Notes
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[1]
Philippe Valls, « La leçon d’enfance de Françoise et Alfred Brauner. Jouer et dessiner en temps de guerre et d’exil », in Enfances en guerre, Rose Duroux et Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), Chêne-Bourg, Éditions Georg, 2013, pp. 24-36 ; Rose Duroux et Célia Keren, « Retours sur dessins. Fred/Alfred Brauner 1938, 1946, 1976, 1991 », ibid., pp. 99-119.
-
[2]
Marc Drouin, « Acabar hasta con la semilla ». Comprendiendo el genocidio guatemalteco de 1982 (En finir jusqu’à la semence. Comprendre le génocide guatémaltèque de 1982), Guatemala, F & G Editores, 2011.
-
[3]
Guatemala, nunca más (Guatemala, jamais plus), Guatemala, ODHAG (Office des droits de l’homme de l’archevêché du Guatemala), 1998.
-
[4]
Guatemala, memoria del silencio (Guatemala, mémoire du silence), Guatemala, CEH (Commission pour l’éclaircissement historique), 2000.
-
[5]
Hasta encontrarte. Niñez desaparecida por el conflicto armado en Guatemala (Jusqu’à te retrouver. L’enfance disparue dans le conflit armé au Guatemala), Guatemala, ODHAG, 2000.
-
[6]
La région Ixil, organisée autour des trois municipes de Nebaj, Chajul et Cotzal, fut déclarée « pôle de développement » par l’armée, sous le nom de « Triangle Ixil ».
-
[7]
Le mam est l’une des 22 langues mayas actuellement parlées au Guatemala.
-
[8]
Toutes les citations de Marcos proviennent de Mémoires du feu, mémoires du jeu (inédit), 60 témoignages de réfugiés et déplacés guatémaltèques recueillis par Philippe Valls en 2003 avec l’aide de Basilia López et Miguel de León Ceto.
-
[9]
Raúl Paredes, animateur d’ERM au Chiapas de 1983 à 1985.
-
[10]
Ignacio Martín Baró (1942-1989) : jésuite, théologien et théoricien de la « psychologie de la libération », recteur de l’Université de San Salvador. Il a été assassiné par l’armée salvadorienne le 16 novembre 1989.
-
[11]
Stuart Brown, « Play as an organizing principle : clinical evidence and personal observations », in Animal Play, Stuart Brawn et al., Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 244. [« For children, virtually, all of their non-survival activities are play ».]
-
[12]
Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), in L’Inquiétante étrangeté et autres essais Paris, Gallimard, « Folio », 1988. p. 34.
-
[13]
Humberto Ak’abal, Raqonchi’aj, El Grito [Le Cri], Guatemala, Cholsamaj, 2004.
-
[14]
Psicología social de la guerra, Ignacio Martín-Baró et al., San Salvador, UCA Editores, 1990, p. 35.
-
[15]
Donald W. Winnicott, Playing and Reality, 1971, cité d’après la traduction française Jeu et Réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, NRF, 1990, p. XIII.
-
[16]
Nicole Dagnino, « Terreur au Guatemala. Sur les traces des dessins d’enfants », in Enfances en guerre, Rose Duroux, Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), op. cit., pp. 198-219.
-
[17]
Françoise Proust, « Introduction », in Théorie et Pratique de Kant, Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 23.
-
[18]
Françoise Proust, De la résistance, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 138.
-
[19]
Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), in L’Inquiétante étrangeté…, op. cit., p. 34.
1De 1936 à 1939, le cri de haine « Viva la Muerte », scandé au fil des exécutions sommaires et des massacres, traversa toute l’Espagne, jetant sur les chemins de l’exil de longues cohortes de réfugiés qui vinrent échouer, transis de peur et de froid, de l’autre côté des Pyrénées. À l’épuisement de l’exode succéda le dénuement et la faim dans les camps de concentration où la République française enferma les républicains espagnols. Là où les chances de survie des enfants à peine nés étaient minces.
2Après la débâcle de 1940 face aux Panzer divisions du IIIe Reich, la police française traqua les Juifs à travers toute la France et collabora activement à leur déportation vers les camps d’extermination. Pour celles et ceux qui fuyaient les persécutions nazies, la traversée des Pyrénées représentait la dernière chance d’y échapper. Le plus souvent, ils ne purent franchir la frontière et furent internés en France, puis déportés… Pour les enfants, c’était la mort certaine.
3Pendant ces années noires, Françoise et Alfred Brauner [1], Elisabeth Eidenbenz et quelques autres se sont tenus juste aux côtés des enfants espagnols et juifs, tentant de soustraire leur enfance à la violence exterminatrice.
En finir jusqu’à la semence
4Près d’un demi-siècle et un océan séparent les Pyrénées de l’Altiplano du Guatemala, où le mot d’ordre « Acabar hasta con la semilla [2] », comme en écho à « Viva la muerte », condense les campagnes de contre-insurrection menées par l’armée guatémaltèque. Cette guerre non déclarée a commencé dans les années 1960 et s’est généralisée en une terreur sans limite au début des années 1980. Elle n’a pris fin qu’en 1996 lors de la signature des accords de paix.
5Selon les rapports Guatemala, nunca más [3] et Guatemala, memoria del silenci [4], les violences perpétrées par l’armée dans l’Altiplano, peuplé majoritairement par des groupes indigènes, peuvent être qualifiées d’actes de génocide. Les massacres (plus de 600 villages rasés, 200 000 morts et 40 000 disparus), la déportation, le regroupement forcé des populations dans des camps et les conditions d’existence qui leur étaient imposées, relèvent effectivement d’une intention d’exterminer physiquement et culturellement une partie des peuples mayas, y compris les enfants [5].
6Cette guerre a profondément modifié le paysage humain du pays. Outre les morts et les disparus, elle a entraîné des déplacements massifs de population. De 1981 à 1996, un million et demi de personnes ont quitté leur région d’origine, dont 100 000 qui se sont réfugiées dans les pays voisins, au Mexique et au Belize. D’autres ont fui dans les montagnes ou sont venues grossir les quartiers pauvres de la capitale. Celles qui n’ont pu fuir ont été regroupées dans des camps dits « pôles de développement ».
7Notre association Enfants réfugiés du monde (ERM) s’est engagée auprès des populations guatémaltèques depuis 1983. D’abord au Chiapas, à Paso Barro, un des 80 camps le long de la frontière mexicaine où arrivaient tous les jours des centaines de réfugiés guatémaltèques fuyant les massacres, des paysans mayas qui disaient « On nous tue ». Puis dans des villages du Belize, toujours avec des réfugiés, et, à partir de 1987, au Guatemala, auprès de populations déplacées dans le « Triangle Ixil [6] ».
8En invitant les enfants mayas à jouer, nous ne savions pas que nous répétions le geste des Brauner avec les petits Espagnols dans les foyers du Secours rouge en Catalogne. Tout comme en soutenant et formant un groupe de sages-femmes traditionnelles, nous recommencions celui d’Elisabeth Eidenbenz, à la Maternité d’Elne.
9Ce geste qui consiste d’abord à se tenir juste à côté, à la place du prochain, ce geste de celui ou celle qui se sent concerné-e par l’enfance menacée et fait tout son possible pour l’écarter du danger, ne dépend pas seulement d’une intention, fût-elle la meilleure. Il se construit dans le cheminement d’une expérience partagée, au sein d’un lieu d’accueil et de soins à hauteur d’enfant.
10L’expérience et le retour d’expérience d’ERM auprès des enfants guatémaltèques nous a appris que ce qui nous rapproche – au-delà des mots – du geste réparateur des Brauner ou d’Elisabeth Eidenbenz s’éprouve dans une pratique au plus près des enfants dans la guerre, pour les accompagner à reprendre le dessus, à éloigner la mort et à réaffirmer le désir de vivre. Transmettre notre expérience c’est donc en entreprendre le récit, mais surtout laisser entendre les voix des enfants.
Paso Barro
11En 2001, Marcos a téléphoné au bureau d’ERM et demandé à parler à la directrice dont il se souvenait. Il se présenta comme l’un des enfants du camp de Paso Barro où ERM avait ouvert, sous le toit de paille d’une cahute, son premier espace de jeu. Il indiqua que lui et ses compagnons avaient été rapatriés et avaient fondé une coopérative agricole dans le sud du pays. Il expliqua qu’ils avaient le projet de créer un centre d’animation pour leurs enfants. Très vite, une collaboration s’établit entre l’équipe d’ERM au Guatemala et la communauté de Marcos. Dans le même temps, il s’imposait comme une évidence que nous devions recueillir les témoignages de ces enfants devenus adultes. C’est ainsi que Marcos devint l’un des principaux passeurs d’un recueil de témoignages livrés en 2003.
Mémoires du feu
12Ainsi commence, vingt ans après, son récit.
« […] Une nuit mon papa et ma maman sont venus me réveiller alors que je dormais. Je calcule que je devais avoir 3 ans quand nous avons dû aller jusqu’au col – je ne me souviens pas de quel col – mais c’était une rude montée et mon papa me portait. Comme j’étais petit, j’ai oublié à quoi je pensais… Je me souviens qu’ensuite, nous avons continué à marcher longtemps, en direction d’un autre lieu qu’on appelait la línea, autrement dit, la frontière. Je me souviens que nous avions emmené un chien que l’on appelait Tzi’ en mam [7]. Nous sommes arrivés de l’autre côté de la línea dans un hameau qui s’appelait Dolores [8]. »
14Des bribes de souvenirs de la fuite de sa famille avec sa communauté jusqu’à la frontière mexicaine… Détails matériels qui ne semblent attachés à aucun affect douloureux même si Marcos précise qu’il ne se souvient pas de la façon dont il a pu ressentir cet exode. En le portant, en dépit des circonstances périlleuses, ses parents sont parvenus à le protéger de la détresse que peut générer une rupture avec l’environnement. En revanche, dit Marcos,
« Une chose dont je me souviens, ça oui, au début quand nous sommes arrivés à Paso Barro, c’est qu’on manquait de tout, et le plus triste, c’est que je voyais un jour les amis avec qui je jouais et, le lendemain, ils étaient morts à cause de la diarrhée qu’on attrapait avec l’eau, on l’attrapait tous. »
16Par ailleurs, en raison de la promiscuité dans le camp, les enfants sont les témoins directs des moments d’abattement des adultes, où ces derniers perdent parfois toute dignité. Ils en sont vivement affectés et les ressentent souvent comme un abandon. « On se sentait très seuls à écouter les plaintes des parents avec leurs souvenirs ». Les scènes fréquentes de parents ivres auxquelles Marcos a assisté dégradent l’image des adultes et accroissent son inquiétude.
Mémoires du jeu
17Pour résister à ce monde clos où tout manque et qu’il ne comprend pas, Marcos a pu compter sur quelques soutiens. Mais ce à quoi il accorde la plus grande importance dans son récit, c’est à l’expérience du jeu, qu’il garde en mémoire comme la part heureuse de son enfance.
« Dans le camp, quand Raúl [9] est arrivé, je me souviens qu’il a commencé à travailler avec les enfants de 12 ans. J’étais petit, mais je me souviens des jouets qu’ils faisaient et des jeux qu’il y avait au centre. C’étaient leurs jeux, pourtant, ils nous réunissaient [les plus petits] et nous donnaient des jouets, les jouets qu’ils avaient construits eux-mêmes, ils en donnaient à chacun. Il y avait aussi la rivière, nous faisions des rondes d’enfants et le serpent de mer et d’autres jeux du refuge. »
19La question du jeu, Marcos a eu à cœur d’y répondre : elle représente un tiers de l’entretien. Il livre d’abord ses premiers souvenirs de jeu, qui coïncident avec l’arrivée d’ERM. Puis, après avoir évoqué son existence dans le camp, il décrit ses « jeux du refuge » et les émotions qu’il en garde. Pour finir, il énonce sa propre « théorie » du jeu.
20Tout commence un an après son arrivée au camp. Apparaît alors un endroit où il y a du jeu, où l’on peut jouer et une production de jouets par les plus grands dont il bénéficie. Un espace et un temps réservé aux enfants pour jouer et rien de plus.
21L’importance de cet espace d’enfance doit être soulignée car, comme le relève Ignacio Martín-Baró [10], ce qui signe le plus souvent la condition des enfants dans la guerre c’est « trop de séparations, trop de proximité ». Si l’on saisit aisément ce que sont ces séparations de la guerre, ce « trop de proximité » est rarement évoqué. En effet, les adultes spontanément font tout leur possible pour protéger les enfants mais parfois, sans s’en rendre compte, ils réduisent drastiquement leurs activités, leur aire d’expérience et de rencontre avec le monde considéré comme dangereux.
22Cette aire d’expérience est justement celle où se déploie le jeu. S’il n’y a plus accès, l’enfant se trouve dans une situation de déprivation de l’activité ludique.
« Pour les enfants, virtuellement toutes leurs activités hors des tâches de survie sont du jeu […] Le jeu, comme principe organisateur, est une évidence clinique [11] ».
24Comme le notait déjà Freud il y a plus d’un siècle : « L’occupation la plus chère et la plus intense de l’enfant est le jeu [12]. » La déprivation ludique peut alors être assimilée, non à un traumatisme lié à un événement, mais à un traumatisme découlant d’une expérience qui n’a pas eu lieu ; on pourrait presque dire, d’un non-événement.
« Pour nos jeux d’enfants, nous utilisions les jouets que les plus grands avaient faits avec Raúl, […] nous utilisions des boîtes de sardines. On faisait une route et l’on donnait les noms des lieux que nous connaissions, nous donnions aussi des noms aux camions comme ceux qui transportaient la canne à sucre. […] nous avions l’impression en maniant la boîte que c’était un camion, alors qu’en réalité ce n’était qu’un objet, nous avions vraiment la sensation que c’était un camion. »
26Dans la description qu’il fait du jeu (playing), ce qui est remarquable, c’est qu’il le donne à voir de l’intérieur ; on y voit l’enfant qui joue avec tout le sérieux requis et tout le plaisir qu’il en tire ; l’enfant y croit et sait bien que ce n’est pas pour de vrai. Mais il lui accorde la plus grande importance.
27Le jeu dissipe la peur
29Autre chose que dit Marcos et qui revient dans la plupart des témoignages recueillis : « El juego quita el miedo ». Le jeu enlève la peur, éloigne la peur, dissipe la peur. Ce lien établi spontanément entre jouer et ne plus avoir peur, Marcos et ses compagnons de jeu lui attribuent un retentissement considérable pour l’enfant qui s’est prolongé dans leur vie d’adulte.
30Le jeu est souvent associé à une distraction, non sans connotation dépréciative. Pourtant cette distraction est sans doute l’un des éléments du jeu les plus importants pour l’enfant. Le jeu le distrait (et l’enchante), l’éloigne de cette glaciation du corps et de l’esprit quand il est habité par le sentiment d’être « tuable » à tout moment : lui, sa famille, sa communauté. Le jeu le distrait de cette « anormale normalité [14] » de la guerre où toute la vie est absorbée par les tâches de survie. Et lui permet, ni plus ni moins, de se « sentir “vivant” [15] ».
31Quand la peur s’en va dans et par le jeu, les enfants sont alors capables d’affronter les adultes, le monde qui les entoure, à commencer par les discriminations des instituteurs à l’école. C’est parce qu’ils ont pu apprivoiser la peur qu’ils ont pu apprendre. Comme le résume Elena, par un raccourci saisissant, dans un autre témoignage :
« Nous sommes entrés pour jouer, partager entre enfants… Beaucoup sont sortis maîtres d’école ».
33Cette question du jeu qui parvient à filtrer la peur ambiante, « el miedo ambiente », est à notre sens déterminante pour fonder toute clinique du traumatisme auprès des enfants et sans doute des adultes. Ce qui signifie qu’en aval et en amont de la thérapie et dans la thérapie même, il doit y avoir du jeu, du « jouer » (playing), des jouets dans un espace collectif. Un collectif de jeu qui soigne ou du moins qui a aidé Marcos à grandir dans un camp de réfugiés :
« […] Pour garder la joie et le sourire, ne plus avoir peur. Quand on ne jouait pas, on se sentait très seuls, à écouter les plaintes des parents avec leurs souvenirs. C’était un espace où nous étions satisfaits et personne ne parlait de sa maman qui pleurait ou des problèmes à la maison. Je crois que c’est comme ça qu’est née l’union entre nous. Nous vivions dans la même baraque, si ma maman n’avait plus à manger, j’allais avec quelqu’un d’autre, comme nous étions petits, on nous accueillait dans toutes les familles avec des tortillas et un peu de sel. Notre but, c’était de manger et d’aller jouer, cela m’a aidé à gagner de l’estime de moi. […] le jeu m’a appris à me socialiser sans peur avec mes compagnons qui venaient d’autres lieux […]. Personnellement, cela m’a poussé à aller de l’avant. Après le départ d’ERM, cela m’a permis d’impulser des choses même si le programme s’était arrêté. Quand je suis entré à l’école avec les compagnons nous avons créé un espace de jeu… »
Aux côtés des enfants ixils
35C’est seulement en 1987 que nous avons pu installer une mission auprès des populations indigènes déplacées du « Triangle Ixil » au nord du Guatemala, à la faveur de l’arrivée au pouvoir d’un président civil, le premier après trente ans de régimes militaires.
36Le « Triangle », un monde à part. C’était une des régions les plus enclavées, l’une des plus flagellées aussi, à 90 % indigène. À ce moment-là, après une longue série d’atrocités et de massacres fous – pas un hameau n’échappa à la destruction totale –, c’était la peur, un dénuement terrible. La répression massive avait forcé les paysans à fuir dans les montagnes. À partir de 1984, l’armée avait lancé des opérations d’envergure pour « récupérer » ces populations indiennes, les « rabattre » et les parquer dans des « pôles de développement », camouflage grossier d’une tactique anti-insurrectionnelle adoucie.
37La peur reprenait le pas sur la terreur. Entre l’armée et les Ixils, il n’y avait que l’église, quatre religieuses de Saint-Vincent-de-Paul. Lors de la mission exploratoire, cela nous a convaincus qu’il fallait une présence humanitaire civile internationale. C’est ainsi que nous avons commencé à travailler dans un camp de déplacés à Las Violetas, sur un terrain du diocèse aux portes de Nebaj, le chef-lieu d’un des trois cantons qui composaient le « Triangle Ixil ».
38À notre arrivée, les conditions étaient extrêmement précaires : des cabanes en planches à toit de tôle sur une parcelle exigüe où poussent quelques pieds de maïs ; pas d’eau potable, un maître d’école pour 450 enfants ; des taux de mortalité maternelle et infantile très élevés et une dénutrition chronique. La population est originaire de 35 communautés différentes. Une proportion élevée de veuves et d’orphelins et des familles incomplètes dans 90 % des cas. Un traumatisme, visible ou pas, généralisé, silencieux qui s’enkyste dans une culture de la peur et qu’on ne peut pas aborder de façon directe. Telles étaient les données de départ.
39Comment accompagner cette population démembrée dont le tissu social était déchiré, dont les leaders populaires avaient été cruellement décimés ? Il fallait donc marcher à l’ombre, avec beaucoup de prudence. Nous avons commencé à travailler en collaboration avec les religieuses et avec des Ixils qu’on a formés peu à peu, sur le tas, dans une action partagée, pour établir la communication avec la communauté. Il fallait rester très discrets pour ne pas les exposer.
Recommencer à partir des enfants
40L’idée était de protéger les enfants depuis qu’ils sont dans le ventre de leur mère et de les accompagner jusqu’à l’adolescence.
41Pour les 0-3 ans : mise en place d’une PMI (Protection maternelle et infantile) et guidance parentale à travers les groupes de mères dans les postes de santé. Pour les 3-6 ans : éducation préscolaire, suivi de croissance et apport nutritionnel dans les « jardins d’enfants ». Pour les plus grands : des ateliers dans les « centres d’animation ».
42Dès le début, nous avons donc mis en œuvre un programme d’attention globale en santé, nutrition, éducation, animation, avec, dans chaque domaine, un volet de formation du personnel local. Tout était planté depuis le début dans cette sorte de bidonville en campagne. Les mêmes axes ont été développés par la suite dans les deux autres cantons, Chajul et Cotzal, avec des intensités variables. Si nous avons créé deux centres d’animation, en revanche le programme santé a été présent dans 21 communautés avec 50 promoteurs ruraux et autant de sages-femmes. Nous avons monté des postes de santé dans les villages les plus reculés. Tout un maillage.
Cu’yintxa : avec les adultes
43Dans tous les cas, pour pouvoir accueillir les enfants et les protéger dans ces situations de désastre, il fallait se faire accepter par les adultes, gagner leur confiance. Cette confiance, elle s’est tissée d’abord avec les enfants, mais aussi avec les femmes.
44Dans le programme Cu’yintxa (« Celle qui prend en charge les enfants »), nous avons travaillé avec des sages-femmes traditionnelles, des autorités occultes et très respectées dans la communauté parce que leur rôle est lié à l’apparition de la vie et qu’il se révèle à partir d’un signe, d’une révélation divine. Elles ont une fonction technique et un rôle magico-religieux. Avec l’aide de la déesse Ixchel, elles sont responsables du suivi de la grossesse, de l’accouchement, des soins au nouveau-né et aux femmes en suite de couches. Ce sont des femmes plutôt âgées (50 ans en moyenne), indigènes, ne parlant que très peu ou pas l’espagnol, analphabètes pour la plupart. Elles ont à leur actif des années d’expérience dans des communautés presqu’inaccessibles, ayant dû affronter et résoudre sans aide d’aucune sorte les difficultés rencontrées dans leur travail.
45L’état de santé de la région était alors dramatique avec plus de 30 % de décès des enfants de moins d’un an. Une situation qui aurait pu en partie se résoudre par des mesures préventives. Or le ministère de la Santé n’avait pas la capacité de développer une prévention maternelle et infantile assez étendue qui soit non seulement adaptée à la situation locale mais qui respecte aussi la culture des communautés. Deux conceptions s’affrontaient : celle des ladinos dotés d’un savoir technique considéré comme seul valable et celle des indigènes, maintenant leurs croyances et pratiques avec force. Les sages-femmes se trouvaient donc isolées, marginalisées, voire méprisées. Pourtant, dans le municipe de Nebaj, où l’on comptait un médecin pour 12 000 habitants, elles pratiquaient 93 % des accouchements.
46Notre appui a consisté dès le départ à réaliser des consultations prénatales et périnatales chaque semaine, le jour du marché, dans un poste de santé. Les sages-femmes venaient avec leurs « clientes » et ensemble, avec l’aide d’une traductrice formée comme promotrice de santé, nous examinions les femmes enceintes, discutions des problèmes éventuels, donnions des suppléments vitaminiques, appliquions les vaccins. Ce cadre a permis de connaître les pratiques en matière de contrôle prénatal, comme leurs conseils sur l’alimentation, les massages, l’utilisation du temascal (bain de vapeur en usage depuis l’époque préhispanique), les prières et rituels intégrés à leurs visites.
47À leur demande, nous avons aussi organisé des réunions mensuelles pour aborder différents thèmes dont celui des grossesses à risque. Avec elles, il a fallu inventer : concevoir une pédagogie particulière à base de mimiques, de planches dessinées par un artiste local, un document de suivi avec des symboles pour pouvoir recueillir des données sur les causes de la mort des nouveau-nés, des maladies des femmes. On a voulu à la fois valoriser leur savoir tout en cherchant à supprimer certaines pratiques nocives, et en introduisant de nouvelles.
48Le travail a aussi consisté, mais avec le temps, à impulser une dynamique et à stimuler la participation et l’organisation des femmes pour que le groupe s’identifie comme tel. Et afin de rompre leur isolement et d’échanger leurs expériences avec d’autres, on a organisé des rencontres avec des femmes d’autres régions du Guatemala. Peu à peu cette démarche a pu se mener en parallèle avec les structures de santé locales dont il a fallu aussi vaincre la méfiance face à cette petite équipe de volontaires expatriés qui crapahutaient dans les montagnes, s’efforçant de coordonner les activités et d’impulser un changement d’attitude vis-à-vis des cu’yintxa’, le rejet profond des indigènes étant un des écueils les plus difficiles à surmonter.
49Enfin, c’est lors des accouchements, dans l’espace si particulier des maisons où l’on nous a permis de pénétrer, que nous avons pu accompagner au plus près la venue au monde des enfants, dans un geste de protection, de respect et d’amour.
Medianos : avec les enfants
50Avec eux, l’histoire a pu commencer, ici comme ailleurs, de façon spontanée : dessiner dans la poussière avec une brindille ou shooter dans un ballon. Pour établir le contact. Et puis on a organisé en fonction des observations. L’enfant ixil travaille dur depuis son plus jeune âge. Pour la famille, il représente une force de travail importante et, vu les conditions de vie, la valeur du jeu en tant que tel n’est pas forcément reconnue.
51Pour pouvoir rassembler les medianos – enfants de 6 à 14 ans – dans un espace et un temps qui leur soient réservés, les animateurs d’ERM ont proposé une série d’activités : des activités « utiles », acceptables par les familles parce qu’elles offrent des occasions d’apprentissage : un atelier de menuiserie, de tissage, un jardin potager. Et en même temps, un autre genre d’activités dites « d’expression », plus créatives, libres et « gratuites » : dessin, peinture, modelage, masques, marionnettes, théâtre, contes, musique… et jeu. Le jeu est central. C’est par le jeu qu’on commence, qu’on scande les activités, c’est pour jouer que les enfants se retrouvent. Que les activités soient « utiles » ou « gratuites », les deux vont ensemble, c’est le jeu qui rythme tout.
52Dans le jardin potager, les légumes ont poussé ; les premières salades ont été réparties, feuille par feuille, puis les autres repiquées sur les parcelles familiales. De la menuiserie sont sorties des quantités de petites chaises, mais aussi des jouets, des échasses, des petits camions et des brouettes qui ont dévalé les pentes. À l’atelier de tissage les garçons ont crocheté et les filles ont tissé comme c’est l’usage chez les Ixils, en utilisant les couleurs et les motifs traditionnels de la région. Peu à peu, la qualité s’améliorant, l’atelier s’est organisé comme une mini-coopérative où les enfants se sont initiés à des notions simples de gestion, au calcul du prix de revient d’un produit, à la gestion d’une caisse commune.
53Cette responsabilisation a contribué à renforcer la notion d’appartenance à un groupe dans une société dont toutes les formes d’organisation avaient été systématiquement boycottées. Si nous savions bien qu’il était périlleux d’organiser les adultes au grand jour, on pouvait recommencer discrètement à partir des enfants… Les enfants ont formé des petits « comités », celui des musiciens de la marimba, des tisseuses, des menuisiers. Lors d’une rencontre entre enfants venus d’autres villages, les enfants de Las Violetas ont présenté eux-mêmes le programme : chaque enfant s’exprimait au nom de son groupe et l’un d’eux a commencé sa présentation par un « Yo somos » (Je sommes), intraduisible alliance du singulier et du pluriel.
54Le « Yo » de chacun de ces enfants pourchassés, menacés, devait aussi trouver à s’exprimer dans l’espace protégé du centre d’animation qui leur était réservé et qu’ils ont investi pour jouer, pour dessiner. Comme le jeu, le dessin répond à une nécessité vitale du métier d’enfant et il a sa place dans les activités destinées aux enfants réfugiés, quelle que soit leur culture. Par rapport à cette culture, la guerre, la famine, le refuge marquent une rupture. La feuille de papier offre une possibilité de dessiner les contours du passé et de tracer aussi ceux du présent ; comme par exemple ce dessin où ont été représentées deux maisons : celle d’aujourd’hui et celle « d’avant ».
55Au cours des sessions de dessin avec les enfants ixils, les éducateurs tentaient d’adapter la méthode de façon empirique – attitude active ou passive –, à leurs problèmes immédiats, à leurs difficultés d’ordre technique ou relationnel. En général, on préférait une attitude non directive et une pédagogie « d’appui moral » pour les stimuler, les aider à dépasser leur manque de confiance en eux-mêmes, car souvent ils se retranchaient dans un « Je ne sais pas… je ne peux pas… ». Doutant de leurs possibilités réelles, ils exprimaient par là une incapacité qui leur avait été inculquée et qu’ils ressentaient comme irrémédiable. Vécue quotidiennement dans ce camp misérable, sous un ciel tourbillonnant d’hélicoptères, cette incapacité dérivait aussi du contexte que nous avons décrit, qui n’était qu’un épisode de plus de cinq siècles de domination. Pas étonnant que surgissent alors des comportements de timidité et d’inhibition quand on leur proposait une possibilité d’expression spontanée. Ces enfants devaient apprendre à créer, c’est-à-dire apprendre « la liberté d’expression ».
56Au chapitre de l’expression plus dirigée, une expérience très positive qui a allié le dessin et le récit. Nous avons proposé à un groupe de medianos de répondre à des enfants français qui leur avaient envoyé des photos et des dessins. Pour se présenter à ces interlocuteurs inconnus mais enfants comme eux, les petits Guatémaltèques ont réalisé des sortes de bandes dessinées où ils déclinaient clairement leur identité individuelle, familiale, groupale ou ethnique : « Je m’appelle … je sommes (yo somos) le groupe du jardin potager… je suis ixil… » D’autres, allant plus loin dans l’autobiographie, ont représenté des scènes dramatiques de violence militaire ou familiale. Presque tous ont manifesté dans leurs dessins et leurs légendes le désir d’échanger et de communiquer.
57Au terme de quelques années, le programme medianos a été repris en charge par un animateur ixil qui a réécrit le projet et l’a présenté pour financement à un Fonds de développement indigène guatémaltèque, en insistant sur l’aspect processus de recouvrement de la mémoire et renforcement de l’identité culturelle à travers la musique, les fêtes. Il l’a placé sous les auspices de Makuilxochitl, le dieu maya du jeu. À notre départ, en 2007, si les programmes de santé et d’éducation, notamment les jardins d’enfants, ont pu trouver des relais institutionnels et associatifs, il n’en a pas été de même pour le volet animation, celui qui pourtant s’est inscrit le mieux dans notre objectif principal : apporter une réponse aux besoins non-matériels des enfants.
L’histoire retrouvée
58Cette réponse, ce sont les enfants eux-mêmes, devenus adultes, qui l’ont apportée. Ceux qui, nés à la Maternité d’Elne, ont recherché Elisabeth et se sont retrouvés après des dizaines d’années. Ceux qui, rescapés de la guerre et accueillis dans des foyers par Françoise et Alfred, les ont aussi rencontrés. Elisabeth et les Brauner ont sans doute été étonnés que les moments d’enfance qu’ils avaient arrachés aux violences de la guerre et des persécutions soient restés aussi vifs en mémoire, et plus encore du retentissement que leur geste avait eu dans la vie de ces enfants. Ces retours de mémoires vives ont sans doute sauvé de l’oubli et de la méconnaissance ces expériences, qui demeurent comme une leçon d’enfance au tableau de nos devoirs de solidarité.
59De la même façon, c’est en recueillant, en 2003 puis en 2011, les témoignages des adultes qui avaient été enfants réfugiés dans le camp de Paso Barro, déplacés dans le camp de Las Violetas, que nous avons eu confirmation que cette expérience-jeu d’ERM avait bien eu lieu et les dessins que nous avions gardés en faisaient foi. Ce qu’ils ont dit des dessins [16] qu’ils retrouvaient, les souvenirs qui affluaient étaient comme autant de trésors d’enfance qui n’ont pas de prix.
Résister à l’irrésistible
60En déposant, dans ces pages, quelques fragments d’histoires d’enfants du Guatemala qui forment tout un pan de l’histoire d’ERM, nous avons voulu rendre hommage à Elisabeth Eidenbenz, Françoise et Alfred Brauner, aux anonymes qui nous ont précédés et ont su « résister à l’irrésistible [17] ».
61Depuis l’extermination massive des enfants juifs et tsiganes, planifiée, administrée, organisée par les nazis comme une production industrielle qui scellait l’alliance de la barbarie sans limite et de la modernité sans conscience, nous savons que l’une des caractéristiques majeures de la politique exterminatrice est la destruction de la population enfantine du groupe visé afin de ruiner ses possibilités de reproduction physique, sociale et culturelle.
62Alors, résister, c’est la vie même – « La vie est résistance à l’irrésistible [18] » ; c’est soustraire à la mort ces enfants soudainement menacés, sanctuariser l’enfance même si cela semble impossible. Créer des lieux d’accueil – fussent-ils incertains – où l’enfant puisse pousser son premier cri, faire ses premiers pas, recevoir un sourire et le rendre, sans oublier de jouer avec sa poupée, son camion ou son ballon, c’est-à-dire ne plus subir et inventer une autre vie. Car
« Chaque enfant qui joue se comporte comme un poète, dans la mesure où il se crée son monde propre, ou, pour parler plus exactement, il arrange les choses de son monde suivant un ordre nouveau à sa convenance [19]. »
64Résister, c’est aussi permettre à l’enfant de résister et c’est en jouant qu’il y parvient le mieux.
Notes
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[1]
Philippe Valls, « La leçon d’enfance de Françoise et Alfred Brauner. Jouer et dessiner en temps de guerre et d’exil », in Enfances en guerre, Rose Duroux et Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), Chêne-Bourg, Éditions Georg, 2013, pp. 24-36 ; Rose Duroux et Célia Keren, « Retours sur dessins. Fred/Alfred Brauner 1938, 1946, 1976, 1991 », ibid., pp. 99-119.
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[2]
Marc Drouin, « Acabar hasta con la semilla ». Comprendiendo el genocidio guatemalteco de 1982 (En finir jusqu’à la semence. Comprendre le génocide guatémaltèque de 1982), Guatemala, F & G Editores, 2011.
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[3]
Guatemala, nunca más (Guatemala, jamais plus), Guatemala, ODHAG (Office des droits de l’homme de l’archevêché du Guatemala), 1998.
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[4]
Guatemala, memoria del silencio (Guatemala, mémoire du silence), Guatemala, CEH (Commission pour l’éclaircissement historique), 2000.
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[5]
Hasta encontrarte. Niñez desaparecida por el conflicto armado en Guatemala (Jusqu’à te retrouver. L’enfance disparue dans le conflit armé au Guatemala), Guatemala, ODHAG, 2000.
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[6]
La région Ixil, organisée autour des trois municipes de Nebaj, Chajul et Cotzal, fut déclarée « pôle de développement » par l’armée, sous le nom de « Triangle Ixil ».
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[7]
Le mam est l’une des 22 langues mayas actuellement parlées au Guatemala.
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[8]
Toutes les citations de Marcos proviennent de Mémoires du feu, mémoires du jeu (inédit), 60 témoignages de réfugiés et déplacés guatémaltèques recueillis par Philippe Valls en 2003 avec l’aide de Basilia López et Miguel de León Ceto.
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[9]
Raúl Paredes, animateur d’ERM au Chiapas de 1983 à 1985.
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[10]
Ignacio Martín Baró (1942-1989) : jésuite, théologien et théoricien de la « psychologie de la libération », recteur de l’Université de San Salvador. Il a été assassiné par l’armée salvadorienne le 16 novembre 1989.
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[11]
Stuart Brown, « Play as an organizing principle : clinical evidence and personal observations », in Animal Play, Stuart Brawn et al., Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 244. [« For children, virtually, all of their non-survival activities are play ».]
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[12]
Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), in L’Inquiétante étrangeté et autres essais Paris, Gallimard, « Folio », 1988. p. 34.
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[13]
Humberto Ak’abal, Raqonchi’aj, El Grito [Le Cri], Guatemala, Cholsamaj, 2004.
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[14]
Psicología social de la guerra, Ignacio Martín-Baró et al., San Salvador, UCA Editores, 1990, p. 35.
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[15]
Donald W. Winnicott, Playing and Reality, 1971, cité d’après la traduction française Jeu et Réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, NRF, 1990, p. XIII.
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[16]
Nicole Dagnino, « Terreur au Guatemala. Sur les traces des dessins d’enfants », in Enfances en guerre, Rose Duroux, Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), op. cit., pp. 198-219.
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[17]
Françoise Proust, « Introduction », in Théorie et Pratique de Kant, Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 23.
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[18]
Françoise Proust, De la résistance, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 138.
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[19]
Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), in L’Inquiétante étrangeté…, op. cit., p. 34.