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Article de revue

Quand un grammairien n’applique pas ses propres prescriptions graphophoniques : le cas d’Antonio de Nebrija dans sa Gramática castellana (1492)

Pages 339 à 349

Notes

  • [1]
    Avec un titre différent, une première réflexion de cet ordre est déjà parue en Espagne (Tollis 2005). Pour la localisation des différentes formes mentionnées dans le traité, on peut se reporter aux index lemmatisés du vol. II de Pellen & Tollis 2011.
  • [2]
    Voir par exemple Tollis 1998 : 56-59, § III.1 et dans Pellen & Tollis 2011 : 18-20, § 1.1.3 et 84, § 3.2.5.1.
  • [3]
    Elle est présentée comme la quatrième section de la partie méthodique de la grammaire dans la terminologie des Grecs, ici rebaptisée doctrinale – son autre partie étant dénommée historique, ici explicative (« declaradora » I.1, 4r).
  • [4]
    Les références sont faites selon la foliotation telle qu’elle figure dans l’édition d’Esparza Torres et Sarmiento (voir Pellen 2006).
  • [5]
    N’y entrent donc ni l’accentuation, ni la ponctuation, ni la segmentation de la chaîne écrite (les séparations et les réunions) – ce qui semble « paradoxal » chez un lexicographe –, ni les modalités de l’abréviation des mots, ni la gestion des majuscules, que Nebrija n’aborde nulle part. Sur ces divers problèmes, voir Pellen, 2005, 2006 : § 2.4-8 et 2011 : § 4-5, 75-96, et dans Pellen & Tollis 2011 : 113-117, § 4.1 et 233-234, § 6.1.
  • [6]
    Contrairement à l’opinion de Lozano (dans Nebrija 1492 [2011] : 29, n. 1), ce second principe n’est pas une « conséquence implicite » ou un simple corollaire du premier. Il ne le serait que dans l’hypothèse idéale où le premier serait strictement respecté, ce qui n’est pas le cas, non seulement parce que tous les locuteurs ne prononcent pas de la même manière, mais parce que tous n’écrivent pas comme ils prononcent – ou plutôt comme les experts pensent qu’ils devraient prononcer. Or, une orthographe normée ne peut s’imposer sans l’intervention de ceux qui sont en mesure d’exercer un pouvoir sur l’usage (I.6) – la répétition de cet argument dans les RO 6v4 prouve qu’entre 1492 et 1517 les prescriptions de la GC n’ont pas été suivies d’effet. Bien plus, dans les mêmes RO, Nebrija reconnaîtra qu’on ne prononce pas toujours comme on écrit, et vice versa, notamment pour des raisons de phonosyntaxe qui n’ont d’existence qu’à l’oral, ou parce que la graphie peut être conditionnée par l’étymologie ou l’influence d’autres langues (chap. 7, 9r11 et sv.).
    Ce même principe est réaffirmé dans les RO (voir Tollis, 1998 : 66, n. 2), mais il n’est pas d’une totale originalité. En effet, c’était déjà celui de Quintilien, lorsqu’il s’inquiétait de savoir s’il convenait de conserver les graphies anciennes du latin quand elles étaient démenties par leur réalisation du moment. Mais il s’était alors cantonné au rapport entre graphie et prononciation, sans se soucier de sa réciprocité.
  • [7]
    C’est ce travail qui a permis à Pellen de constituer les index proposés dans le tome II de Pellen & Tollis 2011 (on trouvera p. 363-374 les informations sur leur structuration et leur mode d’emploi).
  • [8]
    « llama<n> dola por el no<m>/bre de su boz » [ « en l’appelant par le nom de ce son »] (I.6, 10v27).
  • [9]
    Le tilde s’y réduit en fait à quelque chose comme un point placé sur l’arrondi du h. Le c^h, lui aussi, se trouve alors institué en nouveau graphème, et désigné à son tour sur la foi « de su fuerça » (I.6, 10v29), c’est-à-dire de sa valeur (phonique).
  • [10]
    Par ordre croissant d’importance relative qua- figure dans quando (3/169), qual- (7/284), quant- (3/39), quatorze (1/2), quasi (6/9), qualidad et quaternario (2/2).
  • [11]
    1946b : 146, 2. Ils ont même remplacé qua- par ca- dans qualidad, alors même que le doublet calidad/qualidad a survécu jusqu’à nos jours.
  • [12]
    Par ordre décroissant de fréquence, l’omission de c^h concerne l’unique occurrence de dicha [heureuse fortune], de Diez-ocho et de hinchimiento [abondance], 2/4 hecho- [fait] nominal, 1/6 macho- [masculin], 1/9 aprovechar, 1/18 pour ocho, 7/146 much-, [beaucoup, nombreux], 1/25 echar. Ainsi, la proportion d’omissions de la graphie modifiée semble grosso modo (à l’exclusion de much-) diminuer alors même que le nombre d’occurrences augmente.
  • [13]
    C’est le cas pour afloxar [relâcher], bruxula [boussole], xaquima [licou] (hapax), xenabe [moutarde] (2), balax [rubis violet] (3), floja [relâchée] (4).
  • [14]
    Par ordre décroissant de fréquence, le ^x proposé par Nebrija est 2/3 absent de dexo nom [désinence], 7/12 de dexar [laisser], 5/9 de relox [horloge] – autre solution : relojes 2 –, 1/2 de carcax [carquois] – plus : carcajes – exercitar [exercer] et xabon [savon]), 5/11 des formes prétérites en trax- de traer [apporter], 1/3 de baxo [sous] et lexos [loin], 6/20 de debaxo [dessous], 26/103 de la forme prétérite diximos de dezir [dire], 1/4 de abaxar [abaisser], 2/13 de la forme prétérite dixo de dezir – comme on voit les proportions varient substantiellement d’un temps et d’une personne à l’autre –, 1/10 de abaxo [au-dessous].
  • [15]
    Dans muger [femme] (29/29), agen- [étranger] (7/7), ovegero [berger]  contre oveja [brebis] (2/2) et ovejuno (1/1) –, et dans estrangeras adjectif (1/2), gingibre [gingembre], girigonça [jargon], giron [lambeau] (tous des hapax).
  • [16]
    À partir de cet exemple Pellen a montré que si la GC aboutit bien à « une plus grande régularité, [...] on reste loin d’une graphie entièrement normée » (2004 : 411). Du reste, il serait risqué d’en postuler l’existence en chaque point du temps et même de croire qu’il est possible d’en distinguer un certain nombre d’états entre le latin et le castillan moderne. Car toute norme a du mal à se voir totalement respectée : par inertie, elle reste continûment soumise à la rémanence des pratiques antérieures, qui pour se prêter efficacement à la communication, ont forcément dû présenter elles-mêmes « un minimum d’ordre ». Bref, les ruptures dues aux innovations sont en permanence contrebalancées par le maintien de solutions passées, qui, par cette résistance, assurent une certaine continuité. En effet : « La graphie, par nature, est dotée d’une grande inertie et, statistiquement, d’un grand pouvoir de contrainte » (Pellen, 2004 : 413 et 423).
  • [17]
    Pour ce qui est de ce point et du précédent, GR-OM fournissent la liste exhaustive des cas concernés (1946b : 161-169), qu’ils aient ou non fait l’objet de remarques de la part de Nebrija.
  • [18]
    Sur les cas de transcription graphique non conformes au respect de la prononciation pour lesquels Nebrija n’a fait aucune nouvelle proposition concrète, voir Tollis 1998, notamment le chap. 1, 13-90.
  • [19]
    Gageons que, pour eux non plus, « il ne saurait être question de considérer comme des fautes d’orthographe toutes les graphies qui ne correspondent pas aux modèles canoniques [...] » (Pellen, 2004 : 433).
  • [20]
    La formule a fait florès. On la retrouve notamment dans le prologue d’un ouvrage à caractère religieux (celui de l’édition et traduction de Las Vidas de los sanctos padres religiosos de Egipto, de saint Jerôme (Zaragoza, s.a., 1486-1491), de Gonzalo García de Santa María – humaniste et historien espagnol, jurisconsulte de la cité de Saragosse –, qui y défend dans des termes quasiment identiques la légitimité d’une traduction en langue vernaculaire : « porque la fabla comúnmente, más que otras cosas, sigue al imperio » [ « parce que d’ordinaire la langue, plus que d’autres choses, accompagne l’Empire »] (Asensio, 1974/1958 : 6). Voir aussi Alvar, 1992 : 11.
  • [21]
    Un « objet construit par un auteur et un imprimeur » (ibid. : 204).
  • [22]
    Pellen en a dressé la liste exhaustive, dans tous les domaines (2006 : par exemple § 2.1, 73-77, § 2.3.2-2.3.3, 97-102, § 6.2, 188-197).
  • [23]
    « [...] entre la prescripción del tratadista y la realización definitiva del incunable, se intercalan las costumbres del autor (con toda probabilidad propenso a la variación) y las opciones del impresor (nombre éste que designa globalmente una pluralidad de participantes : maestro, cajista, corrector) » [ « [...] entre la prescription du grammairien et la réalisation définitive de l’incunable, s’intercalent les habitudes de l’auteur (très probablement porté à la variation) et les options de l’imprimeur (ce terme désignant globalement une pluralité de participants : le maître, le compositeur, le correcteur) »] (Pellen, 2005 : 8).
  • [24]
    « [...] está casi seguro que no se compuso el texto de la GC de un tirón desde el principio hasta el fin con un ritmo continuo y regular ; si nunca puede afirmarse que intervinieron varios cajistas en un trabajo determinado, por lo menos no cabe duda de que a lo largo de la GC se detecta una gran variedad en las soluciones técnicas [...] » [ « [...] il est presque certain que le texte de la GC n’a pas été composé d’un trait du début jusqu’à la fin à un rythme constant et régulier ; si dans un travail donné on ne peut jamais affirmer que plusieurs compositeurs sont intervenus, il n’en est pas moins indéniable que tout au long de la GC on détecte une grande variété de solutions techniques [...] »]. « No se sabe cómo se presentaba el manuscrito de Nebrija, pero para conseguir que todos los fragmentos que se compusieron por separado cupiesen en una misma unidad gráfica, el texto impreso, por cierto suponía adaptabilidad y flexibilidad de las normas (cuando existían), mucha pericia técnica y, en caso de emergencia, decisiones abruptas y fluctuantes según la necesidad del momento » [ « On ignore comment se présentait le manuscrit de Nebrija, mais pour obtenir que tous les fragments composés séparément entrent dans une même unité graphique, le texte imprimé, il faut à coup sûr supposer une adaptabilité et une flexibilité des normes (quand elles existaient), une grande expertise technique et, en cas d’urgence, des décisions tranchées mais fluctuantes en fonction du besoin du moment »] (ibid. : 86).
  • [25]
    Sur le rôle des premières, l’importance et la complexité de la seconde (espaces éventuelles comprises), voir Pellen, 2006 : 85-88 et § 2.8. Car « toutes les balises du discours [...] sont à examiner avec la plus grande attention », « l’objet texte et sa signification » s’insérant « dans une histoire culturelle, matérielle (le manuscrit), épistémologique (théories grammaticales et traitement de l’écrit), linguistique (accès des langues vernaculaires au statut de langues de culture) » (ibid. : 90).
  • [26]
    Sur les différentes manières d’aborder éditorialement le texte original de la GC, variation qui en souligne toute la difficulté, voir Tollis, 2005 : 158-164, § 2.2. Nous nous contenterons ici de faire remarquer que, qu’ils aient ou non recouru au complément du texte en fac-similé, ils ont très souvent eu le souci d’en faciliter la lecture par un lectorat contemporain. Ainsi, si leurs éditions recourent à une certaine modernisation du texte, même limitée, régulièrement explicitée et bienvenue pour un public élargi, y compris cultivé, elles se révèlent à peu près inutilisables dans une perspective paléographique. À partir de l’une de ces éditions, entre autres choses Pellen (2006) a proposé une réflexion très fouillée sur les conditions de toute transcription ainsi qu’une méthodologie appropriée qui, d’emblée, doive au moins traiter l’incunable non comme un texte, mais comme un texte mis en pages, autrement dit comme un livre.
  • [27]
    Elle devra tenir compte « de tous les besoins » – ceux des « historiens, et plus spécialement des historiens du livre », comme des philologues et des linguistes – autrement dit traiter la GC dans sa totalité d’ouvrage publié (Pellen, 2006 : 203 et 209-210).
  • [28]
    En effet, comme les éditeurs antérieurs ont laissé dans l’ombre, sans même les mentionner, quantité de problèmes importants, chaque détail problématique de l’incunable (lecture de l’original) et du texte y est étudié.
  • [29]
    Pour un résumé, on peut voir Pellen 2006 : 205-207.
English version

Introduction

1 L’un des objectifs, bien connus [2], auxquels répondaient l’idée et la réalisation  [3] de la Gramática castellana (GC) a été de se pencher de près sur l’orthographe utilisée vers la fin du XVe siècle pour écrire le castillan. Dès le premier chapitre (« en que trata dela orthographia » I.1, 4r-16v [4]), Nebrija la définit comme « scien/cia de bien τ derecha mente escriuir » [ « l’art d’écrire bien et correctement »], et y inclut la connaissance [d] « el numero τ fuerça delas letras por que figuras se an de representar las palabras τ partes dela oracion » (I.1, 4r20-24) [du « nombre et de la valeur des lettres et [des] figures par lesquelles il convient de représenter les mots et les parties du discours »] [5]. Dans les dix chapitres du livre I, l’ensemble des remarques s’accompagne d’un certain nombre de propositions de réforme destinées à améliorer sa transparence, sa cohérence, sa pertinence et son rendement. Une fois auscultée, il s’agissait donc d’en diagnostiquer les faiblesses ou les dysfonctionnements, avec le souci d’y porter remède. Au reste, la publication postérieure, en 1517, des Reglas de orthographia (RO) qui développent et reprennent le tout premier chapitre de la GC est là pour le prouver.

2 Dans son émergence, son élaboration, sa maturation et sa fixation, l’écriture du castillan s’est grosso modo constituée sur un principe général qui a finalement été celui du plus grand mimétisme phonématique, sans préoccupation pour la mémoire étymologique : « [...] assi tene-/mos de escrivir como pronunciamos : τ pronunciar co/mo escrivimos : porque en otra manera en vano fue/ron halladas las letras » (I.6, 8v21) [ « [...] nous devons écrire comme nous prononçons, et prononcer comme nous écrivons [6] ; sinon, c’est en vain que les lettres ont été découvertes »]. Il est donc tout naturel que les améliorations proposées par Nebrija concernent prioritairement les quelques points où l’héritage latin et l’histoire linguistique proprement romane avaient abouti à des situations qui pouvaient paraître manquer de fidélité, de simplicité et de régularité.

3 Et de fait, il a mis le doigt sur la plupart des cas qui dérogeaient au principe de cette biunivocité graphophonique. Il lui est cependant arrivé de laisser visiblement sans remède certains des défauts qu’il avait pourtant bien mis en lumière et stigmatisés (Tollis 1998 : 81-82). Son approche orthographique du castillan de l’époque incite ainsi à distinguer assez spontanément entre

4 i) son constat des pratiques avérées,

5 ii) leur critique éventuelle,

6 iii) leur réadaptation, leur correction et/ou leur abandon et leur remplacement avantageux par des solutions qui évitent d’user des letras en leur confiant des missions qui ne devraient pas leur revenir (« cuando les da-/mos ageno oficio » I.6, 11r8 [ « quand nous leur attribuons une fonction qui n’est pas la leur »]).

7 Mais, pour parcourir jusqu’à son terme ce processus d’optimisation, il peut également être intéressant de vérifier, en plus,

8 iv) si ces suggestions, que son auteur tenait pour de réelles améliorations, sont réellement mises en pratique dans le texte même de la GC.

9 C’est à cette dernière question qu’on s’attachera ici.

2. Des propositions de réforme orthographique à leur application au sein même de la Gramática

10 Parmi les éditeurs de la GC, Galindo Romeo et Ortiz Muñoz (GR-OM) sont à n’en pas douter ceux qui en ont étudié la littéralité le plus tôt et le plus exhaustivement. Voici quelque soixante-dix ans, en effet, à une époque où tout se faisait évidemment à la main, ils en ont minutieusement passé l’orthographe au peigne fin, en prenant la peine, de surcroît, de la confronter régulièrement à d’autres écrits contemporains. Si bien que, souvent, le balayage et l’exploitation informatiques ultérieurs de son texte numérisé [7] n’ont fait que corroborer globalement leurs propres conclusions.

11 L’objectif est donc d’évaluer le degré de fidélité orthographique du texte original aux recommandations qu’il contient. Mais, pour des raisons d’espace, parmi l’ensemble des cas où Nebrija estimait insatisfaisantes les transcriptions graphiques en vigueur, seuls seront abordés ceux qui l’ont amené aux positions les plus tranchées et les plus fermes.

2. 1. Autour du c graphique

2. 1.1. Les propositions de Nebrija

12 Le souci de Nebrija était double : i) éviter l’inutile concurrence c / qu pour représenter /k/ lorsqu’il n’est pas suivi des voyelles /e/ ou /i/ ; ii) redonner à c une totale transparence.

13 À cette dernière fin, il propose donc de le réserver à la transcription de /k/ devant /a/, /o/, /u/ (cabra, coraçon, cuero [chèvre, cœur, cuir]). Mais, moyennant quelques précautions et quelques altérations graphiques, il le conserve pour écrire également /ʦ/ (çarça, çevada [ronce, orge]) et /ʧ/ (c^hapin, c^hico [socque, garçon]).

14 Dans les deux cas, le c se trouve réutilisé à moindre coût, au sein du ç[8] par la simple adjonction d’une cédille, et dans le conglomérat sémiotique c^h[9] par celle d’un signe diacritique suscrit identique au tilde du graphème ñ qui le distingue du ch issu de mots latins et/ou grecs. Nebrija parvient ainsi, à l’économie, à ôter au c toute opacité sans faire appel à d’autres graphies latines (I.6, 10v20-11r2).

2. 1. 2. Son emploi pour la transcription de /k/

15 Dans la GC, la lettre q a donc été estimée superfétatoire (« ociosa » I.4, 7r28, I.5, 9r7). En dehors des mots latins et des séquences en que, on ne la trouve guère qu’au sein du groupe qua- qui, par endroits, fait concurrence à cua- : on en relève 24 cas [10]. C’est du reste ce constat qui, dans leur édition, a incité GR-OM à généraliser la seule graphie c[11].

16 Par ailleurs, on va le voir ci-dessous, le même phonème continue d’être représenté par d’autres moyens que c ou que qu.

2. 1. 3. Son utilisation dans la transcription de /ʧ/

17 En dépit des précautions prises par Nebrija, GR-OM ont adopté le parti simplificateur de faire l’impasse sur cette innovation (1946b : 150-151).

18 Il faut dire que, même si son omission demeure très minoritaire, la nouvelle graphie préconisée fait défaut vingt-six fois dans la GC, y compris dans la mention même du graphème reconfiguré c^h où elle apparaît 10 fois sur 13 sans signe diacritique [12].

19 Inversement, la présence du c^h enrichi du tilde semble à peine mieux contrôlée puisqu’elle est inopportune dans huit termes savants de facture gréco-latine, dont mac^hina et monarc^hia où elle est présente pour les deux termes 4 fois sur 4.

2. 2. X latin et x castillan

20 Pour ce qui est du x, il en était venu à transcrire /ʃ/, un son absolument inconnu du latin. Nebrija propose donc d’en modifier légèrement le dessin, à nouveau par addition d’un tilde destiné à le distinguer de son ancêtre latin et de dédier cette graphie redessinée en ^x à cette réalité phonématique (I.5, 10r32-34 et I.6, 11v20).

21 Quelque soixante-dix formes en sont indûment dépourvues. Elle sont tantôt sans autre variante [13], tantôt en alternance avec la graphie nouvellement proposée [14].

22 Dans leur édition, GR-OM ont ici aussi indiscriminé la graphie retouchée et l’ancienne, à peu près pour les mêmes raisons que précédemment.

2. 3. Autour du g graphique

23 Nebrija trouve mal venu que le g castillan conserve deux valeurs phoniques selon qu’il est suivi de /a/, /o/, /u/ ou de /e/, /i/ comme il le faisait pour le latin (comparer : GALLIA/GENIUS). Il souhaiterait donc le voir remplacé dans l’une de ces missions. Pour la seconde, il songerait bien au y mais se ravise aussitôt, parce que, à ses yeux, cette dernière lettre ne transcrit jamais qu’une voyelle. Il se rabat ainsi sur le i long, j, celui qui descend au-dessous de la ligne, dont à ses yeux le choix a le mérite de rendre en même temps l’usage de y inutile désormais (I.6, 11r14).

24 Dans la GC, cependant, cette proposition n’est pas complètement suivie, non plus d’ailleurs que dans les autres écrits lexico-grammaticaux de Nebrija. On y trouve donc encore g devant /e/, /i/, parfois comme unique solution [15], parfois en concurrence avec l’autre (dans linaje [lignage] 1/3). En revanche, certains mots sont bien écrits exclusivement avec j : lenguaje (8 fois), mensajeras (2) et traje nominal (1). Cependant, ce j long laisse une fois au moins la place au i court – dans aio (hapax) –, et la transcription de /ʃ/ peut encore se faire par le biais de -ss-, comme dans essecucion (hapax) ou nebrissa (2/4).

25 Étonnamment, cette diversité a cette fois incité GR-OM à respecter les choix de l’original, sauf pour Geronimo, linage et estrangeras, où g est remplacé par j (1946b : 151-152).

3. Autres cas abordés ou passés sous silence

26 La GC aborde d’autres aspects de l’orthographe du castillan du XVe siècle finissant ; elle donne aussi d’autres instructions. Il ne serait pas réaliste de vouloir entrer dans le détail ici, mais on mentionnera au moins le cas des consonnes doubles [16] ou juxtaposées en groupes [17]. Il est donc bien acquis qu’il avait à cœur de toiletter cette orthographe.

27 Pour autant, il ne faudra pas croire qu’il a exhaustivement traité l’ensemble des cas où elle était améliorable [18]. Parmi les questions laissées en suspens, il y a par exemple celle des graphies <b> et <v>, même si leur distribution est de loin meilleure dans la GC que chez les contemporains (GR-OM, 1946b : 145). De même, si le ç y est pratiquement conforme aux souhaits de Nebrija, son traité est muet sur son emploi, y compris devant /e/, /i/ ; il ne dit mot non plus sur celui du z. Du reste, globalement sur l’ensemble de ses écrits, il est

28

sumamente difícil establecer un criterio ortográfico uniforme en el uso de i ante e, i, ç y z, ya que el autor lo mismo escribe c que ç ante e i y, por otra parte, alterna la ç y la z ante a o u [ « extrêmement difficile d’établir un critère orthographique uniforme dans l’usage de c devant e, i, de ç et de z, vu que l’auteur écrit aussi bien c que ç ou z devant e i, et, par ailleurs, fait alterner le ç y le z devant a, o, u »] (GR-OM, 1946b : 147 ; voir encore Pellen, 2006 : 79).

29 On pourrait avec eux être tenté de penser que ces pratiques graphiques de la GC ne faisaient que refléter l’anarchie qui régnait dans ce secteur à son époque, anarchie « contra la que no se atrevió a reaccionar, esperando sin duda una regulación por parte de la autoridad » [ « contre laquelle il n’osa pas réagir, comptant sans doute que l’autorité fixerait une régulation »] (ibid.). Mais ce serait négliger que, parce qu’il se doit de « rester opérationnel », « un système graphique possède toujours une cohérence suffisante », même mêlée d’une certaine « hétérogénéité, qui persiste en général dans les systèmes normés [...] » (Pellen, 2004 : 416) ; ce serait omettre qu’aucune surface signifiante ne saurait mentir [19]. Du reste, GR-OM en sont venus à dégager un certain nombre de constantes, notamment dans l’emploi de ç devant /a/, /o/, /u/ et dans la distribution ç / z devant /e/, /i/ – à nuancer avec Pellen 2006.

4. Conclusions

30 Nebrija avait la ferme intention de suggérer des réformes destinées à rationaliser l’écriture, à la régulariser et à en améliorer l’efficacité. D’ailleurs (GR-OM, 1946a : XXXIII-XXXIV), il avait déjà bien mis en avant l’intérêt d’une législation officielle en la matière, lui qui faisait de son traité une entreprise d’unification du castillan, langue déjà en pointe sur le plan géopolitique.

31 D’autant que, en proclamant que « siempre la lengua fue compañera del imperio » [ « la langue a toujours été la compagne de l’Empire »] (Prologue, 1r12), il avait fait sienne l’idée, venue d’Italie et passée par l’Aragon, d’une intrication naturelle de la langue, de la géopolitique et de l’Empire [20]. De là justement qu’il ait attendu de la reine elle-même de fermes mesures d’accompagnement (I.6, 10v29 et I.10, 16r5).

4. 1. Les raisons des inconséquences relevées

32 Simples rectifications ou franches innovations, on aurait donc pu s’attendre à voir ces préconisations graphiques bel et bien adoptées par son texte et dans son texte.

33 Elles le sont en grande partie, mais ne le sont tout de même ni intégralement ni systématiquement. L’étude de la littéralité de la GC révèle donc un certain divorce entre ses prescriptions et ses propres choix, comme si celle-ci valait davantage par ce qui y est dit que par ce qui y est réellement fait :

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L’examen concret a montré que dans aucun domaine le texte des œuvres de Nebrija ne correspondait strictement aux prescriptions du grammairien, que souvent le passage même qui exprimait un choix en matière de graphie était écrit en contradiction avec le choix exprimé. (Pellen, 2006 : 198)

35 À l’observateur attentif le traité offre ainsi deux dimensions : il est à la fois

36

objet construit [21] dans une perspective pragmatique donnée et [...] objet imprimé dans un contexte historique et technique particulier. (Ibid. : 199)

37 Selon GR-OM, Nebrija n’eut vraisemblablement pas l’occasion de contrôler les épreuves de ce livre. En conséquence, chaque fois que, dans la GC, leur mise en pratique effective contredit les principes et les solutions qui y sont prônés ou suggérées, le problème se pose de savoir à qui l’imputer, à la négligence de l’auteur ou à un manque de contrôle de la chaîne des opérations qui vont du manuscrit au texte imprimé : à l’époque la responsabilité d’une publication semble être revenue avant tout à l’éditeur.

38 Tant qu’on est en présence d’indubitables erreurs [22], pareille incertitude importe sans doute peu. En revanche, face à des variations d’écriture inattendues et surprenantes parce que dérogatoires, on aimerait pouvoir séparer celles qui tiennent à l’imperfection du travail proprement typographique, et celles qui, aussi bien, figuraient déjà dans le manuscrit de départ. Malheureusement, entre l’auteur et l’impression de son traité, les éléments médiateurs sont nombreux [23], qui empêchent d’attribuer à coup sûr à l’auteur la paternité de toutes les options graphiques présentes dans l’incunable :

39

On parlera toujours, par conséquent, de l’(ortho)graphe de la GC (ou de n’importe quelle autre œuvre de Nebrija – Pellen, 2005 : 8.

40 Et d’autant plus, d’ailleurs, que l’on est largement fondé à penser que l’impression n’en fut ni homogène ni d’une coulée [24].

41 Finalement, même si cela impose de revenir sur l’encensement institutionnel dont a pu bénéficier Nebrija (voir Tollis, 1998 : 183 et n. 2, et dans Pellen & Tollis, 2011 : 44-41, § 1.5.1),

42

[...] on ne saurait considérer le livre I de la GC [...] comme une orthographe de l’espagnol à la fin du XVe et au début du XVIe. Il s’agit, tout au plus (mais c’est capital), d’une contribution à l’élaboration de principes devant permettre, un jour, l’établissement d’une véritable orthographe. Trop de questions sont laissées de côté et force est, pour l’historien de la langue, d’examiner comment sont écrits les textes eux-mêmes, s’il veut se faire une idée de l’écriture à cette époque. (Pellen dans Pellen & Tollis, 2011 : 234-235, § 6.2.1)

43 Il s’en suit que tout éditeur moderne de la GC se trouve placé devant la même alternative : opter pour la totale fidélité paléographique ou pour un certain remaniement raisonné et ciblé.

4. 2. Différents partis pris éditoriaux

44 GR-OM, en 1946, ont pris le parti d’améliorer la cohérence et la systématicité et, par là, la qualité testimoniale et l’exemplarité de la GC au regard de son contenu. Fondant leurs corrections tantôt sur les recommandations du grammairien, tantôt sur la pratique dominante dans ce texte ou dans le reste de ses écrits, voire, au-delà, dans quelques écrits contemporains, ils ont tendu à rendre son projet plus assuré et à montrer aussi qu’une application pertinente était de nature à renforcer sa crédibilité.

45 Mais, ce faisant, ils ont couru le risque de masquer que Nebrija a pu lui-même échouer à s’autocontrôler en permanence et céder à son tour à la pression d’habitudes antérieures bien ancrées. Pourtant, comme Pellen l’a dit de l’exemplification dans la GC, cette attitude spontanée fournit l’une des voies d’accès nettement « plus directes que le discours didactique surveillé et toujours en quête de rationalisation » (1996 : 433-434).

46 D’un autre côté, le parti pris de la totale fidélité – avec respect des majuscules / minuscules et de la ponctuation [25] –, n’aurait pas davantage permis de prendre position dans le débat. Mais cela aurait au moins laissé l’intégralité de l’incertitude à la sagacité d’un lecteur qui, par ailleurs, se serait trouvé confronté au particularisme d’une présentation typographique à l’ancienne plutôt exotique.

47 Tous les éditeurs modernes qui ont eu à se déterminer sur cette alternative ont souvent adopté une position intermédiaire entre l’interventionnisme motivé et le respect scrupuleux mais aveugle de la lettre [26]. Mais ils n’ont pas pu le faire sur ces seuls critères. Des préoccupations plus volontiers éditoriales ont sans doute pesé dans la balance, qui vont du public visé et du contexte de la publication jusqu’à des impératifs purement techniques relatifs au matériel typographique.

48 Surtout pour qui désire « en étudier la langue sous tous ses aspects », aucune des éditions disponibles n’est assez fidèle à la littéralité de la GC pour pouvoir « être utilisée comme une version de référence ». Même si « une transcription sans erreur aucune » reste une aspiration inaccessible, « une nouvelle édition s’impose donc [...] » [27]. Première étape indispensable, grâce au travail de Pellen, les index lemmatisés en ont été publiés (dans Pellen & Tollis, 2011 : II). Il pourrait ouvrir la voie à une édition réellement fiable, déjà facilitée par la traduction récemment donnée dans Pellen & Tollis, 1998, en raison de l’apparat de notes et des commentaires dont elle est accompagnée [28].

49 Ainsi donc, avec son contenu normatif, comme sans doute d’autres types de texte apparentés, cette Gramática castellana, qui ignore pourtant le mot norma (Pellen, 1996 : 432-433 et dans Pellen & Tollis, 2011 : 269-287, § 6.5), possède des vertus que l’on pourrait dire performatives. Il s’en suit que, dans son cas, qu’elle obéisse à des pressions extérieures ou se cantonne apparemment à sa surface signifiante, toute préférence éditoriale en affecte fatalement la nature intime et la portée propre.

Références bibliographiques

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  • — . 2006. « Transcription des incunables, histoire de l’écriture et diachronie. Étude critique de l’édition du Ve centenaire de la Gramática castellana par Esparza et Sarmiento (1992) », Bulletin hispanique, 108/1, 67-222.
  • PELLEN, René, TOLLIS, Francis. 2011. La « Gramática castellana » d’Antonio de Nebrija : grammaire d’une langue, langue d’une grammaire, Paris : L’Harmattan (« Sémantiques »), 2 t. : I : Un système descriptif pour le castillan, p. 7-350, II : Index lemmatisés, 361-875.
  • — . 2018. La Grammaire castillane de Nebrija (1492). Un pas décisif dans la grammatisation de l’espagnol. Traduction annotée, précédée d’une étude historique et critique, Limoges : Lambert-Lucas, 534 p.
  • TOLLIS, Francis. 1998. La Description du castillan au XVe siècle : Villena et Nebrija. Sept études d’historiographie linguistique [de 1968 à 1996], Paris : L’Harmattan (« Sémantiques »), 414 p.
  • — . 2005. « La réforme de l’orthographe par Nebrija et son application dans le texte de sa Gramática castellana (1492) : du manuscrit aux incunables et à leurs transcriptions modernes », dans Mar Campos Souto (éd.), Del « Libro de Alexandre » a la « Gramática castellana », Lugo [Espagne], Axac (« Yuso » 2), 155-172.

Date de mise en ligne : 19/02/2019

https://doi.org/10.3917/ela.191.0339

Notes

  • [1]
    Avec un titre différent, une première réflexion de cet ordre est déjà parue en Espagne (Tollis 2005). Pour la localisation des différentes formes mentionnées dans le traité, on peut se reporter aux index lemmatisés du vol. II de Pellen & Tollis 2011.
  • [2]
    Voir par exemple Tollis 1998 : 56-59, § III.1 et dans Pellen & Tollis 2011 : 18-20, § 1.1.3 et 84, § 3.2.5.1.
  • [3]
    Elle est présentée comme la quatrième section de la partie méthodique de la grammaire dans la terminologie des Grecs, ici rebaptisée doctrinale – son autre partie étant dénommée historique, ici explicative (« declaradora » I.1, 4r).
  • [4]
    Les références sont faites selon la foliotation telle qu’elle figure dans l’édition d’Esparza Torres et Sarmiento (voir Pellen 2006).
  • [5]
    N’y entrent donc ni l’accentuation, ni la ponctuation, ni la segmentation de la chaîne écrite (les séparations et les réunions) – ce qui semble « paradoxal » chez un lexicographe –, ni les modalités de l’abréviation des mots, ni la gestion des majuscules, que Nebrija n’aborde nulle part. Sur ces divers problèmes, voir Pellen, 2005, 2006 : § 2.4-8 et 2011 : § 4-5, 75-96, et dans Pellen & Tollis 2011 : 113-117, § 4.1 et 233-234, § 6.1.
  • [6]
    Contrairement à l’opinion de Lozano (dans Nebrija 1492 [2011] : 29, n. 1), ce second principe n’est pas une « conséquence implicite » ou un simple corollaire du premier. Il ne le serait que dans l’hypothèse idéale où le premier serait strictement respecté, ce qui n’est pas le cas, non seulement parce que tous les locuteurs ne prononcent pas de la même manière, mais parce que tous n’écrivent pas comme ils prononcent – ou plutôt comme les experts pensent qu’ils devraient prononcer. Or, une orthographe normée ne peut s’imposer sans l’intervention de ceux qui sont en mesure d’exercer un pouvoir sur l’usage (I.6) – la répétition de cet argument dans les RO 6v4 prouve qu’entre 1492 et 1517 les prescriptions de la GC n’ont pas été suivies d’effet. Bien plus, dans les mêmes RO, Nebrija reconnaîtra qu’on ne prononce pas toujours comme on écrit, et vice versa, notamment pour des raisons de phonosyntaxe qui n’ont d’existence qu’à l’oral, ou parce que la graphie peut être conditionnée par l’étymologie ou l’influence d’autres langues (chap. 7, 9r11 et sv.).
    Ce même principe est réaffirmé dans les RO (voir Tollis, 1998 : 66, n. 2), mais il n’est pas d’une totale originalité. En effet, c’était déjà celui de Quintilien, lorsqu’il s’inquiétait de savoir s’il convenait de conserver les graphies anciennes du latin quand elles étaient démenties par leur réalisation du moment. Mais il s’était alors cantonné au rapport entre graphie et prononciation, sans se soucier de sa réciprocité.
  • [7]
    C’est ce travail qui a permis à Pellen de constituer les index proposés dans le tome II de Pellen & Tollis 2011 (on trouvera p. 363-374 les informations sur leur structuration et leur mode d’emploi).
  • [8]
    « llama<n> dola por el no<m>/bre de su boz » [ « en l’appelant par le nom de ce son »] (I.6, 10v27).
  • [9]
    Le tilde s’y réduit en fait à quelque chose comme un point placé sur l’arrondi du h. Le c^h, lui aussi, se trouve alors institué en nouveau graphème, et désigné à son tour sur la foi « de su fuerça » (I.6, 10v29), c’est-à-dire de sa valeur (phonique).
  • [10]
    Par ordre croissant d’importance relative qua- figure dans quando (3/169), qual- (7/284), quant- (3/39), quatorze (1/2), quasi (6/9), qualidad et quaternario (2/2).
  • [11]
    1946b : 146, 2. Ils ont même remplacé qua- par ca- dans qualidad, alors même que le doublet calidad/qualidad a survécu jusqu’à nos jours.
  • [12]
    Par ordre décroissant de fréquence, l’omission de c^h concerne l’unique occurrence de dicha [heureuse fortune], de Diez-ocho et de hinchimiento [abondance], 2/4 hecho- [fait] nominal, 1/6 macho- [masculin], 1/9 aprovechar, 1/18 pour ocho, 7/146 much-, [beaucoup, nombreux], 1/25 echar. Ainsi, la proportion d’omissions de la graphie modifiée semble grosso modo (à l’exclusion de much-) diminuer alors même que le nombre d’occurrences augmente.
  • [13]
    C’est le cas pour afloxar [relâcher], bruxula [boussole], xaquima [licou] (hapax), xenabe [moutarde] (2), balax [rubis violet] (3), floja [relâchée] (4).
  • [14]
    Par ordre décroissant de fréquence, le ^x proposé par Nebrija est 2/3 absent de dexo nom [désinence], 7/12 de dexar [laisser], 5/9 de relox [horloge] – autre solution : relojes 2 –, 1/2 de carcax [carquois] – plus : carcajes – exercitar [exercer] et xabon [savon]), 5/11 des formes prétérites en trax- de traer [apporter], 1/3 de baxo [sous] et lexos [loin], 6/20 de debaxo [dessous], 26/103 de la forme prétérite diximos de dezir [dire], 1/4 de abaxar [abaisser], 2/13 de la forme prétérite dixo de dezir – comme on voit les proportions varient substantiellement d’un temps et d’une personne à l’autre –, 1/10 de abaxo [au-dessous].
  • [15]
    Dans muger [femme] (29/29), agen- [étranger] (7/7), ovegero [berger]  contre oveja [brebis] (2/2) et ovejuno (1/1) –, et dans estrangeras adjectif (1/2), gingibre [gingembre], girigonça [jargon], giron [lambeau] (tous des hapax).
  • [16]
    À partir de cet exemple Pellen a montré que si la GC aboutit bien à « une plus grande régularité, [...] on reste loin d’une graphie entièrement normée » (2004 : 411). Du reste, il serait risqué d’en postuler l’existence en chaque point du temps et même de croire qu’il est possible d’en distinguer un certain nombre d’états entre le latin et le castillan moderne. Car toute norme a du mal à se voir totalement respectée : par inertie, elle reste continûment soumise à la rémanence des pratiques antérieures, qui pour se prêter efficacement à la communication, ont forcément dû présenter elles-mêmes « un minimum d’ordre ». Bref, les ruptures dues aux innovations sont en permanence contrebalancées par le maintien de solutions passées, qui, par cette résistance, assurent une certaine continuité. En effet : « La graphie, par nature, est dotée d’une grande inertie et, statistiquement, d’un grand pouvoir de contrainte » (Pellen, 2004 : 413 et 423).
  • [17]
    Pour ce qui est de ce point et du précédent, GR-OM fournissent la liste exhaustive des cas concernés (1946b : 161-169), qu’ils aient ou non fait l’objet de remarques de la part de Nebrija.
  • [18]
    Sur les cas de transcription graphique non conformes au respect de la prononciation pour lesquels Nebrija n’a fait aucune nouvelle proposition concrète, voir Tollis 1998, notamment le chap. 1, 13-90.
  • [19]
    Gageons que, pour eux non plus, « il ne saurait être question de considérer comme des fautes d’orthographe toutes les graphies qui ne correspondent pas aux modèles canoniques [...] » (Pellen, 2004 : 433).
  • [20]
    La formule a fait florès. On la retrouve notamment dans le prologue d’un ouvrage à caractère religieux (celui de l’édition et traduction de Las Vidas de los sanctos padres religiosos de Egipto, de saint Jerôme (Zaragoza, s.a., 1486-1491), de Gonzalo García de Santa María – humaniste et historien espagnol, jurisconsulte de la cité de Saragosse –, qui y défend dans des termes quasiment identiques la légitimité d’une traduction en langue vernaculaire : « porque la fabla comúnmente, más que otras cosas, sigue al imperio » [ « parce que d’ordinaire la langue, plus que d’autres choses, accompagne l’Empire »] (Asensio, 1974/1958 : 6). Voir aussi Alvar, 1992 : 11.
  • [21]
    Un « objet construit par un auteur et un imprimeur » (ibid. : 204).
  • [22]
    Pellen en a dressé la liste exhaustive, dans tous les domaines (2006 : par exemple § 2.1, 73-77, § 2.3.2-2.3.3, 97-102, § 6.2, 188-197).
  • [23]
    « [...] entre la prescripción del tratadista y la realización definitiva del incunable, se intercalan las costumbres del autor (con toda probabilidad propenso a la variación) y las opciones del impresor (nombre éste que designa globalmente una pluralidad de participantes : maestro, cajista, corrector) » [ « [...] entre la prescription du grammairien et la réalisation définitive de l’incunable, s’intercalent les habitudes de l’auteur (très probablement porté à la variation) et les options de l’imprimeur (ce terme désignant globalement une pluralité de participants : le maître, le compositeur, le correcteur) »] (Pellen, 2005 : 8).
  • [24]
    « [...] está casi seguro que no se compuso el texto de la GC de un tirón desde el principio hasta el fin con un ritmo continuo y regular ; si nunca puede afirmarse que intervinieron varios cajistas en un trabajo determinado, por lo menos no cabe duda de que a lo largo de la GC se detecta una gran variedad en las soluciones técnicas [...] » [ « [...] il est presque certain que le texte de la GC n’a pas été composé d’un trait du début jusqu’à la fin à un rythme constant et régulier ; si dans un travail donné on ne peut jamais affirmer que plusieurs compositeurs sont intervenus, il n’en est pas moins indéniable que tout au long de la GC on détecte une grande variété de solutions techniques [...] »]. « No se sabe cómo se presentaba el manuscrito de Nebrija, pero para conseguir que todos los fragmentos que se compusieron por separado cupiesen en una misma unidad gráfica, el texto impreso, por cierto suponía adaptabilidad y flexibilidad de las normas (cuando existían), mucha pericia técnica y, en caso de emergencia, decisiones abruptas y fluctuantes según la necesidad del momento » [ « On ignore comment se présentait le manuscrit de Nebrija, mais pour obtenir que tous les fragments composés séparément entrent dans une même unité graphique, le texte imprimé, il faut à coup sûr supposer une adaptabilité et une flexibilité des normes (quand elles existaient), une grande expertise technique et, en cas d’urgence, des décisions tranchées mais fluctuantes en fonction du besoin du moment »] (ibid. : 86).
  • [25]
    Sur le rôle des premières, l’importance et la complexité de la seconde (espaces éventuelles comprises), voir Pellen, 2006 : 85-88 et § 2.8. Car « toutes les balises du discours [...] sont à examiner avec la plus grande attention », « l’objet texte et sa signification » s’insérant « dans une histoire culturelle, matérielle (le manuscrit), épistémologique (théories grammaticales et traitement de l’écrit), linguistique (accès des langues vernaculaires au statut de langues de culture) » (ibid. : 90).
  • [26]
    Sur les différentes manières d’aborder éditorialement le texte original de la GC, variation qui en souligne toute la difficulté, voir Tollis, 2005 : 158-164, § 2.2. Nous nous contenterons ici de faire remarquer que, qu’ils aient ou non recouru au complément du texte en fac-similé, ils ont très souvent eu le souci d’en faciliter la lecture par un lectorat contemporain. Ainsi, si leurs éditions recourent à une certaine modernisation du texte, même limitée, régulièrement explicitée et bienvenue pour un public élargi, y compris cultivé, elles se révèlent à peu près inutilisables dans une perspective paléographique. À partir de l’une de ces éditions, entre autres choses Pellen (2006) a proposé une réflexion très fouillée sur les conditions de toute transcription ainsi qu’une méthodologie appropriée qui, d’emblée, doive au moins traiter l’incunable non comme un texte, mais comme un texte mis en pages, autrement dit comme un livre.
  • [27]
    Elle devra tenir compte « de tous les besoins » – ceux des « historiens, et plus spécialement des historiens du livre », comme des philologues et des linguistes – autrement dit traiter la GC dans sa totalité d’ouvrage publié (Pellen, 2006 : 203 et 209-210).
  • [28]
    En effet, comme les éditeurs antérieurs ont laissé dans l’ombre, sans même les mentionner, quantité de problèmes importants, chaque détail problématique de l’incunable (lecture de l’original) et du texte y est étudié.
  • [29]
    Pour un résumé, on peut voir Pellen 2006 : 205-207.

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