Couverture de EMI_009

Article de revue

De l’archive à l’intime, arrêt sur images

Pages 350 à 357

Notes

  • [1]
    Photographies d’un camp, le Vernet d’Ariège, réalisation : Linda Ferrer Roca, production : Les Films d’Ici, 1998. Ce film a fait l’objet de deux éditions de DVD en France et Espagne. Éditions l’Harmattan, Films d’Ici (France 2014) et Éditions Mare Films (Espagne 2014)
  • [2]
    L’Andalousie, réalisation Linda Ferrer Roca, production : Les Films d’Ici Arte (série Voyage, Voyage) 2001.
  • [3]
    Celui qui chante, son mal enchante, réalisation : Linda Ferrer Roca, production : Les Films d’Ici France 3, 2005.
  • [4]
    Fragments d’une conversation interrompue est un travail en cours de réalisation.
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1Très tôt j’ai eu le sentiment confus et parfois douloureux, d’une différence. Je crois qu’à l’école on la soulignait à cause de mon nom et de mon prénom, à cause aussi du catéchisme où je n’allais pas. Au fil du temps, s’est constituée une mémoire salvatrice, une connaissance particulière qui seules ont pu expliquer et légitimer cette différence, mon nom étranger et mon visage de femme « de l’autre côté des Pyrénées ». Cerner et nommer ma particularité ont été l’unique façon de la vivre, de l’accepter et de la revendiquer en tant que telle.

2Je suis ce que l’on appelle une Française d’origine espagnole et l’Espagne a toujours été une origine d’autant plus fantasmée que celui qui m’en parlait ne pouvait, pour raisons politiques, y retourner ; ce pays là m’a hantée et bien avant que je n’y aille pour la première fois, une culture et une éducation particulières avaient déjà nourri mon regard. La guerre d’Espagne est entrée d’autant plus sûrement dans le roman familial que mon père n’en parlait que très peu, toujours de façon allusive. Sans doute voulait-il me préserver de sa souffrance et m’épargner le récit des horreurs de la guerre, de la douleur de l’exil et des humiliations.

3Mon père n’était ni français, ni chrétien. Il travaillait dans son atelier de menuiserie et pour ne pas entendre le bruit des machines, il chantait et sifflait des airs de Marino Barreto, El Negro Simón, Siboney, des tangos de Gardel puis d’autres encore dont je ne connais pas le nom. Ça sentait très bon la sciure de bois et il riait beaucoup avec son associé Guilhem, un Espagnol qui comme lui, avait fait la guerre d’Espagne, traversé la frontière et connu les camps. Leurs copains venaient les voir souvent ; la plupart étaient, eux aussi, espagnols.

4Il parlait souvent de l’Espagne. Il ne pouvait pas y aller : c’était douloureux. Quelquefois il parlait de régions, tout près de chez nous, qu’il avait traversé à pied, un hiver. Il faisait très froid, ils étaient nombreux. Cela aussi semblait avoir été et être toujours douloureux.

5L’été nous allions parfois à la mer, du côté de Perpignan. Il parlait presque timidement de ces endroits où il y avait la mer mais où, alors, on ne se baignait pas. Ils avaient eu très faim. Je crois que la pudeur de ses paroles et ses silences cachaient une grande tristesse, une blessure. Il s’appelait José María, était né à Valence sous la dictature de Primo de Rivera. En 1936, au début de la guerre, il avait 16 ans, il était parti se battre pour la République.

6Cette histoire d’exil espagnol, qui, en fait, s’est écrite en creux, a été l’un de mes fondements. Mon père lisait beaucoup et m’a certainement transmis le goût des livres et du savoir ; il se défendait d’être affilié à un quelconque parti politique mais son profond désir de justice sociale et son humanisme m’ont éveillée très vite à une conscience politique et sociale du monde Je n’ai pas connu les rendez-vous réguliers dans des locaux associatifs où les familles de réfugiés, à travers la langue, les rencontres, et les spectacles, faisaient revivre le territoire perdu de l’Espagne républicaine. Je crois que ces lieux et ces rendez-vous ont fonctionné, pour beaucoup d’entre nous, filles et fils de réfugiés politiques espagnols, comme marqueurs de mémoire.

7Ces lieux, indispensables pour connaître et comprendre l’histoire douloureuse de nos parents étaient pour moi ailleurs. Les contours de cette histoire, de la terre originelle et perdue, se sont dessinés autrement, du côté de l’intime.

8Dans cette petite ville du Sud de la France où nous vivions, les Espagnols étaient nombreux. Certains étaient venus vers 1920 (mes grands-parents maternels). D’autres, les plus nombreux étaient arrivés en 1939 et ceux-là formaient presque une famille. Entre eux, ils parlaient espagnol, catalan, valencien, andalou. Ils riaient beaucoup et se retrouvaient, presque tous les samedis soir, au cinéma.

9Mon père adorait le cinéma et je dois mon prénom à son amour pour Linda Darnell. Moi, on m’emmenait surtout voir les films qui parlaient de l’Espagne : La Violetera, les films de Joselito ; tout le monde pleurait et riait dès que le film était fini et que nous étions dehors. L’Espagne s’est imposée à moi tranquillement, fermement, par bouffées d’images, d’odeurs et de chansons ; c’était le “Toro del Veterano Osborne” planté seul et noir au milieu des terres arides au Perthus.

10C’étaient les colis qui arrivaient d’Espagne ; à Noël, pour la San José des paquets de choses qui sentaient bon ce pays-là, son pays : des savons et des parfums odorants aux emballages magiques, La Maja et sa gitane mystérieuse, des tambourins et des éventails. Il y avait aussi de la nourriture que l’on ne trouvait que là-bas, derrière les Pyrénées et plus précisément à Valence, dans tel magasin.

11Tout ça c’était le bonheur.

12Il y avait souvent des lettres d’Espagne, de sa sœur, de ses amis. Cela était aussi un bonheur malgré la note sombre et menaçante des timbres roses, bleus, verts, à l’effigie de Franco.

13L’Espagne, c’était surtout le pays où mon père ne pouvait plus aller, un pays où l’on ne pouvait plus ni rire ni chanter. Tous les soirs, vers minuit, on pouvait capter Radio Madrid. Alors, mon père restait là, l’oreille collée au poste de radio pour entendre respirer cette terre, ce pays que la vie même de Franco suffisait à interdire.

Travail de cinéma

14C’est souvent la force d’un vécu qui ordonne l’acte de création, comme un hommage, en retour, à la force émotionnelle reçue. Cette guerre et l’Espagne sont devenues une origine obscure que je n’ai eu de cesse de déchiffrer. Je pense que mon travail de cinéaste qui témoigne de cette histoire-là, s’est ordonné autour des silences de mon père.

15Dans le travail que je mène autour de la mémoire de l’histoire et la transmission, mon enjeu est de construire un rapport au passé qui amène à questionner notre présent ; il est plutôt question, pour moi, de penser le passé que le reconstituer. D’une façon générale mes films sont pris en tenaille entre le besoin de savoir ou de dire et la conscience de l’impossibilité du « tout dire », l’impossibilité d’une vérité historique par nature inaccessible, mouvante et fragmentaire. Je travaille essentiellement à partir de témoignages, de traces ou d’images d’archives que je n’ai de cesse d’interroger.

16En exploitant la charge fictionnelle de l’image d’archive, en m’appliquant à rendre sensible le travail de mémoire, le temps très particulier de la remémoration, de l’hésitation du souvenir qui revient ou ne revient pas, je convoque l’imaginaire du spectateur et souligne le caractère lacunaire de tout discours mémoriel. Par leur construction fragmentée, par le travail du cadre sans cesse déstabilisé, par les jeux du hors-champ et de la voix off, mes films pointent et revendiquent l’incomplétude de tout discours : celui du cinéma, celui de l’archive et des traces, celui du témoignage.

17Dans ce même mouvement, lorsque j’interviens dans mes films, je construis un personnage incertain, un être de l’entre-deux, une passeuse, qui voudrait laisser, tant dans l’assemblage que dans la composition de chacun de ses plans, une place ouverte au spectateur.

Photographies d’un camp, le Vernet d’Ariège

18En 1998, j’ai réalisé Photographies d’un camp, le Vernet d’Ariège[1]. À partir de la découverte fortuite d’une partie du fichier judiciaire du camp d’internement du Vernet d’Ariège (1939-1944) dans lequel avaient été internés, entre autres, des républicains espagnols réfugiés en France, je posais la question de l’internement et de sa représentation. En 1993, une amie m’avait confié un stock de deux mille plaques de verre trouvées dans un grenier : j’avais découvert, soigneusement rangés dans des boîtes en carton, des images de la vie quotidienne mais surtout, des clichés anthropométriques représentant des hommes, anonymes. Un travail d’investigation m’a alors permis de découvrir qu’il s’agissait là d’une partie du fichier judiciaire du camp du Vernet d’Ariège où avaient été internés, de 1939 à 1944, des républicains espagnols, des brigadistes, puis, dès 1940, les antifascistes arrêtés sur le sol français… Concernée à plus d’un titre par ces images, j’en ai fait le matériau de mon premier film. Cela m’avait permis d’aborder, de façon latérale, et bien que mon père n’ait jamais été interné au camp du Vernet d’Ariège, une partie de la tragédie qui avait façonné mon enfance : les camps d’internement.

19Au-delà d’une lecture à la fois critique et poétique des images fixes, je me suis appuyée sur la capacité de la photographie à réactiver la mémoire, à susciter le témoignage. Confrontant traces du passé et rencontres au présent, le film construit une mosaïque de paroles et de regards pour dire l’horreur et la banalité de l’enfermement. J’avais choisi de travailler en noir et blanc 16 mm pour me rapprocher de ce corpus et pour contracter les temporalités : celle des photographies et celle du film ; une sorte de court-circuit entre présent et passé pour dire que les camps, l’enfermement étaient des réalités qui appartenaient toujours à notre présent.

L’Andalousie, une enquête sur les icônes de l’enfance

20Plus tard, j’ai réalisé un film court, L’Andalousie, dans lequel, en me réappropriant les effigies qui avaient peuplé mon enfance, je tentais de déchiffrer les bribes d’histoires qui avaient suinté jusqu’à moi [2].

21Poupées andalouses sur le buffet, castagnettes accrochées aux murs, étiquettes noires et or du parfum capiteux Embrujo de Sevilla, gitanes noires et rouges des savonnettes Maja soigneusement rangées dans les tiroirs, ces objets étaient les cadeaux que nous recevions d’Espagne, tous les ans. Ils avaient, dans la maison familiale, une place de choix puisqu’à eux seuls, ils se devaient d’incarner ce pays ; je les avais chargés d’un poids particulier et ils avaient donné forme à un continent singulier ; une langue s’était inventée, au-delà du vide et des soupirs ; une sorte de langue originelle faite d’images ancrées dans le rire, le silence, les chansons et la tristesse. Dans ce film, ces quelques reliques, ces fragments informels et fugaces, me racontaient encore une fois les fictions minuscules et intimes qui avaient hanté mon enfance ; j’étais partie à la recherche de leur histoire pour essayer de déchiffrer la mienne : comble de l’ironie, j’avais découvert une industrie florissante, émanation directe de l’industrie touristique impulsée par le franquisme triomphant des années 60.

Celui qui chante, son mal enchante

22Si le premier film était un questionnement autour de la représentation, Celui qui chante, son mal enchante, posait plus particulièrement la question de la transmission [3]. La guerre d’Espagne a longtemps été, pour moi, un drame prégnant mais quasi indéchiffrable qui s’est forcément incarné dans la difficulté à dire. Ce projet de film était fait de la nécessité de mettre des mots là où la pudeur avait laissé s’installer du silence.

23Ce film développait une réflexion sur la capacité des chansons à raconter l’histoire et le monde. Il s’articulait autour de celles que j’avais entendues toute mon enfance, celles que mon père chantait en travaillant. Ces chansons -là, tristes ou gaies, mais toujours chantées en espagnol, me disaient que, chez moi, nous n’étions pas tout à fait français. Indissociables pour moi d’une douleur diffuse mais tenace, elles avaient charrié, avec elles, les milliers de cadavres de la guerre d’Espagne, et le sentiment ambivalent de l’exil qui faisait se côtoyer tristesse et soulagement.

24Dans de ce travail, qui soulevait la question de la transmission de l’Histoire, se mêlait une situation historique déjà ancienne (la guerre d’Espagne), une situation collective actuelle (les enfants d’une immigration) et une relation personnelle (un père et sa fille). Confrontée aux silences de mon père, j’étais allée chercher, auprès de personnes qui avaient un parcours proche du mien, des bribes de mon histoire. Je cherchais l’héritage que nous avions en commun : leur histoire éclairait les zones d’ombre de la mienne.

25Au-delà de l’histoire officielle, ce film donnait à voir et à entendre par quels chemins ténus et quotidiens se construisent et se reconnaissent les fondements d’une identité. Au-delà de ma propre histoire, il raconte celle, plus collective, des enfants d’une immigration. Il pointe ce qui me paraît être une condition sine qua non de toute intégration : la reconnaissance et la pleine acceptation de ses origines et de sa singularité.

26Dans ce premier travail avec lui, j’avais compris que certaines choses resteraient secrètes. J’avais accepté son choix et mon travail témoignait de ses silences.

Fragments d’une conversation

27En 2008, j’ai filmé, encore une fois, mon père [4]. J’espérais combler les vides de notre première collaboration. Il s’était prêté – de très bonne grâce – à l’exercice, sans doute parce que je lui donnais l’occasion de réaliser un de ses vieux rêves : être, enfin, un acteur de cinéma. Il aimait le cinéma et avait toujours rêvé d’être Clark Gable.

28Il m’avait donné ces mots en partage lorsqu’il avait 89 ans. Peut-être parce qu’il avait cet âge-là et le sentiment d’une mort prochaine, il avait renoncé aux secrets et aux non-dits. Il m’avait raconté son son vécu de soldat de l’armée républicaine espagnole et son parcours, depuis février 1939 jusqu’à 1944. Au début, le récit est comme un conte qui m’est adressé. Son témoignage, très personnel, loin des discours habituels, m’avait beaucoup émue. Il rendait sensible et audible ce qui fait la singularité irréductible de l’expérience de l’histoire. C’est une parole surprenante parce que libre de toutes appartenances et de tout discours attendu. Elle semble épouser l’expérience sensible de l’évènement, dans un temps subjectif. En même temps, peut-être parce qu’ils sont dégagés de toute assignation, ses propos m’ont révélé des facettes de cette histoire, occultées par la logique du mythe qui l’a enveloppée. Parce qu’il remet l’humain au centre de son récit, l’histoire retrouve toute sa complexité.

29À travers ses mots, très loin du récit hagiographique, la guerre d’Espagne est devenue une douloureuse histoire faite d’héroïsme mais aussi de lâchetés et de trahisons.

30Cette guerre m’est apparue alors, non plus seulement comme une épopée héroïque, mais aussi comme toutes les guerres, une sale guerre. En écoutant mon père, je me suis posé la question que je voudrais soulever dans ce travail : la guerre peut-elle être une solution ? Peut-il y avoir une bonne guerre ou une guerre juste ? La question est complexe, la guerre d’Espagne en est un exemple, et je n’ai pas de réponse.


Date de mise en ligne : 28/08/2021.

Notes

  • [1]
    Photographies d’un camp, le Vernet d’Ariège, réalisation : Linda Ferrer Roca, production : Les Films d’Ici, 1998. Ce film a fait l’objet de deux éditions de DVD en France et Espagne. Éditions l’Harmattan, Films d’Ici (France 2014) et Éditions Mare Films (Espagne 2014)
  • [2]
    L’Andalousie, réalisation Linda Ferrer Roca, production : Les Films d’Ici Arte (série Voyage, Voyage) 2001.
  • [3]
    Celui qui chante, son mal enchante, réalisation : Linda Ferrer Roca, production : Les Films d’Ici France 3, 2005.
  • [4]
    Fragments d’une conversation interrompue est un travail en cours de réalisation.
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