Notes
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[1]
Biblioteca virtual Miguel de Cervantes (www.cervantesvirtual.com/).
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[2]
L’Association des artistes et intellectuels espagnols en France (AAIEF), lieu de rencontre et d’échange se prolongeant par des expositions, est évoquée dans nombre d’entretiens. Elle organisa plusieurs expositions qui fédérèrent les artistes espagnols en France quelles qu’aient été l’origine ou les raisons de leur résidence en France, comme le font apparaître ces entretiens. Elle fut créée officiellement le 10 février 1951. Elle revendiquait une filiation avec l’École de Paris et avait reçu l’impulsion de certains des membres de ce mouvement, tel l’artiste peintre Madrazo. Longtemps présidée par Maria Mathilde Brodu, artiste peintre, l’association fut dissoute en 1993. Iberia y Cultura a également été citée (Miguel González).
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[3]
Josep Mestres í Cabanes (Manresa, 1898 – Barcelone, 1990), peintre et scénographe catalan, professeur de perspective à l’École supérieure San Jordi de Barcelone, a travaillé notamment comme scénographe au Gran Teatre del Liceu de Barcelone [NdÉ].
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[4]
Éléonor Fabra Portail est le nom d’artiste choisi par celle qui, née Leonor Fabra Pardo en Espagne, a souhaité faire une synthèse entre son prénom d’origine – Leonor – et son prénom officiel en France – Éléonore – et décidé d’ajouter le nom de son époux à ce prénom très personnel – sans « e » – et au patronyme de son père. Une sorte de synthèse entre ses deux cultures. [NdÉ.]
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[5]
Ainsi, en 1982, la FAEEF (Fédération d’associations d’Espagnols émigrés en France) a organisé une exposition au Grand-Palais, du 10 au 26 décembre 1982, intitulée L’Art espagnol de l’immigration à travers l’Europe, patronnée par la Coordination européenne d’associations d’émigrés espagnols (CEAEE, dont le siège était à Kassel, RFA). L’exposition était placée sous le parrainage du ministre français de la Culture, Jack Lang, et de l’ambassadeur d’Espagne en France, Miguel Solano Aza. Le catalogue a été édité par la FAEEF (20-22 rue Richer, 75009 Paris). Trois artistes présentés ici, Miguel González García, Pedro Murillo et Jésus Pallás Aguilar, y ont participé. [NdÉ.]
Afin de connaître mieux les artistes espagnols liés à l’exil républicain, vivant et travaillant en France en 2014, le CERMI a demandé à Éléonor Fabra Portail, elle-même céramiste et sculpteure, de bien vouloir aller à leur rencontre. De cette démarche résultent quatre entretiens et un témoignage. Merci à eux cinq d’avoir accepté de présenter leur itinéraire personnel et artistique.
1Retrouver des artistes espagnols qui vivent et travaillent encore aujourd’hui – en 2014 – en France et dont les racines plongent dans l’Espagne alors déchirée par la Guerre civile revêt un certain caractère aléatoire. En effet, les générations ne sont pas homogènes, les parcours non plus. On peut même constater que chaque parcours est unique et que si dénominateur commun il y a, l’aspect le plus évident se situe dans la nature même de l’artiste, pour qui la liberté est l’oxygène qui régénère sa création… Le temps passant, la notion d’exil a glissé vers celle d’émigration. La dynamique de l’histoire a fait évoluer les donnes par rapport au contexte de l’exode républicain, puis de la Seconde Guerre mondiale et enfin de l’explosion de 1968…
2Les artistes qui ont accepté de participer à notre recherche dessinent deux groupes aux contours distincts ténus. Tout d’abord, ceux qui nés avant les années 1930 ont quitté l’Espagne adolescents ou jeunes adultes. Ils ont à un moment donné décidé d’émigrer en France. Citons Jesus Pallás Aguilar, 94 ans, et Miguel González, 84 ans, tous deux dessinateurs, peintres et sculpteurs. Ceux, ensuite, qui sont arrivés très jeunes enfants ou qui sont nés en France, leurs familles ayant quitté le pays en raison de la victoire franquiste. Ces dernières ont maintenu en leur sein un lien très fort avec les valeurs républicaines. C’est le cas de Pierre Murillo, 74 ans, et de moi-même qui ai été invitée – étant céramiste et sculpteure – à intégrer le groupe de cette génération qui est aussi la mienne.
3Je présenterai un cinquième artiste, Hypólito Gímenez, 88 ans, peintre et sculpteur, dont le parcours a fait apparaître des liens avec l’exil républicain non lié à ses origines. Globalement, les signes d’une large intégration dans la société française se sont traduits par le choix d’y résider de façon permanente en revendiquant toutefois l’origine ou la nationalité espagnole.
4Les artistes retenus ici ne représentent que quelques cas particuliers parmi ceux, nombreux, qui vivent et sont installés en France, attirés par le bouillonnement culturel et les contacts avec le monde extérieur dont ils étaient privés en Espagne. Dans mes contacts, j’ai rencontré des artistes de ma génération qui n’ont pas été concernés par l’exil. Ils ont quitté l’Espagne franquiste sous l’effet de l’impact des évènements de mai 1968 dont les effets se sont propagés bien au-delà de Paris et de la France. Ils avouent avoir été fascinés par les perspectives qui s’offraient en France dans ce contexte pour leur travail de création mais se défendent d’avoir des liens avec l’exil républicain : « Nous ne nous considérons pas comme des exilés. » Ils ont formé en région parisienne un groupe soudé, mais sans aller jusqu’à créer un mouvement artistique.
5Aucune référence non plus, chez ces artistes, à l’histoire de la République de 1936 : la liberté recherchée n’est pas posée en termes de valeur emportée dans la tourmente de cette « histoire méconnue » ; elle se trouve en France où ils sont venus chercher un champ plus large d’investigation et de communication avec l’extérieur. C’est le sens premier de leur émigration. « Le gouvernement franquiste tolérait dans ces années-là quelques hardiesses artistiques et conceptuelles », me dit l’un de ces interlocuteurs – artiste peintre jouissant d’une certaine notoriété – et il ajoute que le régime franquiste « organisait même la promotion de certains artistes qui se feront connaître hors frontières ». Je retrouve cependant des artistes de ce groupe parmi ceux répertoriés dans l’excellent panorama de Violeta Izquierdo sur l’art de l’exil républicain espagnol [1].
Parcours d’artistes
Jésus Pallás Aguilar
6Né en 1919 à Bojaraloz, en Aragon, Jésus Pallás évoque le fait qu’il est d’origine modeste, que ses parents n’ont pas décelé son penchant artistique dans son enfance et qu’il a donc fait des études techniques à la Escuela Industrial de Barcelone où il obtient son diplôme pendant la guerre. Enfant, c’est le contact avec les peintres de son entourage qui affermit sa vocation. Il cite « un peintre connu », José María Marquès, à proximité duquel il demeurait et parle de Olot, dans la province de Gérone, qui « était une terre d’artistes », dit-il, citant quelques peintres confirmés : Vayreda, Colomé, Garanda, Ràfols Casamada, Modest Cuixart (biennale de San Pablo), un groupe « comme celui de Barbizon », affirme-t-il.
7Il rappelle qu’il s’est engagé dans les Brigades internationales. C’était en 1938. Grâce à ses compétences dans les techniques industrielles, il fut chargé d’une fonction d’observateur qui lui valut la vie sauve. Quant l’armée franchit l’Èbre le 24 juillet 1938, suite à un sabotage il se retrouva isolé avec ses compagnons et ils furent faits prisonniers. Blessé, il fut transporté par les Maures (au sujet desquels il évoque des horreurs) à l’hôpital de Saragosse puis de Molinar de Caranza (Santander) d’où il fut envoyé à l’Université de Deusto, centre de prisonniers, victime d’une sanction en raison de son « accent catalan ». Après sa libération, il fut rappelé sous les drapeaux et servit sept ans dans la troupe franquiste. Par ailleurs, après la guerre, il dût reprendre le cursus (de perito, expert industriel), les diplômes acquis « auparavant » étant considérés comme nuls. Il entra comme apprenti mécanicien dans une usine d’industrie textile à Barcelone, dans la soudure. Et avec humour il murmure : « Je me suis trompé de métier ».
8Il dessinait hors de son atelier de soudure. Son travail de dessin au bambou et à l’encre de Chine – qui était une technique un peu oubliée – avait attiré l’attention de Carmen Villalobos, journaliste à Radio Badalona, qui l’introduisit dans le groupe d’artistes et d’intellectuels avec lesquels elle organisait des expositions auxquelles il participa. Ses moyens d’existence provenaient alors en grande partie de son travail et, dans les années 1960, il eut « envie de tenter sa chance sur le plan artistique » de l’autre côté des Pyrénées. Ce qu’il mit à exécution mais son espoir fut vite déçu.
9Neuf mois après son arrivée en France, en octobre 1961, il fit venir femme et enfants, et se trouva dans l’obligation de chercher un travail qu’il trouva grâce à un ami employé chez Dassault. Mécanicien chez Renault durant quelques années, il se sentit isolé parmi les mouvements artistiques de la capitale, mais il noua cependant des contacts qui lui permirent de peindre et d’exposer à Montmartre. Il fut ensuite accueilli par l’Association des artistes et intellectuels espagnols en France (AAIEF [2]) avec laquelle il prit part à plusieurs expositions et fit des rencontres durables avec des compatriotes artistes émigrés comme lui. Le jumelage de la ville de Pantin, où il réside, avec une école moscovite lui « offrit aussi des contacts ».
10Malgré les difficultés, il n’a pas ressenti de rupture en quittant l’Espagne – « où il était bien » – ni en s’installant en France où ses enfants ont fait leurs études et pris la nationalité française. En affirmant que son émigration a été volontaire « pour se développer en travaillant librement », il observe qu’il n’a trouvé aucune spécificité espagnole dans le travail des artistes espagnols en France, ce qu’il exprime par la formule « l’art est international ».
11Ses thématiques principales sont : la vie prise sur le vif en de saisissants croquis, les questions sociales ou historiques et une fascination pour les perspectives qu’il maîtrise – il évoque à cet égard Josep Mestres i Cabanes [3] de l’École de Barcelone –, perspectives dont il saisit l’élan dans les nefs des cathédrales (notamment Burgos) dans une exécution figurative délicate. Son gendre, photographe, a réalisé un livre avec un choix de 120 œuvres, dont quatre ont fait l’objet de donation à la Ville de Pantin, sa ville d’accueil.
12À bâtons rompus, il rappelle qu’il fut témoin de l’accident qui, en 1930, coûta la vie à Antoni Gaudí, renversé par un tramway – le n° 30 sur la Gran Via – qui passait devant sa maison. Il évoque le fait que c’était un homme très généreux. Il parle aussi de la continuation de l’œuvre inachevée, La Sagrada Familia, par plusieurs architectes et du travail, dans un style moderne, du sculpteur Josep Maria Subirachs. J’écoute ces évocations, saluant l’esprit très clair que Jésus Pallàs Aguilar manifeste malgré son âge. Il reflète une réelle générosité.
13Tout au long de sa vie, il a fait en sorte de concilier sa passion artistique avec sa vie professionnelle salariée. Le chef de famille a soutenu la rivalité avec l’artiste prolifique. On comprend qu’à la question de savoir ce que représente pour lui l’œuvre d’art, il réponde sereinement : « Elle permet de tout oublier ». Et de sauvegarder un monde parallèle : le sien.
Miguel González García
14Il est né le 5 juillet 1929, à Madrid. La famille quitte la capitale pour s’éloigner de l’agitation (grèves à Madrid) et s’installe à Zamora, en Castille, où, à l’âge de 7 ans, il perd son père. Mère et sœur partent à Barcelone où il les rejoint avec sa grand-mère : il avait 13 ans quand il fut mis au travail et se rappelle qu’il mit son premier pantalon long pour cela et qu’il partageait avec sa sœur un petit morceau de pain pour toute la journée. Et, de façon très floue, il fait des allusions à des disparitions ou des exécutions.
15Il entra comme groom au Cercle artistique militaire. Il ne sait pas pourquoi il crayonnait dans l’ascenseur et dessinait l’immeuble de l’extérieur. Mais il rechercha et suivit pendant huit ans des cours publics : d’arts graphiques puis de dessin, à l’École d’art de la Lonja, et de composition avec le professeur Labarte à l’École des métiers de Barcelone. Pendant cinq ans, il étudia la perspective avec Josep Mestres i Cabanes, scénographe à l’atelier du Gran Teatre del Liceu, et il se retrouvait en groupe pour dessiner.
16Dessinateur jusqu’en 1958, il songe à quitter l’Espagne, se trouvant à l’étroit dans son entreprise. La France lui parait la destination la plus abordable économiquement et, de plus, pensait-il, « à Paris, il y avait de nombreux artistes et l’art était plus développé ». C’est cependant un travail alimentaire qui devait lui permettre d’assurer sa subsistance et d’envoyer un peu d’argent à sa mère.
17Maquettiste pour les couvertures des Livres de Poche, illustrateur chez Esso et pour une branche sur la recherche liée à des maladies durant quinze années, réalisant ainsi d’impressionnants dessins d’insectes dont on lui fournissait les spécimens et qu’on lui demandait de réaliser chez lui avec un microscope. Cette activité salariée ne l’a pas détourné de son exigence d’artiste et il a continuellement dessiné, peint, gravé, sans chercher toutefois à valoriser ce travail. Il se contentait volontiers « du peu nécessaire pour vivre », dit-il, se rappelant des quelques pesetas qu’il gagnait à Barcelone.
18Apprendre le français fut difficile ; il suivit quelques cours mais c’est surtout dans les livres qu’on lui procurait pour ses illustrations qu’il progressa dans la compréhension de la langue. Un dictionnaire ne le quittait pas. Aujourd’hui, il comprend bien, s’exprime facilement mais pense en espagnol et proclame : « Soy español y nadie me ha solicitado para naturalizarme ».
19Licencié en 1975, il fit valoir ses droits à la retraite et fit une demande de carte de « travailleur indépendant » qu’il obtint après quelques difficultés, mais qui lui permit d’avoir sa place à Montmartre. « J’aime refléter ce qu’un visage transmet ». Place du Tertre, il réalise des portraits qui ont du succès commercial. Et il y revient encore par passion, pour retrouver aussi des compatriotes. « Les contraintes du travail n’ont jamais pris le pas sur ce qui m’inspirait, c’est-à-dire les thèmes sociaux, la personne et la nature, ce qui m’amène à réaliser des choses différentes ». Et le graphisme, longtemps pratiqué, lui a permis de réaliser des travaux créatifs, notamment des objets et des calligraphies destinés à la publicité.
20« Ma première expo, ce fut à Paris, rue de Seine, en octobre 1966 ; il y eut un grand succès dans les ventes de l’affiche mais aucune œuvre exposée ne fut acquise ! » Peut-être n’était-elle pas commerciale ? se demande-t-il, mais il ajoute : « Une fois payée, la galerie ne s’est occupée de rien ». Il a participé aux expositions organisées par l’Association des artistes et intellectuels espagnols en France qui eurent lieu au Grand-Palais, en 1970, à l’Unesco en 1987, en Espagne, en Belgique ou à la Casa de España avant qu’elle ne devienne el Instituto Cervantes.
« Je crois que si je peins, c’est pour qu’il reste des traces de ce que j’ai vu, vécu… Peut-être des réminiscences de mon enfance en Espagne ? Les injustices dans le monde… la faim… Il faut que l’on sache. »
« L’art de l’exil, c’est peut-être cela : ressentir une injustice… Lorsque l’on n’est pas dans son pays il y a comme une sorte de mise à l’écart – un blocage –, qui nous maintient dans l’ombre. Même encore aujourd’hui je ressens ce phénomène. »
23Miguel González donne un exemple qui l’a marqué. Pour exalter le symbole de la ville de Sarcelles, « cité-pilote » pour les familles de différentes ethnies encouragées à venir s’y installer, il proposa au maire un ensemble de trois figures monumentales (La Famille) qui eut l’agrément verbal de celui-ci. Sans réponse pendant très longtemps, il se résolut à en demander la raison. Le maire lui dit qu’il y avait une question de savoir quelle était la notoriété de l’artiste… Miguel González s’était installé à Sarcelles lorsque cette « ville modèle pour les familles » est sortie de terre. Il y demeure toujours et a participé à des projets d’urbanisme ainsi qu’à des expositions, au Forum ou au Grenier de Sarcelles, créé et animé par Aimé Esposito Farèse, pasteur et artiste peintre. Il n’est pas tout à fait un inconnu… En fait, il n’a jamais recherché ni profit ni notoriété. Il conclut : « J’ai le sentiment d’être resté libre et d’avoir marqué ma trajectoire de dessins, de gravures, de peintures qui touchent aux évènements que l’homme ou la société provoquent. »
Pierre Murillo
24Il est né le 28 juin 1939 à Toulouse, où il résida avec ses parents et ses frères jusqu’à ses études artistiques à Paris. En 1938, le père, qui avait franchi les Pyrénées à pied depuis Balastro, dans la province de Huesca, tomba aux mains des gendarmes au premier village atteint et résista – « comme un Aragonais », sourit-il – aux injonctions de rebrousser chemin, obtenant ainsi un « papier » sur un comminatoire « Disparaissez ! » La famille, malgré les vicissitudes liées à la situation d’exilée, a été chanceuse : le père, diplômé de l’École industrielle de Barcelone, a trouvé à employer ses compétences sans être inquiété notoirement.
25Durant son enfance, l’Espagne fut le lieu de ses vacances. À Barbastro, il s’immergeait dans une ambiance de peintres et finit par donner des cours plus tard à un jeune talent qui obtint des distinctions aux dessins d’enfant… Son frère exécutait des gouaches qui lui donnaient envie de peindre ; à la maison, on dessinait : « La famille était douée », constate-t-il. Il fut « le bon élève en dessin ». Murillo, son illustre prédécesseur homonyme, il l’approcha au musée de Toulouse qui en expose une œuvre aux côtés de Rubens et de Philippe de Champaigne, mais c’est ce dernier qui l’éblouissait.
26Il s’orienta tout naturellement vers le professorat après le baccalauréat, puis il suivit une classe préparatoire à Paris, l’ENSET (École normale supérieure de l’enseignement technique) et les Arts appliqués où, se rappelle-t-il, les matières étaient nombreuses et où il avait peu de temps pour dessiner. Et c’est à la bibliothèque des « Zarza » qu’il dénicha un petit livre écrit en espagnol et non encore ouvert – pour cette raison peut-être ? – qui fut pour lui « la révélation » : 50 Secrets magiques pour peindre de Salvador Dalí. Face à l’art abstrait, « qui n’avait plus rien à dire » – développe-t-il en évoquant Pollock ou Klee –, il fut fasciné : il trouvait sa voie. Sans renier ses maîtres de la Renaissance qu’il avait copiés passionnément, il commença à détourner cet art sous l’influence des surréalistes, rejoignant le mouvement « Nouvelle Figuration », parrainé par la « Jeune Peinture » des années 1980.
27Professeur en collège, il exerce pendant quelques années, notamment à Goussainville où il réside et, précise-t-il, « c’est curieusement sur moi que retomba, après les évènements de 1968, la suspicion qui subsistait encore, sous de Gaulle, envers les anarchistes ». Il n’était que « fils d’anar » mais l’administration fit peser sur lui contrôles et surveillance insidieuse de sorte qu’il choisit de quitter l’Éducation nationale pour protéger sa femme encore auxiliaire dans la même administration.
28Commence alors sa trajectoire d’artiste indépendant, durant laquelle il exécute ses commandes via des galeries et fait l’expérience du contrat d’exclusivité, de la contrainte du thème imposé – « vendable » –, mais il expose aussi par ailleurs avec succès (distinctions mais également ventes). Il est invité par les artistes espagnols de Paris dont certaines associations, dont l’AAIEF, sont très dynamiques. Ainsi que par les Salons d’arrondissements et des communes de la région Île-de-France.
29L’art espagnol – « des Espagnols », plutôt –, est intégré à l’art en France, constate-t-il, car la France permet cette osmose. L’art se libère du carcan national des thématiques religieuses auquel échappa Vélazquez mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un art espagnol, pense-t-il.
30Comme bien des artistes espagnols de cette génération, les liens ancrés dans la lutte ou la défaite de la République espagnole, dont parents, grands-parents ou proches furent les acteurs, restent forts. Mais ils se traduisent par l’exercice et la jouissance d’une liberté inséparable de leur création et non nécessairement par l’expression plastique de leurs vécus ou de leurs opinions citoyennes.
31Il rappelle que Guernica fut un cri d’alarme, un cri de vérité, destiné à couvrir le bruit mensonger qui avait couru, selon lequel les républicains auraient bombardé la ville. La peinture est pour lui une nécessité psychologique qui a l’exigence d’une addiction.
32Il a besoin de la plénitude qu’il expérimente dans la « Nouvelle Figuration ». Cette dernière signe le thème de l’œuvre que le fond, abstrait, fait vibrer en lui donnant un supplément d’âme. L’œuvre ne fige pas, elle devient une dialectique.
Hipólito Giménez
33Né en 1926, il quitta la Castille avec sa famille d’origine paysanne, pour des raisons économiques, en 1929. Elle s’installa à La Plaine Saint-Denis dans le quartier dit de « la Petite Espagne », peuplé d’émigrants venus chercher du travail en France. Ils y trouvèrent des communautés d’Espagnols pour lesquels la paroisse Sainte-Thérése était le point de rencontre, également fréquenté par les résidents venant des communes voisines de Saint-Denis pour la messe dominicale. Des pères missionnaires déployaient un grand dévouement auprès de cette population d’émigrés, prenant en charge leurs enfants qui recevaient la « culture catholique de l’Espagne traditionnelle », tout en apprenant leur langue maternelle et leurs coutumes.
34Il avait 13 ans lorsqu’arrivèrent à La Plaine les républicains espagnols exilés. Ils furent hébergés qui par des parents, qui par des amis, et il se rappelle le bouleversement qui se produisit dans leur communauté catholique face à ces compatriotes marqués pour beaucoup par un certain anticléricalisme. Une scission nette, reflet de la récente fracture dans leur pays, se figea un temps entre les uns et les autres. Mais l’autre guerre qui s’abattit en France dans la foulée mit en lumière un phénomène qui le marqua profondément : des résistants républicains avaient été cachés par la paroisse et sauvés, grâce à elle, de l’arrestation allemande.
35Son frère aîné, qui avait servi dans l’armée républicaine, fit partie de la Retirada, connut les camps de Pamiers, du Vernet d’Ariège et de Djelfa où, alors qu’il travaillait à la construction du chemin de fer Alger-Tombouctou, il fut libéré par Leclerc, avec lequel les ex-prisonniers s’engagèrent. « À condition qu’il libère l’Espagne ! », avaient-ils demandé.
36Lors de la Libération, il affirme qu’à La Plaine chacun choisit son camp mais que les différends s’étaient aplanis : « Il n’y avait plus d’agressivité ». « En famille, j’étais en Espagne et nous gardions nos coutumes », avec des principes garantis par l’autorité paternelle : « respect des parents, de la France qui nous accueille, de l’instituteur qui nous instruit, du curé qui nous apprend à prier ». À l’extérieur, c’était l’école de la République. Aujourd’hui, il voue la même reconnaissance aux missionnaires qui lui ont fait aimer et connaitre son pays natal qu’à cette école à laquelle il doit ce qu’il est devenu sur le plan professionnel comme dans son développement artistique.
37Jeune, il était « doué » et il manifesta tôt son désir de devenir dessinateur industriel. Il prépara et obtint les CAP de fraiseur, ajusteur mécanicien et de dessin industriel. À 18 ans, admis à l’embauche à Sud-Aviation, il ne fut pas recruté parce qu’il était de nationalité espagnole. Il entra alors chez Jeumont où il fit une carrière brillante jusqu’en 1985 où il fit l’objet d’un plan de licenciement lors de la fusion de l’entreprise avec Alsthom. Parallèlement, il pratiquait assidûment son « violon d’Ingres » : la peinture.
38À l’école Paul-Doumer, rue du Landy, il avait été distingué par son professeur de dessin M. Bonnot – il « ne l’oubliera jamais » – qui le prit sous sa coupe. Ce dernier, qui avait été peintre à Montmartre – « il avait connu Picasso, Braque, Modigliani » –, l’amena avec lui sur la Butte pour peindre et dessiner et lui conseilla les cours de peinture de l’avenue Montaigne à Paris où enseignaient les professeurs espagnols Beltrán Massés et Francisco Merenciano, qu’il cite avec admiration. Il reçut une bourse pour entrer à la Casa de Velázquez à Madrid où, étant alors soutien de famille, il ne put se rendre.
39Il était encore tout jeune, après la Libération, quand son frère lui avait demandé de réaliser les illustrations – « des croquis », dit-il – pour Mundo Obrero dont la rédactrice en chef était la fille de la Pasionaria : « Nous fumes hébergés quelque temps à la Comédie-Française dans un petit bureau sous les toits ». Ce fut une étape très brève, les locaux ayant été récupérés par l’institution.
40Marié en 1956 et père de deux enfants, il a mené son parcours artistique parallèlement à son engagement professionnel, qu’il décrit avec beaucoup de passion également. Mais il côtoyait les peintres et, en 1970, il fut invité à exposer au Grand-Palais – « accroché à côté de Dalí » – à l’exposition consacrée à La Peinture espagnole à travers l’émigration. Suivirent d’autres expositions – dont la place du Tertre – ainsi que celle citée par plusieurs des artistes questionnés ici, qui eut lieu à l’Unesco du 25 au 29 mai 1985.
41Les thématiques de son œuvre sont marquées par une nécessité de peindre ce qu’il ressent en lui ; elles sont, comme pour d’autres artistes, caractérisées par des traits tenant à ses origines hispaniques, mais selon lui sans lien direct avec l’émigration. Il manifeste de la pudeur à qualifier d’œuvre d’art sa peinture. Il fait plutôt référence à l’aventure qui donne naissance à une toile, au plaisir et au besoin de continuer de peindre. Si la vente de ses tableaux ne le préoccupe pas, il se dit heureux de « laisser une trace de son passage » et de penser qu’il rend heureux son entourage.
Un parcours d’artiste. Témoignage
Éléonor Fabra Portail [4]
42Née le 21 mars 1933 à Chella, dans la province de Valence, j’ai quitté l’Espagne au printemps de l’année 1938 avec ma mère, mon frère d’un an plus âgé et mes grands-parents. Devant la fréquence des bombardements sur Valence, au centre de laquelle nous demeurions, et la menace de l’avancée franquiste en direction de Vinaros à l’automne 1938, mon père – militaire engagé sur le front – nous envoya à Perpignan sous la protection d’un ami installé en France, « en attendant le retour – écrivait-il à ma mère – après la victoire républicaine », dont la « légitimité » nourrissait son espérance et sa détermination.
43En mars de l’année suivante, il rejoignait la famille pour un exil qui devait être définitif. Et qui marqua de plein fouet désormais toute notre existence en France, avec le régime de Vichy et l’occupation allemande des années 1940, la déception de l’après-guerre mondiale et l’accès à l’ONU de l’Espagne des années 1950, assortie encore, dans les années 1960, des complexités administratives pour l’accès au travail des étrangers.
44Pendant de longues années l’urgence fut de survivre et non de s’exprimer.
45La consigne paternelle absolue avait été d’étudier et d’être exemplaires car c’était notre seul bagage pour le voyage incertain de la vie. Certes, j’aimais dessiner, modeler des mottes de terre récoltées dans les vignes – nous étions proches de travailleurs agricoles qui, établis dans le Sud lors d’une migration précédente, nous accueillaient – mais, au moment des choix, c’est la précarité financière qui trancha. Ayant bénéficié d’une bourse après le bac, j’obtins une licence en droit à Montpellier, puis à Paris fis « Sciences Po ». Mariage en 1957, famille de quatre enfants, activité professionnelle en relation avec ma formation universitaire, apportèrent une normalisation et une intégration sociales de toute la famille qui se reconstruisit avec l’arrivée des petits-enfants.
46J’avais acquis par mariage la nationalité française et jouis aujourd’hui de ma nationalité espagnole perdue. Toutefois, cette double nationalité ne délimite pas un contour identitaire précis, me sentant « espagnole en France et française en Espagne », à l’étroit dans la notion de frontières nationales. En fait, ma pensée se formule spontanément selon le contexte dans lequel je me trouve, mais avec une prédominance formelle du français.
47Ma vocation artistique initiale s’est donc concrétisée dans la maturité. Je n’avais jamais cessé de peindre ou de crayonner mais, poussée par une « nécessité intérieure », je pris un virage déterminant en 1980. Le CREAR, le Centre de formation aux métiers d’art, me permit de découvrir les techniques de la céramique, de retrouver avec bonheur l’antique tradition du Levant, et de réaliser mes premières sculptures. Parallèlement, je fréquentais l’atelier de Mac Avoy à Paris où j’appris dessin et composition.
48Très vite, je fus invitée par l’Association des artistes et intellectuels espagnols en France dont je côtoyais certains membres dans d’autres groupes parisiens espagnols et je pris part à des expositions de l’émigration : à l’Unesco, en 1987 à Paris, au Museo Marqués de Campos à Valence, en 1991. Avec « Figuration critique », au Grand-Palais et à l’Arche de la Défense. Des contacts suivis eurent un rôle stimulant qui me permit de me consacrer entièrement à mon atelier où j’accueillis des élèves pendant plusieurs années. Et d’élargir les réseaux comme les centres culturels, les Salons des arts des mairies d’arrondissements à Paris et en banlieue, les galeries, etc.
49Le temps d’un mandat, à partir de 1995, j’ai participé à la vie politique locale, vivant cet engagement comme un hommage à la mémoire de mes parents. Mais je dois noter que la réalité m’a rattrapée autour de la prise de conscience de l’antinomie art/politique.
50Mes thématiques n’ont pas un lien direct avec l’exil républicain. Les souvenirs d’exil de mon enfance et de mon adolescence ne nourrissent pas mon imaginaire : les glaçantes visites au camp du Vernet d’Ariège où fut interné mon père en 1943 ou les nuits de couture clandestine de ma mère pour nous permettre de survivre ne m’ont pas inspirée. J’ai ressenti l’exigence de thèmes plus méditatifs où l’affectivité est transcendée, comme si un cri inaudible m’empêchait de crier. C’est pourquoi je crois que l’expérience de l’exil est propre à chaque artiste et qu’il est difficile de parler d’un « art de l’exil ».
51La création artistique est le fruit d’une sorte de tension pour hisser l’enfoui jusqu’à la lumière et l’œuvre, une tablette d’argile où s’impriment des intuitions qui relient à quelque chose d’universel. Dans ce travail qui consiste à « donner à la forme le fond qui la sous-tend », il y a une quête d’authenticité. La sculpture, dans ce parcours presque autodidacte, m’a ouvert les chemins d’une identité sans frontières et concilié mes racines d’exil avec ma culture d’adoption.
52Qu’est-ce que l’œuvre d’art ? L’œuvre d’art est sans doute l’expression d’un geste de défi à la destruction et à la mort. Peut-être aussi une sorte d’exil vers un infini de liberté, un exorcisme peut-être ?… Pour continuer à vivre.
53Nous avons cherché à privilégier le parcours humain de chacun des artistes rencontrés de façon semi-directive autour du fil conducteur du lien plus ou moins proche, plus ou moins direct, avec l’exil républicain. Il apparaît que la conséquence la plus flagrante de la victoire franquiste fut, pour plusieurs générations, la perte de liberté qui affecte gravement l’expression d’un questionnement fondateur, voire iconoclaste, de l’artiste. La nécessité de cet espace vital pour la création émerge avec clarté dans ces entretiens malgré la diversité des expériences vécues y compris dans les cas où la vie s’est entièrement déroulée dans le pays d’accueil.
54Par ailleurs, l’œuvre artistique elle-même n’a délibérément pas été abordée en tant que telle. Effleurée en abordant les thématiques personnelles, elle n’a pas apporté à ce stade de réponse homogène ni significative à l’existence d’un « art de l’exil » lié à une « situation d’exil ». Quelques photos représentant un aspect de l’œuvre sont présentées ici, mais elles ne reflètent pas l’ensemble généralement dense et divers de la production de chacun.
55De même, les expositions personnelles ou collectives, les distinctions et les publications, ne sont évoquées qu’à travers le thème des réseaux de diffusion de leur œuvre en France. Une connaissance plus approfondie de l’artiste en tant que tel et de son œuvre nécessite une recherche ciblée de nature à nuancer les propos recueillis ici avec les contraintes d’usage.
56Ces entretiens ont mis en évidence que les associations espagnoles, très dynamiques à Paris et en région parisienne, ont joué un rôle fédérateur important et favorisé une meilleure intégration dans la société française par les contacts avec les compatriotes artistes rompant l’isolement, d’une part, et le relais que ces associations constituaient d’autre part, pour la diffusion des œuvres, avec l’organisation d’expositions dont quelques-unes sont restées dans la mémoire des artistes de cette émigration [5].
57Le regard sur ces parcours d’artistes fait apparaître que la liberté est un bien qui se gagne et se préserve : chacun l’a vécue selon les circonstances de sa vie et l’a obtenue soit par le choix d’émigrer, soit au prix de l’exil, soit enfin par l’adoption définitive de la « deuxième patrie » qu’est la France.
Date de mise en ligne : 28/08/2021
Notes
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[1]
Biblioteca virtual Miguel de Cervantes (www.cervantesvirtual.com/).
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[2]
L’Association des artistes et intellectuels espagnols en France (AAIEF), lieu de rencontre et d’échange se prolongeant par des expositions, est évoquée dans nombre d’entretiens. Elle organisa plusieurs expositions qui fédérèrent les artistes espagnols en France quelles qu’aient été l’origine ou les raisons de leur résidence en France, comme le font apparaître ces entretiens. Elle fut créée officiellement le 10 février 1951. Elle revendiquait une filiation avec l’École de Paris et avait reçu l’impulsion de certains des membres de ce mouvement, tel l’artiste peintre Madrazo. Longtemps présidée par Maria Mathilde Brodu, artiste peintre, l’association fut dissoute en 1993. Iberia y Cultura a également été citée (Miguel González).
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[3]
Josep Mestres í Cabanes (Manresa, 1898 – Barcelone, 1990), peintre et scénographe catalan, professeur de perspective à l’École supérieure San Jordi de Barcelone, a travaillé notamment comme scénographe au Gran Teatre del Liceu de Barcelone [NdÉ].
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[4]
Éléonor Fabra Portail est le nom d’artiste choisi par celle qui, née Leonor Fabra Pardo en Espagne, a souhaité faire une synthèse entre son prénom d’origine – Leonor – et son prénom officiel en France – Éléonore – et décidé d’ajouter le nom de son époux à ce prénom très personnel – sans « e » – et au patronyme de son père. Une sorte de synthèse entre ses deux cultures. [NdÉ.]
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[5]
Ainsi, en 1982, la FAEEF (Fédération d’associations d’Espagnols émigrés en France) a organisé une exposition au Grand-Palais, du 10 au 26 décembre 1982, intitulée L’Art espagnol de l’immigration à travers l’Europe, patronnée par la Coordination européenne d’associations d’émigrés espagnols (CEAEE, dont le siège était à Kassel, RFA). L’exposition était placée sous le parrainage du ministre français de la Culture, Jack Lang, et de l’ambassadeur d’Espagne en France, Miguel Solano Aza. Le catalogue a été édité par la FAEEF (20-22 rue Richer, 75009 Paris). Trois artistes présentés ici, Miguel González García, Pedro Murillo et Jésus Pallás Aguilar, y ont participé. [NdÉ.]