Couverture de ELA_183

Article de revue

Présentation

Pages 277 à 280

English version

1 Ce numéro 183 de la revue Études de Linguistique Appliquée constitue son premier numéro consacré à la traduction juridique, la thématique trouvant naturellement sa place dans l’éventail des « études de la linguistique appliquée ». Si la question de la traduction et plus particulièrement celle de la traduction du droit n’est pas nouvelle, la consécration scientifique de ce champ disciplinaire en France est récente. Le Centre de Recherche Interdisciplinaire en Juritraductologie (Cerije) a été créé en septembre 2012 afin de déployer exclusivement ses activités, en recherche fondamentale et appliquée, dans le domaine de la traductologie juridique.

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« En vue de construire et de développer la recherche fondamentale en juritraductologie ou traductologie juridique, les travaux du centre s’orientent principalement autour de deux axes :
– Définir son objet d’étude « la juritraductologie ». Il s’agit de décrire, analyser et théoriser l’objet à traduire et l’objet traduit en tant qu’objet appartenant au domaine du droit et utilisé par le droit.
– Recenser et analyser, sans cloisonnement disciplinaire, les politiques traductologiques dans les contextes de droit international, régional et national. Pourquoi traduit-on le droit dans ces divers contextes ? Quelles normes sont créées et quelles fonctions sont attribuées aux diverses traductions du droit ? Un droit à l’assistance linguistique est-il reconnu au citoyen (justiciable, consommateur, travailleur, patient hospitalier) ainsi qu’aux personnes présentant des troubles de l’audition ou de la parole ?
La recherche fondamentale en juritraductologie conduit à des applications concrètes, qui sont mises au service des praticiens et utilisateurs des traductions juridiques.
La recherche appliquée vise à améliorer la qualité des traductions juridiques par des travaux en droit comparé. Concrètement, le Cerije grâce à une étroite collaboration entre juristes-comparatistes et traductologues :
– mène des études comparatives de concepts de droit présentant des difficultés de traduction afin de proposer des solutions de traductions labellisées
– élabore une banque juritraductologique librement accessible sur notre site web afin d’améliorer la qualité des traductions juridiques et judiciaires »
[v. site du Cerije : http://www.cerije.eu/]

3 Le numéro des ÉLA que nous proposons constitue une originalité tant par la qualité et la diversité des contributeurs – universitaires, juristes, comparatistes, traductologues et/ou traducteurs –, que par le large spectre couvert par les thématiques traitées. Les articles font la jonction entre les deux pôles de la juritraductologie qui sont, d’une part, l’approche juridique de la traduction et, d’autre part, l’approche linguistique de la traduction du droit.

4 Observée sous le prisme du droit, l’analyse porte sur le droit de la traduction c’est-à-dire l’ensemble des règles qui rendent nécessaire ou obligatoire la traduction. C’est dans cette thématique qu’entre la question du droit fondamental à l’assistance linguistique, qui n’est à ce jour guère reconnu en dehors du procès pénal.

5 Observée sous le prisme de la linguistique et de la traductologie, l’analyse porte sur la traduction du droit soulevant des questions téléologiques et méthodologiques. La place de la définition revêt une importance cruciale en vue de dégager le sens des termes et des concepts juridiques à traduire. Le droit comparé vient renforcer le processus linguistique de traduction car il permet de résoudre les difficultés qui résultent de la mise en équivalence.

6 Suivant ce double fil conducteur, les articles traitent tous, à titre principal ou secondaire, des difficultés terminologiques et juritraductologiques auxquelles est confronté le juge, qu’il relève d’une juridiction européenne ou nationale.

7 La consécration d’un droit à la traduction par l’article 3 de la Directive européenne (n° 2010/64/UE) au profit du justiciable allophone dans le procès pénal constitue le point d’ancrage de ce numéro. La question intéresse tout citoyen pénalement poursuivi sur le territoire de l’Union européenne. James Brannan, en tant que juriste et traducteur à la Cour européenne des droits de l’homme, soulève la délicate question de savoir si ce droit à la traduction (nouvellement consacré) constitue un droit à part entière comme c’est le cas du droit à un interprète. Son intitulé L’article 3 de la Directive 2010/64/UE : la traduction écrite en matière pénale devient un droit à part entière illustre les enjeux que le droit à l’assistance linguistique représente en matière de droits fondamentaux et de procès équitable. Toutefois, l’auteur émet des réserves quant à la manière dont les autorités mettront en œuvre ces dispositions européennes. L’obtention de la traduction écrite des pièces de procédure pénale n’est pas systématiquement garantie, même lorsqu’une pièce est considérée comme étant essentielle. Les juges peuvent avoir recours à une traduction écrite partielle ou résumée, voire à une traduction orale. Quelles applications concrètes seront données à ces nouvelles dispositions ? L’auteur craint une interprétation minimaliste de la Directive européenne de la part des autorités des États membres.

8 Le juge de l’Union européenne se confronte également à la question de la traduction et de l’interprétation dans le cadre du renvoi préjudiciel. Marjolaine Roccati pose tour à tour les difficultés que posent à la fois Traduction et interprétation dans le cadre du renvoi préjudiciel européen. Elle place en vis-à-vis la nécessité de traduire durant toute la procédure du renvoi préjudiciel et le rôle d’interprétation de la norme européenne qui revient à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Rappelons que le renvoi préjudiciel est la procédure qui permet à une juridiction nationale d’interroger la CJUE sur l’interprétation ou la validité du droit communautaire dans le cadre d’un litige dont est saisie cette juridiction. Le renvoi préjudiciel offre ainsi le moyen de garantir la sécurité juridique par une application uniforme du droit de l’Union européenne. Cette application uniforme amène la Cour de justice de l’Union européenne, dès lors qu’elle est saisie, à se poser en seul interprète de la règle juridique européenne. Pour ce faire, la Cour adopte une méthode qui revient à une reformulation en droit permettant de dégager le sens faisant consensus entre tous les ordres juridiques des vingt-huit États membres. Ce travail est exclusivement judiciaire et s’il ne touche qu’à la marge la question de la traduction, il révèle le processus intellectuel visant à rendre intelligible toute règle de droit. Langue et droit demeurent intimement liés.

9 Si, au sein de l’Union européenne, le croate est devenue le 1er juillet 2013 la vingt-quatrième langue officielle, en France l’ancienne dénomination de la langue serbo-croate est passée sous la désignation standardisée du BCMS (Bosniaque, Croate, Monténégrin et Serbe). L’auteur Aleksandar Stefanovic, d’origine serbe et de langue maternelle serbe, est chef du bureau traduction du Centre de Doctrine et d’Emploi des Forces du ministère de la défense. Dans son article intitulé Difficultés de traduction de la terminologie juridique pénale du français vers le BCMS (standard serbe), il souligne combien la traduction juridique à partir du français s’avère complexe. D’une part, il traite de la question épineuse quant à la manière dont il faut (ou non) traduire les noms des juridictions, les professions, la qualité des parties au procès, etc. Dès lors qu’il n’y a pas de correspondance institutionnelle entre les deux systèmes judiciaires mis en contact par la traduction (la langue/droit source et la langue/ droit cible), le traducteur s’expose au risque de mal traduire. D’autre part, il expose le dilemme du traducteur confronté au défi de traduire des concepts juridiques sans équivalence. L’auteur relève qu’en BCMS les dictionnaires juridiques bilingues ne sont pas toujours fiables, malgré une proximité avec le système juridique français et illustre son propos par des exemples pertinents tirés de la traduction d’un jugement d’un tribunal correctionnel.

10 Restant toujours dans le contexte de la justice, l’article de Clara Hervás Hermida, L’expérience d’un juriste (processualiste) comparatiste, nous expose le cas spécifique et d’actualité du concept d’action de groupe. Ce concept est la traduction en français de la class-action américaine, une traduction remise en question par l’auteur. Rappelons que la notion d’action de groupe permet la protection en justice d’un intérêt individuel mais qui est à la fois commun à d’autres personnes placées dans une situation semblable. En France, l’action de groupe est le moyen de faciliter la réparation d’un préjudice causé aux consommateurs. Sur le plan, strictement juridique, traduire en français class-action par action de groupe, présente l’inconvénient de ne couvrir qu’une faible partie de l’institution américaine. En ce sens, l’auteur remet en cause la fidélité de la traduction qui dénature la fonction même du concept américain : l’action de groupe n’ouvre droit qu’à la réparation d’un préjudice de masse de nature purement économique, écartant ainsi celle du préjudice moral, contrairement à la class-action. Si le droit comparé se situe bien au cœur du raisonnement de l’auteur, il occupe également une place centrale dans le processus de traduction juridique.

11 La place du droit et du droit comparé dans l’opération de traduction fait l’objet également de l’article de Dorina Irimia qui veut aller plus loin en se proposant une nouvelle branche du droit : Pour une nouvelle branche de droit ? La traduction juridique, du droit au langage. Après avoir exposé les difficultés de la traduction juridique, l’auteur met en relief les effets juridiques qu’elle comporte et la responsabilité qui pèse sur le traducteur. Cela prend encore plus d’importance dès lors que le traducteur officie au service de l’administration de la justice. L’auteur souhaite une meilleure reconnaissance et un meilleur encadrement de l’activité de traduction juridique qui le sortirait de son statut ancillaire et invisible pour l’amener vers un statut d’expert de justice à part entière.

12 En justice, le droit à l’assistance linguistique ne concerne pas seulement les justiciables allophones. Dès lorsque le justiciable présente des troubles de la parole et/ou de l’audition, il s’expose à des problèmes pouvant aller jusqu’à porter atteinte à ses droits les plus fondamentaux. Le droit à l’assistance linguistique c’est permettre tant à l’étranger qu’aux sourds et/ou muets, de « comprendre pour pouvoir se défendre ». Ce droit à un interprète constitue une garantie procédurale reconnue par les Conventions internationales. Toutefois dès lorsque ce justiciable sourd et/ou muet se trouve aux Seychelles, un dispositif doit être mis en place afin de rendre effectif ce droit fondamental. Sous l’impulsion d’un programme des Nations-Unies, Monique Gendrot rapporte son expérience sur place pour la mise en œuvre d’une formation d’une équipe mixte interprètes langues vocales du pays/ langue des signes seychelloise et médiateurs sourds. Son article Langue des signes et administration de la justice : le cas des Seychelles nous ramène à une réalité géographique, linguistique et juridique très spécifique et nous rappelle que les droits fondamentaux doivent être sans relâche défendus partout et pour tous.

13 Le droit à la traduction est l’un des axes fondateurs de la juritraductologie, l’autre axe étant la traduction du droit. La traduction du droit relève d’un questionnement méthodologique. Si pour mener à bien la traduction d’un concept juridique, la comparaison des droits est inévitable, tout processus traductologique passe nécessairement et avant tout par la définition. Définir le concept source pour en extraire sa quintessence est fondamental en traduction juridique. Sylvie Monjean-Decaudin, dans son article intitulé Un code : un dictionnaire ? Interprétation ? montre comment linguistes et juristes, dans leur quête de sens, se retrouvent sur le chemin incontournable de la définition. Les dictionnaires tout comme les codes définissent et leurs définitions respectives participent au dialogue entre langue et droit. En justice, la définition revêt une importance pragmatique car elle permet la qualification juridique. C’est par cette passerelle jetée entre droit et langue que ce numéro des ÉLA ouvre de nouvelles pistes de réflexion vers la lexicologie, la langue de spécialité et les dictionnaires.


Date de mise en ligne : 01/02/2017

https://doi.org/10.3917/ela.183.0277

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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