Comptes rendus de thèses récentes
Les Dictionnaires surréalistes, Alphabet et déraison, Thèse de Littérature, de Pierre-Henri KLEIBER, Université de Paris IV, Sorbonne, juin 2009.
1 Sous la direction de Pierre Cahné, Pierre Henri Kleiber a soutenu en juin 2009 un doctorat en partant de sa thèse volumineuse (712 pages pour le premier volume, 342 pour le second), sobrement intitulée Les Dictionnaires surréalistes, avec pour sous-titre éclairant Alphabet et déraison. Cette thèse monumentale mérite d’emblée le sceau de l’excellence, et cela pour de multiples raisons.
2 La première pourrait paraître aller de soi : la clarté du style et de l’exposé. Pourtant, il faut le souligner car, de la première à la dernière ligne, on « lit » avec un plaisir intense l’ouvrage : « ouvrage », voilà au reste un lapsus que l’on ne corrigera pas, tant cette thèse se dévore effectivement comme un très bon livre. Ce n’est pas si fréquent dans le cadre d’une thèse et d’une recherche qui porte notamment sur un sujet si complexe.
3 La deuxième raison qui impose un commentaire élogieux tient au corpus même qui a été choisi sans la moindre économie et traité sur le mode exhaustif. Glossaires j’y serre mes gloses de Michel Leiris (1925 et 1939), le « Dictionnaire critique » de la revue Documents (1929-1930), le Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938), l’« encyclopédie » Da Costa (1947-1949), le Lexique succinct de l’érotisme (1959), Objets d’identité (1959) représentent ainsi autant d’ouvrages structurés par l’alphabet et « produits par le surréalisme (et alentours) », sans compter les réalisations plus modestes fondées sur l’imitation de la forme dictionnairique. « Au-delà des apparentes incompatibilités entre écriture surréaliste et écriture lexicographique, le dictionnaire fut pour le surréalisme un genre particulièrement fécond », lira-t-on sur la quatrième de couverture du premier volume. Voilà pour le corpus étudié, assorti de nombreux documents inédits.
4 Quant à la charpente même de la thèse, les grandes lignes du plan en sont parfaitement explicites et efficacement simples. Quatre parties sont ainsi ménagées : 1. Paradoxe du dictionnaire surréaliste (Le Dictionnaire : mauvais genre ; Au commencement : le dictionnaire) ; 2. L’institution du surréalisme (La didaxie surréaliste ; L’exposition du surréalisme) ; 3. Un modèle structural (Le Dictionnaire : une structure anti-architecturale ; L’exploitation poétique des propriétés structurales du dictionnaire ; Simili-dictionnaires) ; 4. Le Dictionnaire surréaliste : un contre-modèle dictionnairique (L’idiome surréaliste ; Le procès du sens ; Subversions du modèle ; Paradictionnaires et patadictionnaires ; Des dictionnaires surréalistes au surréalisme des dictionnaires).
5 Sous cette macrostructure, un autre maillage très fin permet ensuite d’aller au plus près de chaque analyse. De fait, le sujet est complexe, parce que le dictionnaire, est-il judicieusement précisé par l’auteur, « répond d’abord à un choix institutionnel, à l’ambition encyclopédique du mouvement ; ensuite à une attraction naturelle pour un genre hétéroclite et un ordre anti-architecturale qui place les mots à la clef de tout ; enfin à une démarche polémique qui instruit le procès du vocabulaire et en ouvre autoritairement le sens. » Et c’est ainsi, constate-t-il, que « l’exploitation buissonnière des vocables hors de leur usage réglementaire amène […] à envisager le langage dans une perspective qui n’est pas si éloignée de certaines conceptions de la linguistique ».
6 La troisième raison réside dans le choix d’une démarche logique de la plus haute exigence, assortie d’un questionnement permanent et sans faux-fuyant, qui donne à la thèse la valeur d’une somme à la fois réflexive et encyclopédique. « Que faut-il entendre par dictionnaire surréaliste ? Commençons par l’adjectif et la délimitation thématique du corpus. Est surréaliste un dictionnaire qui est l’œuvre d’un ou de plusieurs surréalistes, ce qui écarte les dictionnaires (fort nombreux) portant sur le surréalisme. Un tel critère soulève plusieurs problèmes. Le premier est : qui est surréaliste ? » On le constate : le ton est donné dès la deuxième page, il s’agit d’une thèse qui ne laisse rien au hasard.
7 Le quatrième point qui fait de cette thèse une absolue référence sur le sujet, parmi bien d’autres éléments que nous ne traiterons pas, tient à la multitude de remarques fondatrices dans lesquelles tout métalexicographe a l’envie immédiate de s’engouffrer, pour offrir à son tour des témoignages du caractère judicieux de la pensée exprimée.
8 Par exemple : « Il y a dans le programme d’un dictionnaire la nécessité d’une actualisation imposée par l’inévitable décalage entre la langue comme objet et les performances linguistiques des locuteurs. C’est aussi dans cette brèche que s’engouffre la lexicographie surréaliste ». Remarque tout aussitôt exploitée sur le mode du rebondissement, en faisant preuve à chaque fois, d’une compréhension parfaite de ce que représente un dictionnaire : « Son effet est a priori moins transgressif que lorsqu’il s’agit de mettre au goût du jour, comme l’ont fait Eluard et Péret, des proverbes, formules intangibles qui sont prises comme des énoncés contingents ou relatifs, susceptibles en tout cas d’être frappés d’obsolescence. » Car, rappelle Pierre-Henri Kleiber : « la mise à jour, en un mot la réécriture, font partie du temps lexicographique. Il y a donc une ruse toute particulière à détourner la convention du genre ». On ne peut mieux dire.
9 L’épigraphe tirée de l’œuvre d’André Breton et insérée en tête de l’introduction vaut programme à elle seule : « Il ne faut pas s’étonner de voir le surréalisme se situer tout d’abord presque uniquement sur le plan de la langue ». Tel est bien ici en effet l’enjeu de la thèse, rappeler combien de manière consubstantielle, surréalisme, langue et dictionnaire ont constitué une dynamique unitaire aux intrications très serrées.
10 On ne saurait par ailleurs mieux mettre en relief combien la forme « dictionnaire » constitue une sorte de cheval de Troie pour investir le territoire sacralisé et partagé qu’incarne le vocabulaire, qui est affaire de linguistes tout autant qu’affaire d’écrivains, la langue y ayant valeur de transcendance.
11 Le fait que, d’une part, l’investigation historique soit conduite avec le plus grand soin et que, d’autre part, le genre dictionnairique et les dictionnaires surréalistes fassent l’objet d’analyses très fines et percutantes, incluant la nécessaire collusion de l’analyse littéraire et linguistique, donne indéniablement à la recherche de Pierre-Henri Kleiber une dimension plurielle. Il se fait à la fois lexicologue, lexicographe, métalexicographe et historien, critique littéraire, et pour tout dire « sémiologue » du mouvement surréaliste. On ne s’étonnera donc pas qu’Alain Rey ait pu être invité à faire partie du jury de thèse, se situant lui-même en effet à la croisée, d’un côté, de la réflexion lexicographique propre aux linguistes et, de l’autre côté, de la réflexion culturelle, inhérente à ce qu’un dictionnaire représente : un objet effectivement culturel par excellence.
12 Les linguistes comme les littéraires – mais faut-il dissocier deux domaines qui se rejoignent dès lors qu’il s’agit des dictionnaires, œuvres instituées au cœur de la langue et de la culture – trouveront dans cette thèse une mine d’informations. Au moment où par ailleurs le genre dictionnaire fait l’objet de nombreux essais de « détournement » parodique, au point de susciter de nouvelles recherches et même une thèse à venir, cette somme vient à point nommé.
13 On ne résistera pas au plaisir d’ajouter un dernier extrait de cette thèse qui en signale l’intérêt, tant pour les métalexicographes que pour les critiques littéraires : « La grande entreprise d’expropriation (arracher les mots à leur ornière lexicographique) et d’appropriation (les incorporer à une linguistique idiosyncrasique) que furent les dictionnaires surréalistes fut un des symptômes de cette attitude générale d’annexion des formes et des systèmes dont s’est nourri le surréalisme en les détournant à son propre compte : annexion des formes conventionnelles, mais en leur ôtant (plus ou moins) leur valeur institutionnelle ; annexion de l’ésotérisme et du spiritisme, mais en leu ôtant toute transcendance ; annexion de la psychanalyse, mais en lui ôtant son objectif thérapeutique ; annexion du marxisme, mais sans se jeter réellement (du moins de côté de Breton) dans la révolution prolétarienne. […] Écrire un dictionnaire pour le surréalisme, ce n’est pas effacer les autres dictionnaires, c’est se saisir d’une forme et en exploiter les potentialités. »
14 Ce n’est pas un hasard si dans la démarche consistant à offrir le compte rendu d’une thèse, on ne peut s’empêcher d’en livrer des extraits longs et significatifs : c’est tout simplement la marque manifeste d’une impossibilité à rendre compte finement de la richesse patente de ladite thèse, tant chaque page recèle de précieuses informations et une profonde réflexion. La thèse de Pierre-Henri Kleiber est assurément « fondatrice » : un adjectif à n’user qu’avec beaucoup de parcimonie, mais qui ici s’impose. On a donc hâte qu’elle soit publiée.
15 Jean Pruvost
La formation des noms de marque et de produits à travers le secteur des cosmétiques ou la créativité lexicale au service de la communication, Thèse en Sciences du langage, de Magalie GOBET, Université de Cergy-Pontoise, décembre 2009.
16 Repérer et analyser les mécanismes langagiers utilisés dans la formation des noms de marques et de produits et ainsi mettre en valeur la créativité lexicale des concepteurs de noms, tel est l’objectif de la thèse conduite par Magalie Gobet. Ainsi, à travers un corpus riche de 1721 noms de produits cosmétiques et une étude diachronique, onomasiologique et morphologique de plus de 5000 noms de parfums créés entre 1370 et 2009, l’auteur de cette thèse entreprend une analyse lexicologique intéressante, éclairant le lecteur sur les enjeux de la nomination des marques et produits dans un but commercial. L’auteur souligne effectivement qu’un produit se repère d’abord par son nom.
17 La thèse comporte 1162 pages au total et se présente en quatre volumes. Les deux premiers correspondent à la thèse en elle-même, incluant bibliographie et index. La bibliographie thématique, bien qu’inhabituelle, permet de naviguer entre les différentes disciplines. Enfin, un index des marques citées se révèle être d’un grand secours au lecteur. Les deux derniers volumes contiennent les annexes, qui sont au nombre de 5 : un tableau récapitulatif des analyses menées dans le corps de la thèse reprenant les noms de marques, de produits et les procédés de formation de ces noms (p. 522-932), un inventaire des marques patronymiques (p. 933-944), un tableau chronologique des 5072 noms de parfums étudiés (p. 945-1105), une courte sélection de poèmes sur le parfum (p. 1106-1108), et enfin, une investigation dictionnairique comprenant une étude étymologique, historique, chronologique, diachronique, lexicographique et concordancielle du mot « publicité ».
18 La thèse débute (p. 20-125) par un utile historique de la notion de marque en rappelant l’étymologie du mot « marque » et ses multiples définitions. La première partie du travail de Magalie Gobet est en effet consacrée aux caractéristiques générales de la marque par le biais d’une analyse de sa nature (selon les noms, typographies, couleurs et formes choisis) ainsi que son rôle vis-à-vis des consommateurs et des distributeurs. L’auteur en vient ensuite à la marque cosmétique proprement dite et relate l’origine ou plus précisément, selon le mot de Magalie Gobet, la « saga des grandes marques de cosmétiques ». Figurent ainsi des marques comme Bourjois, Chanel, l’Oréal ou encore Givenchy.
19 La deuxième partie de la thèse (p. 125-219) concerne « la productivité lexicale des noms de marques et de produits », et permet à l’auteur de préciser son approche théorique de la notion de néologie. 1721 noms répertoriés dans l’ouvrage de Myriam Cohen (Tout savoir sur vos produits de beauté. Le guide des cosmétiques, 2006, Flammarion) sont ainsi analysés à l’aide de la typologie des néologismes de Jean-François Sablayrolles. L’auteur passe en revue les différents procédés d’innovation lexicale mis en œuvre dans la dénomination des produits cosmétiques du corpus afin de déterminer la part respective de chacun de ces procédés. De multiples tableaux et graphiques illustrent judicieusement les résultats de cette analyse. Le lecteur apprend alors que les rédacteurs de noms de marques ont tendance à obéir aux règles de formation existantes. Ils respectent les règles d’affixation, de composition, de troncation, de siglaison ou de conversion du français et les exploitent avec pertinence.
20 Dans la troisième partie (p. 219-326), l’auteur se livre à un examen linguistique de deux cas précis. Dans un premier temps, elle analyse les noms patronymiques et les différentes modifications lexicales qui peuvent leur être apportées. Dans un second temps, ce sont les tendances nominatives du parfum qui sont analysées. L’auteur procède alors à un historique du parfum très complet pour mener ensuite une étude diachronique, onomasiologique et morphologique de 5072 noms de parfums créés entre 1370 et 2009. Le lecteur apprend notamment que les dénominations de parfums trouvent souvent leurs origines dans des faits sociaux, historiques ou économiques.
21 Enfin, la dernière partie de la thèse (p. 326-436) porte sur une étude de la diffusion des noms de marques et de produits cosmétiques. Tout d’abord, les méthodes de communications publicitaires sont détaillées et analysées afin de mettre en lumière les implications de la nomination des noms de marque et la diffusion de ces noms dans une optique commerciale. Enfin, Magalie Gobet évoque la circulation des noms de marques dans notre univers discursif et culturel. Elle montre que les noms de marques investissent par exemple le champ du cinéma, de la littérature, des chansons ou des humoristes. Certains noms de marques comme « bluetooth », « iPod », « javascript » ou « firewire » se sont ainsi lexicalisés à l’instar des plus familiers frigidaire, mercurochrome ou kleenex.
22 Le corpus traité dans cette thèse est impressionnant d’exhaustivité et dénote un travail particulièrement méticuleux entrepris par l’auteur. La formation des noms de marque et de produits à travers le secteur des cosmétiques ou la créativité lexicale au service de la communication représente donc une thèse riche et dense de par la diversité des analyses menées (en lexicologie, analyse du discours, communication), mais aussi du corpus réuni, source de précieuses informations sur le sujet.
23 Arnaud Léturgie