Notes
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Si tu vas à Paris, documentaire écrit et réalisé par Jacquie Chavance et Guillaume Mazeline. Conseiller historique et traducteur : Bruno Tur.
Production : Les Films de l’Aqueduc, Nico Di Biase, Eric Wild. Coproduction : Mozaïk télévision sans frontières et Antoine Martin production), 2013, 52’. (Bourse Brouillon d’un rêve de la SCAM, Aide à la diversité CNC, Procirep). -
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L’Espagne en héritage, documentaire écrit et réalisé par Jacquie Chavance et Guillaume Mazeline. Production : Les Films de l’Aqueduc, Nico Di Biase et Eric Wild. Coproduction : Mosaïk, télévision sans frontière, 2015, 48’. (Bourse Brouillon d’un rêve de la SCAM, Cosip, Procirep). Pour voir ces films, contacter : Les Films de l’Aqueduc ndibiase@lesfilmsdelaqueduc.com
1Les fragments d’histoires mal ajustés, les réponses lapidaires aux questions mal posées, les certitudes d’hier, ensembles de constructions maladroites mais touchantes car enfantines qui n’auront pas passé l’épreuve du temps… Tout ce désordre que nous laissent nos parents et qui se reforme malgré nous avec les années, tout ça nous fait, c’est une certitude. Ce que l’on a eu et ce que l’on n’a pas eu, reçu ou pas reçu, compris ou pas compris. Mais le manque, le vide et l’erroné nous font mieux que tout autre chose, par urgence et nécessité, que le plein et le vrai sur lesquels il est aisé de glisser. Les photos absentes ou l’unique mal regardée, sont plus actives et stimulantes que celles qui remplissent nos albums. C’est mon sentiment.
2Je suis « fille de républicains espagnols » et il m’aura fallu longtemps, très longtemps, des dizaines d’années avant de me le dire avec le sentiment d’être riche de la famille que j’ai eue et j’ai alors été prise par l’urgence de remonter l’histoire, à contre-courant, de peur de tout oublier. Faire des rapprochements avec la vérité historique, ordonner, trier, distinguer le faux souvenir du vrai mais toutefois n’en oublier aucun des deux car ils génèrent du récit familial sur lequel on peut travailler. Autant garder ces dissonances, ces couleurs, ces contradictions car vient un moment où elles sont précieuses. Aujourd’hui, je peux dire que j’ai imprimé toute cette variété pour la réunir dans un film.
3Le début de cette histoire, déjà, n’était pas très clair. Pour nous, il y a d’abord eu cette relation à l’Espagne ou plutôt à l’identité espagnole. D’ailleurs, c’est bien plus tard que l’on s’est approché du mot « relation ». Car nos parents affichaient d’abord la fierté d’être parvenus à être français. « Je suis française » claironnait ma mère à ceux qui lui rappelaient, à l’occasion d’une dispute, qu’avant toute chose elle était une immigrée, comme pour lui arracher ou limiter son droit à la parole ou à l’existence, dans la cité banlieusarde où l’on vivait et où les Français de souche étaient ultra minoritaires. Et si ça ne suffisait pas pour la légitimer, elle ajoutait avec encore plus de fierté « réfugiée politique espagnole mais française ». Et là, pour moi, je ne demandais même pas ce que cela pouvait bien vouloir dire mais c’était son titre de noblesse. Ma mère avait non seulement acquis la nationalité française mais, de plus, elle était réfugiée politique, elle avait dû pour cela vivre plein de choses exceptionnelles et héroïques. Lesquelles ? Pas de place pour des questions, sans doute y en aurait-il eu trop. Qu’importe ! C’était l’aboutissement qui comptait et il était glorieux. Alors, espagnols, se dire que l’on avait nous aussi, la deuxième génération, de ce « sang espagnol », chose que l’on nous rappelait opportunément mais sans trop de tendresse quand il fallait « être à la hauteur » d’une situation, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Je crois que l’on cherche encore…
4Quant à être associés à la notion « républicains espagnols », même deuxième génération, ce n’était pas totalement ignoré mais proche d’un groupe hors-sol qui ne se reconnaissait dans rien de concret. La guerre d’Espagne ? Pas de traces, jamais, dans nos livres scolaires. Une guerre civile ? Si peu de choses par rapport à une guerre mondiale… Si ce n’est certains mots récurrents, attrapés au vol de phrases vite débitées en espagnol, la langue des demi-mots, auxquels nous nous raccrochions et que je remets ici dans l’ordre chronologique mais qui nous étaient livrés en désordre lorsque nos parents se rappelaient : Guerre civile, bombardements, Barcelone, route de France, pluie glacée, neige, une bombe sur la route, la frontière fermée, la frontière ouverte, le père qui disparaît, des camions bâchés, le sable et la mer, Argelès… Et cette pagaille de mots se mêlait, pour mon frère et moi, à nos vacances d’été en Espagne, dès le début des années 60.
5Je dois dire un mot pour expliquer un peu notre géographie familiale, pour comprendre le sens que je donne au mot « parents ». Il n’y a que ma mère qui vient de cet exil espagnol. Mon père était français. Peut-être plus espagnol qu’elle car il était fou de ce pays ce qui explique nos régulières vacances d’été à sillonner l’Espagne et sa détresse quand, pour faire plaisir à ma mère – que ces voyages lassaient – il accepta enfin de passer un mois dans un autre pays. Ce furent là les pires et dernières vacances passées ailleurs qu’en Espagne. Je devais avoir 9 ans. Nous avions loué un appartement dans un chalet en Suisse et si mon frère et moi étions heureux de courir dans les champs verts et frais enfin protégés des canicules de la péninsule Ibérique, mon père avait passé le mois à lire cloîtré dans une chambre. Et ce qui nous avait le plus marqué était qu’il n’avait pas sorti SA CAMÉRA, il n’avait pas fait d’images, lui que nous voyions tous les étés courir partout dans les villes et les campagnes espagnoles avec sa Bolex Paillard à l’épaule, tel un chasseur. Les montagnes et les pâturages suisses ne l’avaient pas inspiré, il lui fallait pour cela retrouver « sa terre d’Espagne ». Pour le calmer, ma mère avait alors promis que l’année d’après, nous retournerions en Espagne. À notre plus grand désespoir…
6Mon père parlait couramment espagnol, « comme Cervantès » disait ma mère, un peu pour se moquer de lui. Il se raconte qu’il avait appris la langue avec un dictionnaire en lisant le grand écrivain. Il connaissait mieux que quiconque Goya, le Greco, Velázquez. Tous les week-ends, à longueur de journée, sur la platine compacte des années 60, jouaient en boucle les 33 tours d’Isaac Albéniz, Manuel de Falla, Francisco Tárrega et… chants de la guerre d’Espagne avec la reproduction du Guernica de Picasso sur la couverture du vinyle. Et bien évidemment, mon père, s’il aimait plus que tout les Espagnols (qu’il disait dignes plutôt que fiers, tellement généreux et d’un humour si poétique), il haïssait Franco.
7Ça c’est nous, notre famille nucléaire, mes parents et mon frère âgé de quatre ans de plus que moi. Mais la notion de famille se concentre sur la fratrie exilée. Dans l’ordre de naissance, il y avait ma tante Catalina, mon oncle Antonio, ma mère Isabel l’enfant du milieu, mes oncles Manuel et Paquito le plus jeune, le plus gentil et le premier qui nous a quittés vers sa cinquantième année, sans doute trop fragile, et qui s’est noyé dans l’alcool pour supporter les souffrances de la guerre et de l’exil. C’est ce que je pense aujourd’hui. Et puis, adorée de tous, ma grand-mère, Carmen, dont on jalousait la précieuse présence comme si nous avions tous voulu être « sa » ou « son » préféré. Et tour à tour, car elle s’en amusait, nous l’étions.
8C’est vers ce groupe familial là que l’on tendait, mon frère et moi. Nous étions treize cousins germains à nous retrouver régulièrement, dirigés d’une main de fer par mon oncle Antonio (que mon père considérait comme le frère qu’il n’avait pas eu) et qui était le « chef de famille ». Antonio était d’une force, dans tous les sens du terme, surhumaine, touché par une maladie dégénérative très douloureuse qui l’avait rendu handicapé. Extrêmement cultivé, passionné des arts et des lettres, sa route avait croisé celle d’Albert Camus, de Paul Ricœur, de Canguilhem et de nombreux autres grands intellectuels et scientifiques réfugiés comme lui au Chambon-sur-Lignon où la famille s’était retrouvée vers 1943. Pour ne pas prendre le risque de transmettre sa maladie, malgré deux mariages, il a refusé d’avoir des enfants et considéré ses neveux et nièces comme les siens. Mais nous resterions longtemps bien peu de choses comparés à sa force et son intelligence. Nous ne serions jamais, les treize cousins, à la hauteur de ses attentes.
9Notre famille c’était donc « les Plazas » cette fratrie venue d’Espagne autour de leur mère protectrice et surtout protégée par ses enfants. Notre « côté espagnol », c’étaient nos mots, la chose à nous, partagée uniquement en famille, dont on ne parlait à aucun de nos amis. Personne ne pouvait comprendre la puissance de ce lien comme personne ne pourrait non plus jamais comprendre nos vacances en Espagne. Pour faire simple, je ne disais à personne que j’étais “mitad mitad” comme disait ma mère, moitié espagnole, moitié française, je ne disais pas même à mes camarades d’école espagnoles issues, quant à elles, de l’immigration économique, que j’allais en Espagne. D’autant qu’au collège, il était de bon ton de reprendre fièrement les paroles des parents qui déclaraient : « Nous n’irons jamais en Espagne tant que Franco sera vivant. » J’en retirais de la confusion et de la gêne. Il n’y avait donc que dans la famille, parents, oncles, tante, cousins que les choses devenaient non pas limpides mais simples avec une grande dose de complicité. Bref, l’Espagne, devait rester une histoire de famille.
10Alors, entre ceux qui allaient en Espagne pour se dorer les fesses au soleil à peu de frais, ceux qui refusaient d’y aller par choix politique et nous qui y allions entraînés par mon père qui voulait tout connaître de ce pays et qui privilégiait les territoires isolés qui lui rappelaient Buñuel, soit l’Andalousie soit l’Estrémadure profondes, je me taisais. Je ne disais pas non plus que mon père faisait des films sur l’Espagne pour en dénoncer l’injustice et raconter ses paradoxes, ç’aurait été trop compliqué.
11Si l’on veut faire le tour de cette question de la transmission, je dois dire un mot de la fracture générationnelle de notre cousinage entre les aînés nés après la Seconde Guerre et les plus jeunes qui ont grandi dans les années 60. Les plus âgés ont été beaucoup plus proches de ma grand-mère et en ont pris la langue, un castillan mêlé de patois parlé dans la région de Murcia dont elle était originaire. Les plus jeunes, ayant du mal à trouver notre place car nous n’étions pas bilingues, nous sommes davantage noyés dans le trouble des représentations de l’origine de nos parents.
12Mais il n’y a pas que ça, et nous en parlons encore aujourd’hui. Nos destins diffèrent et notre sensibilité à cette histoire également car l’héritage est polymorphe. Nos cousins plus âgés ont reproduit à leur insu le destin de nos parents arrachés à l’école de la République, privés brutalement de l’instruction garante de liberté à cause de la Guerre civile et de l’exil. Les aînés des cousins n’ont pas été arrachés à leur pays mais l’ont été à l’école. Sorte d’immigrés dans leur propre pays, ils ont arrêté l’école à 16 ans avec, pour certains – même pas tous –, l’obtention d’un CAP, le sésame pour trouver du travail. Sauf qu’eux aussi rêvaient de faire des études… Mon frère, une bonne moitié de mes cousines et cousins, gardent les séquelles de cet arrachement et ont mené leur vie en devant, avant toute chose, la gagner. Nous autres, les plus jeunes, sans doute par réaction, avons bifurqué, refusé, résisté, et si aucun n’a fait d’études universitaires dignes de ce nom, nous avons cherché où la passion de vivre, le plaisir, pouvaient se nicher. De guerre lasse, les parents ont laissé les cadets vivre leur vie de bohème même si en retour, il ne fallait rien attendre d’eux. Donnant donnant. Et je pense aussi que Mai-68 est passé par là.
13Car il est là aussi l’héritage de cette histoire. Ce n’est pas que notre façon d’avoir été forgés par ce que l’on a compris ou pas de la guerre d’Espagne et de l’exil qui a compté, il n’y a pas que notre construction mémorielle qui a joué dans notre façon d’être dans la vie. Il faut aussi compter avec le poids de l’enfance et de la jeunesse de nos parents, leur bataille, leur souffrance, leur force et leur regard sur le monde. Tout ça mêlé a induit un modèle d’éducation dont ils étaient convaincus de l’efficacité. On ne frôle pas la mort, on ne survit pas à des bombardements et des années d’internement sans se faire une idée à soi de la façon dont on doit « élever » ses enfants.
14Nous, parmi les plus jeunes chez mes cousines et cousins, continuons d’être gênés pour celles et ceux de nos ainés qui disent ne pas avoir eu la vie qu’ils auraient voulu vivre, pour s’être si docilement pliés à l’attente des parents. Sans doute la singularité de destin de notre famille n’est-elle pas le seul paramètre, j’ai vu ça ailleurs. Il y a du social dans ces destins contraints. Ceux qui étaient parents pendant les trente glorieuses, enfants pendant la guerre, issus de milieux populaires saisis par l’ascenseur social, n’ont pas toujours été tendres avec leurs progénitures nées dans un monde en paix, jouissant d’un confort qui ne devait pas connaître de limites. Nos parents ont-ils eu peur pour nous, qui n’avons pas eu à apprendre à nous défendre en milieu hostile ? Un peu simpliste comme analyse mais j’ai toujours été persuadée qu’il y avait de ça dans leur comportement. Quoi qu’il en soit, pas facile pour certains d’appartenir à la génération qui a eu de la chance…
15D’un côté donc la complexité et la dureté de cette éducation, cette façon d’être avec nous et que l’on sentait en relation avec leur passé et de l’autre, un récit familial pour le moins bancal. Il faut dire aussi que chez nous, il m’est facile de le voir aujourd’hui, le franquisme, qui a duré, a occulté les quatre années en camp d’internement qui ont elles-mêmes occulté les trois années de Guerre civile. À plusieurs époques, plusieurs appréhensions et compréhensions…
16Les rares souvenirs que je garde de ce qui pouvait être dit sur l’exil ou plutôt l’exode, c’est d’abord notre événement unique et fondateur : une bombe qui n’a pas explosé. Ça ne s’invente pas. C’est ainsi qu’on nous présentait la séquence qui nous a soudés, nous les treize cousins : « Si vous existez, c’est que la bombe n’a pas explosé ». Et cette histoire que l’on associait forcément à une sorte de mythologie – serait-on des élus ? – on nous la répétait comme pour nous convaincre qu’elle était vraie. S’il nous était impossible de nous imaginer ne pas exister – cela aurait été comme penser l’infini – on imaginait aisément le tas de chairs humaines décomposées qu’auraient pu être nos parents si elle avait explosé… et en même temps, c’était notre bombe. Notre légende. En voici le récit :
« Partis de Barcelone, cela faisait des jours et des jours qu’ils marchaient sur la route de France, c’était en hiver et il y avait souvent des bombardements aériens. Un jour, ils en subissent un sans qu’ils aient le temps de se mettre à l’abri. Auprès d’eux, une bombe tombe, ils la voient encore. Ma grand-mère prend Paquito et Manuel, les plus jeunes, dans ses bras, Antonio et Catalina entrainent ma mère et tous se jettent dans le fossé. Ma grand-mère crie : « C’est fini mes enfants, vous ne souffrirez plus. » Les secondes passent, les minutes, ceux qui avaient fait comme eux, autour d’eux, commencent à se lever, puis tous font pareil, passent devant la bombe qui n’a pas explosé et reprennent la route de France. »
18Elle a fini par nous faire rire, cette bombe, effaçant le reste – le fossé, la phrase de ma grand-mère, les ainés qui protégeaient les petits – et nous la replacions à n’importe quel propos. Si tu as pu t’acheter un solex ? C’est que la bombe n’a pas explosé. Tu as passé de bonnes vacances ? C’est grâce à la bombe qui n’a pas explosé. Tu vas te marier ? Ça n’aurait pas pu arriver si la bombe avait explosé. Mais surtout, elle nous donnait un sentiment d’appartenance car nous étions les enfants de la bombe qui n’avait pas explosé. Je pensais qu’elle était oubliée, cette histoire, mais à l’occasion de l’enterrement d’un de nos parents, nous l’avons ressortie, toujours un peu moqueurs. Ça n’empêche que c’est notre bombe. Mais s’il suffisait de devoir sa vie à une bombe pour y voir clair…
19Ma mère était quelqu’un de très joyeux, qui tournait tout en dérision, elle chantait sans arrêt, avait l’art de se moquer sans méchanceté, avait un panel d’expressions qu’elle inventait, riait de tout dans de grands éclats de rire qui entraînaient tout le monde. Mais c’était également quelqu’un qui n’a cessé de cacher sa douleur et qui contenait mal ses larmes chaque fois qu’une image la ramenait à la guerre, à la faim, à la souffrance des enfants. C’est d’abord l’effet que le film de Fréderic Rossif a eu chez elle qui m’a interrogée et aussi les images de la guerre du Vietnam qui nous accompagnaient presque quotidiennement pendant notre enfance. Ces images détruisaient ma mère, tandis que je lui construisais une autre enfance, persuadée que tout cela était à cause du Vietnam.
20Vers 9 ans, c’est tard, je compris qu’ils avaient perdu une guerre, qu’ils avaient marché longtemps sur la route de France, qu’ils avaient vécu sur une plage qui était un camp, qu’ils avaient perdu à jamais l’Espagne. Mais pour moi, ils avaient gagné parce qu’ils étaient devenus français et ça c’était mieux que de l’être de naissance parce que c’était associé au mérite de le devenir. Ils avaient vécu sur une plage sans école (je détestai l’école dès mes premières années de scolarité) et surtout, ils avaient perdu à jamais l’Espagne : pour ce que j’en connaissais, y avait pas grand-chose à regretter.
21De ma mère enfant, je n’avais qu’une photo prise au camp d’Argelès. C’était la seule photo de la famille que nous avions et mon père l’avait reproduite pour toute la famille. J’avais demandé à ma mère comment ils avaient pu avoir une photo car si je ne savais pas grand-chose d’Argelès je savais qu’ils n’avaient pas d’argent et surtout pas pour payer un photographe. Alors, comment avoir pu se procurer cette photo ? Qu’est-ce que l’on peut s’accrocher au moindre détail quand on est enfant pour essayer de comprendre ! Ma mère m’avait raconté que des gens venaient faire des photos du camp, pour la presse, pour faire des cartes postales. Un jour, sur la plage, un photographe croise ma tante Catalina (qui faisait craquer tous les hommes, dit-on) et veut la prendre en photo. Timide et prudente, elle répond qu’elle doit en parler à sa mère et ajoute : « Si c’est d’accord, je reviens ici demain même heure ». Ma tante raconte sa rencontre à ma grand-mère qui, je ne sais trop pourquoi (mais elle était apparemment déjà maligne et blagueuse) décide d’embarquer toute la famille. Le photographe a dû être surpris ou déçu, quoi qu’il en soit, il a joué le jeu et a fait cette photo.
22Cette photo me paraissait miraculée, je la choyais. Parce que je voyais ma mère enfant, mais aussi parce qu’elle a survécu aux années de camp, de guerre et aux si nombreux déménagements. Pour autant, j’ai mis du temps à vraiment bien la regarder, à réaliser qu’elle était prise devant une baraque dont on identifie les lattes de bois dans le fond et où personne ne sourit. Ils sont sérieux, pas vraiment tristes, plutôt curieux comme inquiets de ce qui va se passer. La photo raconte l’avant et l’après plus que l’instant. Elle nous regarde. Aujourd’hui, elle a sa place parmi les nombreuses autres photos que j’ai pu voir, depuis, sur ces camps.
23J’ouvre une parenthèse et elle dira à quel point quand on est enfant on prend tout comme ça vient car l’on n’est pas à même de poser des questions lorsqu’on nous cache trop de choses. J’ai mis quarante ans à relever l’absence de mon grand-père sur la photo. J’ai longtemps cru l’homme mort ou disparu peut-être, qui aurait abandonné ses enfants. En vérité, il a été séparé de sa famille au passage de la frontière en janvier 39 et a été envoyé au camp de Saint-Cyprien puis de Septfonds, a intégré les CTE puis les GTE. À la fin de la guerre, voulant reprendre le combat, il a retrouvé femme et enfants au Chambon-sur-Lignon grâce à la Croix-Rouge. Il a voulu entraîner ma grand-mère en Espagne pour reprendre le combat. Elle l’a renvoyé. Il n’a plus réapparu. J’ai su tout ça très tardivement. Je pense que nous garder, nous les enfants, loin de cet homme était une façon de nous protéger d’un danger que je ne saurais qualifier, peut-être celui de lui ressembler ou de le prendre pour le héros de la famille ? Il est de ceux qui ont voulu changer le monde… Mais bon, ce grand-père absent – et le manque d’explications s’associe là au mensonge – n’a pas aidé à la compréhension de l’ensemble.
241960, 1970, les années passant, toujours peu de paroles sur la guerre et les camps… Franco était encore là. On ne pensait qu’à sa mort mais on n’osait pas la rêver. Et les discussions sur ce qui se passait en Espagne, des grèves parfois, des échos de manifestations durement réprimées, des condamnés à mort, des accords commerciaux passés avec Franco désormais reconnu par tous les États occidentaux… généraient du dégoût, de l’amertume mais aussi la nécessité de ne plus penser à tout ça. Face à ce qu’il se passait, ça tournait vite à la dispute entre les adultes qui, selon leur humeur du moment, disaient qu’il fallait patienter sans bouger, comme si la guerre était derrière la porte et ceux qui, à l’inverse, disaient qu’il était temps de se soulever comme s’il suffisait d’y aller. Les femmes surtout voulaient la paix, les hommes voulaient la guerre. Ce qui est sûr c’est que nous, les enfants, ne voyions que leur impuissance, le constat que tout combat fut-il légitime était vain et en même temps nous nous demandions… comment peuvent-ils ne pas tomber d’accord ?
25Plus tard, vers mes 14 ans, donc en 1972, sans jamais dire ou même me dire que j’étais concernée – et ce n’était toujours pas le lien familial qui me portait me semblait-il – je militai à ma façon très modeste, inutile de l’avouer, contre Franco. Je me rappelle mon premier tract qui dénonçait les condamnations à mort par l’usage du garrot, supplice qui permettait au bourreau de gérer, à son rythme, le passage de la vie à la mort du condamné. Un ami à moi, très bon dessinateur, membre des Jeunesses communistes, avait dessiné un condamné assis avec l’appareillage autour de son cou et fait un schéma technique qui décomposait la mécanique du garrot. Je vois encore les dessins. Je distribuai les tracts à l’entrée du collège avec une amie dont les parents cégétistes, employés de la SNCF, admiraient et poussaient notre engagement politique alors que nous n’étions qu’en classe de troisième. Je cachai cette activité à mes parents qui finirent par être contactés par le proviseur du collège me menaçant d’un renvoi définitif si je continuais. J’étais sûre de me faire assassiner mais mon père avait souri et ma mère m’avait dit : « Ton grand-père serait fier de toi ». C’est la première fois que j’entendis parler de mon grand-père.
26À 16 ans, exclue de l’enseignement général pour préférer organiser des grèves, je me retrouvai dans une « école religieuse sous contrat », la seule à accepter de me « récupérer » pour passer un BEP sanitaire et social. Je n’y restai qu’un trimestre lorsqu’au cours de français nous étudiâmes Pour qui sonne le glas d’Hemingway. Vint l’analyse d’un passage où Hemingway – dans le fond, je n’ai jamais vraiment compris pourquoi – décrit l’assassinat de religieux par des anarchistes. Évidemment, l’enseignante enchaîne sur la cruauté de la scène et la sauvagerie des anarchistes. Mon cœur ne fit qu’un tour et j’assommai l’enseignante d’une avalanche de mots : « Rien n’arrive sans raison, si les républicains ont combattu l’Église, c’est que l’Église était du côté des fascistes et il faut comprendre la violence franquiste, avant de parler etc. » Je vois encore l’enseignante saisie d’effroi et d’incompréhension et mes camarades qui, peu au fait de la guerre d’Espagne, étaient ravies que l’on puisse critiquer l’Église. Le lendemain, je fus convoquée par la sœur qui faisait office de directrice qui me dit, vraiment bienveillante (du coup, je la soupçonne encore d’avoir été de mon avis) : « Je pense que vous n’êtes pas à la bonne place parmi nous. »
27Pourtant, je n’avais toujours pas le sentiment d’appartenir à cette « histoire d’Espagne », ni de la maîtriser (j’en savais tellement peu !), c’était ponctuellement, opportunément que tout ça s’exprimait. Les choses entendues et mal comprises avaient sans doute fait leur chemin, mais toutes seules. Mes voyages, en Espagne, avec ces militaires, ces policiers et ces curés plein les rues créant une tension extraordinaire m’avaient donné envie de tuer l’homme qui laissait son peuple dans cet état misérable, qui avait tué tant de gens. Je me souviens de l’effet, c’était plus tard, qu’eurent sur moi le procès de Burgos puis la condamnation à mort de Salvador Puig i Antich mais c’est surtout le coup d’État de Pinochet en 73 qui me toucha au vif et me renvoya à l’impuissance que je continue de ressentir aujourd’hui s’agissant de l’action militante. Quoi qu’il en soit, je continuai à ne dire à personne, je ne sais même pas si ça m’a traversé l’esprit, que j’étais une fille de républicain espagnol. C’était juste dans un coin de ma tête…
28Je devais avoir 40 ans lorsque je me suis vraiment intéressée à notre histoire et que j’ai voulu la prendre en charge, sans trop attendre quoi que ce soit de la famille, pour la raconter. Il se trouve que je travaillais depuis 1988 dans la production de documentaires et que naissaient alors – sans doute grâce aux progrès techniques qu’offrait la vidéo donnant une toute nouvelle autonomie créatrice – ce que l’on a appelé de nouvelles écritures que certains appliquèrent dans des récits qui mêlaient l’histoire personnelle, familiale et la grande histoire.
29Sans trop être sûre que la démarche aboutirait à un quelconque film, j’écrivis aux archives départementales des Pyrénées-Orientales, de l’Aude, du Tarn, des Pyrénées-Atlantiques et aux archives nationales pour retracer le destin familial. Je fus surprise de recevoir des informations précises sur leurs passages dans tous les camps où ils avaient été internés : Argelès, Rivesaltes, Bram et Gurs. Je reconstruisis quatre années d’internement jusqu’à l’horaire du train qui les avait transportés de Gurs au centre d’accueil dit le « Coteau Fleuri » au Chambon-sur-Lignon. Je montrai ma collecte à mes oncles, ma tante et ma mère. Ils se rappelèrent alors, amusés, les numéros d’îlots, les noms des signataires responsables des camps, les gendarmes qui les avaient accompagnés le jour de leur « libération » vers le Chambon. Ils n’en revenaient pas que tous ces documents aient pu être conservés voire même exister. Ils étaient surpris que leurs mensurations, la forme de leur visage ou la couleur de leurs yeux aient pu être si minutieusement relevés. Le seul chagrin qu’ils éprouvèrent était de réaliser que leur mère ait pu subir ce traitement humiliant.
30Au fil de mes recherches, ce devait être en 2000, j’appris qu’il y avait nombre d’associations autour de ces camps, pour la mémoire de l’exil, de l’internement et même une association fondée par les enfants d’exilés. Cette dernière, en particulier, était une surprise pour moi : me surprenait le fait que certains se regroupent autour d’origines communes pour se battre contre l’oubli de la souffrance de leurs parents. Je ne serais jamais tout à fait comme eux dont l’engagement aboutit à des commémorations, à créer des événements, à construire des monuments, mais à mon niveau, c’était décidé, je ferai quelque chose.
31Je réalisai deux films de témoignages où j’interviewais ma mère et mon oncle Antonio avec d’autres témoins, républicains espagnols mais aussi des « politiques », des « étrangers indésirables » internés dans ces camps du Sud-Ouest dont de nombreuses associations d’anciens internés me fournirent les coordonnées. De facture classique, ces films me permettaient d’oser me confronter à la réalisation mais n’étaient qu’une partie de ce que je voulais raconter, surtout de la façon de le faire. La réalisation d’un autre film Si tu vas à Paris [1] qui raconte l’histoire d’une bande de copines d’un village valencien, parties à Paris dans les années 60 pour être « bonnes à tout faire », confirmait l’essai mais surtout me rattachait définitivement à l’Espagne et à ses liens complexes avec la France. Un peu de ma moitié espagnole qui réveille l’autre ?
32À ce stade – inutile de le cacher – l’Espagne, le passé de mes parents, dans les traces de mon père même si dans des réalités différentes, me donnait envie de faire des films. Associé à ma passion pour les représentations mémorielles, j’imaginai un film sur le récit familial que j’appelai avant même de l’écrire L’Espagne en héritage [2]. Il raconterait la mémoire familiale sans exclure la mémoire collective. Dix ans de réflexions toutes retranscrites, de brouillons en somme, pour savoir ce qui, dans ce que je voulais raconter, pourrait être compris et quel matériau filmique me permettrait de l’illustrer… ou l’inverse.
33Je possédais les fiches signalétiques, la photo du camp d’Argelès, beaucoup de diapositives de nos vacances en Espagne et trois films tournés par mon père entre 1955 et 1968 qu’il appelait : España hoy, España siempre et La Croix et la Bannière. C’était une époque où la vidéo n’existait pas et où les amateurs de cinéma, forcés de peu tourner vu le prix prohibitif de la pellicule, savaient ce qu’ils faisaient ou du moins réfléchissaient avant d’actionner le moteur. Il en résultait des films souvent bruts mais où les conditions techniques rudimentaires forçaient l’imagination. Les trois films que mon père ramena d’Espagne eurent leur succès d’estime et pas uniquement dans les sphères familiale et amicale. Il obtint des prix parfumés de scandale dans les festivals de cinéma amateur très nombreux dans les années 60.
34Je comparai la réunion de ce matériau à un vieux coffre oublié que l’on retrouve des décennies plus tard. Le passé y était enfermé, il avait survécu dans toutes ses projections mentales et ses reconstructions. Je triai, j’ordonnai, je confrontai mes interprétations d’enfant sur les camps aux intransigeantes fiches signalétiques, je me concentrai pour retrouver mon regard d’enfant sur nos voyages en Espagne, mon impossible compréhension des films de mon père que je n’expliquerai jamais, la réaction de mes oncles et tantes voyant, par le regard du cinéaste, les images du pays qui leur était interdit. Je me rappelai ma famille espagnole gardée secrète, cette Espagne que je cachais à mes amies, à celles qui y allaient pour se dorer les fesses au soleil et à celles dont les parents attendaient la mort de Franco pour y aller… J’imaginais les images manquantes, les traces absentes ou laissées là où ça s’est passé, la prise en charge de ces lieux par l’expression mémorielle, je projetai le retour dans la ville où pour moi tout a commencé, Barcelone…
35La dernière étape a été d’oser assumer ma place dans le film. Raconter une histoire, tout en off, donner des informations biographiques et les mêler à une vision déformée sans en produire les effets perturbateurs. Parler de l’enfance, d’une époque, de ce pays si loin et si proche – pour nous les enfants mais aussi pour nos parents – interdit jusqu’à la mort de Franco et si vite banalisé après…
36L’Espagne en héritage est l’aboutissement d’une relation complexe à un pays, d’une longue histoire dont j’ai compris progressivement l’importance et la façon dont elle a opéré sur moi. J’ai enregistré en vrac et en désordre, dans ma tête d’enfant, des situations et des mots dont je ressentais le sens sans le comprendre – des non-dits, des mal-dits, des contradictions – mais je les ai imprimés pour plus tard. Longtemps je n’ai pas fait le lien entre ma sensibilité aux choses et cette histoire-là, la guerre d’Espagne, l’exil, le franquisme… mais tout ce que je fais ou qui m’intéresse de travailler aujourd’hui tourne toujours autour de ces thèmes : l’émigration, l’exil, la mémoire des guerres et des conflits. Même si, et surtout, je n’ai pas pu donner de valeur au destin de mes parents de leur vivant. Mais parfois je me dis, en pensant à eux qui ont tant voulu ne pas raconter leur tragédie et qui donnaient tout son sens à l’oubli et à la « page tournée », que s’ils ont réussi à conserver la photo d’Argelès… c’était pour qu’on la regarde. Plus tard.
37Pour conclure sur la complexité de la transmission… Lorsqu’il a été possible de demander la nationalité espagnole pour les enfants et petits-enfants issus de parents ou grands-parents espagnols qui ont quitté le pays pour des raisons politiques, aucun de nous, ni mes cousins, ni mon frère ni moi n’avons réagi. Mais dans la troisième génération, deux jeunes gens l’ont demandée dont mon fils. Son passeport espagnol, ne lui servira pas à grand-chose mais il raconte le lien très fort qui l’a lié à ma mère et à cette histoire. Lui ne s’est pas embarrassé de cette demie ou quart de part de sang espagnol, « Mamie compte double » disait-il à ceux qui lui rappelaient qu’il n’était espagnol que pour un quart. Ça doit être çà, la force de l’héritage lorsqu’il n’est pas pris dans la tourmente des questions gênantes et des réponses confuses, de la souffrance et de l’humiliation que l’on veut cacher. Suffirait-il de sauter la génération qui s’est tout pris frontalement pour que tout s’éclaircisse ?
Mise en ligne 28/08/2021
Notes
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[1]
Si tu vas à Paris, documentaire écrit et réalisé par Jacquie Chavance et Guillaume Mazeline. Conseiller historique et traducteur : Bruno Tur.
Production : Les Films de l’Aqueduc, Nico Di Biase, Eric Wild. Coproduction : Mozaïk télévision sans frontières et Antoine Martin production), 2013, 52’. (Bourse Brouillon d’un rêve de la SCAM, Aide à la diversité CNC, Procirep). -
[2]
L’Espagne en héritage, documentaire écrit et réalisé par Jacquie Chavance et Guillaume Mazeline. Production : Les Films de l’Aqueduc, Nico Di Biase et Eric Wild. Coproduction : Mosaïk, télévision sans frontière, 2015, 48’. (Bourse Brouillon d’un rêve de la SCAM, Cosip, Procirep). Pour voir ces films, contacter : Les Films de l’Aqueduc ndibiase@lesfilmsdelaqueduc.com