Couverture de EMI_006

Article de revue

Carlos Pradal

Peintre de la lumière et du geste

Pages 64 à 86

Notes

  • [1]
    Annie Merle, Les Peintres de l’École toulousaine, Toulouse, éditions Michaël Ittah, 1994.
  • [2]
    Gérard Xuriguera, Pintores españoles de la escuela de Paris, Madrid, Ibérico Europea de Ediciones, 1974. En 1972, le même auteur a publié à Paris (éditions ARTED) Dix Peintres espagnols de Paris (la couverture porte en plus : « Aguayo, Clavé, Grau-Sala, Juan Grís, Guansé, Palazuelo, Peinado, Pelayo, X. Valls ») [NdÉ].
  • [3]
    L’exposition Artistes de l’exil en région toulousaine a eu lieu au Centre culturel de Blagnac, près de Toulouse. Le catalogue, coordonné par José Jornet, a été publié aux éditions Lapilli films (Toulouse) en 2002. L’exposition résultait des recherches entreprises pendant dix ans par Violeta Izquierdo, commissaire de l’exposition. Elle a été reprise en 2010 au musée des Jacobins de Toulouse.
  • [4]
    Violeta Izquierdo, « Luces y Sombras entre Toulouse y Paris », in Literatura y cultura del exilio español de 1939 en Francia, Actas del Congreso Internacional, Salamanque, AEMIC-GEXEL, 1998.
  • [5]
    Violeta Izquierdo, « Cinco artistas españoles exiliados en Toulouse », in El Exilio republicano español en Toulouse, 1939-1999, Madrid, UNED/ Presses universitaires du Mirail, 2003 ; Violeta Izquierdo, « Artistas españoles exiliados en Toulouse », catalogue de l’exposition El exilio artístico español en Toulouse, Blagnac, Centre culturel de Blagnac, 2002 ; Violeta Izquierdo, « Artistes espagnols exilés à Toulouse », in L’Exil républicain espagnol à Toulouse 1939-1999, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999.
  • [6]
    Raoul Bergougnan (1900-1982), peintre toulousain, professeur à l’École des beaux-arts de Toulouse.
  • [7]
    La Dépêche du Midi : journal régional français distribué dans les départements de l’actuelle région Midi-Pyrénées (Ariège, Aveyron, Haute-Garonne, Gers, Lot, Hautes-Pyrénées, Tarn, Tarn-et-Garonne), dans le département de l’Aude (région Languedoc-Roussillon) et dans le Lot-et-Garonne (région Aquitaine).
  • [8]
    M. Dieuzaide, Carlos Pradal, peintures et dessins, exposition à la Bibliothèque de Tarbes, 1992. Michel del Castillo, Carlos Pradal, Toulouse, Éditions Loubatières, 1993.
  • [9]
    Agustín Rodríguez Sahagún (1932-1991), politicien et entrepreneur espagnol, docteur en sciences économiques et en droit. Entre en politique en 1978 pour faire partie du gouvernement de l’Unión de Centro Democrático que préside Adolfo Suárez.
  • [10]
    Antonio Manuel Campoy, 100 Maestros de la pintura española contemporánea, Madrid, Ibérico Europea de Ediciones, 1975.

1La vie de Carlos Pradal recouvre une page importante de l’histoire politique et sociale de l’Espagne : la Guerre civile, l’exil et l’époque franquiste. En 1939, à la fin de la guerre, beaucoup d’Espagnols du camp républicain prennent la route de l’exil à travers les Pyrénées, à destination de la France (Paris et le Sud, essentiellement) en attendant que la situation leur permette de revenir à leur lieu d’origine. Mais dans cette attente, un nouveau conflit, mondial cette fois-ci, vient aggraver la précarité des conditions de vie dans les camps de concentration. Vue du côté des exilés, la nouvelle conjoncture politique européenne, telle que surgie de la victoire alliée, reposait sur la conviction de retrouver l’Espagne et d’éliminer le régime franquiste. Le rêve s’évanouit peu à peu, au fur et à mesure que les grandes puissances reconnaissaient le régime de Franco.

Contexte historique et artistique

2Pendant ces premières années inquiètes et incertaines, la vie culturelle des exilés a été pratiquement inexistante ; d’autres besoins plus urgents mobilisaient toute leur attention. Avec le temps, avec une situation économique et sociale plus stable, ces exilés ont pu conjuguer leurs efforts pour maintenir les liens avec leur culture et leurs traditions. Les différences entre Paris et Toulouse étaient à cet égard fort remarquables et significatives. Depuis le milieu du xixe siècle, Paris était un point de référence obligé pour les artistes espagnols et européens, certains d’entre eux parvenant même au plus haut niveau d’une reconnaissance universelle. La guerre a supposé une nouvelle étape migratoire, migration en la circonstance forcée, qui plongeait dans un profond oubli beaucoup de ceux qui la vécurent. Même si ces circonstances ne diminuaient en rien l’importance et la valeur de leur travail. Au contraire, Toulouse n’était pas comme Paris un grand foyer culturel, ce qui ne doit pas donner à croire qu’il n’a pas existé dans cette ville de grands exemples de création artistique, de même que des figures reconnues dans le monde des lettres, des arts ou de la culture en général [1]. C’est la négligence des critiques et l’absence d’études spécialisées se rapportant aux manifestations culturelles de ce foyer de l’exil qui ne nous ont pas permis de connaître ces dernières et de les valoriser à leur juste mesure.

3Dans cette situation d’adversité, d’énormes différences existaient au sein de la culture de l’exil, en particulier dans le groupe des artistes, quant aux possibilités de formation et de reconnaissance, selon qu’ils avaient choisi de s’installer à Paris ou à Toulouse. Dans les années 1940, le panorama culturel n’était évidemment pas le même à Paris et à Toulouse ; la répercussion et l’influence des artistes ayant choisi Paris n’est pas comparable au niveau atteint par ceux installés dans la Ville rose. « L’École espagnole de Paris [2] », comme on l’appellerait une dizaine d’années plus tard, était constituée d’artistes espagnols arrivés là dans les années 1950, en ayant pour seul point commun le fait de venir d’Espagne et de s’être installés à Paris ; aucun lieu, aucun style précis ne les réunissait. Il n’en était pas de même à Toulouse, où l’on aurait pu aussi regrouper certains artistes, sur un plan historiographique, sous la dénomination « École espagnole de Toulouse », en permettant à ceux qui en faisaient partie d’être, comme les autres, reconnus en Espagne. Cette inégalité commence à changer en 2002 avec l’exposition collective des Artistes espagnols exilés à Toulouse[3] où, pour la première fois, sont réunies les œuvres d’un groupe important d’artistes espagnols exilés dans la ville de Toulouse durant toute leur vie professionnelle ; et leur existence, négligée pendant des décennies par l’histoire de l’art contemporain espagnol, commence à acquérir une visibilité [4].

4Dans le groupe des Artistas plásticos españoles fixés à Toulouse, nous avons établi dès le premier abord une nette distinction de génération. Un premier groupe d’artistes, que nous avons appelé « première génération », comprenait les artistes nés à l’aube du xxe siècle, ceux que la guerre avait surpris à un âge impliquant déjà la formation d’une conscience politique et, dans certains cas, un engagement professionnel défini. La rupture avec leur pays, avec leur culture d’origine, avec leurs occupations et leurs besoins immédiats de subsistance, les obligent à faire une parenthèse, parfois pendant des années, jusqu’au moment où ils pourront reprendre, de façon permanente, leur travail de peinture ou de sculpture. Dans ce premier groupe se détachent les noms des peintres Hilarión Brugarolas, Manuel Campvicens, Francisco Forcadell-Prat, Josep Suau, Pablo Salen, José Alejos, Call, Argüello, Zurita, Espanyol, Izquierdo-Carvajal, Median, ainsi que des sculpteurs Antonio Alós, Joaquim Vicens Gironella ou Mir Clavell.

5La « seconde génération », ceux nés aussi en Espagne, mais deux décennies après les autres, ont passé la frontière alors qu’ils étaient encore enfants ; sur le plan professionnel, ils ont donc été formés en France, ou bien ils y ont complété leur formation. Plusieurs de ces artistes sont peut-être passés par l’École des beaux-arts de Toulouse, où ils ont connu les vieux professeurs de l’école (Bergougnan, Espinasse, Letaudy) et où ils ont acquis des connaissances précises ayant trait à la technique et aux différents aspects de la peinture, en complétant ainsi leur apprentissage autodidacte. L’ambivalence culturelle de ces peintres impliquait un enrichissement de leurs façons de faire, ce qui les plaçait à un niveau d’expression authentique, porteuse de valeurs et de connotations. Cette génération d’artistes était parvenue de son vivant à se faire une place dans le panorama culturel français ; parfois ils sont retournés en Espagne, où ils ont retrouvé leurs racines, où ils se sont fait un nom et ont joué un rôle dans certains cercles artistiques. Carlos Pradal, Juan Jordá, Rodolfo Fauria-Gort, Balbino Giner (fils), Antonio Clavell (fils), font partie de ces Espagnols ayant quitté leur pays au moment de l’enfance et dont le dénominateur commun a été l’art, l’exil et Toulouse.

6Le cas de Carlos Pradal est doublement intéressant : si, en principe, son parcours est associé au noyau des exilés de Toulouse, il s’enrichit aussi de son séjour à Paris dans les années 1970 et de ses contacts avec un grand nombre d’acteurs essentiels de l’autre partie de l’exil artistique espagnol résidant dans cette ville. Ces influences, ainsi que son retour en Espagne, source inépuisable d’inspiration, font de son œuvre une des plus personnelles et originales des artistes de l’exil [5].

Sa biographie et son œuvre

7Carlos Pradal est né dans une famille d’origine andalouse, du côté de son père comme du côté de sa mère. Son grand-père maternel Antonio Rodríguez, instituteur à Fuente Vaqueros – Grenade –, était un homme d’une très grande culture ; parmi ses élèves s’était trouvé l’illustre poète Federico García Lorca. Son grand-père paternel Gabriel Pradal, employé au cadastre d’Almería, avait même élaboré le plan des arènes actuelles d’Almería dans le style traditionnel espagnol. Gabriel Pradal, père de Carlos, également d’Almería, avait fait des études d’architecture jusqu’à devenir, en 1918, architecte de la ville de Madrid. Il a connu Pablo Iglesias et il a été conquis par ses idées de progrès et de justice sociale. Il est élu député socialiste d’Almería de 1931 à 1936. Gabriel s’était marié en 1921 avec Mercedes Rodríguez, femme intelligente et cultivée qui partageait les idées politiques de son mari. Ils ont eu cinq enfants, dont le plus jeune, Carlos Pradal Rodríguez, est né à Madrid le 17 février 1932.

8Carlos et ses frères ont passé leur enfance entre Madrid et Almería. Une enfance marquée par la guerre civile espagnole et l’exil. À l’été 1936, lorsque le conflit éclate, la famille Pradal se trouve à Rioja (Almería). Son père s’engage du côté républicain, envoie ses fils aînés étudier à Paris, tandis que Mercedes et les trois enfants plus jeunes restent à Rioja jusqu’à la défaite républicaine ; ils embarquent alors à Alicante sur un paquebot anglais faisant route vers l’Algérie et débarquent dans le port d’Oran où ils seront regroupés avec d’autres Espagnols dans le camp de Carnot. Après des mois d’internement, ils parviennent à gagner l’Hexagone pour retrouver le reste de la famille à Port-Vendres. Juillet 1939 voit l’arrivée des Pradal à Toulouse ; grâce à leur condition d’intellectuels réfugiés, on leur offre un petit logement dans une caserne de pompiers. Après cet habitat provisoire, ils trouvent un modeste appartement dans un quartier où vivent de nombreux Espagnols exilés comme eux. Le diplôme d’architecte de Gabriel Pradal n’étant pas reconnu en France, il doit se contenter de travailler comme dessinateur industriel, sans pouvoir présenter de projets, et très mal rémunéré.

Ses premières années à Toulouse

9L’arrivée à Toulouse de Carlos Pradal coïncide avec un autre événement historique d’importance, le début de la Seconde Guerre mondiale, et un coup dur dans sa famille, la mort de sa mère Mercedes le 11 juillet 1940. Son père et ses cinq frères perdent ainsi un des principaux bastions de la famille. Pour le jeune Pradal, ce furent là de rudes années d’école, dureté accrue par une pénurie économique et par tous les facteurs propres à la condition d’exilé. Tout au long de ces années-là, il ne manifeste pas un grand intérêt pour l’école, malgré un goût précoce pour le dessin. Bientôt, alors qu’il est à peine âgé de 8 ans, il va avoir un de ses premiers prix à un concours de dessin ; ce prix était une photo du maréchal Pétain avec une dédicace : « Mon cher enfant, j’ai aimé ton dessin, tu l’as fait avec grand soin, il montre que tu as du goût, je te félicite. Continue sur cette voie. Philippe Pétain. »

10Un autre événement important marquera sa future carrière artistique, lorsque son frère aîné lui présente Emmerik Vagh Weiman, un peintre qui se plaisait à peindre sur les bords de la Garonne et qui invite Carlos à l’accompagner. Il lui donne un morceau de contreplaqué et lui dit : « Tu veux peindre ? Alors vas-y ! » Comme tous les enfants, Carlos s’était déjà exercé à la gouache, mais c’était la première fois qu’il utilisait la peinture à l’huile. Contact décisif avec cette nouvelle matière, grasse et malléable, dont il voyait les possibilités multiples. Il réalise ce jour-là son premier tableau à l’huile, un bouc avec au fond la Garonne, tableau malheureusement perdu au cours de ses nombreux déplacements. En partant de Toulouse, Emmerik Vagh Weiman laisse tout son matériel de peintre (pinceaux, palettes, peintures) à Carlos, lequel s’en est servi pendant les années qui suivirent.

Études supérieures et études artistiques

11Le temps s’écoule entre l’école, les jeux et son goût pour la peinture ; en 1946, il passe son certificat d’études, ce qui lui permet d’entrer au lycée de Toulouse, en classe de 4e, section lettres modernes, d’où il sortira en 1952 avec le titre de bachelier. Durant ces années-là, Carlos acquiert les bases de la culture française, mais sans oublier sa culture d’origine. Sur les conseils de son père, il entreprend des études supérieures de langue espagnole à la faculté des lettres de Toulouse ; ce qui lui donne un avantage par rapport aux autres étudiants, étant donné son bilinguisme et sa disposition naturelle pour la culture hispanique, littérature, poésie et philosophie.

12Il mène de pair études universitaires et passion pour la peinture ; en tant qu’auditeur libre, il assiste aux cours de l’École des beaux-arts et il entre à l’atelier de Raoul Bergougnan [6]. Carlos Pradal devait reconnaître que ce peintre avait apporté quelque chose de fondamental à sa peinture : la capacité de visionner l’objet qu’on va peindre en oubliant l’espace qui l’entoure. Cet artiste devait aussi lui apprendre à reconnaître les valeurs de la peinture, les lumières et les ombres, et comment les répartir dans le tableau.

13Bergougnan a aidé et encouragé Pradal à approfondir son intérêt pour la peinture et à faire naître en lui le besoin de poursuivre ses recherches. Mais, tout en étant grand amateur d’art, son père ne considérait pas cela comme une profession vraiment sûre ; aussi pousse-t-il son fils à terminer ses études d’espagnol, comme moyen plus stable de gagner sa vie. Ses études terminées, il commence à travailler comme professeur auxiliaire d’espagnol dans différents lycées de la région. Sa nationalité espagnole l’empêchait d’avoir un poste fixe ; aussi, après trois années consacrées à un enseignement instable, sans à peine pouvoir peindre, il prend une décision importante et risquée : cesser son activité d’enseignant et affronter sa vocation de peintre comme moyen de gagner sa vie, malgré les incertitudes matérielles qu’une telle démarche supposait.

Peintre à Toulouse

14Désormais entièrement consacré à son activité artistique, il travaille d’abord dans le domaine de la décoration. C’était l’époque où beaucoup d’architectes s’intéressaient à la théorie des arts intégrés, en réponse aux besoins d’alors en matière de construction. En ce sens, la collaboration entre architectes et peintres s’était intensifiée avec, comme résultat de cette alliance, d’intéressants exemples d’art mural intégré, fondamentalement abstrait.

15Première grande commande de décoration : celle réalisée en 1966 à l’église Saint-Thomas du couvent des Dominicains de Toulouse. Tâche considérable, qui lui prend plusieurs mois de travail ; en ces années-là, une partie de la peinture d’ornement se faisait sous le signe de l’abstraction. Il confectionne aussi des ouvrages en fer, crucifix et candélabres. Cette même année, il réalise des peintures murales sur Don Quichotte et Sancho Panza, dans les locaux du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) de Toulouse. Par la suite, jusqu’en 1965, il continue à réaliser des peintures murales sur de la céramique, dans différents centres scolaires de la région (lycées de Castelnaudary, Vic-en-Bigorre ou Narbonne). Il prend également part à la fabrication de quelques décors de théâtre pour le Centre dramatique national du Sud-Ouest.

16Pendant ces premières années de son parcours artistique, outre son œuvre murale proprement dite, il faut souligner l’importance des œuvres graphiques réalisées par Carlos Pradal pour des couvertures de revues ou des décors de pièces de théâtre, les estampes, dessins et autres études. Ces multiples facettes de son art ne sont pas le fruit d’une dispersion mal venue ; il s’agit au contraire d’exemples concrets du souci d’un homme capable d’appliquer sa forte personnalité au-delà du domaine d’un tableau.

17Pendant quatorze ans, en s’assurant par ce moyen un revenu minimum régulier, il travaille comme dessinateur à La Dépêche du Midi[7], journal de Toulouse, dans lequel il illustrait des articles quotidiens, des petits fait romanesques et historiques, ce qui lui permet de développer de façon extraordinaire son habileté à dessiner. Cette maîtrise du dessin aide à une configuration de la peinture de Carlos Pradal, principalement dans le champ de la composition, où apparaît le dessin, discrètement sous-jacent.

18Son premier atelier, situé rue des Chalets, était un ancien magasin avec des vitres peintes en blanc, où il passait toutes ses journées et une partie de la nuit. Il vivait des années agitées et souffrait de ne pouvoir maîtriser son métier ; sentant que la matière lui résistait, il détruisait la plus grande partie de son travail. Il menait une lutte constante dans laquelle il engageait sa raison et sa santé.

19La première exposition individuelle de l’artiste a lieu à la galerie Maurice Œillet de Toulouse en 1960. Paysages, natures mortes et portraits montrent un Pradal séduit par la tendance cubiste mais seulement dans les contrastes et certaines simplifications. À partir d’ébauches sur le motif, avec le mouvement et la rapidité dans l’exécution, il s’interroge sur les mystères du réel et la manière de le représenter. Ces paysages, avec plans successifs et horizons en perspective, lui confèrent un style presque abstrait, à base de taches et de couleurs vives – terres, bleus, noirs et blancs – qui libèrent sa forme d’expression.

20Deuxième exposition individuelle en 1963, toujours à la galerie Maurice Œillet. À cette occasion, sur le thème de la tauromachie, il présente des compositions bien ordonnées, où l’équilibre est clair entre les formes du premier plan se détachant sur le fond. Il émane de ces taureaux et de ces chevaux une puissante intensité, sous un quadruple aspect : la composition, la lumière, la matière et la facture.

21Autre thème présent à cette exposition et familier de son univers pictural : les natures mortes, sujet très courant dans la peinture espagnole et cultivé par Pradal tout au long de sa vie. C’est par elles qu’il a appris à peindre et à capter la lumière, à étudier les objets en prenant son temps, à observer la réalité concrète. Les éléments composant ces natures mortes, il les choisit dans son environnement immédiat et sa vie quotidienne : de l’ail, des œufs, des oignons, des fruits, une cruche, un bol, chacun d’eux dans sa simplicité, tous disposés comme le peintre l’entend, tous capables d’attirer le regard pour que celui-ci demeure attentif et s’intéresse à la composition.

22Carlos Pradal a réalisé plusieurs autoportraits, la plupart pendant qu’il vivait à Toulouse ; c’était pour lui un exercice de style, une manière d’étudier l’usage de la lumière sur le visage. Une volonté d’introspection, une interrogation très intime sans complaisance aucune. Dans chacun de ces autoportraits, le peintre cherche un regard qui scrute la condition humaine et celle de l’artiste. Les jeux de la lumière sur le visage offrent de vifs contrastes, la lumière vient de la droite pour éclairer la moitié du visage tandis que l’autre, davantage ombrée, apporte un air de mystère à la finesse expressive du regard. Le rôle même du peintre est mis en question dans ce tableau : on s’interroge sur le fait de savoir qui regarde et qui est regardé.

23Les portraits ont aussi jalonné toute l’œuvre de Carlos Pradal ; exercice auquel il se soumettait fréquemment, sur commande ou de sa propre initiative, par l’attrait d’un visage ou par sympathie à l’égard de quelqu’un. S’agissant surtout d’artistes ou de penseurs dont il décidait de faire le portrait, il procédait alors à de véritables analyses psychologiques ; rappelons par exemple les portraits de Pablo Picasso, de Sigmund Freud ou de Pascal.

24Dans ce genre, Les Macaques est une de ses œuvres les plus représentatives ; le titre du tableau vient du nom que l’on donnait aux réfugiés espagnols. Il s’agit, en l’occurrence, de trois personnes dissimulées derrière une barrière, seuls les visages sont visibles. Ce sont les véritables portraits peints par Pradal de trois amis de son père. Les visages sont très marqués, avec des cernes noirs autour des yeux, un regard accablé, anxieux, comme s’il s’agissait d’assistants de corrida derrière la barrière de protection. Métaphore de trois Espagnols qui contemplent l’Espagne derrière les Pyrénées. Des hommes de la génération de son père qui ne pourront pas retourner dans leur pays, d’où la tristesse et la dureté des regards. Ce tableau condense de façon magnifique l’histoire de l’Espagne après la Guerre civile, ainsi que le sentiment humain de l’exil, d’où qu’il vienne.

25Jusqu’en 1969, l’artiste avait fait connaître son œuvre dans différentes expositions réalisées de manière isolée, c’est-à-dire sans aucune unité thématique particulière. Natures mortes, paysages, portraits, tauromachie, tous ces thèmes il les interprétait et réinterprétait à foison, dans le but de trouver toutes les possibilités techniques et expressives offertes.

26Atteint de tuberculose, il passe plusieurs mois à l’hôpital, pendant lesquels il lui est impossible de peindre. Ce qui le plonge dans une profonde réflexion sur la peinture et sur la trajectoire à suivre. Sa sortie de l’hôpital implique pour lui, s’agissant de peinture, le besoin urgent de reprendre les pinceaux. C’est alors qu’il commence à peindre par séries, c’est-à-dire un même thème interprété sous différentes versions. Cette norme de travail est un point important, non par son caractère exceptionnel, mais parce qu’elle sera la marque de son travail à venir.

27Quitter l’hôpital a été pour le peintre comme un retour à la vie. Son appétit de vie le porte à peindre la viande crue et saignante, son médecin lui ayant conseillé de consommer beaucoup de viande. Il installe alors son chevalet dans la boucherie de son quartier pour essayer de capter le problème plastique soulevé par les viandes rouges sur fond blanc. Les Beaux Quartiers (1969-1970), tel est le titre de la première série du peintre. Malgré ce titre apparemment anodin, il y travaille en profondeur le thème de la viande, qui a ses antécédents dans l’histoire de l’art (Rembrandt, Soutine). Le morceau de viande crue et sanguinolente passionnait le peintre par sa richesse chromatique, la diversité des matières et des formes, et le plongeait pleinement dans la réalisation de cette thématique. La gamme des couleurs correspondait à son goût naturel pour les tons chauds, principalement les rouges. Cette série a été exposée à la galerie Andrieu de Toulouse ; on y découvrait des tableaux comme Gigot de bœuf, morceau de viande suspendu à un crochet sur le mur blanc de la boucherie.

28Le dessin disparaît presque totalement pour libérer la matière et la couleur, lesquelles donnent l’impression de déborder la forme. Les contours tendent à s’estomper sur le fond. Dialogue intime entre fond et forme, en usant des mêmes tons orange et rose pour la viande et pour le mur. Cette unité de rythme et de chromatisme nous rappelle que Carlos Pradal vivait, en 1969, une période de réflexion sur l’abstraction dans l’art et, cependant, il demeure figuratif. Durant presque toute une année, il peint les différents morceaux de viande de boucherie, côtelettes, agneaux entiers, pièces de bœuf. C’était là sa première série, point de départ d’une nouvelle manière de travailler, qu’il gardera dans les années qui vont suivre.

29Les Passantes (1970-1971) est la seconde série thématique que le peintre entreprend à Toulouse. En l’occurrence, l’inspiration lui est venue de la rencontre fortuite d’une femme qui se promenait dans la rue. En observant le mouvement de son corps, il en découvre la richesse expressive, il en tire des sensations fugaces et passagères, ce qui le mène à creuser cette idée : peindre des femmes en train de marcher, des passantes. Il reprend ainsi la référence classique de l’art occidental, la Victoire de Samothrace, avec son avancée puissante, son allure de marche.

30La Passante (1976) pourrait bien sembler un tableau réalisé sous le coup d’une vision mais une chose est sûre : chaque toile de cette série est le fruit d’un long travail de reconstruction et de lutte dans son atelier. Les figures peintes, habillées ou nues, aux couleurs chaudes et sensuelles, sur grand format vertical, deviennent des figures attractives, pleines de charme, qui envahissent tout l’espace autour d’elles. Le peintre fait jouer aussi sur la peau l’ombre et la lumière, ce qui donne au personnage l’air d’une apparition toute enveloppée de larges touches au pinceau.

31L’été 1972 constitue pour Carlos Pradal une rupture personnelle et artistique. D’une part, le déséquilibre affectif familial dont souffre le peintre le fait se renfermer de plus en plus sur lui-même ; d’autre part, il doute de sa peinture, de ses possibilités d’avenir dans la ville de Toulouse, et il se pose la question de savoir s’il convient de demeurer dans cette situation ou bien d’opérer un tournant sur le plan personnel et professionnel. Il va alors décider de se séparer de sa femme et de quitter Toulouse pour aller à Paris. Sans référence aucune, sans amis et sans aucun bagage, à 40 ans, il abandonne tout pour se lancer dans une aventure incertaine, où il ne peut compter que sur son seul talent et sur la nécessité de s’exprimer à travers sa peinture [8].

Peintre à Paris

32Les débuts à Paris sont difficiles : sans domicile, sans travail, sans argent. Tout laisse prévoir un dur chemin à venir, mais le destin se charge de l’adoucir. Peu de jours après son arrivée dans la ville, il rencontre Manuel Rodríguez, professeur de sociologie à la Faculté des beaux-arts de Toulouse, qu’il connaissait depuis des années. Celui-ci lui prête un petit atelier aux Halles et l’aide à acheter du matériel de peinture. Peu de temps après, à la galerie Suillerot, il fait la connaissance du critique d’art Gérard Xuriguera, lequel lui rend bientôt visite dans son atelier, s’intéresse à sa peinture et lui fait connaître Claude Burdin, qui va devenir son premier acheteur parisien. C’est justement ce critique qui le met en contact avec les peintres espagnols de Paris, tels Joaquín Peinado, Orlando Pelayo, Xavier Valls, Antoni Clavé, Fermín Aguayo, Pere Pagés, Doroteo Arnáiz. Tout de suite, il est accueilli dans leurs groupes d’amis et leurs réunions et invité à prendre part à des expositions. Parmi eux, c’est surtout Joaquín Peinado qui lui voue affection et protection ; il devient pour Carlos une sorte de père d’adoption, qui le conseille et l’introduit dans des cercles artistiques et marchands ; il rencontre ainsi le marchand Rodríguez Sahagún, qui lui offre un contrat d’exclusivité pour vendre ses tableaux en Espagne.

33C’est à Paris aussi qu’il fait la connaissance de Sophie Cathala qui, pendant plus de quinze ans, sera sa compagne et son soutien indéfectible ; il l’épousera en 1987.

34Sur le plan pictural, Carlos Pradal découvre à Paris une lumière et des couleurs totalement différentes de celles de Toulouse. Il trouve dans cette ville toute la gamme chromatique de la tonalité grisâtre. Là, tout est gris, lumière, maisons et toits. Le peintre s’intéresse à toutes les nuances de gris et il traduit cela en peinture à travers le thème des Pigeons, sujet traité dans les premiers temps de sa vie parisienne et par la suite aussi. Mais on ne peut le considérer comme une série proprement dite ; c’est plutôt la traduction d’un intérêt chromatique particulier. Chacune de ses œuvres s’explique par la rencontre de l’artiste avec cette nouvelle lumière et ce que chacune dit est le fruit de cette réflexion présente. De même, pour l’interprétation de l’espace et du thème. Tous les gris parisiens sont cristallisés sur ces plumages légers et opaques, sans oublier la lumière argentée de la ville. Les pigeons sont pour l’artiste un simple prétexte à travailler dans le festival de tons gris qu’ils offrent. Il construit un espace en modulant les fonds et en les harmonisant avec le modèle peint. Il nous montre ces pigeons de deux manières différentes : certains ont des formes et des contours brillants, éclatés sous l’effet de la lumière ; dans d’autres cas, les contours sont très bien dessinés et marqués, ce qui confère à ces volatiles un air naïf, sorte de parenthèse à l’intérieur du style de Pradal.

35Dans Pigeons (1977), trois pigeons voltigent en picorant autour d’un arbre, il s’agit de ramiers, l’espèce favorite de Pradal à cause de la perfection de leur morphologie. Le dessin est mis en valeur par la lumière et une vibration frénétique, dans le plumage et le halo de chacun des oiseaux, parcourt l’ensemble de la toile.

36Ces volatiles sont faits de blanc et de noir, de gris et, par endroits, d’une touche de rose, harmonie de couleurs qui suppose une sorte de clef chromatique accentuée par la luminosité et l’effet mouvant du tableau. Les Pigeons en tant que tels n’ont donné lieu à aucune exposition monographique, comme il en a été pour la viande ou celles qui ont suivi, consacrées au billard ou au flamenco.

Expositions en Espagne

37Carlos Pradal revient dans son pays natal en 1975, année de la mort de Franco et du (proche) rétablissement de la démocratie en Espagne. Son retour est pour lui une révélation, il retrouve la lumière et les souvenirs de son enfance, il reconnaît dans le peuple espagnol, son peuple, un mode de vie qui lui redonne force et courage. C’est dans le sud de l’Espagne qu’il compose, dans des scènes de rue, sa palette de blancs, de roses et de verts.

38Le marchand d’art Rodríguez Sahagún [9] avait organisé en novembre 1975, à la galerie Frontera de Madrid, une première exposition comprenant de nombreuses natures mortes, pigeons et portraits, comme celui du poète Miguel Hernández. Accueil et critiques lui sont très favorables et le poète José Hierro disait : « À chaque touche de son pinceau il donne une vibration personnelle, il sauve ainsi les objets de l’oubli. » À partir de ce moment-là et jusqu’à sa mort, le peintre voyagera sans cesse en Espagne, qu’il s’agisse d’exposer ou de passer l’été sur les terres d’Almería [10]. Malgré le profond attachement qui le relie à l’Espagne, jamais il n’abandonnera son lieu de résidence habituel à Paris, car il s’y sent intégré sur le plan artistique. Depuis sa découverte, en 1975, de la lumière espagnole, Pradal va gagner plus d’indépendance et de liberté dans sa façon de travailler. L’Espagne l’a aidé à mieux se comprendre et à éclaircir des aspects lui permettant de combler le vide créé par une absence prolongée.

39En 1979, il décide de s’engager dans un autre projet qui le hantait depuis longtemps ; par son oncle José Pradal Gómez, frère de son père, il connaissait l’existence d’un endroit où, depuis quarante ans, était caché le buste en pierre de Pablo Iglesias, fondateur du PSOE. Taillé dans la pierre par le grand sculpteur Emiliano Barral, tué en 1936 pendant la guerre, ce buste avait été enterré et caché par l’oncle de Carlos, avec l’aide de ses camarades, afin d’éviter que le général Franco n’ordonne sa destruction, après son entrée dans Madrid en 1939. Après avoir obtenu le permis d’exhumer le buste, considéré comme perdu par les historiens, celui-ci a été découvert presque intact. Il se trouve actuellement à la Fundación Pablo Iglesias de Madrid.

Dernières séries

40Sa vie s’organise autour de la peinture ; il peint des natures mortes, des pigeons, des passants, mais des thèmes nouveaux commencent à peupler ses tableaux, les joueurs de billard par exemple. Carlos Pradal fréquentait depuis 1979 l’école de billard de son quartier. C’est là qu’il fait la connaissance d’un des champions du monde, le joueur Jean Marty, lequel lui donne même quelques conseils. Il ne cesse d’observer les attitudes, les astuces, l’étonnante concentration des adeptes de cet « art ». Il prenait plaisir à ce spectacle très particulier et fascinant, à l’intérieur d’une longue salle plongée dans l’ombre, une ombre dans laquelle les tables avaient leur éclairage propre avec, autour, des hommes presque invisibles, silencieux, et seulement le bruit des boules qui se heurtent.

41Dans la série Les Billards (1979-1981), il se propose de capter et de fixer les mouvements du joueur sous l’éclairage particulier des salles où l’on pratique ce jeu. Dans la beauté des gestes et l’ambiance de mystère dans laquelle se déroule le jeu, son désir est de voir presque une liturgie. Une atmosphère sombre et profonde, où la lumière, parfois bleutée, devient jaune sur les tables environnantes où des sortes de spectres anonymes semblent guetter le moment d’entrer en action.

42Les visages et les mains des joueurs surgis du silence opaque sont traités avec précision. Tension des visages absorbés par le calcul de la trajectoire ; doigts pressés afin de frapper avec justesse. Cette tension du joueur et du jeu est servie par la couleur vert électrique du tapis de la table, sur lequel se concentre toute la scène, pour composer un ensemble de couleurs limitées au vert, blanc, ocre et noir.

43Dans Joueur de Billard (1980) – un joueur anonyme, entre lumière et ombre –, on a une composition simple, sur deux plans : au premier plan, la table et, au second plan, le noir profond de la salle obscure. Le joueur sert de lien entre les deux, sans constituer vraiment un troisième plan, car le corps est presque entièrement dans l’ombre, visage et mains bénéficiant de la lumière du premier plan. Presque tout le tableau est envahi de vert et de noir. La main se pose sur le tapis et sous elle glisse l’extrémité du bâton de bois ; on sent la recherche d’une position afin de donner au coup le maximum d’efficacité. Il s’en dégage une impression de tension, que renforce la présence des boules blanches et de la rouge. Sous une apparente simplicité de composition, ce tableau fait montre d’une forte sensibilité plastique et d’une grande maîtrise technique.

44Après l’exploration rigoureuse du thème du billard, apparaît dans sa peinture, en 1982, un thème nettement espagnol, le thème du flamenco. Carlos Pradal connaissait ce chant dès son enfance, mais c’est à partir de son retour en Espagne, lorsqu’il a pu entendre le Cante Jondo, le chant profond, qu’il est ému et intéressé au point d’en faire un de ses projets picturaux. Il se sent attiré par l’attitude, les gestes et l’expression de ces cantaores, tout en percevant la difficulté à matérialiser ces nuances dans un tableau. De même que pour les personnages traités dans le thème du billard, ces chanteurs surgissent de l’ombre : visage, torse et mains focalisent la lumière d’invisibles projecteurs. Et de même que dans la série précédente, il s’agit de traduire l’impression et la tension d’un acte concret ; là, sous l’égide de l’intellect et ici, sous celle de la passion. La série complète sera exposée en 1984 à la galerie Simone Boudet de Toulouse.

45Dans Pepe de la Matrona (1982), le chanteur émerge de l’ombre ; on voit son visage, ses mains et son torse grâce à de puissants projecteurs. Pradal y représente l’instant du cri déchirant, le moment d’abandon à la magie du duende. Le visage est tourné vers la lumière, les yeux fermés, les mains ouvertes, paumes levées vers le ciel. L’homme chante son angoisse du destin fatal qu’il lui a échu de vivre et l’intensité en est accrue par les touches dynamiques, rapides et précises que le pinceau de l’artiste donne aux gestes.

46Carlos Pradal explore aussi la représentation des guitaristes, non seulement parce qu’ils sont complices du drame des cantaores de flamenco mais aussi parce que lui-même avait été guitariste amateur ; et, également, à cause de la difficulté de mettre cet art en peinture. Là encore, l’étude des postures, le travail des mains et des doigts, la présence du personnage, le drame, les contrastes lumineux le mènent vers un style plus épuré, dont le résultat est d’une grande vivacité d’expression. On pourrait considérer qu’il s’agit là des dernières séries du peintre ; par la suite, il va reprendre ces thèmes, ainsi que d’autres antérieurs ; de manière constante, il aura recours aux portraits, aux natures mortes, aux nus et aux tauromachies.

47Les nus, pratique classique des études artistiques, est une sorte d’activité de base pour s’exercer au dessin. Dans la peinture d’une femme nue, ce qui intéressait le peintre c’était à la fois la difficulté de la chose et la beauté de la posture. En peignant une toile, son intérêt se portait sur le mouvement et l’effet de la lumière sur le corps.

48Nu. Femme à sa toilette s’inscrit dans la tradition des femmes à leur toilette, avec une claire référence à Degas. Dans une position où elle est penchée en avant, courbée, repliée sur elle-même. Il est rare de trouver dans les tableaux de Pradal autant d’éléments décoratifs, le mur, le tabouret sur lequel elle appuie son pied, le bord de la baignoire. Preuve également de la maîtrise du dessin à travers des coups de pinceau d’une grande finesse.

49Depuis sa jeunesse, il était amateur de corridas et la tauromachie sera aussi présente dans son œuvre tout au long de sa vie. Il était fasciné par ce drame des arènes. Ce qui attirait son œil de peintre c’était la relation intense entre le noir du taureau et l’éclat de l’habit de lumière, le rose de la cape et le rouge de la muleta. Après avoir longuement cherché et tâtonné, il s’intéressait à la meilleure approche dramatique du thème, mais sans parvenir à se sentir pleinement satisfait, comme avec ses natures mortes.

50La nature morte, thème très enraciné dans la peinture espagnole de Velázquez et Zurbarán, était quelque chose dont Pradal se sentait très proche. Il voyait dans ce genre des sortes d’objets à examiner, qu’il pouvait contempler tout à loisir, chose impossible sur un modèle vivant. Il choisissait toujours ses motifs dans son environnement quotidien, les motifs qui peuplaient son atelier, des fruits de saison, des fleurs étranges, qu’il peignait comme s’il s’agissait d’êtres vivants, il en faisait de véritables portraits. Les palettes varient en fonction des thèmes, mais elles se bornent presque toujours aux tons noirs, blancs, ocres et aux tonalités de terres.

51Dans Le Paquet de Gauloises, il porte un regard nouveau sur un objet habituel de sa vie ; comme il fume cette marque de cigarettes, ce paquet fait partie de son quotidien. La connaissance intime qu’il a de cet objet lui permet d’en tirer l’essentiel, en quelques coups de pinceaux. Il émane une authenticité de ce style magnifiquement épuré, de cette maîtrise à figurer la lumière et la matière. On comprend que ce tableau soit devenu un des favoris du peintre.

Approche théorique de sa peinture

52Pour Carlos Pradal, la représentation d’un tableau était un long processus d’élaboration jusqu’à parvenir à une surface qui palpite, vive et exprime quelque chose. Il s’agissait d’arrêter le temps sans jamais le pétrifier, car le mouvement exprime la vie de même que l’immobilité dit la mort.

53Les grandes lignes de sa réflexion commencent par une inspiration qu’il remplace, en ce qui le concerne, par un processus proche d’une « apparition ». Non qu’il ait vu des choses extraordinaires ; il s’agit, bien au contraire, d’objets et de personnages de la vie quotidienne, un morceau de pain sur la table, une femme qui marche dans la rue, un paquet de cigarettes par terre. Ces objets anodins enveloppés d’une lumière spéciale ou situés dans un contexte insolite suscitent chez l’artiste le désir de les fixer sur un tableau pour en faire des objets symboliques, non dépourvus de mystère.

54Il utilise fréquemment la peinture à l’huile plutôt que la peinture acrylique, car il la considère irremplaçable. Elle offre une plus riche gamme de tons possibles et, avec le temps, elle se transforme et gagne de belles transparences. Ce qui l’intéressait : faire palpiter la matière, la faire vivre.

55Même si elle n’était pas toujours la même, sa méthode de travail suivait une ligne qui semblait se répéter ; en principe il travaillait à partir de sa solide mémoire – pour les passantes, le billard et le flamenco –, mais, pour les natures mortes, il utilisait un modèle. Pour le billard et les chanteurs de flamenco, il faisait un premier croquis au crayon, alors que pour les autres thèmes il se lançait directement au pinceau. Il réalisait d’abord cinq ou six études préalables dans le but d’affiner et de chercher la couleur juste, en rejetant le blanc, trop agressif, qui fausse la réalité des autres couleurs. Et, finalement, il en vient au plus important, le moment où il s’efforce de placer une grande part d’ombre et de lumière. Ce qui va donner sa structure à la toile et la fera palpiter. La disposition des ombres et des lumières constitue la colonne vertébrale du tableau.

56L’artiste a organisé sa production en séries thématiques, mais ce n’est pas là la seule voie suivie ; dans sa trajectoire, on trouve des thèmes constamment présents à toutes les époques de sa longue carrière. Natures mortes, taureaux, portraits, nus ou tableaux particuliers, subissent un processus de transformation identique à celui de sa personne. Il est resté fidèle à son coup de pinceau rapide et spontané qui lui a permis de saisir le mouvement fugace des choses. Il a fait la synthèse des deux aspects qui, lors d’étapes antérieures, avaient beaucoup compté pour lui : d’une part, le désir de tout capter d’un coup, comme s’il travaillait même sans regarder, par crainte de rater l’instant le plus significatif ; et, d’autre part, celui d’introduire, au moment de créer ses œuvres, ces touches lumineuses tellement épurées et contrastées.

57Parlant de sa trajectoire artistique, lui-même se définissait comme un romantique dans sa jeunesse, passé par la suite à un formalisme dans lequel il avait découvert le cubisme. Toutefois, il n’allait pas tarder à se rendre compte que son domaine à lui était quelque chose de plus gestuel et impulsif, un combat entre l’ombre et la lumière, entre clair et obscur. Une peinture expressive caractérisée par un travail approfondi des contrastes lumineux plutôt que de l’aspect de la couleur, par la force et l’intensité au moment d’aborder le sujet : il trouve là son ton propre, son rythme intérieur, c’est-à-dire son style. Un style acquis à force de travail et de conviction, à force de se battre pour surmonter les difficultés d’ordre pratique présentes dans sa vie.

58La première exposition rétrospective de son œuvre a eu lieu en 1986 au musée des Augustins de Toulouse. Denis Milhau, son directeur, s’est chargé de sélectionner environ 200 tableaux représentatifs de son œuvre sur trente ans d’exercice du métier. Pour la première fois, étaient exposés dans un espace singulier un nombre important de tableaux du peintre, l’œuvre prolixe d’un artiste sincère, consacré corps et âme à l’étude de la peinture pour en approfondir la connaissance. Cette exposition a valu à Pradal reconnaissance et notoriété dans le monde artistique ; une nouvelle rétrospective aura lieu dix ans plus tard, avec un succès encore accru.

59Carlos Pradal est mort à Paris, le 30 novembre, 1988. C’était un homme cultivé, doté de qualités intellectuelles et humaines à la fois ; même si sur le plan artistique il se considérait comme un autodidacte, il a su développer en lui les capacités et l’instinct nécessaires pour parvenir à une plus grande liberté de choix, ainsi qu’à de solides convictions sur l’art et la peinture.


Date de mise en ligne : 28/08/2021

Notes

  • [1]
    Annie Merle, Les Peintres de l’École toulousaine, Toulouse, éditions Michaël Ittah, 1994.
  • [2]
    Gérard Xuriguera, Pintores españoles de la escuela de Paris, Madrid, Ibérico Europea de Ediciones, 1974. En 1972, le même auteur a publié à Paris (éditions ARTED) Dix Peintres espagnols de Paris (la couverture porte en plus : « Aguayo, Clavé, Grau-Sala, Juan Grís, Guansé, Palazuelo, Peinado, Pelayo, X. Valls ») [NdÉ].
  • [3]
    L’exposition Artistes de l’exil en région toulousaine a eu lieu au Centre culturel de Blagnac, près de Toulouse. Le catalogue, coordonné par José Jornet, a été publié aux éditions Lapilli films (Toulouse) en 2002. L’exposition résultait des recherches entreprises pendant dix ans par Violeta Izquierdo, commissaire de l’exposition. Elle a été reprise en 2010 au musée des Jacobins de Toulouse.
  • [4]
    Violeta Izquierdo, « Luces y Sombras entre Toulouse y Paris », in Literatura y cultura del exilio español de 1939 en Francia, Actas del Congreso Internacional, Salamanque, AEMIC-GEXEL, 1998.
  • [5]
    Violeta Izquierdo, « Cinco artistas españoles exiliados en Toulouse », in El Exilio republicano español en Toulouse, 1939-1999, Madrid, UNED/ Presses universitaires du Mirail, 2003 ; Violeta Izquierdo, « Artistas españoles exiliados en Toulouse », catalogue de l’exposition El exilio artístico español en Toulouse, Blagnac, Centre culturel de Blagnac, 2002 ; Violeta Izquierdo, « Artistes espagnols exilés à Toulouse », in L’Exil républicain espagnol à Toulouse 1939-1999, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999.
  • [6]
    Raoul Bergougnan (1900-1982), peintre toulousain, professeur à l’École des beaux-arts de Toulouse.
  • [7]
    La Dépêche du Midi : journal régional français distribué dans les départements de l’actuelle région Midi-Pyrénées (Ariège, Aveyron, Haute-Garonne, Gers, Lot, Hautes-Pyrénées, Tarn, Tarn-et-Garonne), dans le département de l’Aude (région Languedoc-Roussillon) et dans le Lot-et-Garonne (région Aquitaine).
  • [8]
    M. Dieuzaide, Carlos Pradal, peintures et dessins, exposition à la Bibliothèque de Tarbes, 1992. Michel del Castillo, Carlos Pradal, Toulouse, Éditions Loubatières, 1993.
  • [9]
    Agustín Rodríguez Sahagún (1932-1991), politicien et entrepreneur espagnol, docteur en sciences économiques et en droit. Entre en politique en 1978 pour faire partie du gouvernement de l’Unión de Centro Democrático que préside Adolfo Suárez.
  • [10]
    Antonio Manuel Campoy, 100 Maestros de la pintura española contemporánea, Madrid, Ibérico Europea de Ediciones, 1975.

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