Notes
-
[1]
Nous entendons par lexiculture le concept de « pragmatique lexiculturelle » énoncé par Robert Galisson (Galisson 1999 : 477-496).
-
[2]
Le terme est emprunté à R. Galisson, L. Porcher (1986 : 7) et nous permet de distinguer les dictionnaires détournés des « classiques » Larousse, Robert, Littré, etc.
-
[3]
Selon le sens que lui a donné Quemada (1987 : 229-242), c’est-à-dire les conditions d’élaboration des dictionnaires en tant qu’objets et produits commerciaux, avec les contraintes éditoriales qui se rattachent à ce genre.
-
[4]
Aqua » + « diem » + « octus » soit « eau » + « jour » + « huit ».
-
[5]
J.-L. Chiflet (dir.) (2002 : 7).
-
[6]
J. Pruvost (2005 : 18).
-
[7]
R. Galisson (1999 : 484).
-
[8]
R. Galisson (1999 : 478).
-
[9]
R. Galisson (1999 : 479).
-
[10]
J. Pruvost (2005 : 16).
« Il suffit de créer de nouveaux noms, des appréciations, des vraisemblances nouvelles pour créer à la longue de nouvelles choses. »
1 L’univers lexicographique français offre depuis quelques années une diversité d’une grande densité. Trouver un public n’est donc pas chose aisée lorsque l’on côtoie les grandes références déjà bien installées. Pourtant, quelques auteurs-lexicographes se risquent à agrémenter le paysage lexicographique français de dictionnaires incongrus et marginaux que nous qualifierons de dictionnaires détournés. Ces ouvrages sont composés de néologismes créés tant par des procédés morphologiques que sémantiques. Leurs auteurs attribuent de nouveaux signifiés à des signifiants existant ou fabriquent, selon diverses méthodes, de nouvelles lexies accompagnées d’un signifié. Les motifs qui animent ces auteurs varient de l’humour le plus absurde (Le dictionnaire des mots qu’il y a que moi qui les connais) au sincère – et néanmoins humoristique – plaidoyer pour la promotion et la sauvegarde de ces mots (Mais que fait l’Académie ? : le dictionnaire des mots qui devraient exister), tout en passant par une volonté pédagogique explicite (Le Distractionnaire). La simple évocation de ces divers motifs suffit à susciter la réflexion et à ne pas considérer que ces dictionnaires appartiennent à la seule catégorie des ouvrages humoristiques. Comment, en effet, considérer que le travail de Robert Galisson et de Louis Porcher, le Distractionnaire, n’a qu’une unique vocation humoristique. Respectivement linguiste et socio-logue, les deux auteurs se sont efforcés d’illustrer l’exercice pédagogique que représente l’innovation lexicale à travers l’aspect ludique des mots-valises. C’est par ailleurs pour la même raison pédagogique, ainsi que la sensibilisation au lexique, que les dictionnaires de mots-valises à destination des enfants rencontrent un certain succès à l’heure actuelle.
2 Nous proposons dans cette étude de cerner les méthodes de composition des dictionnaires détournés. Plus que de simples livres humoristiques ou poétiques, nous montrerons l’utilité de tels ouvrages dans une optique linguistique. Nous tenterons de mettre en évidence la façon dont les dictionnaires détournés font appel à la lexiculture [1] et en quoi la lexiculture permet à une communauté linguistique de saisir le sens de certains néologismes et jeux de langage.
3 Afin de présenter les dictionnaires détournés nous définirons brièvement la notion de détournement dans le cadre de notre étude. Celle-ci regroupe deux aspects majeurs : la lexicologie d’une part, et la lexicographie d’autre part.
4 L’élaboration d’une typologie adaptée aux dictionnaires détournés nous semble indispensable afin de rendre compte de leur diversité. Nous proposerons donc une typologie en cours d’élaboration qui permettra de mettre en valeur les caractéristiques intrinsèques à chaque type de dictionnaire détourné. Les critères de classement retenus sont fondés sur les méthodes de construction des nomenclatures. Nous avons dégagé trois catégories que nous présenterons en les illustrant d’exemples.
5 Enfin, l’objet principal de cette étude consistera à analyser les rapports entre la lexiculture et la néologie sous l’angle des dictionnaires détournés. Nous tâcherons de démontrer que, sans prendre en compte la notion de lexiculture, les procédés morphologiques et sémantiques permettant de constituer les nomenclatures de ces ouvrages se révéleraient obscurs.
1. INTRODUCTION À LA NOTION DE DÉTOURNEMENT
6 Si nous regroupons ces dictionnaires sous le terme général de « détournés », on s’aperçoit vite que cette désignation ne saurait rendre compte des particularités qui caractérisent chacun de ces ouvrages. C’est pour cela qu’afin de témoigner de la diversité des dictionnaires détournés, nous devons établir des critères de classement en nous fondant sur les différents traits métalexicographiques sur lesquels portent les détournements. Mais avant tout, il nous faut introduire et définir la notion de détournement au sein de notre étude.
7 Pourquoi, en effet, « détournés » plutôt que « humoristiques » ou « marginaux » ? L’une des caractéristiques principale que l’on peut noter lorsque l’on examine ces dictionnaires est justement le fait qu’il s’agit de dictionnaires. Nous nous référons bien évidemment en premier lieu aux titres des éléments de notre corpus : Dictionnaire des mots qu’il y a que moi qui les connais, Dictionnaire des tracas, Dictionnaire des petits Akadémiciens, Dictionnaire des idées reçues, Dico de ma langue à moi ; de même pour les mots-valises : Contradictionnaire, Distractionnaire, Petit fictionnaire, etc., mais également à la façon dont les auteurs désignent leurs ouvrages. Selon eux, il s’agit de véritables produits lexicographiques et non de simples glossaires réunissant des jeux de mots.
Cet ouvrage […] est un dictionnaire, et il doit être consulté comme tel. (Yanne, 2000 : 9)
9 Dès lors, leur démarche s’inscrit dans un but de détournement du code, qu’il s’agisse du lexique, de la lexicographie ou de manière plus concrète, de la forme de l’ouvrage.
10 Ce que l’on découvre en consultant un dictionnaire détourné n’est pas uniquement une liste de mots inventés ou redéfinis, mais un pastiche de dictionnaire. C’est pour cela, et nous le précisons d’emblée, que les dictionnaires de contrepèteries, de jeux de lettres ainsi que les dictionnaires de jeux de mots et autres recueils d’histoires drôles ne sont en aucun cas des dictionnaires détournés. On ne peut, en effet, pas dire de ces dictionnaires qu’ils détournent la norme. Il s’agit plutôt de dictionnaires de spécialité au même titre qu’un dictionnaire du cinéma, du sport ou de la musique. Afin de déterminer un certain nombre de critères caractéristiques des dictionnaires détournés, nous pouvons effectuer une comparaison entre un dictionnaire récent, le Lexik des cités illustré, et nos dictionnaires. Si nous avons choisi cet ouvrage c’est qu’il paraît hors normes à certains égards, le rapprochant ainsi des dictionnaires que nous étudions. Ceci nous permettra de mettre en relief les ressemblances et différences fondamentales entre dictionnaires classiques [2] et dictionnaires détournés.
11 L’une des particularités de ce dictionnaire est notamment sa forme, puisque le format adopté est de type italien (16 × 21 cm) peu courant pour des dictionnaires classiques. Cette caractéristique est commune aux dictionnaires détournés qui se présentent dans des formats peu habituels. Une autre particularité du Lexik des cités illustré est qu’il présente beaucoup moins d’entrées qu’un dictionnaire classique ; ceci en raison du lexique qu’il décrit : les mots utilisés dans les cités. Or, ce lexique, s’il n’est pas moins riche, compte moins de mots que le français standard. Les nomenclatures des dictionnaires détournés partagent cette particularité. L’arrangement même des entrées au sein de l’ouvrage n’est pas très régulier, alternant entre illustrations et textes de couleurs diverses évoquant les graffiti. Nous pouvons observer que c’est également le cas dans quelques dictionnaires détournés tels que les dictionnaires pour enfants de Pef ou encore le Baleinié qui alternent parfois définitions et illustrations de façon incongrue.
12 Comme nous pouvons le remarquer, les particularités partagées par le Lexik des cités et les dictionnaires détournés tiennent avant tout de la dictionnairique [3]. C’est la nomenclature retenue qui constitue le critère d’exclusion entre les dictionnaires détournés et les dictionnaires classiques. Si le dictionnaire des cités décrit un vocabulaire effectivement utilisé par des locuteurs (tout comme les Larousse et Robert), les nomenclatures retenues dans les dictionnaires détournés ne sont connues d’aucun locuteur. Même dans le cas des détournements sémantiques, si le signifiant est connu du lecteur qui consulte le dictionnaire, le signifié lui, est totalement inédit. Des mots comme « meuf » ou « ouf », qui sont d’ailleurs présents dans les dictionnaires généraux, sont bel et bien attestés dans une communauté linguistique donnée. Ils constituent alors un vocabulaire spécialisé : le lexique des cités.
MEUF : n. f. – 1981. Verlan, de femme. ARG. FAM. Femme, jeune fille. (Petit Robert 2008, 2007 : 1590)
MEUF : n. f. Fille. Synonymes : frolotine, frolotte, go, racli, rate, schneck. (Lexik des cités illustré, 2007 : 231)
OUF : adj. et n. – 1998. Verlan de fou. FAM. Fou. (Petit Robert 2008, 2007 : 1770)
OUF : n. m. Fou, cinglé. (Lexik des cités illustré, 2007 : 241)
17 Ainsi, si la dictionnairique ne présente pas un critère purement distinctif entre les dictionnaires classiques et les dictionnaires détournés, elle permet néanmoins de mettre en évidence le caractère marginal de l’ouvrage. La dictionnairique adoptée signale au lecteur que l’ouvrage n’est pas un dictionnaire comme les autres et permet d’insister sur son caractère singulier. Mais c’est bel et bien l’aspect lexicographique (et plus précisément la nomenclature retenue) qui joue le rôle de critère déterminant dans la différenciation entre dictionnaire classique et dictionnaire détourné.
18 La notion de détournement nous permet alors d’aborder l’aspect lexicologique car il s’agit avant tout d’un détournement du lexique par procédés de création néologique ; mais elle nous permet également d’aborder l’aspect lexicographique puisque nous assistons au détournement du type d’ouvrage que l’on nomme « dictionnaire ». En complément peut être envisagé un aspect dictionnairique permettant alors de considérer l’ouvrage comme un produit commercial. Ceci se traduit notamment dans l’argument publicitaire de certains dictionnaires détournés qui, par exemple, présentent leurs nomenclatures comme faisant défaut à la langue.
19 C’est donc autour de ces deux axes – axes lexicologique et lexicographique – que la notion de détournement doit être envisagée, tout en y adjoignant la dictionnairique lorsque cela s’avère pertinent.
2. UNE TYPOLOGIE EN COURS
20 La désignation dictionnaire détourné permet de regrouper divers ouvrages sous une appellation unique, les distinguant des dictionnaires classiques. Toutefois, ces dictionnaires ne sont pas tous construits à l’identique et la mise en place d’une typologie adaptée à leurs particularités nous semble indispensable. Concernant les méthodes de construction des nomenclatures, nous nous contenterons de les observer au niveau macrostructurel. En effet, il serait impossible d’analyser ici en détail l’ensemble des mots retenus en nomenclature. Qu’il s’agisse des procédés néologiques (créations absolues, mots-valises, redéfinitions, etc.) ou des choix lexicographiques (parodie, lexique spécialisé, etc.), ces ouvrages bénéficient de traitements différents de ceux des dictionnaires classiques. Notre typologie s’appuie donc sur ces particularités afin de correspondre aux caractéristiques des dictionnaires détournés.
21 Nous distinguons actuellement trois grandes catégories de dictionnaires détournés. Dans la mesure où notre corpus s’enrichit régulièrement de nouveaux dictionnaires détournés, notre typologie se veut ouverte et reste encore en cours d’élaboration. Comme nous l’avons précisé, cette typologie est construite en rapport avec les méthodes de créations des lexies contenues dans les ouvrages. Nous empruntons ainsi une partie de la typologie des procédés néologiques de Jean-François Sablayrolles (2000 : 212-236) puisque les nomenclatures de ces dictionnaires sont constituées de néologismes.
2. 1. Les néomorphologiques
22 Le premier groupe de dictionnaires que nous avons isolé est celui des néomorphologiques ou dictionnaires de mots inventés. Dans la terminologie correspondant à notre typologie, nous avons choisi de créer le terme néo-morphologique pour désigner cette catégorie de dictionnaires. En effet, le détournement est perceptible sur le signifiant, la représentation graphique du mot, puisque les lexies créées ne sont tirées d’aucun mot existant. C’est avant tout sur la morphologie des mots que porte le détournement. Les dictionnaires néomorphologiques peuvent se décliner en deux sous-catégories. Tout d’abord les inventions ex-nihilo ou lexies formées à partir de morphèmes inédits :
… vous assimilerez que « ousse », ça en rajoute, qu’un « aespégéca », ça retarde, et qu’un « troosme » est plus appréciable quand on connaît déjà le mot du baleinié avec lequel il est couplé. (Murillo, Leguay, Œstermann, 2003 : 2)
24 En préface du Baleinié, les auteurs apportent des précisions sur les préfixes « ousse », « aespégéca » et « troosme » que le lecteur sera amené à rencontrer en consultant le dictionnaire. Il est donc possible de remarquer que les néologismes de ce type respectent les mécanismes de construction du français, ce qui nous permet d’identifier des affixes, des flexions grammaticales, etc.
25 Puis, viennent les compositions savantes par utilisation de racines étymologiques grecques et latines. Dans ce dernier cas, si les étymons existent préalablement, on s’aperçoit très vite qu’ils ne renvoient pas toujours à leurs sens mais fonctionnent par homophonie comme dans le cas du mot « aquadiemoctus ».
AQUADIEMOCTUS [4] : Aujourd’hui. (Page officielle de défense et illustration de la langue xyloglotte <http:// www. cledut. net/ xylo. htm>)
27 Certains de ces dictionnaires font donc appel à une connaissance plus ou moins savante permettant d’identifier le mot alors que d’autres représentent de véritables idiolectes totalement imperméables, sans définitions, à l’image de la définition du mot « toubader » tiré du Baleinié, dictionnaire des tracas.
TOUBADER : Partir en avance et mourir en chemin. (Murillo, Leguay, Œstermann, 2007 : 93)
29 Il est impossible de déterminer le sens de ce mot appartenant au domaine des tracas en nous basant sur sa morphologie. Sans sa définition, le mot est totalement incompréhensible pour le lecteur.
2. 2. Les néomorpho-sémantiques
30 Les néomorpho-sémantiques sont les dictionnaires de mots-valises. Leurs nomenclatures comportent des lexies détournées à la fois au niveau du signifiant et du signifié. Nous avons choisi de traiter les dictionnaires de mots-valises à part. Il nous semble, en effet, que cette catégorie de dictionnaires est particulière du fait du nombre important d’ouvrages de ce type que nous avons relevé. De plus, les motifs des auteurs quant à la rédaction de ces dictionnaires varient, allant de l’humour pur et simple à leur défense active mais néanmoins parodique. D’autres encore, notamment R. Galisson, ajoutent à l’aspect ludique une volonté pédagogique visant à utiliser les mots-valises comme outils pour mieux maîtriser le vocabulaire, notamment dans le cadre de l’apprentissage du français par des locuteurs étrangers. Ceci contribue à faire de ce type de dictionnaires une catégorie particulière. Nous y faisons référence sous le terme de néomorpho-sémantique. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une catégorie intermédiaire entre les néomorphologiques et les néosémantiques, mais le détournement intervenant à la fois sur le signifiant et sur le signifié, cette dénomination nous paraît adaptée pour décrire et définir ce type de dictionnaires détournés.
31 Il est difficile de sous-catégoriser les néomorpho-sémantiques avec des critères macrostructurels puisque comme nous pouvons l’observer, formellement il s’agit toujours de mots-valises.
ABRAHAMOURETTE : Il faut bien que genèse se passe. (Serguine, 1988 : 4)
ACCIDENTELLE : Échelle ou accroc provoqué par inadvertance sur le jupon d’une femme. (Clément, Greverand, 1993 : 26)
ACCORNÉON : Éclairage musical. (Galisson, Porcher, 1986 : 11)
35 Nous distinguons toutefois trois sous-types de dictionnaires néomorpho-sémantiques selon le but manifesté par l’auteur. Nous rencontrons donc les dictionnaires ludiques ou comiques qui sont ceux n’ayant pas d’autre motivation que de distraire le lectorat ; les dictionnaires à vocation pédagogique dans lesquels les auteurs entendent sensibiliser les lecteurs au lexique et aux possibilités qu’il offre ; et enfin les dictionnaires pseudo-militants ou simili-militants qui proposent avec plus ou moins de sérieux d’intégrer leurs néo-logismes dans la norme. Les auteurs exposent clairement dans leurs préfaces les objectifs qu’ils tentent d’atteindre à l’aide de leurs dictionnaires.
36 Tous les auteurs de dictionnaires néomorpho-sémantiques incitent leurs lecteurs à créer des mots-valises à leur tour et à participer à l’enrichissement de leurs ouvrages. Signalons à ce propos que le dictionnaire Mais que fait l’Académie ? (Chiflet (dir.) 2002) a été rédigé par les lecteurs du journal Sud-Ouest Dimanche à l’occasion d’un « concours consistant à inventer des mots qui paraissaient injustement absents des dictionnaires » [5].
2. 3. Les néosémantiques
37 Les néosémantiques sont les dictionnaires de mots redéfinis. Ils sont constitués de mots existants mais dont les définitions sont détournées par les auteurs. Ils représentent souvent l’occasion pour eux de faire entendre leur voix à travers des définitions amusantes. Des auteurs comme Gustave Flaubert ou Pierre Desproges par exemple y distillent leurs opinions sur la société ou livrent des pensées plus personnelles et poétiques.
ALUNISSAGE : n. m., du latin luna, la lune, et du préfixe a, très joli également. Procédé technique consistant à déposer des imbéciles sur un rêve enfantin. (Desproges, 1997 : 4)
MUSIQUE : Fait penser à un tas de choses. Adoucit les mœurs. Ex. : La Marseillaise. (Flaubert, 2000 : 69)
40 La dénomination néosémantique souligne que le détournement porte sur le sens des mots. Nous pouvons créer deux sous-catégories de dictionnaires néosémantiques : les dictionnaires de détournements sémantiques, qui regroupent les changements de sens de mots préalablement existants et les dictionnaires de détournement bilingue.
OYSTER : Huître. The world is my oyster. Le monde est mon huître ! (Le monde m’appartient). (Chiflet, 2004 : 30)
42 Ces derniers ouvrages, consistant à traduire littéralement une expression française dans une autre langue et vice versa, sont plus rares et nous incitent à porter un regard sur les détournements lexicographiques existant dans les langues autres que le français.
43 Nous n’avons fait que poser quelques jalons et cette typologie est encore en développement. Comme nous l’avons évoqué plus haut, il convient de continuer à répertorier de nouveaux dictionnaires détournés et d’affiner avec précision les catégories et sous-catégories ainsi que la terminologie, ceci en affinant nos critères de classement. Ce travail préliminaire rend toutefois compte de la diversité des dictionnaires détournés.
3. LEXICULTURE ET INNOVATION LEXICALE : L’EXEMPLE DE CINQ DICTIONNAIRES DÉTOURNÉS
44 Afin de mener à bien notre étude, nous allons utiliser quelques définitions extraites de dictionnaires détournés que nous souhaitons examiner de façon plus précise. Les dictionnaires que nous avons retenus vont nous permettre d’illustrer les relations entre la lexiculture et l’innovation lexicale. Nous désirons en effet montrer que la notion de lexiculture est indissociable des dictionnaires détournés. Afin de comprendre les sens des mots inventés ou redéfinis dans les ouvrages de notre corpus, il est crucial pour les auteurs de faire référence à une culture partagée par les locuteurs. S’ils n’avaient pas eu recours à cette culture partagée, il leur serait impossible de susciter un effet comique par jeux de langage. Or, selon la typologie des jeux de langages de Khalid Alaoui (2008 : 151), « le détournement [du langage] joue sur l’allusion, l’analogie et la culture des individus. [Il consiste] en la reprise et en l’altération d’un énoncé généralement connu de tous, qui fait écho dans la mémoire du récepteur. » C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons décidé d’exclure de la présente étude les dictionnaires néomorphologiques. Les nomenclatures de ces dictionnaires sont inventées et inconnues des lecteurs ; elles ne peuvent donc pas faire l’objet d’une quelconque « charge culturelle partagée ». Il suffit d’ailleurs de consulter quelques définitions du Baleinié de Christine Murillo, de L’Encyclopédie universelle de Philippe Geluck ou encore du Dictionnaire des mots qu’il y a que moi qui les connais de Jean Yanne pour en être convaincu.
MOORSME : Tracas de trépas. (Murillo, Leguay, Œstermann, 2007 : 92)
TOPHOXER : Se claquer sauvagement l’oreille en voulant écraser un moustique qui tournait autour. (idem, 2007 : 140)
ULMAIRE : Coquillage en forme de praire au goût proche de celui de la praire et dont la durée de vie avoisine celle de la praire. L’ulmaire est aussi appelée praire. (Geluck, 1992 : 72)
VATRABIANE : Langue internationale, créée en 1932 par un groupe d’humanistes apatrides, dans le but de remplacer l’espéranto, jugé trop compliqué. Présenté à la Société des nations au cours d’un dîner où furent servis symboliquement du couscous à la carpe farcie, des frites au soja et du requin frit, ce langage ne fut pas adopté car il ne comportait qu’une seule phrase : « YAS RAPLOTE MULUL CONOCHE » (Ton copain le journaliste n’a pas fermé la fenêtre), avec un certain nombre de variantes. (Yanne, 2000 : 213)
49 Il existe néanmoins des exceptions et, dans certains cas, le mot vedette permet de saisir la définition. C’est le cas du mot « Aquadiemoctus » que nous avons rencontré plus tôt dans notre étude et tiré de la Page de défense et d’illustration de la langue xyloglotte. Toutefois, si nous percevons qu’il s’agit d’une transcription phonétique des mots latins pour « aujourd’hui » ( « eau » + « jour » + « huit »), nous ne pouvons pas faire état ici de culture partagée. Pour percevoir ce jeu de mots, il est nécessaire de posséder une connaissance préalable du latin. Or, la notion de lexiculture concerne « une valeur ajoutée [pour le mot] que tout le monde connaît » [6]. C’est cette « valeur ajoutée » qui permet aux locuteurs d’associer le muguet au 1er mai, ou l’écureuil à la Caisse d’épargne. Impossible donc d’étudier l’aspect lexiculturel de mots qui n’existent pas ! Nous avons alors sélectionné des dictionnaires néosémantiques et néomorpho-sémantiques. Notre corpus se compose donc de dictionnaires de mots-valises récents, de dictionnaires de mots redéfinis, et enfin d’un dictionnaire néosémantique bilingue. Il nous a semblé pertinent d’utiliser des dictionnaires de mots-valises puisque, même si la nomenclature y est inédite, les vedettes sont formées sur des mots existant et possédant potentiellement une « charge culturelle partagée ». Observons donc la façon dont les dictionnaires détournés ont nécessairement recours à la lexiculture.
3. 1. De nécessaires références à une culture partagée
50 Comme nous l’avons mentionné, les dictionnaires détournés exploitent les jeux de langage dans le but de créer un effet humoristique. Or, il est parfois impératif de prendre en compte la notion lexiculturelle de certains mots afin de saisir les sens cachés ou non derrière les néologismes constituant les nomenclatures, comme nous pouvons l’observer dans les exemples suivants.
OIGNON : Peau sur peau jusqu’aux larmes comme lorsqu’on déshabille un chef-d’œuvre. (Dor, 2000 : 54)
SAINTE-HÉLÈNE : Île connue par son rocher. (Flaubert, 1911 : 78)
INSTITUTRICHE : J’adore l’institutriche : elle nous met de bonnes notes même quand on a tout faux, et s’amuse à remplir nos cahiers d’écriture à notre place quand on a le dos tourné. La coquine ! (Loubière, 2003 : 22)
PAONTOMIME : Numéro de fausse modestie. (Thibaud, 2005 : 116)
55 Il est aisé de repérer les références utilisées par les auteurs de ces définitions. Du côté des dictionnaires néosémantiques, Jacques Dor fait référence aux larmes qui viennent en épluchant les nombreuses couches de l’oignon, G. Flaubert évite de mentionner Napoléon à l’évocation de Sainte-Hélène afin que le lecteur ne se focalise sur rien d’autre que l’allusion. En ce qui concerne les dictionnaires néomorpho-sémantiques, Sophie Loubière invente « l’institutriche » en fusionnant deux lexies appartenant au même champ sémantique alors que Jean-Jacques Thibaud crée un homophone de « pantomime » en se servant de l’orgueilleux « paon ». Impossible de saisir ces définitions sans considérer l’aspect culturel des mots. Comment, en effet, comprendre la référence aux larmes dans la définition de J. Dor sans prendre en compte la « charge culturelle partagée » du mot « oignon ». Il paraît, nous semble-t-il, tout à fait naturel que les larmes qui nous viennent aux yeux en l’épluchant soient associées à l’oignon. Il en va de même pour l’île Sainte-Hélène et Napoléon. Personne n’ignore que l’empereur s’y est trouvé exilé et y est mort. Ces informations ne figurent bien évidemment pas dans l’article. Le ressort poétique ou humoristique de la définition n’existerait pas si c’était le cas. Et ce qui permet de créer cet effet humoristique, c’est justement la lexiculture. Les auteurs de dictionnaires détournés font appel à une culture lexicale qu’ils partagent avec les lecteurs. Le paradoxe de « l’institutriche » est bien évidemment que l’institutrice sanctionne la triche ; et si la « paontomime » est un numéro de fausse modestie c’est que, traditionnellement, le paon est un animal arrogant, fier de dévoiler sa parure en faisant la roue.
56 En outre, nous avons relevé dans le Dictionnaire des idées reçues de G. Flaubert, à l’article « fourmis », une référence littéraire intéressante.
FOURMIS : […] Ont donné l’idée des caisses d’épargne. (Flaubert, 1911 : 43)
58 La référence à la fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi est tout à fait évidente. Toutefois, notons ici que l’association de la fourmi aux caisses d’épargne semble aujourd’hui moins naturelle que l’écureuil à la Caisse d’épargne. La définition du dictionnaire de G. Flaubert nous permet de mettre en évidence l’évolution lexiculturelle que peuvent subir les mots.
59 Il arrive également que les auteurs de dictionnaires détournés procèdent à des défigements en parodiant des expressions courantes. C’est, par exemple, le cas du dictionnaire Les carottes sont jetées d’Olivier Marchon qui, comme son titre l’indique, contient des expressions-valises. On peut ainsi y découvrir de nombreuses expressions télescopées telles que « mettre un coup de pouce à l’étrier », « dormir à poings de Morphée » ou encore « être un coureur de lapin ». Il est ici question de ce que R. Galisson a nommé « palimpsestes verbo-culturels » [7]. Il s’agit de titres de films ou de romans, ou encore de citations célèbres qui sont détournés, le plus souvent dans un but humoristique. Beaucoup d’auteurs de dictionnaires détournés ont recours à ces procédés, notamment dans les exemples illustrant leurs définitions.
3. 2. La pragmatique lexiculturelle au service de la pédagogie
60 Robert Galisson a démontré par le biais de deux dictionnaires que, si on l’occulte, la charge culturelle des mots peut perturber la communication entre locuteurs natifs et locuteurs apprenants. Le Dictionnaire de compréhension et de production des expressions imagées a été conçu comme un outil à l’usage des enseignants de FLE et des apprenants « qui rencontrent de grosses difficultés pour comprendre les autochtones lorsqu’ils font appel à une phraséologie » [8]. Ce premier dictionnaire avait pour vocation de combler un vide lexicographique dans la mesure où il fonctionnait comme dictionnaire d’encodage et de décodage, permettant de rompre la barrière lexiculturelle. R. Galisson a entrepris à la suite de cet ouvrage novateur le Distractionnaire qui appartient aux dictionnaires détournés. « Ce modeste et ludique opuscule confirme [son] entrée en lexiculture » [9]. Ce dictionnaire s’appuie sur les mots-valises afin de faire appel à des connaissances culturelles. Comme nous l’avons signalé un peu plus tôt, afin de saisir pleinement les sens des mots-valises, il est nécessaire de recourir à une culture partagée. Comme son prédécesseur, le Distractionnaire fut élaboré en priorité à destination des locuteurs apprenants. Ces deux ouvrages nous incitent donc à nous pencher sur la question de la culture présente dans la langue de l’Autre et donc, dans un aspect lexicologique et lexicographique, de la traduction et notamment des dictionnaires bilingues.
61 La lexiculture constitue un formidable outil au service de la pédagogie pour les locuteurs francophones, mais elle s’avère essentielle pour les locuteurs étrangers apprenants. En effet, « ne pas faire état de l’aspect lexiculturel du mot peut faire cruellement défaut, notamment pour le locuteur étranger, qui a besoin de décrypter les allusions, les références implicites du mot rencontré dans une conversation, dans la presse, dans un roman, etc. » (Pruvost 2005 : 19). Les dictionnaires détournés font également état de ce constat. Jean-Loup Chiflet illustre la carence évoquée par J. Pruvost. En traduisant littéralement des expressions anglaises en français et vice versa, il met en évidence les écarts lexiculturels entre les deux langues. Certaines expressions font, en effet, l’objet d’une « charge culturelle partagée ». En témoignent les expressions suivantes, tirées de Nom d’une pipe ! /Name of a pipe ! Les articles de ce Dictionnaire français-anglais des expressions courantes présentent tout d’abord l’expression en français ou en anglais, la traduction littérale puis la traduction correcte.
ILS NE VONT PAS RAMENER LEUR FRAISE !
They are not going to bring back their strawberry !
They are not going to show up ! (Idem, 2004 : 23)
NON, JE NE PRENDS PAS LA MOUCHE !
No, I don’t take the fly !
No, I am not getting huffy ! (Idem, 2004 : 28)
VOUS PERDEZ LA BOULE !
You are losing the bowl !
You are going crazy ! (Idem, 2004 : 32)
65 Nous observons sans difficulté, dans le cas des expressions françaises, que les traductions littérales sont absurdes et ne correspondent à aucune expression existante en anglais. La raison en est simple : si, en français, « fraise » est le mot argotique pour désigner le visage, la tête, il en est tout autrement en anglais. Un locuteur étranger associera volontiers le mot « fraise » avec l’été, le soleil et pourquoi pas la crème chantilly mais pas avec l’expression « ramène ta fraise ». Un locuteur anglophone pourrait plus logiquement penser à la chanson des Beatles Strawberry fields forever. Il en va de même pour la « boule », désignant également la tête en français et plus susceptible d’évoquer le bowling en anglais. En ce qui concerne « prendre la mouche », il s’agissait, au XVIe siècle d’un souci ou d’une pensée négative et non de l’insecte volant. Bien que le sens premier soit certainement inconnu de beaucoup de locuteurs francophones, l’expression ne paraît pas incongrue. Il n’en va pas de même en anglais.
66 Ces écarts lexiculturels existent tout naturellement lorsque, à l’inverse, on désire traduire de l’anglais vers le français.
THEY ARE PUSHING UP THE DAISIES.
Ils vont pousser les marguerites vers le haut.
Ils vont manger les pissenlits par la racine. (Chiflet, 2004 : 14)
THEY ARE ALL TARRED WITH THE SAME BRUSH.
Ils sont tous goudronnés avec la même brosse.
Ils sont tous à mettre dans le même sac. (Idem, 2004 : 37)
LET’S TALK TURKEY !
Parlons dinde !
Parlons franchement ! (Idem, 2004 : 40)
70 À nouveau, nous remarquons très clairement que les « charges culturelles partagées » sont tout à fait différentes en anglais et en français. Alors que dans la langue de Shakespeare les morts poussent les marguerites, les français mangent les pissenlits par la racine. Ceci s’explique sans doute par les différences culturelles concernant les représentations funéraires, notamment le cimetière. Les deux expressions suivantes proviennent des Amériques. La première concernerait la pratique qui consistait à enduire les criminels de goudron puis à les couvrir de plumes. Ainsi punis, ils se ressemblaient et étaient donc « à mettre dans le même sac ». La seconde trouverait son origine au cours du traditionnel dîner de Thanksgiving, signifiant tout d’abord « discuter agréablement ». Une autre hypothèse attribue l’origine de cette expression aux premiers contacts entre colons et Indiens, souvent centrés sur les ressources, et notamment les dindes, au point que les Indiens se mirent à poser la question « you come to talk turkey ? » aux colons… À vérifier !
71 À travers ces quelques exemples et plus largement, à travers les néosémantiques bilingues de J.-L. Chiflet, nous percevons l’utilité de dictionnaires comme le Dictionnaire de compréhension et de production des expressions imagées.
CONCLUSION
72 En conclusion, nous pouvons dire que les dictionnaires détournés répondent, dans une certaine mesure, au regret que formulait J. Pruvost lorsqu’il constatait que « pour sa parfaite compréhension dans une conversation ou dans un texte, la définition classique, sémantique du mot est insuffisante » [10]. En effet, si les dictionnaires détournés ne font pas explicitement mention du domaine lexiculturel qui les compose, il serait futile de les consulter en faisant abstraction de la « charge culturelle partagée » des mots détournés composant la nomenclature. Ces dictionnaires représentent par ailleurs une riche « base de données » comme l’expliquait R. Galisson en 1999.
73 Les dictionnaires détournés font d’incessantes références à la culture tant courante que savante. Ils fonctionnent comme des amplificateurs de la « charge culturelle partagée » des lexies détournées. Les mécanismes néologiques mis en œuvre dans la création des nomenclatures mettent en évidence un certain nombre de phénomènes lexicologiques. Le ludisme de ces ouvrages appelle les lecteurs à imiter ces phénomènes de création et les pousse à faire appel à un savoir, une culture dont vont s’imprégner les nouvelles lexies ainsi imaginées par les locuteurs.
74 Ainsi, sans répondre totalement aux carences des dictionnaires classiques, les dictionnaires détournés se permettent, de par la liberté accordée à leurs auteurs, une approche différente de la lexicographie offrant une complémentarité qui ouvre des pistes à suivre dans l’évolution lexicographique de ces prochaines années.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- Dictionnaires détournés
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- Site
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- Autres références bibliographiques
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- GALISSON, R. 1984. Dictionnaire de compréhension et de production des expressions imagées, Paris : Clé International.
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- LÉTURGIE, A. 2008. « De singuliers dictionnaires de néologismes : les dictionnaires détournés », Actes du 1er congrès international de néologie des langues romanes, IULA, Université Pompeu Fabra, Barcelone, mai 2008, À paraître.
- Petit Robert 2008, 2838 p., Paris : Le Robert.
- PRUVOST, J. 2005. « Quelques concepts lexicographiques opératoires à promouvoir au seuil du XXIe siècle », ÉLA, n° 137, Paris : Didier Érudition, p. 7-37.
- QUEMADA, B (1987) : « Notes sur lexicographie et dictionnairique », Cahiers de lexicologie, n° 51, Paris : Didier Érudition, p. 229-242.
- SABLAYROLLES, J.-F. 2000. La néologie en français contemporain, Paris : Honoré Champion.
Notes
-
[1]
Nous entendons par lexiculture le concept de « pragmatique lexiculturelle » énoncé par Robert Galisson (Galisson 1999 : 477-496).
-
[2]
Le terme est emprunté à R. Galisson, L. Porcher (1986 : 7) et nous permet de distinguer les dictionnaires détournés des « classiques » Larousse, Robert, Littré, etc.
-
[3]
Selon le sens que lui a donné Quemada (1987 : 229-242), c’est-à-dire les conditions d’élaboration des dictionnaires en tant qu’objets et produits commerciaux, avec les contraintes éditoriales qui se rattachent à ce genre.
-
[4]
Aqua » + « diem » + « octus » soit « eau » + « jour » + « huit ».
-
[5]
J.-L. Chiflet (dir.) (2002 : 7).
-
[6]
J. Pruvost (2005 : 18).
-
[7]
R. Galisson (1999 : 484).
-
[8]
R. Galisson (1999 : 478).
-
[9]
R. Galisson (1999 : 479).
-
[10]
J. Pruvost (2005 : 16).