Si, maintenant, nous étudions le langage de concert avec les anthropologues, nous devons nous réjouir de l’aide qu’ils nous apportent. En effet, les anthropologues n’ont cessé d’affirmer, et de prouver, que le langage et la culture s’impliquent mutuellement, que le langage doit être conçu comme une partie intégrante de la vie sociale, que la linguistique est étroitement liée à l’anthropologie culturelle.
INTRODUCTION
1 Dix ans après la publication du CECR et alors que sa « force de frappe » considérable lui a permis de franchir les frontières du vieux continent, une nouvelle analyse de cet outil s’impose pour dépasser une lecture réductrice et utilitariste qui est, hélas, encore trop fréquente. La nature universalisante du CECR, le fait d’être le produit du travail d’une équipe internationale et multiculturelle soumise à des contraintes institutionnelles assez fortes, ainsi que sa structure complexe ont certes leur part de responsabilité dans la détermination de sa forme parfois extrêmement lourde et jargonnante.
2 Un travail herméneutique, voire une « exégèse » du CECR s’impose, si l’on ne veut pas passer à côté des notions-clés contenues dans ce document, qui nous permettent déjà – et qui vont encore plus nous permettre par la suite – d’apporter une contribution substantielle à l’avancement du cadre théorique de la didactique des langues-cultures. L’espace d’un article n’est certes pas suffisant pour un travail de ce type qui implique l’étude de plusieurs concepts ainsi que de leurs liens et influences réciproques, néanmoins une analyse même partielle peut s’avérer utile pour faire avancer la réflexion collective.
3 C’est donc en poursuivant cet objectif que cet article analysera en priorité la notion de médiation dans le CECR, ainsi que ses liens avec les notions d’interaction et de savoir-être pour esquisser ensuite une étude de son rôle à partir de trois perspectives : la perspective socioculturelle, écologique et celle de la théorie de la complexité.
4 Nous partirons d’une présentation de la notion de médiation dans le CECR que nous replacerons dans une perspective « historique ». Nous passerons ensuite à son analyse en montrant aussi en quoi elle est une notion négligée et néanmoins porteuse de développements. Nous irons par la suite questionner la notion de médiation dans d’autres contextes en nous appuyant sur différentes théories pour voir les affinités possibles et comprendre en quoi ces théories nous permettraient de mieux définir le concept de médiation par rapport à l’apprentissage de langues additionnelles. Nous reviendrons enfin au CECR pour nous interroger sur le potentiel, les ouvertures et les développements possibles que la notion de médiation présente en termes de reconceptualisation du cadre théorique actuel en didactique des langues.
1. DES QUATRE COMPÉTENCES AUX QUATRE « MODES D’ACTIVITÉS »
5 Alors que la pointe de l’iceberg CECR, constituée par les niveaux de référence et les spécifications correspondantes, est bien visible et bien connue, cette connaissance diminue au fur et à mesure que l’on descend vers la richesse et la complexité conceptuelles de ce travail. La différenciation entre la dimension d’utilisation de la langue (présentée au chapitre 4 du CECR), d’une part, et celle des compétences de l’utilisateur/apprenant (présentée au chapitre 5), d’autre part, ainsi que leur interdépendance, est déjà beaucoup moins visible, et sans doute est-elle moins mise en avant. Des concepts tels que plurilinguisme, déséquilibre, dimension individuelle et sociale, pour n’en citer que quelques-uns, le sont encore moins.
6 Cette réception inégale du CECR, qui a même donné lieu à des phénomènes très particuliers comme celui que Daniel Coste (2007) a défini de « métonymie renversée » où l’on parle de l’ensemble (le CECR) pour ne se référer qu’à une partie (à savoir les échelles des niveaux de compétence), se retrouve à propos du changement terminologique et conceptuel concernant la classification des activités langagières communicatives.
7 Alors que dans l’approche communicative on parlait de quatre compétences (« the four skills » en anglais) pour se référer à la compréhension écrite et orale et à la production écrite et orale, le CECR affirme que la compétence à communiquer langagièrement est mise en œuvre à travers des « modes d’activités » variés (p. 18) qui relèvent de la réception, de la production, de l’interaction et de la médiation, chacun pouvant s’accomplir soit à l’oral, soit à l’écrit, soit dans une combinaison des deux.
8 Comme nous venons de l’évoquer, ce changement terminologique s’accompagne d’un véritable changement conceptuel : il ne s’agit pas d’ajouter des compétences (dans le sens de « skills ») aux quatre précédentes, mais de reconnaître le rôle unique de la dimension sociale des langues. L’interaction n’est pas que la somme de réception et de production, mais elle représente une valeur ajoutée, celle de la co-construction du sens. La médiation, quant à elle, intègre la dimension sociale caractéristique de l’interaction et la dépasse en soulignant le lien constant entre dimension sociale et dimension individuelle dans le cas de l’usage et de l’apprentissage des langues, comme nous l’expliquerons plus bas.
9 Ce sont en fait des raisons assez banales qui expliquent la visibilité partielle (dans le cas de l’interaction) ou quasiment nulle (dans le cas de la médiation) de ces modes d’activités dans le CECR. L’évolution rapide des modes de communication dans notre société est à l’origine de la place réduite que l’on attribue à l’interaction écrite en termes de typologie d’activités : le courrier électronique et les formes de communication synchrone médiatisée par ordinateur n’étaient pas encore une réalité à la moitié des années 1990, et on avait du mal à penser l’interaction hors d’une situation de face à face. Tout cela a complètement changé, et le rôle de l’interaction écrite est devenu fondamental. Dans le cas de la médiation, la réduction à sa forme plus sublimée et professionnelle, à savoir l’interprétariat et la traduction, a eu comme conséquence une évacuation de facto de cette modalité et elle a empêché de poursuivre la réflexion sur sa nature spécifique.
10 Le paysage que nous venons d’évoquer a donné lieu à une lecture réductionniste du CECR où l’interaction orale fonctionnerait comme la cinquième compétence (skill) et où les seules activités de médiation prévues, interprétariat et traduction, seraient réservées à un public certainement plus avancé et spécialisé…
2. LA MÉDIATION DANS LE CECR : UNE NOTION OUBLIÉE ?
11 Que reste-t-il donc de la médiation dans le CECR ? Si l’on veut répondre franchement à cette question, il faut avouer qu’il en reste peu de chose mise à part la dimension professionnelle de cette modalité que nous venons d’évoquer. Essayons néanmoins d’aller au-delà des données brutes pour voir les implications de cette notion et de sa présence dans le CECR dans une perspective « historique ». Il est intéressant en effet de comparer la première version du CECR, celle de 1998 publiée en ligne sur le site du Conseil de l’Europe avec la version définitive actuelle.
12 Dans la vision de 1998 la médiation semblait tenir une place différente, plus « ordinaire ». Dans le schéma reproduit ci-dessous le rôle de la médiation apparaissait comme imbriqué dans les autres activités langagières en se situant dans le prolongement de l’interaction qui à son tour participe à la fois de la réception et de la production.
(CECR, première version, p. 16)
(CECR, première version, p. 16)
13 Dans l’explication qui en est donnée la nature justement « ordinaire » de la médiation semble être confirmée :
Participant à la fois de la réception et de la production, les activités écrites et/ou orales de médiation, permettent, par la traduction ou l’interprétariat, le résumé ou le compte rendu, de produire à l’intention d’un tiers une (re)formulation accessible d’un texte premier auquel ce tiers n’a pas d’abord accès direct. Les activités langagières de médiation, (re)traitant un texte déjà là, tiennent une place considérable dans le fonctionnement langagier ordinaire de nos sociétés. (p. 18)
15 Son importance ainsi que son rôle central sont récupérés dans l’explication fournie dans ce passage et la nature complexe de la médiation, qui va bien au-delà de la simple alternance de réception et production, y est soulignée. Ce passage reste inchangé dans la version de 2001, même si le schéma a été éliminé. Enfin, une ébauche de descripteurs était aussi prévue dans la première version :
(CECR, première version, p. 178)
(CECR, première version, p. 178)
16 Dans cette liste on voit confirmée la dimension courante de la médiation, au moins à l’oral. L’absence de ces descripteurs dans la deuxième version du CECR s’avérera nuisible à la compréhension du rôle de cette activité communicative qui finira par être cachée, presque invisible. En fait, si on regarde la version de 2001, alors que la médiation est constamment mentionnée à côté des autres activités communicatives comme une des formes où se décline la performance de l’apprenant/usager, le CECR semble plutôt vouloir la limiter aux activités spécialisées de traduction et d’interprétariat. Celles-ci sont en effet évoquées comme quasi synonymes de la médiation (p. 18 et 107). Néanmoins, à bien d’autres endroits, le CECR fait état de la portée plus vaste et plus courante de l’activité de médiation, notamment à quatre moments spécifiques (p. 71, 80, 121, 133). Regardons certains de ces passages de plus près :
4.4.4.1 Médiation orale
Parmi les activités de médiation orale on trouve, par exemple :
– interprétation simultanée (congrès, réunions, conférences, etc.)
– interprétation différée ou consécutive (discours d’accueil, visites guidées, etc.)
– interprétation non formelle
(pour des amis, de la famille, des clients, des visiteurs étrangers ; dans des situations de négociation et des situations mondaines, de pancartes, de menus, d’affichettes, etc.)
18 Comme on peut constater, l’interprétation informelle est déclinée à travers des exemples assez parlants. Dans ces exemples on retrouve potentiellement toute (ou presque) la gamme des niveaux du CECR, alors que dans la médiation telle qu’elle est décrite dans d’autres passages du CECR il faut faire un effort d’imagination pour pouvoir se représenter des descripteurs aux niveaux plus bas de l’échelle :
Outre les activités d’interaction et de médiation telles qu’elles sont définies ci-dessus [traduction et interprétation, E.P.], il y a de nombreuses activités pour lesquelles on attend de l’usager/apprenant qu’il produise une réponse textuelle à un stimulus textuel. Le stimulus textuel peut être une question orale, un ensemble de consignes écrites (par exemple, les instructions pour une épreuve d’examen), un texte discursif authentique ou fabriqué, etc. ou toute combinaison des trois. La réponse attendue peut aller de trois mots à une composition de trois pages. Le texte déclencheur comme le texte produit peuvent être oral ou écrit et en L1 ou en L2. (p. 80, souligné dans le texte)
20 Dans le passage suivant (et dans le tableau qui suit ce passage visant à donner des exemples d’activités) on perçoit le souci de la part des auteurs du CECR de souligner la variété de cas et de situations où il y a négociation du sens et passage d’un texte à un autre, où l’activité de compréhension, de reformulation et de clarification d’un texte est présente à un certain niveau. Remarquons au passage que, juste après, les auteurs mentionnent même la possibilité de produire en L1 un texte en réponse à un stimulus en L1 mais ne développent pas cela en raison du fait qu’il ne serait pas approprié à l’enseignement d’une L2 sauf pour ce qui touche à la composante socioculturelle.
La communication fait partie intégrante des tâches dans lesquelles les participants s’engagent en interaction, réception, production, compréhension ou médiation ou une combinaison de deux ou plus de ces activités comme, par exemple, l’interaction avec un service public et la réponse à un formulaire ou la lecture d’un rapport suivie d’une discussion avec des collègues pour parvenir à une décision sur un projet, ou le respect d’un mode d’emploi pour réaliser un assemblage et, dans le cas où il y a un observateur ou un assistant, le commentaire ou la demande d’aide sur la procédure, ou encore la préparation (à l’écrit) d’une conférence et la conférence, ou la traduction officieuse pour un visiteur, etc. (p. 121)
22 Enfin, en se référant à la compétence plurilingue et à la dimension interculturelle, le CECR semble vouloir suggérer une vision assez large de la médiation (qui est toutefois amoindrie par la deuxième précision quelque peu obscure, placée entre parenthèses) :
Traduire (ou résumer) d’une deuxième langue étrangère vers une première langue étrangère, participer à un échange oral plurilingue, interpréter un phénomène culturel en relation à une autre culture sont des activités d’interaction ou de médiation (au sens donné ici à cette notion) qui ont leur place dans des pratiques effectives. (p. 133)
24 Bien qu’ils soient extrêmement prudents et synthétiques, ces exemples suggèrent la dimension courante de la médiation et permettent d’ouvrir sur sa nature multiple.
3. LA MÉDIATION : UNE NOTION PORTEUSE DE DÉVELOPPEMENTS
25 La déclinaison des formes différentes de médiation que nous venons d’évoquer, même si elle reste assez incomplète, ouvre sur la richesse de cette notion. Non seulement serait-il réducteur de ne voir dans la médiation que l’activité de certaines catégories professionnelles hautement spécialisées, mais il serait simpliste aussi de se limiter à une seule dimension de cette activité, celle qui relève plus spécifiquement du passage d’une langue à l’autre.
26 Il me semble que l’on peut distinguer trois formes de médiation : la médiation linguistique, la médiation culturelle, la médiation sociale. Essayons maintenant d’analyser ces trois formes plus en détail. Commençons par la médiation linguistique, par ailleurs celles qui est évoquée de manière plus explicite dans le CECR.
• La médiation linguistique
27 La médiation linguistique comprend (mais ne se limite pas à) la dimension interlinguistique, à savoir traduction ou interprétation, plus ou moins formelles, ou la transposition de textes sous des formes différentes, mais elle s’étend aussi à la dimension intralinguistique et celle-ci à son tour peut être dans la langue cible (par exemple résumer un texte de L2 à L2) ou dans la langue source. Résumer un texte de L1 à L1 est aussi un acte de médiation qui concerne aussi bien la langue (forme) que le sens. Mais dès que l’on dépasse l’idée de la simple transposition d’une langue à l’autre vue comme transparence et transférabilité complète du sens et que, au contraire, l’on prend en compte la charge culturelle des mots (Byram, 2008) et leur quasi- « intraduisibilité », on entre de plain pied dans la deuxième dimension de la médiation, celle culturelle.
• La médiation culturelle
28 Un processus de médiation linguistique qui soit facilitateur de la compréhension est forcément aussi un processus de médiation culturelle. Il s’agit en effet de travailler à un niveau suffisamment profond pour que le sens puisse être saisi dans son intégrité et dans son essentialité. Le passage d’une langue à l’autre est en même temps – et dans tous les cas – passage d’une culture à une autre, voir de cultures à cultures. En didactique des langues cet aspect n’est souvent pas souligné de manière convenable au niveau de la pratique, malgré les nombreuses études théoriques au sujet (Levy et Zarate, 2003 ; Zarate, Gohard-Radenkovic, Lussier, Penz, 2003 ; Brown, 2007 ; Byram, 2008). S’interroger en profondeur sur la nature et le rôle de la médiation permet de faire de cette activité communicative la cheville ouvrière de la notion de cultural awareness, prise de conscience culturelle, qui est présente en trame de fond dans le CECR sans être développée de manière explicite, par exemple à l’aide de descripteurs ciblés. Par ailleurs, le passage de culture(s) n’est pas limité à la situation de médiation L1-L2-L1, il est aussi présent dans la médiation endolingue, car il s’agit par exemple de faire rencontrer des idiolectes ou des sociolectes différents ou de tisser des liens entre différents styles et genres textuels. Il s’agit donc aussi de mettre en contact différentes cultures humaines, sociales et professionnelles. Cet élargissement du concept de médiation nous amène naturellement au troisième niveau évoqué plus haut, celui de médiation sociale.
• La médiation sociale
29 Malgré la brièveté des renvois à la médiation dans le CECR, la dimension sociale est toujours soulignée. Il s’agit d’un locuteur qui joue le rôle d’intermédiaire entre différents interlocuteurs et qui est engagé dans une activité qui « tien[t] une place considérable dans le fonctionnement langagier ordinaire de nos sociétés » (p. 18). À bien regarder il n’y a rien d’extraordinaire dans cela, compte tenu de la nature sociale de la communication humaine telle qu’elle est déjà explicitée par le CECR dans l’activité d’interaction, mais la médiation à la fois intègre et va au-delà de l’échange et même de la co-construction du discours. Il s’agit là de faciliter la communication mais aussi de (re)formuler un texte (oral ou écrit), de (re)construire le sens du message. Or, ce processus de (re)construction du sens est justement ce qui fait de la médiation une notion porteuse de développements. L’apprentissage d’une langue étrangère implique toujours dans une certaine mesure le fait d’être face à l’inconnu, de donner un sens à quelque chose de peu, ou pas du tout, compréhensible. L’apprenant/utilisateur se trouve confronté à un texte qui nécessite quelque forme de médiation pour pouvoir être accessible : médiation linguistique, culturelle ou sociale ou, plus probablement, une combinaison des trois.
30 La médiation sociale semble se limiter dans le CECR à l’idée de mettre en relation deux ou plusieurs personnes qui ne peuvent communiquer car elles ne se comprennent pas. Mais si on considère que l’activité de médiation dans son ensemble vise à rendre compréhensible un texte, on peut envisager une application plus large de ce processus. Il n’y a pas qu’une médiation sociale interpersonnelle, mais aussi une médiation intrapersonnelle, où l’apprenant/utilisateur vise à donner du sens au texte (écrit ou oral) auquel il est confronté. Cette activité est, elle aussi, sociale car elle met en relation un scripteur avec un lecteur, un locuteur avec un auditeur. Dimensions linguistique, culturelle et sociale sont donc constamment entremêlées et constituent l’essence de l’activité de médiation.
4. AU-DELÀ DU CECR : LE RÔLE DE LA MÉDIATION DANS LA CONSTRUCTION DES CONCEPTS ET DES CONNAISSANCES
31 La vision de la médiation comme processus qui connecte deux espaces est aussi un point fondamental de théories et modèles qui contribuent de manière fondamentale à la compréhension des processus d’apprentissage. Je fais référence en particulier aux apports de Lev Vygotski ainsi qu’à la théorie socioculturelle telle qu’elle a été conçue en milieu nord-américain et qui se réfère à ses travaux. Je m’appuie aussi, plus généralement, sur des modèles écologiques et complexes de développement de la langue (voir van Lier, 2000 et 2002 ; Larsen-Freeman, 2002) qui sont en train de se structurer et de révéler de plus en plus leur grand potentiel pour expliquer les processus d’acquisition des langues-cultures.
32 Partons d’une définition de la médiation :
All human behavior is organized and controlled by material (i.e. concrete) and symbolic (i.e. semiotic) artifacts. Mediation is the process, which connects the social and the individual. (Swain, Kinnear, Steinman, 2011, p. 151)
34 Et pour ce qui est des moyens à travers lesquels la médiation s’opère :
The material and symbolic tools that organize or regulate our behavior. Generally speaking, material tools (e.g. hammer) are directed towards changing the environment whereas symbolic tools (e.g. language) are directed towards changing our psychological selves, as well as others. Mediational means are human made, and therefore are considered as culturally constructed. (id., p. 152)
36 Les moyens de la médiation sont donc construits par les hommes et par là culturellement connotés. L’action de l’homme sur l’environnement est toujours médiatisée par des objets qui sont construits socialement et qui évoluent au fil du temps à travers les expériences générationnelles. De manière analogue au rôle que les outils jouent dans le travail, un rôle est joué aussi, au niveau psychique, par d’autres moyens. Il s’agit d’outils sémiotiques, de signes, parmi lesquels le langage.
37 Les signes sont pour Vygotski des stimuli artificiels que l’homme crée pour contrôler son comportement et celui d’autrui (1931/1974). « L’activité psychique […] est médiatisée ; elle aussi, au niveau humain, n’est possible que grâce à des moyens artificiels qui la structurent et la modifient » (Schneuwly, 2008, p. 16). Et, dans le cas de l’activité psychique, le signe prend la place d’un outil matériel, il constitue un outil symbolique. Ce concept est crucial dans la théorie de Vygotski pour lequel « [l]e fait central dans notre psychologie est le fait de la médiation » (1933/1968, p. 196, cité par Schneuwly). Comme nous l’avons vu plus haut, à travers les outils symboliques nous structurons nous-mêmes et les autres : alors que l’outil agit sur la nature, le signe agit sur soi-même et sur les autres individus. Le langage est le système de signes privilégié pour le contrôle de soi et des autres.
38 Venons en maintenant au domaine de l’apprentissage des langues. Comme Kramsch l’affirme, nous pouvons considérer l’acquisition d’une langue (que ce soit la langue première ou une langue additionnelle) comme « socialization into communities of practice through the mediation of material signs ». (2002, p. 6)
39 Vygotski rejette la théorie cognitive selon laquelle le développement des concepts se produit au niveau de l’individu d’abord, pour être ensuite transféré dans le contexte social. Au contraire, l’activité sociale – et avec elle les différentes formes de médiation sociale et culturelle – précède l’émergence des concepts (Lantolf, 2000). L’individu reconstruit dans son esprit les interactions sociales médiatisées dont il fait l’expérience. Cette médiation se produit à travers toute sorte de signes acoustiques, visuels et linguistiques. Le langage jaillit donc au sein de l’interaction sociale et ce n’est que plus tard qu’il fait l’objet d’une réflexion, que l’individu peut reconstruire et intérioriser les processus psychologiques, à savoir la pensée et l’apprentissage. Cela contredit complètement les théories traditionnelles qui expliquent l’apprentissage langagier comme un processus qui se déroule d’abord au niveau cognitif de l’individu et qui est ensuite socialisé, mis en pratique et testé dans le contexte social. Une telle vision s’appuie sur une séparation nette entre la/ les langue(s) et son/leur usage. Selon cette vision la langue c’est un système à part, séparé de l’individu et encore plus du contexte social : « language can be studied in its social context, but language itself is seen as a system of arbitrary signs or symbols that are given social existence through their reference to a context which is itself outside of language » (Kramsch, 2002, p. 133).
40 Selon Vygotski c’est le processus de médiation qui permet de dépasser complètement cette dichotomie et qui permet de voir les processus individuels, intrapsychiques, comme complètement imbriqués dans (et déterminés et structurés par) les processus sociaux, interpsychiques :
Le mot et sa signification sont d’abord des moyens extérieurs, sociaux, qui interviennent dans le processus de classification, qui le soutiennent, qui le modifient de plus en plus en créant ainsi une nouvelle fonction psychique : la formation des concepts. À un certain point, fonction et moyen, signification du mot et concept, ne forment plus qu’un : moyen et fonction se confondent dans une nouvelle unité psychique créée à partir de moyens extérieurs et ensuite intériorisée. (Schneuwly, 2008, p. 20).
42 La notion de médiation permet de rompre les murs cartésiens qui séparent l’esprit de l’individu de la culture et de la société comme l’affirme Engeström (1999 : 22).
43 Il est évident qu’une vision de ce type va à l’encontre de l’idée selon laquelle la langue est apprise à travers la mémorisation d’éléments constitutifs de la langue même qui soient par la suite employés pour mener à terme des activités finalisées à atteindre un but, mais plutôt que les apprenants/ usagers soient d’abord engagés dans des activités sociales telles que participer à la vie scolaire, faire des achats, être engagés dans une conversation, et que ces activités soient médiatisées par toute sorte de signes pour être ensuite intériorisées et pouvoir ainsi structurer les processus psychologiques (Kramsch, p. 134).
44 Comme le rappellent Swain, Kinnear et Steinman (2011), l’organisation classique de l’apprentissage/enseignement des langues axée sur l’acquisition de savoir-faire et de connaissances de type lexical et grammatical n’est pas compatible avec des théories de l’apprentissage axées sur la formation de concepts. Les règles de grammaire souvent ne sont pas adaptées aux différents concepts et cela provoque un sentiment de frustration chez les apprenants (p. 68). La recherche du mot qui soit parfaitement superposable d’une langue à l’autre apparaît également frustrante (p. 63).
45 Ce n’est qu’en faisant appel à des théories plus larges et plus systémiques que nous arrivons à dépasser une vision parcellisée et finalement réductrice de l’apprentissage langagier. Les théories qui se réclament de l’œuvre de Vygotski, avec leurs différentes dénominations, fournissent des clés adaptées à l’étude de la complexité de l’apprentissage des langues. De son côté, van Lier propose ce qu’il appelle une vision écologico-sémiotique de l’acquisition des langues additionnelles pour dépasser l’idée de langue comme simple collection d’éléments déconnectés transmis par l’école. En s’appuyant sur des domaines scientifiques différents allant de la psychologie (avec à côté des travaux de Vygotski, ceux de Gibson) à la sémiotique en passant par la philosophie du langage, van Lier propose une vision de la langue comme activité sémiotique et non linéaire. Il souligne le fait qu’il ne s’agit pas de fournir des « inputs » aux apprenants mais plutôt de les exposer à des affordances terme qu’il emprunte à Gibson, qui l’avait introduit en 1977, et qu’il définit comme « meaningful ways of relating to the environment through perception-in-action ». (p. 147)
46 Le terme d’affordances désigne des opportunités, des possibilités d’action qui s’offrent aux individus (Swain, Kinnear, Steinman, p. 149). C’est par exemple lors de ces affordances que - à travers un processus de médiation sémiotique - les apprenants s’approprient le sens d’un mot. Le sens est pour Vygotski quelque chose de bien plus riche que la signification. Le premier recouvre en effet l’ensemble des faits psychologiques que le mot fait apparaître dans la conscience de l’individu, c’est un processus dynamique, alors que le second est statique, lié à un contexte culturel spécifique : c’est la définition du dictionnaire. Le sens au contraire se réfère à quelque chose de bien plus vaste : il comprend les différentes significations qui sont spécifiques et liées aux expériences personnelles de l’individu.
47 Liée à la distinction entre sens et signification, il y a enfin la notion de languaging qui est développée dans la théorie socioculturelle et qui nous aide considérablement à réfléchir sur la nature de la médiation. Selon Swain, Kinnear et Steinman, le languaging se décline dans deux formes : le collaborative dialogue et le private speech. Ce dernier est défini comme « inner speech made conscious through the symbolic mediation of languaging » (p. 45). En d’autres termes, entre le discours intérieur vu par Vygotski comme la sublimation même du discours, un processus totalement intériorisé de pure compréhension et conceptualisation, et le langage extérieur il y a une forme intermédiaire plus ou moins consciente qui est le private speech qui se construit à travers une activité de languaging, de mise en parole, ce qui peut bien arriver dans la langue première de l’individu et non seulement dans la langue additionnelle. Cette activité est à nouveau une activité de médiation où le langage joue en plein son rôle d’outil sémiotique.
5. RETOUR AU CECR : MÉDIATION, INTERACTION ET SAVOIR-ÊTRE ENTRE DIMENSION INDIVIDUELLE ET DIMENSION SOCIALE
48 Comme le souligne Schneuwly en se référant aux thèses de Vygotski « les capacités humaines sont des constructions sociales » (p. 25). Nous avons vu que le rôle de la médiation est fondamental dans la construction du sens de la part de l’apprenant et dans la structuration des concepts et des apprentissages. Dans sa vision la médiation est centrale dans toute étude des actions des individus car ce sont « les signes et la signification qui permettent le contrôle des processus de comportement humain » (ibid.).
49 Revenons maintenant à notre analyse de la médiation dans le CECR. S’il est vrai que l’espace qui lui est réservé n’est pas énorme, qu’elle semble jouer un rôle assez limité et que le lecteur ne trouve pas non plus dans les documents officiels d’outils pratiques tels que des descripteurs ciblés, il est vrai aussi que le CECR souligne un mouvement constant entre la dimension sociale et la dimension individuelle dans l’apprentissage d’une langue et que par ce biais la médiation peut se voir reconnue une position convenable. Le CECR souligne toujours le fait que le cadre extérieur doit être interprété et filtré par l’utilisateur en fonction de plusieurs caractéristiques (Piccardo et al., p 21) :
[…] le contexte mental ne se limite pas à réduire le contenu informatif du cadre extérieur immédiatement observable. Le courant de pensée peut être influencé avec plus de puissance par la mémoire, la somme des savoirs, l’imagination et d’autres opérations cognitives (et émotives) internes. Dans ce cas, la langue produite n’a qu’une relation marginale au cadre extérieur perçu. […]
Les conditions et contraintes extérieures n’interviennent que dans la mesure où l’utilisateur/apprenant les reconnaît, les accepte et s’y adapte (ou ne réussit pas à le faire). Ceci dépend largement de l’interprétation que fait le sujet de la situation à la lumière de ses compétences générales […] telles que les connaissances, les valeurs et les croyances antérieures. (CECR, p. 44)
52 Il y a une forme de médiation qui se fait au niveau personnel, intérieur, à laquelle le CECR ajoute la dimension sociale en parlant d’un utilisateur de la langue et de son interlocuteur qui partagent le même cadre situationnel mais qui en gardent malgré tout une perception et une interprétation différentes.
53 Ce mouvement constant entre l’individuel et le social et ces actions d’interprétation et de filtrage ne sont pas anodins, au contraire ils influencent profondément l’utilisateur/apprenant jusqu’à en modifier le savoir-être, autre notion qui n’est pas vraiment développée dans le CECR, mais qui est potentiellement très riche. Le savoir-être recouvre les facteurs liés à la personnalité de chaque individu, ces mêmes facteurs auxquels les théories que nous avons évoquées attribuent un rôle fondamental dans toute forme d’apprentissage. Nous avons là, il me semble, des éléments de réflexion fort intéressants qui nous permettent finalement de dépasser une approche réductionniste et techniciste du CECR qui est hélas encore dominante. Ces éléments ouvrent la voie à une nouvelle vision de l’apprentissage potentiellement très novatrice et très stimulante aussi bien pour les praticiens que pour les chercheurs.
Bibliographie
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