Langues de France, langues en danger : aménagement et rôle des linguistes, Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, n° 3. Textes réunis par Anne-Laure DOTTE, Valelia Muni TOKE et Jean SIBILLE, Éditions Privat, 2012.
1Les treize contributions rassemblées dans ce volume correspondent aux communications données à l’occasion de deux journées d’études sur le thème « Langues de France, langues en danger : aménagement linguistique et rôle des linguistes », organisées à Lyon les 22 et 23 janvier 2010 par les laboratoires Dynamique Du Langage (DDL, CNRS UMR 5596) et Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations (ICAR, CNRS UMR 5191) et par l’Institut Pierre Gardette (université catholique de Lyon). À l’initiative des organisateurs de ces journées, un ouvrage de 176 pages publié par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) réunit les différentes contributions de ces journées scientifiques.
2 D’emblée, précisons tout le soin apporté à la publication de l’ouvrage : la pluralité du titre Langues de France, langues en danger est parfaitement illustrée par la variété des langues employées au titre de la préface (en français, allemand et anglais), et des différents articles dont les résumés sont systématiquement présentés en anglais et dans la langue dont il est question dans l’article même. Ainsi, des résumés en allemand, picard, breton ou occitan illustrent judicieusement le volume.
3 La « Préface » (p. 7-9) de Xavier North, le Délégué général à la langue française et aux langues de France – organe du Ministère de la Culture et de la Communication qui publie les Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques –, rappelle l’importance de la thématique de ce numéro des Cahiers. Il précise en outre que « la mise en avant de bonnes pratiques, le souci du développement durable sont pour l’Observatoire des pratiques linguistiques des préoccupations fondatrices, qu’on se plaît à retrouver en fil conducteur dans l’ensemble des textes présentés » (p. 7). Cette préface est également l’occasion pour X. North de souligner que « les auteurs ici regroupés ne se contentent pas de proposer de passionnantes études de cas, ils en tirent chaque fois une réflexion généralisable, avec le souci de l’efficacité pratique » (ibid.). Et c’est effectivement ce qui transparaît tout au long de ce volume : une réflexion acquise par la pratique du terrain et du laboratoire, qui met en avant les locuteurs des langues évoquées dans les différents articles.
4 La « Présentation générale » (p. 11-13) apporte des informations quant à la genèse de l’ouvrage et offre un rapide aperçu des sujets abordés dans les articles. Les treize articles composant le volume peuvent être regroupés en trois thématiques : les deux premiers concernent les langues en danger de manière générale ; les sept suivants apportent un focus particulier sur quelques langues régionales de France métropolitaine ; enfin les quatre derniers portent sur des langues parlées hors métropole ou non-territorialisées.
5 Les deux premières contributions s’articulent autour de la notion de langues en danger (LED). Dans leur article « Langues en danger, idéologies, revitalisation » (p. 15-32), Colette Grinevald et Michel Bert « montrent l’importance des idéologies en présence dans les situations de langues en danger » (p. 11), en prenant pour cas d’étude le rama, une langue nicaraguayenne. L’article concerne tout particulièrement l’identification des différentes idéologies coexistantes auxquelles le linguiste de terrain peut être confronté lors de ses investigations. Les auteurs présentent à ce titre un schéma des idéologies permettant d’identifier les différentes « sphères porteuses d’idéologies pour une “clarification idéologique” » (p. 17). Cette réflexion est le fruit de multiples expérimentations concordantes sur le terrain (Nicaragua, Amérique Latine et la région Rhône-Alpes). Elle est par la suite illustrée par un cas d’étude concret au Nicaragua, permettant de saisir de façon pragmatique la portée de la réflexion présentée dans la première partie de l’article. La conclusion de l’article s’ouvre sur la question de la « Formation des étudiants travaillant sur LED » (p. 30), ce qui démontre l’attention portée à l’avenir de la linguistique de terrain : il n’est ici pas seulement question d’en offrir une description théorisante, mais également d’en assurer la transmission auprès des étudiants.
6 Nadège Lechevrel signe la seconde contribution, « Langues en danger et écologie du langage » (p. 33-40), où elle « s’interroge […] sur le rôle du linguiste, son implication, son statut et ses rapports avec les institutions ou avec les locuteurs et les communautés linguistiques de langues en danger » (p. 11). L’auteure amorce son article par une présentation des métaphores écologiques en linguistique qu’elle divise en deux grands groupes : le premier connaissant une acception du lexème écologie « détachée de son origine biologique scientifique » (p. 34), le second comprenant des « travaux qui s’appuient […] sur une réception du concept d’écologie qui conserve son origine biologique scientifique […]. » (ibid.). N. Lechevrel propose ensuite une lecture critique des travaux portant sur l’écologie des LED. Cette partie lui donne l’occasion de « souligner quelques écueils propres aux métaphores écologiques dans le domaine des langues en danger » (p. 36). C’est à ce titre qu’elle évoque, à la suite de Salikoko Mufwene, le manque d’approches mettant en comparaison des situations linguistiques de LED présentes et passées, la majorité des études mettant l’accent sur les problèmes liés à la mondialisation. L’auteure regrette également une « trop grande insistance sur les rapports des langues entre elles, sans que les locuteurs ne soient explicitement intégrés à l’analyse des facteurs sous-tendant la perte de la diversité linguistique » (ibid.). Dans sa conclusion, N. Lechevrel insiste sur la nécessité d’une implication des linguistes en ce qui concerne l’écologie des LED. À ce titre, elle interroge la position du linguiste en tant que chercheur et que locuteur, et « il ressort de cette position la volonté de dépasser une césure entre les locuteurs des langues minorées et le linguiste considéré comme pouvant apporter des solutions » (p. 38).
7 Les sept articles suivants abordent tous la question des langues régionales en France métropolitaine, à l’exception d’une contribution qui concerne la Suisse. Ce tour d’horizon débute par une langue d’oïl, le picard. Alain Dawson formule de façon plaisante la question suivante : « Le picard est-il bienvenu chez les Chtis ? » (p. 41-54). Derrière cette question, l’auteur interroge les attitudes des locuteurs face aux glossonymes picard et chtimi, désignant respectivement la langue régionale de Picardie et du Hainaut (Belgique) pour le premier et du Nord-Pas de Calais pour le second. En réalité, A. Dawson établit que picard et chtimi dénomment la même langue, mais que ces deux dénominations renvoient à des attitudes sociolinguistiques différentes ; les locuteurs du chtimi considérant qu’il ne s’agit pas d’une langue mais d’un patois. Le chti est donc perçu comme un patois populaire, « festif » et « amusant » (p. 47). Ce patois s’oppose au picard, langue de Picardie qui « n’intéresse que les élites et les savants » (ibid.). Suite à la présentation de cette situation linguistique régionale complexe, A. Dawson formule des « Propositions pour une réintégration du “fait chti” dans l’aménagement linguistique du picard » (p. 49). Il énumère un certain nombre de travaux s’appuyant sur l’Atlas linguistique et ethnographique picard (ALPic – Carton & Lebègue, 1989 et 1997) permettant de « dessiner une image nuancée du picard » (ibid.), que l’auteur propose d’aborder comme une organisation hiérarchique à quatre niveaux. Au final, A. Dawson propose de recourir à ces différents niveaux (qui s’étendent du pan-picard aux parlers locaux) par une application pratique dans la rédaction de manuels sur le picard et de traduction d’albums de bande dessinée. Cette approche permet « d’esquisser une véritable stratégie de la communication » (p. 52) visant à garantir l’objectivité du linguiste de terrain face à « la prolifération de discours non fondés dont la conjonction porte un nom : l’obscurantisme » (ibid.).
8 L’article suivant permet d’amorcer une transition entre langue d’oïl et francoprovençal, en sortant des frontières françaises. Marc-Olivier Hinzelin propose effectivement une étude sur les « Langues et dialectes en Suisse : les rapports différents entre langue standard et dialecte en domaine roman et germanique » (p. 55-64). M.-O. Hinzelin propose de cerner « les rapports entre la langue standard, la forme régionale de celle-ci […] et le dialecte autochtone des quatre langues nationales de la Suisse qui sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche […] » (p. 55). L’article débute par un exposé précis de la situation linguistique en Suisse. L’auteur passe ensuite en revue les situations linguistiques en Suisse alémanique, romande, italienne et romanche, en prenant soin de détailler les différents dialectes parlés dans les zones géolinguistiques concernées. La conclusion présentée par M.-O. Hinzelin le conduit au constat que « la vitalité des dialectes peut être très variable à l’intérieur d’un même pays » (p. 63). Cette vitalité est dépendante de l’attitude des locuteurs et, dans le cas de la Suisse, cette attitude résulte d’influences linguistiques, mais aussi culturelles. Par exemple, l’auteur précise qu’en Suisse alémanique, la préférence pour les dialectes « repose en partie sur le rejet de l’hégémonie de l’Allemagne » (ibid.). En revanche, le français bénéficiant d’un certain prestige en Suisse romande, il a nui aux dialectes qui tendent à s’effacer. Enfin, l’article se conclut par une ouverture sur une étude similaire sur la situation linguistique en Belgique, qui compte trois langues officielles : français, néerlandais et allemand.
9 Michel Bert et Jean-Baptiste Martin s’intéressent à la « Genèse d’une politique linguistique régionale : le projet FORA (Francoprovençal – Occitan – Rhône-Alpes) » (p. 65-78). Leur contribution vise, dans un premier temps, à présenter le projet FORA développé à l’initiative de la région Rhône-Alpes dans le but de « “reconnaître, valoriser, promouvoir l’occitan et le francoprovençal” » (p. 66). Dans un second temps, l’article présente « les dispositions […] adoptées par la région […] et les premières mesures qui commencent à être mises en œuvre » (ibid.). Il est ainsi directement question de l’implication de linguistes dans le cadre d’un aménagement linguistique régional, puisque le projet FORA, qui aura duré deux ans, s’est déroulé dans le cadre d’une concertation entre chercheurs et représentants de la région Rhône-Alpes. Ce projet a permis de mieux documenter l’occitan et le francoprovençal, de dresser un bilan des pratiques sociolinguistiques en Rhône-Alpes, ainsi que de proposer une politique linguistique pour la région Rhône-Alpes en faveur de ces langues régionales. Ce dernier point a conduit la région à adopter une politique linguistique visant à valoriser ses langues régionales, ce qui a résulté en différentes actions menées au sein de la région : sensibilisation aux langues régionales, demande de reconnaissance du francoprovençal comme langue optionnelle au baccalauréat ou encore « des actions en direction des musées, des parcs naturels, des contrats de développement durable, du tourisme, de l’économie [qui] devraient peu à peu se mettre en place » (p. 77). Les auteurs concluent en saluant la forte volonté de la région à défendre ses langues régionales, sans oublier de mentionner que le chantier est immense et que les actions à mener sont encore nombreuses.
10 Les trois articles suivants abordent l’occitan à travers trois angles différents. En premier lieu, Henri Boyer interroge « L’implication du sociolinguiste “périphérique” » (p. 79-86), en prenant pour cadre d’étude la situation de diglossie catalano-occitane. Le « propos central de cette intervention [concerne] le “militantisme avoué” du sociolinguiste “périphérique” (ou “natif”) » (p. 82). L’auteur interroge la neutralité du sociolinguiste dans une situation de diglossie, particulièrement en contexte catalano-occitan, afin de mesurer ses responsabilités. Ainsi, H. Boyer s’appuie sur de nombreuses études sociolinguistiques catalano-occitanes afin de proposer une vision globale et précise des relations entre sociolinguistes et communauté linguistique, de la neutralité scientifique opposée à l’implication – l’engagement militant – du chercheur. En conclusion, H. Boyer « souligne que la revendication d’une sociolinguistique impliquée impose d’établir un diagnostic rigoureux se fondant sur le respect du terrain, ainsi que de sa complexité et de sa singularité » (p. 12).
11 En second lieu, Patrick Sauzet livre une contribution intitulée « Occitan : de l’importance d’être une langue » (p. 87-106). Cet article évalue la place de l’occitan en France, en soulignant la mise en danger des langues régionales, initiée notamment par la Défense et illustration de la langue française, l’ordonnance de Villers-Cotterêts et continuée par les discours de défense du français comme ceux émanant de l’Académie française, comme P. Sauzet l’illustre (p. 90) en citant Hélène Carrère d’Encausse, le Secrétaire perpétuel. L’auteur constate en effet que « ce sont les efforts ou les velléités de promotion des langues régionales qui peuvent se trouver dénoncés comme des menaces envers le français, toujours menacé et prêt à s’effondrer » (ibid.). En prenant l’occitan comme cas d’étude, l’auteur interroge finalement plus généralement la notion de langues régionales en danger. Afin d’asseoir au mieux son propos, P. Sauzet entreprend une histoire de l’occitan du Moyen Âge à aujourd’hui, afin d’en mesurer l’évolution et la « déchéance sociale » (p. 95). Il déplore ainsi que « la situation de l’occitan [soit] plus que critique » (p. 103). Dans la mesure où la langue n’est soutenue par aucune institution spécifique, l’auteur estime qu’elle se situe « comme d’autres langues de France, en situation d’extrême danger » (ibid.). P. Sauzet conclut en appelant de ses vœux une linguistique « produisant des outils de connaissance de la langue, des outils qui en permettent l’acquisition, [soutenant] une pratique de la langue » (p. 104). Ce faisant, il signe une contribution trouvant un écho particulier dans l’article précédent, puisqu’il adopte lui-même une attitude de sociolinguiste militant.
12 Le troisième article consacré à l’occitan est celui de James Costa et lui permet d’évoquer les « Mythologie (s) occitane (s) et figures de l’autorité » (p. 107-118). Il s’agit en réalité d’évaluer l’évolution du rôle du (socio-) linguiste dans le discours militant occitan, thématique qui rejoint les deux premières contributions portant sur l’occitan. Cependant, J. Costa semble mettre en avant « l’effacement de la figure du linguiste dans le discours militant en domaine occitan » (p. 108). Il ne s’agit pas « condamner telle ou telle forme d’action militante ou politique » (p. 108), mais de livrer un constat. En effet, J. Costa révèle que le linguiste n’est plus perçu comme une « figure légitimatrice » (ibid.), au profit d’autres figures, et notamment de la figure médicale. L’auteur introduit ainsi son article en balisant les notions d’aménagement linguistique et ce que recouvrent les actions militantes des linguistes en termes de politique linguistique. Il retrace ainsi le rôle qu’ont joué les écrivains et les linguistes dans les discours occitanistes, permettant de faire reconnaître l’occitan comme langue et d’assurer son entrée à l’école. Dans le même temps, le mouvement occitaniste s’est développé au sein des sphères familiales, assurant une transmission de la langue. Ceci tend à effacer la figure du linguiste au profit de la figure médicale. En effet, à travers un texte de la revue Anèm ! Occitans !, J. Costa identifie l’émergence de cette nouvelle figure. Ce texte dépeint la société occitane comme étant malade et « annonce de cette manière une médicalisation du discours » (p. 111). Le texte procède à « une mise à l’écart des figures tutélaires traditionnelles » (p. 114) – les linguistes – ainsi qu’à « une entrée du vocabulaire médical dans le discours militant » (ibid.). En conclusion, J. Costa suggère une orientation des recherches vers le public en même temps qu’une réflexion sur « la nécessité d’un travail sur les idéologies des sociolinguistes, et leurs propres mythes » (p. 115), afin de pouvoir stimuler les locuteurs à la revitalisation des langues.
13 En clôture de la série d’articles portant sur une langue régionale métropolitaine, Ronan Calvez propose la question suivante : « De quoi breton est-il le nom ? » (p. 119-128). Il s’agit en réalité pour l’auteur de s’interroger sur les discours tenus sur la langue bretonne à la fois par des locuteurs qui parlent cette langue et par des personnes ne la parlant pas. Sont également examinés des discours produits par des institutions « qui œuvrent ou qui ont œuvré à la promotion de la langue bretonne » (p. 119). L’objectif de R. Calvez consiste ainsi à « se demander pourquoi ce qui se dit du breton se dit » (ibid.). L’analyse des discours tenus sur la langue bretonne permet à l’auteur d’identifier trois catégories d’attitudes sur celle-ci : le mépris, l’exaltation et la mise en avant du caractère dialectal du breton, qui constitue à la fois une force et une faiblesse. Pour autant, ces trois catégories participent d’une même vision de la langue bretonne selon R. Calvez. En effet, « la représentation mentale qui sous-tend tous ces discours est bel et bien celle d’un idiome de paysans, et dans une moindre mesure de marins » (p. 122). En définitive, les discours analysés dans le cadre de cet article permettent à l’auteur de définir « trois sphères sociolinguistiques […] différentes : la locale, la communautaire et la symbolique – ou l’institutionnelle » (p. 126). Ceci le conduit par ailleurs à reconnaître une instrumentalisation de la langue bretonne par l’État et les collectivités territoriales, ce qui entraîne une discordance entre ce qui est sous-entendu par breton par ces institutions et ce que disent les locuteurs premiers : « “le breton de chez nous”, local […], et sphère privée » (ibid.).
14 Les deux contributions suivantes quittent la métropole pour évoquer les langues de France parlées respectivement en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. Dans son article intitulé « Des linguistes à l’école en Guyane ou : l’introduction de langues “mineures” dans un contexte glottophobe » (p. 129-140), Michel Launey aborde les « relations complexes entre l’Éducation nationale et un petit groupe de linguistes de l’antenne guyanaise du CÉLIA [le Centre d’études des langues indigènes d’Amérique], entre 1997 et 2009 » (p. 129). La situation sociolinguistique de la Guyane est exposée dans la première partie de l’article. L’auteur y précise le plurilinguisme qui caractérise le DOM et l’intérêt linguistique majeur des différentes langues qui y sont pratiquées. Parallèlement, M. Launey évoque l’attitude des locuteurs face à ce plurilinguisme, perçu comme un risque pour la cohésion sociale. L’article décrit le rôle qu’a occupé une équipe de linguistes entre 1997 et 2009, d’abord dans la description linguistique des langues guyanaises, puis dans l’intervention, qualifiée de nécessaire par l’auteur, de ces linguistes à l’école. Cette intervention répond au constat d’inadéquation entre les supports pédagogiques et le contexte équatorial et amazonien (faune, flore, histoire, société, etc.). La situation des écoles situées dans les « “sites isolés” » (p. 132) – où le français n’est pas la langue maternelle et où les enseignants ne sont pas des locaux mais des métropolitains – est comparée à la situation des banlieues métropolitaines : les enseignants sont des néophytes et l’équipe pédagogique sans cesse renouvelée. Ceci entraîne un taux d’échec scolaire particulièrement élevé, et a poussé les linguistes à s’impliquer, proposant des formations à l’IUFM. Des postes d’« aides-éducateurs » (p. 137) ont pu être créés, amenant à la fois le rectorat et les chercheurs du CÉLIA à conduire un projet de recrutement de « médiateurs bilingues » (ibid.). Cette intervention ne s’est pas faite sans difficultés, posées notamment par le rectorat, les syndicats enseignants, la mise en place des médiateurs, mais elle a permis de délivrer un message dans cette école guyanaise où le français est une langue seconde : « votre langue [maternelle] est digne d’intérêt et elle peut même être utilisée à bon escient dans un cadre scolaire » (ibid.). On saisit alors toute la portée et toute la complexité des différentes langues de France, notamment celles parlées hors métropole qui sont parfois langue maternelle, faisant du français une langue seconde, celle de l’école. M. Launey conclut en portant la réflexion plus généralement sur la formation de l’ensemble des enseignants, qui demande à être elle aussi surveillée.
15 Claire Moyse-Faurie propose dans son article « Documentation d’une langue kanak ultra-minoritaire : contextes politique et social, réalisation et difficultés rencontrées » (p. 141-152) de s’intéresser au haméa, langue parlée par une centaine de locuteurs de Nouvelle-Calédonie. L’article débute par un historique permettant d’exposer les effets des politiques coloniales et néocoloniales sur la diversité linguistique des îles, aboutissant à une dévalorisation des différentes langues qui y sont parlées. L’auteure souligne également l’intérêt nourri des linguistes pour cette zone d’une diversité linguistique extraordinaire, intérêt qui s’est accompagné d’une volonté locale de valoriser les langues de Nouvelle-Calédonie. Un projet mené par le laboratoire Lacito (CNRS UMR 7107) doit conduire à documenter, notamment sous la forme de dictionnaires thématiques et alphabétiques, les langues kanakes. C. Moyse-Faurie illustre ce travail par le biais du haméa, une langue comptant très peu de locuteurs pour laquelle l’auteure a procédé à des enquêtes de terrain afin de réunir des données. Suite à cela, elle présente les « Premiers résultats : propositions d’écriture et enseignement » (p. 149), ce qui concrétise immédiatement l’application des recherches menées par les linguistes du Lacito en Océanie. Cette contribution démontre une nouvelle fois comment les linguistes travaillent à la documentation de LED afin de fournir les moyens de décrire et de transmettre ces langues. Sur le plan éditorial, on reprochera tout de même le remplacement de certains caractères de l’Alphabet phonétique international par des points d’interrogation, ce qui gène la lecture, mais n’ôte rien à la qualité scientifique de l’article.
16 Les deux derniers articles du volume concernent des langues non-territorialisées. Tout d’abord, Kamal Naït-Zerrad évoque « Le berbère, l’aménagement linguistique et les linguistes » (p. 153-160). Le berbère est abordé dans le cadre de son territoire d’origine : le nord de l’Afrique (Algérie, Maroc, Niger, Mali, etc.). L’auteur présente la « Diversité des situations linguistiques » (p. 153), les différentes variétés de berbère ne connaissant pas toutes le même statut selon les états. Ainsi, il est particulièrement bien documenté en Algérie ou au Maroc tandis que les variétés de Libye « possèdent une documentation fragmentaire et sont complètement abandonnées par les pouvoirs publics » (p. 154). L’article se poursuit par une réflexion sur l’évaluation de la vitalité des langues berbères. K. Naït-Zerrad formule ainsi la question « Peut-on considérer que des langues berbères sont en danger ? ». Afin d’y répondre, il s’appuie sur une méthode d’évaluation des LED reposant sur six facteurs. Cette méthode est appliquée d’une part à deux variétés non reconnues et laissées à elles-mêmes et, d’autre part, à deux langues berbères – le kabyle (Algérie) et le chleuh (Maroc) – qui bénéficient d’une reconnaissance. Il en ressort que les deux premières sont nettement qualifiables de LED, tandis que les deux dernières sont « pour l’instant à l’abri d’une disparition à moyenne échéance » (p. 157). Cependant, l’auteur signale que le kabyle et le chleuh ne jouissent d’aucune politique linguistique et ne sont pas utilisées dans l’administration ou dans l’éducation ce qui « peut à terme les mettre dans une situation précaire puis de langue en danger » (ibid.). K. Naït-Zerrad achève ainsi son article en s’intéressant au rôle des linguistes dans l’aménagement linguistique du berbère, notamment en Algérie et au Maroc. Il en vient à la conclusion que « le rôle des linguistes est primordial dans l’aménagement linguistique au sens large […]. On peut déterminer le degré de vitalité d’une langue, mais la mise en œuvre de mesures pour la sauvegarde de la langue reste en partie une question politique » (p. 159). Ce constat met particulièrement en évidence la complexité d’agir pour les linguistes, dont les actions sont souvent limitées par « la volonté des États » (ibid.).
17 La dernière contribution est intitulée « La querelle séculaire entre l’oralisme et bilinguisme met-elle la place de la Langue des signes française (LSF) en danger dans l’éducation des enfants sourds ? » (p. 161-176). Agnès Millet et Isabelle Estève exposent la mise en danger de l’éducation des enfants sourds par les représentations idéologiques de la LSF. Les représentations sociales de la LSF représentent effectivement un risque de mise en danger non seulement de son enseignement aux enfants sourds, mais également de son utilisation parallèlement au français par les adultes et enfants sourds. Car c’est bien la question du bilinguisme LSF-français qui est mise en question dans cet article. Les auteurs introduisent la problématique en posant un cadre historique rappelant l’alternance des représentations de la LSF, entre fascination et répulsion. Ces représentations sont anciennes (dès le XVIIIe siècle) et transparaissent toujours dans les textes de certains chercheurs ainsi que dans les textes législatifs relatifs à l’enseignement aux enfants sourds. Cet historique permet d’illustrer de façon très nette les problèmes posés par l’opposition entre enseignement bilingue et méthode orale pure : « il s’agit, pour les parents, d’engager rien de moins que le langage » (p. 167). Les auteures proposent de répondre à cette problématique en présentant une recherche de terrain « menée en 2005-2008 sur les pratiques communicatives d’un groupe de jeunes adultes sourds » (p. 169) ainsi que d’un groupe d’enfants « locuteurs bilingues en devenir » (p. 171) afin de déterminer les pratiques de ces locuteurs. Il ressort de ces études que les pratiques linguistiques ne remettent pas en cause la LSF. En somme, A. Millet et I. Estève militent pour que la LSF ne soit ni dévalorisée ni survalorisée mais qu’un juste équilibre permette de « la proposer aux enfants sourds comme une ressource à disposition parmi d’autres » (p. 174).
18 Langues de France, langues en danger : aménagement et rôle des linguistes constitue au total un ouvrage riche dans la variété de langues étudiées. Mais cette diversité linguistique suit tout au long du volume une réflexion commune qui conduit à un rappel crucial, d’ailleurs souligné dès la préface : « le premier mérite de ces Cahiers est peut-être de rappeler que derrière les langues, il y a des locuteurs, il y a des hommes et des femmes, des sujets parlants et vivants. Les langues ne sont pas dissociables de ceux qui les parlent » (p. 7). Au-delà de l’apport scientifique de cet ouvrage, qui synthétise des travaux menés dans le monde entier directement sur le terrain, c’est probablement sa capacité à rappeler l’aspect social, humain, du langage et des politiques linguistiques qui touchent directement les locuteurs, qui fait de Langues de France, langues en danger : aménagement et rôle des linguistes un volume d’actes qui intéressera les chercheurs en Sciences humaines et sociales, en dépassant la seule communauté (socio-) linguistique.
19 Arnaud LÉTURGIE
Frédéric PUGNIÈRE-SAAVEDRA, Frédérique SITRI, Marie VEINARD (dir) L’Analyse du discours dans la société. Engagement du chercheur et demande sociale, Collection Congrès et conférences, Sciences du langage, Honoré Champion, 2012.
20 Cinq cents pages, vingt-six contributions, trois parties, huit sections, telle est la structure de cet ouvrage dans lequel, lit-on en quatrième de couverture, « pour la première fois en France de manière aussi explicite » est interrogée « la question de la relation entre l’analyse de discours et la demande sociale ». Il manquait de fait un panorama scientifique suffisamment significatif des études sur le discours, tenant compte de « leur diversité théorique, méthodologique et géographique ». Voilà ce qui est efficacement proposé ici.
21 Pour ce faire il fallait analyser comme c’en est le cas des données et des terrains variés, « de l’école aux favelas en passant par les médias sur internet », et ainsi pouvoir engager « une réflexion épistémologique et méthodologique touchant à la place du chercheur dans la société. »
22 Après une introduction très soutenue sur l’analyse du discours dans la société, en démarquant cette contribution scientifique au double sceau de l’interdisciplinarité et du rapport à une demande à des besoins sociaux, la première partie est consacrée aux balisages théoriques et méthodologiques, présentée en fonction de deux sous-sections, la première consacrée à l’épistémologie de l’Analyse du discours, la seconde à l’engagement du chercheur et à ses principes quant au travail sur le terrain.
23 Ainsi, s’agissant de l’épistémologie, Vincent Guigue s’intéresse-t-il aux pratiques discursives, pratiques sociales. Et c’est l’occasion d’analyser un dispositif d’usage de la majuscule dans des règlements d’ateliers en France au XIXe siècle. Ici le propos est double : d’une part proposer sous une forme synthétique un protocole d’analyse du discours, d’autre part rendre compte du rapport entre un ordre discursif-langagier de contrainte et les facteurs non langagiers de détermination qui s’exercent sur lui. Divers tableaux agrémentent et explicitent ce propos.
24 C’est ensuite à Eni Orlandi, de répondre à la question : « quel sens à la violence contemporaine ? » dans le rapport entre l’individu et la société. Il importe alors pour l’auteur de comprendre la forme et la nécessité des mouvements sociaux urbains qui, mal métaphorisés, débouchent sur la délinquance. Est observé ici le sujet dans son processus d’individualisation dans la société, et donc plus spécifiquement la manière dont il cherche à s’identifier, à se reconnaître dans des sens qui, quand ils lui manquent, l’exposent à la délinquance. Un constat : dès l’enfance, cela peut aller du graffiti, une forme de discours, à la plongée dans le trafic de drogues.
25 Amanda Eloina Scherer et Verli Petri s’intéressent ensuite aux déplacements des études sur le discours à partir des années 1980 dans un cadre précis, ce qu’ils appellent le « cas brésilien », effectivement spécifique. Il y a là un article d’une grande clarté, répondant parfaitement au projet de l’ouvrage à vocation panoramique sur le thème du discours dans la société. Il se trouve en effet qu’au Brésil, la disciplinarisation des études sur le discours a pris son essor vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, avec des fondements théoriques venus soit d’Europe, soit par la voie américaine, en fonction du retour d’une grande partie des chercheurs qui se trouvaient loin du pays du fait même de la dictature militaire. On ne peut mieux démontrer l’importance de la politique dans l’évolution de la réflexion linguistique…
26 Enfin, cette première section se conclut-elle sur un article d’Adèle Petitleclerc s’intéressant au Critical Discourse Analysis. En l’occurrence, l’auteur part d’une proposition sur la posture et l’engagement du chercheur en analyse de discours. Sa conclusion est limpide à propos du Critical Discourse Analysis : « il s’agit en somme de proposer au chercheur de quitter sa tour d’ivoire – si tant est qu’il y soit réellement enfermé – et de mettre ses résultats de recherche à disposition (avec plus ou moins d’insistance) dans l’espace public. » Ainsi s’achève cette première section efficacement introductive sur l’épistémologie de l’analyse du discours.
27 La seconde section consacrée aux balisages théoriques et méthodologiques, s’ouvre avec une contribution de Diane Vincent, examinant le passage de la demande sociale à l’offre de service et du même coup Diane Vincent analyse avec pertinence le discours confronté au transfert de connaissances. Comment interpréter le « transfert des connaissances » ? La réponse première est claire : comme une expression relativement récente englobant la vulgarisation, l’intervention, l’application et l’innovation. On apprécie au passage cette remarque introductive qui donne le ton : « Dans le contexte où la société attend des retombées de la recherche qu’elle soutient et où les universitaires revendiquent la reconnaissance de leur expertise dans l’espace public, l’homo academicus cherche, de gré ou de force à se rendre utile. » L’article est diablement convaincant. Qui d’entre nous ne s’est pas reconnu dans l’homo academicus ?
28 C’est ensuite à Josiane Boutet de présenter très clairement un thème qui lui est cher : « De la vulgarisation à l’expertise dans l’histoire de la sociolinguistique ». D’emblée, en se situant de fait à un niveau très général d’observation des pratiques scientifiques, on peut dire, signale l’auteur, qu’il existe toujours une relation entre les interrogations d’une société d’un côté, et de l’autre « les mises en forme, les réponses mêmes indirectes que peuvent y apporter les univers des savants ; mais aussi ceux des écrivains, des peintres ou des musiciens. » Dans ce cadre, est-il avancé en introduction, la recherche dite fondamentale n’échappe pas aux questionnements spécifiques d’une société particulière à un moment déterminé de son histoire. L’article s’achève sur un questionnement : « Pour quels acteurs sociaux sont-elles pertinentes et, au final, pour quelles transformations sociales ? »
29 Vient alors un article d’Ingrid de Saint-Georges sur l’analyse des pratiques langagières et des retombées pratiques pour le terrain. C’est là l’occasion de réflexions épistémologiques et de propositions méthodologiques qui font mouche pour la construction d’un projet de recherche « impliqué » ou « engagé ». Un constat s’impose : « Le terrain, directement ou indirectement, vient bien souvent interpeller le chercheur. C’est un fait : il fallait le soumettre à l’analyse. Et l’on ne manque pas de goûter la conclusion pratique consistant à affirmer utilement que « quelle que soit la posture adoptée », il faut « rappeler l’importance d’être pleinement réflexif dans son travail, de clarifier d’où l’on parle, d’identifier les limites institutionnelles, personnelles, etc. qui peuvent peser sur nos actions ».
30 Un dernier article de cette section contribue à la réflexion sur l’engagement avec Christian Rivera, Pascale Brunner, Aline Chaves, Michèle Pordeus, qui offrent une « perspective renouvelée pour l’analyse du discours » quant à la notion de terrain de recherche. Il s’agit, soulignent les auteurs, d’une réflexion théorico-méthodologique consistant à proposer de cerner le concept d’intervention et d’établir la différence entre « intervention globale » d’une part, et « intervention locale » d’autre part. Ce qui conduit, dans un deuxième temps, à présenter l’analyse du discours dans un cadre davantage interventionniste, dans lequel la notion de « terrain » occupe effectivement une place centrale. Une question se pose alors : « Quelle conception du terrain l’analyste du discours pourrait-il adopter ? » La réflexion touche alors forcément la tension qui existe dans les sciences du langage entre terrain et corpus. D’où, nécessairement, quelques considérations sur la dimension éthique liée à la démarche choisie.
31 Avec cet article, s’achève la première partie, plus de 150 pages dévolues aux balisages théoriques et méthodologiques. C’est l’occasion d’une remarque qui n’est pas anodine, tant semble bien balisé effectivement le sujet par le biais de ces contributions complémentaires : on trouvera en effet pour chaque article une bibliographie impressionnante, ce qui participe bel et bien du panorama très complet que les directeurs de cet ouvrage ont souhaité présenté à notre communauté linguistique.
32 La deuxième partie porte sur les champs d’intervention et les outillages, le pluriel ayant ici tout son sens. À Nathalie Garric d’ouvrir la première section ayant pour thème les dispositifs médiatiques, avec un article au titre d’emblée centré sur un corpus : l’Hebdo du médiateur, et plus précisément la construction et déconstruction d’une demande sociale. L’auteur part d’un constat manifeste : malgré un retard remarquable, notamment par rapport à la situation anglo-saxonne, la médiation, ici définie comme le dispositif participatif de l’instance citoyenne à certaines pratiques discursives institutionnelles, occupe une place croissante dans l’espace public français. Et c’est ainsi qu’est analysée l’émissionL’Hebdo du Médiateur diffusée sur France 2 depuis 1998. L’objectif est alors d’identifier, par une analyse de corpus fondée sur la matérialité linguistique, se situant dans la tradition française de l’analyse de discours : « comment est construite et traitée discursivement cette demande sociale ».
33 Valérie Jeanne-Perrier intervient ensuite pour présenter les commentaires et la participation dans le journalisme sur internet, en proposant une analyse de discours au filtre des médias informatisés. Un constat suffit à comprendre l’enjeu d’une telle réflexion : la plupart des sites sont désormais adossés à des outils dits de « gestion de contenu (Content Management System), eux-mêmes structurés fortement par des bases de données, ces dernières étant peu accessibles aux chercheurs en science sociale. Aussi, la réflexion menée ici tente-t-elle « de mettre en évidence comment dans une analyse de discours se donnant pour objet des éléments issus d’un passage par un média informatisé, sur l’internet, pourrait être nécessaire un travail en amont », en l’occurrence celui de l’analyse communicationnelle de ces dispositifs d’écriture cadrant les productions textuelles traitées par l’analyse du discours.
34 L’article suivant est consacré à « L’enfant en danger à la Une », en partant d’un projet de recherche en cours, intitulé Images de l’enfance : discours médiatiques sur les enfants en danger. De fait, le sujet est d’actualité et de pleine utilité : il s’agit d’un projet multidisciplinaire qui a pour objectif d’analyser la problématique du danger et de la maltraitance envers les enfants, dans sa configuration discursive et médiatique, en tant que construction sociale. Il y a là force informations précises, notamment sur la fréquence de la thématique et sur la désignation de l’enfant, assorties de tableaux très éclairants, avec entre autres le lexique du risque. Les auteurs, Rui Ramos, Paula Cristina Martins, Sara Pereira et Madalena Oliveira, ont offert dans cet article limpide et clarifiant une synthèse remarquable.
35 La deuxième section a pour thème le discours de formation, avec pour premier article celui de Florimond Rakotonoelina, sur la transmission des connaissances et sur les philosophies de l’éducation des adultes : les positionnements énonciatifs dans le genre e-conference, telle est la réflexion proposée. On apprécie une citation pour ainsi dire proposée en épigraphe, tirée d’Elais et Merriam : « Une théorie sans pratique aboutit à un idéalisme creux, et une action sans réflexion philosophique mène à un pragmatisme mécanique. » On ne saurait qu’approuver, dès lors qu’on participe aux bien nommées Études de linguistique appliquée… Un tel article est assurément très utile pour positionner ce genre récent, l’e-conférence, par rapport à une demande spécifique de produits de formation à distance, en envisageant ainsi comme point d’arrivée des cadres structurants pour la conception desdites e-conferences.
36 « Mouvements discursifs et mouvements interprétatifs en analyse du discours », avec « un exemple de lecture dialoguée en classe », tel est l’article suivant offert par Marie Carcassonne et Mireille Froment. Le constat de départ est explicite : le pôle de la lecture interprétative, qui s’inscrit dans une tradition herméneutique et littéraire, mais aussi cognitive, est longtemps resté le « parent pauvre » de l’analyse de discours. Aussi, était-il utile, avec cet article, de proposer une analyse d’interaction verbale en classe, qui s’appuie sur la notion de « mouvement » discursif et interprétatif, afin d’éclairer l’activité « d’enseignement-apprentissage » du récit en petite section maternelle. Une énorme bibliographie est proposée à la fin de cet article convaincant, bibliographie très utile à qui veut emprunter avec profit la multiplicité des pistes offertes.
37 Carmen Avram et Agnès Salinas offrent ensuite une approche psycholinguistique et interculturelle des stratégies langagières dans le discours écrit, avec l’exemple de la lettre de candidature. Proposer ainsi quelques nouvelles voies de recherche à propos de l’analyse des savoirs et des savoir-faire mobilisés par l’apprenant en français langue étrangère, lors de la mise en mots de sa motivation en vue d’une candidature, dans le cadre spécifique de l’enseignement/ apprentissage du français des affaires, c’est l’objectif de cet article très nourri.
38 La troisième section, consacrée aux lieux institutionnels, s’ouvre avec un article de Ross Charnock sur le dialogisme dans les arrêts de la Common Law, et c’est l’occasion réussie de solides réflexions sur les dialogues avec la législature, le tout assorti d’exemples, en l’occurrence le mot « money », sans oublier l’argumentation polyphonique et, dans le cadre de la terminologie juridique, la définition dans le dialogue.
39 Marie Carcassonne et Laurence Servel prennent alors le relais en évoquant le dialogisme, mouvements et places discursives, proposant des entrées pour analyser une demande de reconnaissance au travail. Sont ici croisées les approches relevant de la linguistique interactionnelle, celles tirées de la sociolinguistique du travail et enfin de la sociologie des organisations. Les données présentées ont été recueillies à la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse, autrement connue sous son sigle courant, la CNAV. En quoi l’offre d’enquête a-t-elle rencontré la demande d’acteurs sociaux, faisant écho à leurs propres préoccupations ? L’article offre indubitablement des réponses convaincantes à pareille question.
40 Toujours dans le cadre des lieux institutionnels ici soumis à la radiographie des linguistes, Iphigenia Moulinou nous soumet une réflexion sur la « voix enchâssée », les « identités co-construites » avec « le cas des délinquants juvéniles dans des centres de réinsertion grecs ». Sont ainsi traités les procédés discursifs qui jouent un rôle constitutif dans la construction de l’identité des jeunes délinquants détenus dans des centres de réinsertion grecs. Émergent alors deux aspects identitaires spécifiques : celui de la déviance et celui de l’intégrabilité dans le discours de ces jeunes, au moyen d’une part de la coénonciation (la collaborative completion de Roulet et Walther Green) et, d’autre part, de la répétition.
41 Un quatrième article porte ensuite sur le discours dissuasif et la téléphonie sociale, en France et en Roumanie. Sous ce titre, il faut comprendre le discours particulier correspondant à la prévention du suicide en France et en Roumanie, en partant d’une définition précise de la prévention : « ensemble des mesures destinées à éviter un événement qu’on peut prévoir et dont on pense qu’il entraînerait un dommage pour l’individu ou la collectivité ». Cristina Demaître-Lahaye expose ainsi, en deçà des discours officiels, marqué par le politiquement correct, quelques modalités locales, collectives et individuelles, de communication avec une personne en détresse, en se limitant au cadre de la téléphonie sociale. Un tableau des typologies des stratégies de négociations est très bienvenu pour un éclairage tout à fait riche sur un sujet pour ainsi dire inexploré jusque-là.
42 La Section 4, intitulée Linguistique et informatique, est amorcée avec une contribution de Lita Lundquist, Javier Couto, Jean-Luc Minel, sur la navigation discursive et plus précisément l’anaphore résomptive et le mouvement discursif. L’article, à dominante linguistique et textuelle, combine langue, texte et discours, en étudiant une expression linguistique bien précise du type « cette hypothèse est… », « ce résultat a été », qui joue, de par son rôle d’indice de cohérence textuelle, un rôle également révélateur de différents principes discursifs. Précis et convaincant : c’est l’impression ressentie à la lecture de la démonstration proposée.
43 Maïté Brunel, Pascal Marchand, Jacques Py se livrent opportunément dans le second article de cette section à une réflexion à propos de l’analyse lexicométrique, en formulant l’hypothèse qu’elle pourrait bien constituer une aide à l’entretien judiciaire. On entre ici dans un univers que les linguistes ont peut-être trop peu fréquenté, en la circonstance l’audition des témoins oculaires et des victimes de crimes et délits, ce qui représente une phase assurément majeure dans le cadre d’une enquête policière. On devine en effet, même sans être spécialiste en matière d’enquête judiciaire, combien les informations apportées au cours de ces auditions revêtent de fait une très grande importance. Avec de lourdes conséquences. Voilà un article à faire lire absolument à ceux qui auditionnent dans ce type de situation. La linguistique peut sans aucun doute aider à une justice plus efficace : on ne peut là, mieux mettre en valeur l’importance de notre discipline dans la société. Trop souvent oubliée. Un tel article est aussi à cet égard extrêmement utile.
44 La troisième partie peut alors prendre son envol, avec du recul : « Discours et idéologie », tel est son objet. Avec pour première section l’idéologie et le discours de presse. Thierry Guilbert ouvre le feu en nous poussant à réfléchir sur la transdisciplinarité et sur l’analyse du discours médiatique. Les questions posées sont claires : l’Analyse du discours a-t-elle un rapport avec la demande sociale ? Et si la réponse est affirmative, dans quelle mesure et de quelle (s) façon (s) peut-elle intervenir à vis-à-vis de la demande sociale ? De judicieux schémas éclairent ici la réflexion proposée.
45 Glaucia Muniz Porença Lara se charge du deuxième article, centré sur l’analyse du discours au regard de la demande sociale, bénéficiant d’un sous-titre éclairant : « Les dessous des discours des médias ». Tisser des réflexions autour des discours sur la langue, produits par l’instance médiatique, pris ici sous le versant du système idéologique constitué à la suite des travaux du Cercle de Bakhtine, c’est bien l’objectif de cet article. D’autant plus méritoire que l’auteur le rappelle : « Il est encore rare au Brésil que des institutions fassent appel à des chercheurs pour prendre conseil ou fournir un diagnostic », ce qui n’empêche pas, ajoute-t-il si justement, de « défendre le rôle de l’analyste dans l’interprétation des discours sociaux ».
46 Avec la section 2, c’est l’idéologie et la construction identitaire qui sont à l’honneur, en commençant par une présentation des faits de langage et des effets d’identité, tout au long d’un article de Rose-Marie Volle, qui nous présente des outils de l’analyse de discours pour appréhender les positionnements identitaires de Roms en Roumanie. Inutile de préciser combien le sujet, notamment pour la France, se révèle d’actualité brûlante, alimentant au plus haut niveau des controverses et des débats de tous acabits. En linguiste confirmée, l’auteur s’intéresse à trois faits langagiers précis, la nomination, le stéréotype et le phénomène de non-coïncidence du dire, dont le fonctionnement dialogique est mis en résonance avec des formes de positionnement identitaires. Quel corpus est analysé ? D’une part, une conversation enregistrée entre une musicologue roumaine et des musiciens tsiganes/roms dans leur village de Tomeni-Olt, et d’autre part le récit de vie de Cristi, étudiant à la faculté de langue romani de Bucarest, réalisé par l’auteur de l’article. L’article ouvre indéniablement de vastes horizons de réflexion sur la discipline.
47 « Un homme c’est comme ça, une femme c’est comme ça », c’est le titre premier de l’article de Luca Greco, heureusement complété par un sous-titre : « Production, circulation et contestation des normes de genre dans les processus de construction identitaire ». En fait, deux questions sont au cœur de cette réflexion. 1. Quels sont les procédés linguistiques, interactionnels, multi-sémiotiques mobiliés pour les participantEs (avec un E majuscule, que l’auteur glose dans une note, que, disons-le franchement, on n’a pas comprise) pour construire une présentation en cours et pertinente par rapport au vécu et à l’histoire des acteurs sociaux ? Et seconde question : « De quelle façon les normes de genre – des injonctions à l’essentialisation, à la différence et à la binarité de ce que doit être une femme, ce que doit être un homme – émergent dans le discours se situant aux marges de l’hétéronormativité ? » On fera bien de relire à deux fois des questions aussi compliquées. J’ai certes perçu l’intérêt de l’article : il aurait gagné à mon sens à être traduit en termes plus simples.
48 Dans l’article suivant, au titre très clair, « Émergence du discours politique des jeunes lycéens dans et par le dispositif de la convention Éducation prioritaire de l’IEP de Paris (Science Po) », Maria Candea offre là une analyse limpide sur un sujet également de pleine actualité, en partant de cas très concrets et parfaitement explicites La conclusion est modeste et claire : « À travers des analyses de séquences de discours en interaction, cette contribution ne vise pas à imposer une grille de lecture », mais à « alimenter les débats français actuels sur le rôle de l’école ainsi que sur le fonctionnement des dispositifs directs de promotion de l’égalité. » C’est très réussi.
49 Patricia von Münchow nous fait ensuite part de ses travaux sur l’analyse du discours en rapport avec la politique familiale, en partant des guides parentaux en France et en Allemagne. On se situe là dans la linguistique de discours comparative, avec cette résonance particulière qu’on ignore parfois en France : l’existence d’un débat important en Allemagne au sujet des problèmes de démographie, en raison d’une nouvelle loi concernant le congé parental et les modes de garde d’enfants en bas-âge en général. D’où l’intérêt d’une comparaison discursive. Cet article met avec panache un terme à l’ouvrage, avant l’index. On ne saurait mieux en effet conclure un ouvrage car en somme les linguistes qui revendiquent à juste titre leur utilité dans la société, au moment où ils se font doubler par bien d’autres spécialités, ne peuvent qu’approuver le propos de Patricia von Münchow qui, au détour d’un paragraphe conclusif, rappelle que l’analyse discursive d’une situation « peut aussi permettre d’établir un pronostic quant aux chances de réussite de telle ou telle action politique ». Quelle belle formule conclusive également que celle-ci : « Ces réflexions montrent, il me semble, en quoi l’analyse du discours, en tant que démarche experte, peut être utile à ceux qui ont à prendre des décisions » politiques. Analyse, puis décisions. Merci d’achever ainsi cet excellent panorama de 500 pages !
50 On allait oublier d’en remercier sincèrement aussi les « directeurs » ou « éditeurs » – les deux mots étant pour ainsi dire synonymes dans la direction d’un livre collectif – qui ont si bien su structurer la réflexion de chacun pour aboutir à un ouvrage qui fait indéniablement désormais référence. Frédéric Pugnière-Saavedra est spécialiste des sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bretagne Sud, Frédérique Sitri et Marie Veinard sont spécialistes des sciences du langage, respectivement à l’Université Paris-Ouest et à l’Université Paris Descartes. Ils ont magnifiquement coordonné cet ouvrage. Une dernière remarque : il s’agit d’un livre relié, à couverture cartonnée… c’est un détail, mais pour un ouvrage qui représente une somme et une référence, c’est un gage de pérennité !
51 Jean PRUVOST