winnicott « La haine dans le contre-transfert ». Winnicott développe les idées de Freud et déclare sans ambages : « J’émets l’hypothèse que la mère hait le petit enfant, avant que le petit enfant ne puisse haïr la mère et avant qu’il puisse savoir que sa mère le hait. » Il énumère toutes les raisons justifiant son hypothèse, puis écrit : « Il faut qu’elle puisse tolérer de haïr sans rien y faire ; peut-être est-elle aidée par certaines chansons enfantines qu’elle chante : “Bateau, batelier en haut de l’arbre quand le vent soufflera le berceau bercera, la branche cassera, le berceau tombera et boum le bébé”. » Citant le cas d’un enfant fugueur dont il s’est occupé, Winnicott dit : « Cet enfant fugue pour protéger sa mère de sa violence. Il cherche, hors de chez lui, à mettre son environnement à l’épreuve, s’assurer que ses éducateurs sont capables de “le haïr objectivement”. Il lui faut haine pour haine. » « Il ne pourra se croire aimé qu’après avoir été haï », c’est-à-dire après avoir été considéré comme extérieur, étranger, intègre. Ce qu’il cherche, ce n’est pas une image de gendarme, mais il veut éprouver la fiabilité de l’autre, ses limites, donc les siennes propres. Il pourra alors exprimer tout ce qui l’habite, sans que quiconque soit endommagé, détruit. Après cela, il pourra, peut-être, se sentir exister par lui-même.
8 Dans nombre de récits, par exemple bibliques, se trouve soulignée cette nécessité de séparation, avec le tranchant du « glaive » ou du jugement. Le plus célèbre, le jugement de Salomon, qui se propose de « trancher » au sens propre, dans le conflit entre deux mères, en coupant l’enfant en deux, pour ensuite désigner comme la vraie mère celle qui a accepté de se séparer pour laisser l’enfant exister, entier.
9 Si ce mouvement du « haïr » vient effectuer la délimitation nécessaire, entre l’enfant et le monde extérieur, entre l’enfant et la mère, s’il est en cela nécessaire et constructif, il souligne en même temps l’insupportable de toute limitation.
10 Nous avons donc, coexistant en nous, cette nécessité d’être délimité pour « être », mais aussi le sentiment intolérable d’être ainsi limité. Or, l’autre, l’étranger, l’inconnu, c’est ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne possédons pas, que nous ne pouvons ramener, réduire à nous-même, c’est donc la preuve flagrante que nous ne sommes pas tout, que quelque chose nous échappe. Et l’inconnu peut alors s’ouvrir devant nous, comme ces « espaces infinis » qu’évoque Pascal et devant lesquels nous sommes saisis de frayeur et de vertige. D’où ce mouvement, presque automatique, de recadrer bien vite, ramener à du familier. Ainsi, l’enfant, cet inconnu, ce tout nouveau, on va se presser de lui trouver des ressemblances, il sera le portrait « tout craché » de tel ancêtre, ou, puisque le prénom vient différencier chacun, on lui donnera le prénom du père ou du grand-père pour l’arrimer plus sûrement à ses ascendants. En bref, on tente de fermer la porte à l’appel d’air de l’inconnu – banaliser, s’approprier, parce qu’il est difficile de faire la « place » du nouveau.
11 Tout cela peut s’écrire en termes d’espace. Une mère, dite super-protectrice, n’aime pas « trop », elle aime « mal ». Elle « empiète » sur l’espace de son enfant, « clôture » l’horizon, ne supporte pas l’individuation et va ressentir comme intolérable le moindre mouvement qu’il fera pour échapper.
12 Un exemple, caricatural et terrible, d’individu étouffé, est présenté dans le livre intitulé Mars, de ce jeune auteur suisse de 30 ans, Fritz Zorn. Élevé, comme il le dit, dans « l’harmonie » dans une famille où l’on n’entend jamais dire « non ». Il dit n’avoir trouvé son salut que dans sa maladie, son cancer, qui l’amène à entreprendre une thérapie, à écrire. On lit ce livre dans l’attente anxieuse de ce qui pourrait être une libération, une révolte. Mais cette révolte n’aboutira pas. Zorn n’a pu resituer cette colère, ce mouvement du haïr dans le passé et le reconnaître et le revivre dans le présent, c’est-à-dire dans le transfert. Il n’a pu effectuer la séparation nécessaire pour se sentir exister vraiment. (F. Zorn est mort à 32 ans, juste avant la publication de son livre. Zorn est un pseudonyme qui signifie colère – Mars, bien sûr, le dieu de la guerre.) Voici quelques extraits. Le livre débute ainsi : « Je suis jeune, riche et cultivé et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive droite de Zürich, qu’on appelle aussi la rive dorée. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie […] Naturellement j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi, si l’on en juge d’après ce que je viens de dire d’une part c’est une maladie du corps, d’autre part c’est une maladie de l’âme. C’est une chance qu’elle se soit déclarée […] S’il faut que je me rappelle mon enfance, je dirai tout d’abord que j’ai grandi dans le meilleur des mondes possibles. D’après cette remarque, le lecteur intelligent comprendra tout de suite que l’affaire devait forcément mal tourner […] Dans ma jeunesse, tous les problèmes m’ont été épargnés. Ce q’on m’évitait, ce n’était pas la souffrance, mais les problèmes et par conséquent la capacité de les affronter […] Le thème le plus important de l’univers de ma jeunesse est sans aucun doute l’harmonie. J’ai grandi dans un monde si harmonieux que même le plus fieffé harmoniste en frémirait d’horreur. “Être en harmonie ou ne pas être” […] Je doute d’avoir appris de mes parents le mot “non”. On ne l’employait pas chez nous, il était superflu […] Ce qu’il y a d’affligeant dans cette situation, c’est que l’affaire n’est pas réglée, du fait que je ne veux pas être comme mes parents et dès lors que je lutte afin de n’être pas comme eux, mais que mes parents sont logés en moi, pour moitié corps étranger et moitié moi-même et me dévorent comme le cancer […] Même mon âme est envahie par la prolifération du corps étranger “parents” qui n’a d’autre but que me détruire […] Je ne trouverai pas juste de haïr mon père et ma mère, mais je trouve juste de haïr mes parents au sens général, car on dit haïr ceux qui vous tuent, ne pas le faire serait une honte […] Mes parents m’ont tué, et pourtant ce ne sont pas mes parents qui m’ont tué. Ils l’ont fait et cependant ils ne l’ont pas fait et avant tout ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient […] Dans mon cas, il faudrait sans doute parler d’idiotie affective : il ne m’est pas possible d’avoir un contact émotif avec le monde. Je pouvais bien y évoluer en bourgeois bien élevé mais comme un corps étranger […] Je ne peux haïr mes parents. Je constate mon malheur, c’est une réalité. Ce n’est pas un hasard si je suis malheureux. Le fait que je sois malheureux n’est pas le résultat d’un hasard, ou d 019;un accident, mais d’un manquement. Ce n’est pas arrivé, mais il a été produit, il n’y a pas là destin, il y a faute. » Dernière page du livre : « J’ai vécu pendant trente ans dans un monde qui n’était pas l’enfer à vrai dire mais qui était tranquille et cela c’était encore bien pire. »
13 Il apparaît ici, à cette lecture, on ne peut plus clairement, que la non-différenciation rejoint le processus de mort. (Dans un autre domaine, on comprend bien aussi le danger que faisait courir à l’humanité l’édification de la Tour de Babel, où tout le monde aurait dû parler la même langue.) Cette possibilité de pouvoir revivre dans le transfert, ici-maintenant, la blessure incompréhensible du passé, « le manquement », c’est une chance ultime, à l’image de la marraine du conte.
14 C’est ce que par notre travail nous pouvons apporter. Mais, si nous pouvons offrir cette chance aux enfants, aux parents, c’est que nous savons que ces failles ou ces mouvements ne sont pas réservés à certains, mais sont aussi les nôtres. Sans doute avons-nous appris à reconnaître en nous, à aménager d’autres ressources défensives, que le rejet ou la haine brute. Mais nous savons bien que nous appartenons tous « à l’espèce humaine » (selon le titre de l’admirable livre de Robert Antelme). Nous savons que le mouvement du haïr nous constitue, nous habite, peut toujours ressurgir en nous, tel quel lorsque nous éprouvons le besoin de nous affirmer, nous différencier, oscillant toujours un peu, entre l’ouverture à l’inconnu et le repliement sur nos certitudes. Notre sentiment d’identité n’est jamais définitivement établi et peut à tout moment nous amener à des positions de fermeture et de rejet. Nous devons donc rester vigilants.
15 G.-A. Goldschmitt nous rappelle que « le sentiment d’individuation peut se fonder de deux manières, soit en puisant en soi (et cela nous ramène à la vie intérieure), soit en désignant un étranger. Les plus intégristes, dit-il, sont ceux, qui, ne pouvant s’appuyer sur eux-mêmes, ne peuvent se définir qu’en désignant un ennemi. Le mouvement du haïr, “das Hassen”, doit en permanence être maintenu à l’œuvre pour élever le mur ou creuser le fossé, entre soi et cet autre, tellement est grande la crainte d’être envahi ou le désir d’envahir. »
16 Il faut dire que « s’individuer », accepter d’être singulier, accepter l’inconnu en soi, comme chez les autres, c’est accepter la solitude, inhérente à la condition d’être humain. Certes, on peut nier la solitude, faire, comme dit Freud « comme si nous étions tous taillés dans le même patron » (gleichformig) et préférer l’illusion de la toute-puissance du groupe, comme des moutons de Panurge, ou bien pire, comme ces grands rassemblements de foule, d’autant plus grands et redoutables qu’il y est fait appel à ses mouvements primaires, tout prêts à ressurgir. On pense, par exemple, à Hitler qui avec son slogan « d’espace vital » a accompli « l’œuvre » qu’on sait. C’est donc grâce à cette connaissance que nous avons de nous-mêmes, à cette vigilance, que nous pouvons avoir, avec l’autre, notre semblable, notre frère en solitude, une relation, un lien qui ne soit ni superficiel, ni factice, et encore moins de séduction. C’est seulement en étant soi-même que l’on peut s’adresser à un autre. Le découvrir comme « étranger », c’est-à-dire comme étant lui-même, quelqu’un d’absolument unique, nouveau, imprévu. Et, c’est là, sans nul doute, que naît l’émerveillement.
17 Il en est ainsi avec le bébé, il s’impose à nous, comme cet être indépendant, qui ne nous appartient en rien, mais semble, à chaque pas, inventer son mode de vie, et suscite en nous une permanente curiosité. Rencontrer, accueillir, suppose que nous ne soyons pas pleins de certitudes, de suffisance, mais que nous gardions en nous suffisamment de doute, d’espace libre, pour qu’un écho se produise à l’écoute de l’autre, et qu’il y ait vraiment résonance.
18 Savoir écouter.
19 « Le visage, dit Emmanuel Levinas, n’est pas tant à regarder mais à écouter […] Rencontrer un visage, dit-il, c’est d’emblée entendre une demande et un ordre […] Derrière la contenance qu’il se donne, il est comme exposition d’un être à sa mort, le sans défense, la nudité et la misère d’autrui. Mais il est aussi le commandement de prendre en charge autrui, le “tu ne tueras point”. Il implique une éthique […] Face au visage d’autrui, je ne peux plus vivre l’insouciante certitude de moi-même. Je dois répondre d’autrui. Et Levinas cite Dostoïevski : « Nous sommes responsables de tout et de tous – et moi plus que tout autre. »
20 Et ces déclarations ressemblent étrangement à la révélation que reçoit la mère à la naissance de son premier enfant : l’expérience fondamentale de l’altérité.
21 Responsable — ce n’est pas, nous l’avons vu, si facile et ce n’est pas non plus très nouveau. Il y a quelques neuf siècles avant J.-C. a été écrite dans la Bible (Ancien Testament) cette question de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Nous sommes agités de sentiments divers, suivant les jours, pas toujours très glorieux, mais le pire est sans doute l’indifférence. « L’indifférence, dit Freud, se range comme cas particulier du haïr, après en avoir été le précurseur. » Plus simplement, il y a peu de temps, on nous a rappelé ces paroles de la dame d’Yzieu : « Il y a pire que les bourreaux, ce sont les indifférents. »
22 Dans notre travail, nous sommes sans arrêt, dans un va-et-vient entre l’identification à l’autre, au risque d’y être aliéné, et la reprise de notre propre identité, intégrité. Et, ce va-et-vient, constitue, à mon sens, l’essence même du lien.
23 Qu’en est-il de notre responsabilité ? Que faire ? D’abord être, être présent (et ceci est presque une tautologie puisque dans l’étymologie du mot « présent », il y a être). Être présent, c’est pouvoir garder sa propre continuité et, pour cela, être suffisamment à l’aise et libre avec ses propres mouvements du haïr. C’est accepter aussi d’avoir parfois à se retirer, se reposer, être seul. Winnicott dit que nous sommes d’autant plus à l’aise que le travail que nous avons choisi est celui qui nous permet d’affronter au mieux notre culpabilité, d’être constructif – de plus nous sommes payés pour cela –, enfin, dit-il, l’analyste (mais nous pouvons l’étendre à tous) a une façon d’exprimer sa haine, du fait même que la séance a une fin. Nous avons tous l’expérience de fins de séance, de fins d’entretien, fins de journée, avec tous ces sentiments que la séparation vient réactiver. L’expérience aussi de silences, dans lesquels nous nous enfonçons parfois et qui suscitent chez l’autre le sentiment furieux d’être séparé, voire rejeté, abandonné à sa propre solitude. Être présent, comme l’est la mère, dite par Winnicott « suffisamment bonne », qui permet ainsi que s’établisse chez l’enfant le sentiment de continuité d’être, que dans son regard-miroir se fonde le sentiment d’identité. Ceux que nous rencontrons ont des failles parfois graves, du fait de la discontinuité des soins, de la défaillance du regard maternel. Certains se retrouvent si totalement démunis qu’ils tentent de s’agripper à n’importe quoi de repérable. On voit, par exemple, des enfants accrochés aux publicités de la télé, seuls îlots de réalité fiables, parce qu’elles reviennent régulièrement. Donc, à ceux-là, nous pouvons apporter une attention continue, leur donner par notre écoute un espace à eux, dans lequel pourront s’exprimer et être contenues leurs angoisses et leurs colères. Les mères peuvent ainsi trouver, comme le demandait V. Woolf, « une chambre à soi », c’est-à-dire un lieu et un temps dans lequel elles pourront s’arrêter, se retrouver, déposer peut-être leur part secrète, incommunicable, d’autant plus tranquillement qu’elles sauront leur enfant en sécurité.
24 Être accepté par quelqu’un, être reconnu, avec non seulement son sens à venir, mais aussi son non-sens, permet parfois d’émerger du chaos, renouer quelques fils, se resituer dans un réseau d’échanges, de sens, de culture (« seule piste qu’a l’homme pour échapper à la sauvagerie »). Le langage, fait de différences, établit la relation, tout en maintenant la distance.
25 Nous vivons aussi avec des images, celles que nous laissent les peintres, les livres, les films, les paysages. Ces images se mêlent à notre façon d’être et de voir, nous aident à comprendre, communiquer, à vivre ; nous aident à tisser des liens, nous donnant « un arrière-pays commun » (comme disait J. Oury). Nous pouvons être ainsi des médiateurs, des passeurs (« passeurs d’enfance et de mémoire, passeurs de mots et de regards », Sylvie Germain).
26 L’image qui me vient, lorsque je pense à la nécessité de garder un regard libre qui puisse laisser chacun suivre le chemin qui est le sien, c’est cette image de fin de bien des courts métrages de Chaplin, où l’on voit cette petite silhouette claudicante et fragile de Charlot s’éloigner seule sur la route, nous laissant avec ce mélange de tendresse, de tristesse et de confiance, envers ceux que nous avons un temps accompagnés et qui vont maintenant s’éloigner de nous.
27 La fonction dite « maternelle » n’est pas obligatoirement parfaite, ni sans faille, elle n’est d’ailleurs pas obligatoire, mais elle est heureusement bien partagée. Dans la littérature, comme dans la vie, nous rencontrons beaucoup de ces « servantes au grand cœur » dont parle Baudelaire qui, en l’absence de mère, sont tout simplement présentes. Dans Le bruit et la fureur de Faulkner, il y a Dilsey, la servante noire. « Il y avait Dilsey, pour être l’avenir, pour se dresser au-dessus des ruines de la famille, hâve, patiente, indomptable. » Dans Les enfants terribles de Cocteau, il y a Mariette. « Mariette prenait à cœur sa tâche. Mariette, simple comme la simplicité, devinait l’invisible. Elle évoluait à l’aise dans ce climat enfantin. Elle ne cherchait pas outre, sa simplicité lui communiquait le génie compréhensif capable de respecter le génie créateur de la chambre. »
28 Enfin, pour terminer, ces quelques lignes de Charles Juliet rendant hommage, dans son journal, à la médiatrice : « La médiatrice. Passive présence limpide plantée dans le chaos du monde. Elle est là, immuablement fidèle, fraîche comme un enfant, mariant brume et soleil pour un plus vif éclat. Irrésistiblement vivre lui est une fête, vivre lui est une gloire. Le banni, l’exilé de l’être emprunte à ses noces le secret de l’innocence. La donneuse de paix, l’immuablement fidèle est là, en attente, à s’ouvrir comme une aube. »
29 Journée d’études des assistantes sociales de Saint-Simon : « Des liens et des hommes ou comment faire ensemble dans notre pratique. »
Bibliographie
Bibliographie
- Antelme, R. 1996. L’espèce humaine, Paris, Gallimard.
- Cocteau, J. 1990. Les enfants terribles, Paris, Grasset.
- Faulkner, W. 1996. Le bruit et la fureur, Paris, Gallimard.
- Goldschmidt, G.-A. 1988. Quand Freud voit la mer, Freud et la langue allemande, Paris, Buchet-Chastel.
- Lacroix, M.-B. ; Monmayrant, M. 1995 (sous la direction de) Les liens d’émerveillement. L’observation des nourrissons selon Esther Bick et ses applications, Toulouse, érès.
- Levinas, E. 1990. Totalité infini. Essai sur l’extériorité, Paris, lgf.