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Article de revue

Des écrivains en contact de langues

Pages 485 à 492

Notes

  • [1]
    Un récit comme celui de J.M.G. Le Clezio – Le livre des fuites, L’imaginaire, Gallimard, 1990 (1re éd. 1969) – se constitue comme un espace de mise en scène et de réflexion sur les contacts de langues, la différence des langues, la communication dite exolingue. La poésie de P. Celan est tout entière travaillée par un rapport paradoxal et de division à la langue allemande ; cette langue tant aimée est aussi celle des tortionnaires nazis, de sorte que Celan se trouve confronté à l’ennemi dans sa poésie-même. Cf. entre autres J. Jackson, La poésie et son autre, éd. J. Corti, 1998.
  • [2]
    Si la notion de subjectivité n’est pas ici explicitement problématisée, elle recouvre deux des sens (devenus classiques) du mot « sujet » (après Freud et Lacan) 1. sujet de la conscience et de la connaissance, fondement de ses pensées et de ses actions 2. sujet de l’inconscient et du désir, barré et parlé par la langue, assujetti au signifiant.
  • [3]
    Cf. Introduction générale à mon œuvre et Confidences, Éd. de l’Herne, 1997.
  • [4]
    Rapporté par J. Aubert, Œuvres/James Joyce, éd. Gallimard, 1982
  • [5]
    Peut-être la plus célèbre de ces homophonies est-elle celle rapportée par J. Aubert à J. Lacan, qui consacre en 1975-76 son séminaire Le synthome à Joyce : « who ails tongue coddeau a space of dumbillisy ? ».
  • [6]
    Le schizo et les langues, éd. Gallimard, 1970.
  • [7]
    M. Blanchot, « La terreur de l’identification », dans L’amitié, éd. NRF. Gallimard, 1972, p. 243.
  • [8]
    Ma mère musicienne est morte de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai 1977 au Mouroir Mémorial à Manhattan, éd. Navaran, 1984, p. 8-9.
  • [9]
    Cf. sur ce point A. Tabouret-Keller, « La pureté de la langue », Traverses n° 2, Presse de l’UPV, Montpellier III, 2001.
  • [10]
    L’oreille de l’autre (textes et débats avec J. Derrida), VRD éd. (Montréal, Canada), 1982, p. 153-154.
  • [11]
    « Le créole, notre langue première… est le véhicule originel de notre moi profond, de notre inconscient collectif, de notre génie populaire […] Son étiolement n’a pas été une seule ruine linguistique, la seule chute d’une branche mais le carême total d’un feuillage, l’agenouillement d’une cathédrale […] Les instituteurs de la grande époque de la francisation ont été les négriers de notre élan artistique ». J. Bernabé – P. Chamoiseau – R. Confiant, Éloge de la créolité, éd. Gallimard – Presses universitaires créoles, 1988, p. 43-44.
  • [12]
    Cité par D. Combe, Poétiques francophones, éd. Hachette (supérieur), 1984. Cet ouvrage est à notre connaissance l’un des rares ouvrages qui traitent (en en faisant une recension) des contacts de langues dans la littérature.
  • [13]
    H. Michaux, Un barbare en Asie, o.c. tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 388.
  • [14]
    La quinzaine littéraire, n°436,13-31 mars 1985, « Changer de langue, changer de façon d’être », p. 10.
  • [15]
    Cité par D. Bair, Beckett, éd. Fayard, 1990, p 143.
  • [16]
    Beckett, Molloy, éd. de minuit, 1996 (première édition, 1951).
  • [17]
    E. Jones analyse cette « logique » dans un texte intitulé « L’aspect linguistique dans la caractérologie des Anglais » : « il est bien connu qu’une idée, qui autrement serait frappée d’interdit, peut être aisément exprimée pourvu qu’elle soit revêtue du voile d’un euphémisme, ou traduite dans une langue étrangère », Essais de psychanalyse appliquée, Payot, 1973, p. 75.
  • [18]
    « Le cas du chinois », in Du bilinguisme, ouvrage collectif, édition Denoël, p. 233.
  • [19]
    R. Tostain, « Other language, other mind », in Chemins de la création, éd. Point hors ligne, 1994, p. 85-87.
  • [20]
    C. Esteban, Le partage des mots, Gallimard (coll. L’un et l’autre), 1990, p. 106 et p. 118.
  • [21]
    J. Amati Mehler, S. Argentieri, J. Canestri, La Babel de l’inconscient, coll. Le fil rouge, PUF, 1994, p. 99.
  • [22]
    Je suis (saisie) (prise en main), (empoignée) mais entière. Trad. personnelle.
  • [23]
    Éd. Galilée, 1996.
  • [24]
    Présent – passé – passé – présent, Gallimard (coll. Idées), 1976, p. 25.
  • [25]
    E. Canetti, Histoire d’une jeunesse (la langue sauvée), Le livre de poche (Biblio), 1994, p. 9, (première éd. Albin Michel, 1980).
  • [26]
    Ibid., p. 45.
  • [27]
    Ibid., p 39.
  • [28]
    Ibid., p 113.
  • [29]
    Le discours antillais, éd. du Seuil, 1981.
  • [30]
    « Le méridien », in Strette, éd. Mercure de France, 1971 (traduction A. Du Bouchet), p. 191.
English version

1Multiples et singulières sont les situations des écrivains au regard des langues. Nombreux sont ceux qui se sont exprimés en plus d’une langue, refusant ou rejetant parfois leur langue « maternelle » ou d’origine, choisissant et désirant une autre langue, ou contraints à ne disposer que d’une langue imposée. À tel point qu’il est possible d’affirmer qu’une grande part de la littérature contemporaine, s’articule à des situations de bilinguisme ou de plurilinguisme qui constituent l’arrière-plan chaque fois singulier de l’activité d’écriture. Ce dont témoignent le journal, l’essai, l’autobiographie, la correspondance, le récit ou la poésie, c’est de l’existence d’un rapport complexe entre les langues, comme soubassement et condition de l’invention poétique et littéraire. Comment celui qui écrit donne-t-il forme à son désir d’écrire, à partir de sa propre existence et d’un nouage intime à la ou aux langues dans lesquelles il écrit, du jeu de leurs possibilités et de leurs contraintes ?

2Kafka écrit dans l’écart de l’allemand, du tchèque et du yiddish, Beckett dans une sorte de transmutation de l’anglais au français, Pessoa dans le défilé de ses différents hétéronymes, n’écrit pas seulement en portugais, mais aussi en anglais et quelquefois en français.

3L’écriture apparaît alors comme un espace de tension et de rencontre entre des langues différentes, espace à l’intérieur duquel l’écrivain va trouver « sa langue », sa ligne propre, unique d’invention et de création. Nombreux sont les écrivains en contact de langues qui se sont faits témoins ou narrateurs de leur histoire linguistique et pour qui, l’écriture s’est constituée en espace de réflexion (sur les langues, les rapports aux langues, le langage) ou d’autoréflexion (sur la création littéraire), tout en empruntant à différents styles ou genres  [1]. En contraste avec les problématiques structurales, textuelles ou sémiotiques de la littérature, coupées de tout sujet en situation ou en nécessité d’écriture, les textes de ces écrivains incitent à reposer et à repenser la question du biographique et de la subjectivité dans l’approche de la création littéraire.

4Ils ouvrent à un questionnement sur la dimension subjective  [2] de la relation aux langues, aux marges des sciences du langage (de la linguistique de l’énonciation ou de la sociolinguistique), aux marges des théories du texte littéraire (même s’il ne s’interdit pas de recourir à certains de leurs outils d’analyse).

5Le « nouage intime » aux langues qui fonde et conditionne l’activité d’écriture se déploie entre amour et abjection. C’est une relation affective marquée, consciente ou inconsciente, oscillant entre l’amour et la haine et qui peut être ambivalente, passionnelle, conflictuelle.

6W. B. Yeats (contemporain et compatriote de Joyce) dit sa relation à l’anglais :

7

« Tout ce que j’aime m’est venu par l’anglais » « Il y a des moments où la haine
m’empoisonne la vie et je m’accuse de mollesse parce que je n’ai pas su y donner une
expression adéquate » « Ma haine me torture d’amour, mon amour de haine »  [3]

8Ce nouage intime, affectif, subjectif aux langues s’exprime et se traduit à travers des univers de discours et des positions subjectives vis-à-vis des langues, positions qui sont fluctuantes, variables pour un même écrivain et d’un écrivain à l’autre. Ces discours peuvent se développer, selon les écrivains, les situations, de manières très diverses, et selon des lignes qui bien évidemment s’entrecroisent et s’entremêlent.

9

  • Une ligne d’explication, d’analyse, de rationalisation (du stéréotype sur les langues à l’analyse micro-linguistique d’un point de syntaxe).
  • Une ligne d’« affectivation » ou de subjectivation (la relation à la langue se dit en termes appréciatifs, affectifs, esthétiques, qu’il s’agisse de sa « beauté », de sa « volupté », de sa « séduction », ou de sa « cacophonie », et de son « gargouillis »).
  • Une ligne de prescription et de « normativation » (à la langue sont associées des valeurs idéologiques, morales et politiques).

10Ces discours s’articulent à des positions subjectives elles-mêmes très variables.

111. Il peut s’agir d’attaquer sa langue d’origine ou de socialisation, d’écrire pour atteindre un point où celle-ci deviendrait étrangère, de défaire, de déconstruire le « corps de la langue », selon la ligne d’une poétique négative. Bien des écrivains reconnaîtraient comme leur la position de Mallarmé énonçant « la destruction fut ma « Béatrice ».

12Joyce, Michaux, Artaud, d’autres encore. Sans doute Joyce représente-il la pointe extrême de cette négativité, sans doute inscrit-il dans l’histoire de la littérature, et selon son intention, une altérité référable à son seul nom. On a pu dire qu’après lui « l’anglais n’existait plus », et lui-même déclare après Finnegans wake : « je suis au bout de l’anglais », son programme étant d’en finir avec la langue anglaise, de parvenir à l’unglish, « l’antiglais » : « à quoi ressemblera la langue quand j’en aurai fini, je me le demande – mais ayant déclaré la guerre j’irai jusqu’au bout »  [4].

13Joyce a poussé au peu plus loin la polyphonie du langage et des langues dans l’écriture : par le mélange et « l’interaction » des langues, des variétés des langues, des voix, des registres énonciatifs, par les jeux d’homophonie intra et trans linguistiques  [5], il fait de son écriture la fosse de Babel que redoutait Kafka et un défi à la traduction.

14L. Wolfson, l’étudiant en langues schizophréniques  [6] souffre d’« allergie psychique » à sa « langue maternelle », et ne cesse d’y disséminer des mots, des phrases, des locutions en langues étrangères, afin d’« écarter la mauvaise matière malade »  [7] :

15

Lire, écrire, agir, détruire… il faut essayer sans doute de détruire les tumeurs (tu
meurs !) surtout les malignes qui poussent dans les chairs des gens […] mais il faut
surtout guérir les cancers géants, ceux des « astres errants ».  [8]

16Ce n’est que par l’écriture, par la création de jeux de langage, de ponts verbaux entre l’anglais et les langues étrangères (hébreu, allemand, russe, français…) qu’il échappe à sa position d’objet mort du désir maternel, et s’ouvre des passages vers une interlangue transitionnelle et protectrice.

172. Il peut s’agir de défendre sa langue de la crispation du puriste qui s’efforce d’en protéger la pureté  [9] de toute contamination ou infection étrangère, à la position du minoritaire qui essaie de faire entendre sa langue dominée par une langue majeure. Le puriste dit son « désir de noyau intact »  [10], le corps d’une langue que des locuteurs ne se seraient pas appropriée, qui jamais n’aurait été parlée, transformée.

18Il dit simultanément qu’il n’est pas d’« intégrité » des langues, que la langue est toujours autre, inscrite sur une ligne de variation qui est une ligne de contamination. Le fantasme de la pureté dit aussi celui de la maîtrise, de l’identité pure, de la spécularité de soi à la langue.

19Le minoritaire, lui dit sa langue oubliée, interdite, humiliée, dominée, il dit son « expropriation » du langage, son désir d’une langue propre, sienne, qui le réapproprierait à lui-même, langue-fantasme d’un « paradis perdu »  [11].

203. Il peut s’agir de refouler sa langue d’origine, ou de s’en éloigner, de changer de langue pour écrire dans une autre langue.

21Ainsi Beckett passe de l’anglais au français, Nabokov du russe à l’anglais, Kundera du tchèque au français. Comment les écrivains rendent-ils compte de ces changements ?

22Deux ordres de raisons, difficilement démélables, peuvent être invoquées : des raisons « biographiques », subjectives : exil, amour, deuil, rupture avec l’origine. Pour E-M. Cioran changer de langue c’est « s’affranchir de l’origine », se débarrasser du « poids de la naissance »  [12], déjouer la filiation et la généalogie, la rejouer autrement. Se donner une autre langue, pour se donner une autre loi, un autre père, une autre « papatrie »  [13].

23Il peut s’agir à l’inverse de changer de langue pour renouer avec l’origine d’une langue interdite, secrète, enfouie. H. Bianciotti, de famille italienne, immigrée en Argentine, dit de texte en texte son parcours à travers les langues, son éloignement progressif de l’espagnol pour retrouver à travers le français une ligne de contact et de proximité avec le « dialecte » piémontais de ses parents :

24

Il me plaît de songer que dans la langue interdite de l’enfance, celle que parlaient
entre eux mes parents, il y avait ce son fermé de la cinquième voyelle, ce son « u » qui
n’existe pas en italien, en aucun de ses dialectes, sauf dans le piémontais, et qui est le
« u » du français, un son tout intime, comme une infime parcelle où une partie de moi
se serait nichée jadis, et qui m’aurait fait faire le voyage à mon insu d’une langue à
l’autre – en m’éloignant de la mienne pour me déposer au bord d’une autre.  [14]

25À cette scénographie œdipienne du rapport aux langues, et du changement de langues, se mêlent des raisons esthétiques ou poétiques : changer de langue pour changer de genre, consacrer une langue au roman et l’autre à l’essai, une à la poésie et l’autre au récit ; changer de langue pour changer de style « en français c’est plus facile d’écrire sans style »  [15], changer de style certes mais aussi en finir avec « ses indéfectibles saloperies de chromosomes »  [16].

26L’on peut enfin changer de langue pour se déplacer dans un autre univers symbolique et sémantique, pour écrire ou dire ce que la langue « maternelle » ne permet pas d’énoncer, pour déjouer la censure interne  [17] à la langue, et contourner les exigences de « surmoi ». F. Pessoa passe du portugais à l’anglais pour écrire ses poèmes érotiques. L’univers lexical et discursif du sexe peut être dans la langue d’origine frappé d’interdit, celle-ci devient lors lieu du refoulement : langue dépossédée et muette. Langue cryptique.

27C’est de cette dépossession et de cette « coupure » dont rend compte, à travers son expérience de la migration, F. Cheng :

28

venu tard au français […] je me rendais compte que je ne pouvais y investir que la
part lucide, raisonnable, sans cesse analysante de moi-même…] Alors que cette autre
part chargée de désirs, de fantasmes, et de tout le passé vécu, a été refoulée dans une
langue que j’avais rarement l’occasion de parler et dont surtout je ne pratiquais plus
l’écriture.  [18]

29L’expérience du sujet bilingue ou multilingue peut être celle d’un « clivage », du dicible, de l’exprimable, selon les langues, comme si chacune d’entre elles s’appropriaient une « tranche de vie ». Sans doute ne s’agit-il pas seulement d’une répartition fonctionnelle au sens de la sociolinguistique, puisque à chaque langue peuvent s’associer des parcours affectifs, sensoriels, émotionnels différents :

30

… la pluie n’est plus la pluie, la sonorité de sa mélancolie, la voix qui la prononce,
n’est plus celle de mon souvenir d’enfance. La pluie irlandaise résonne raining. C’est
une cloche joyeuse, elle construit un univers dans sa tradition où elle m’accueille.  [19]

31L’entre-deux langues, l’expérience psychique de l’entre-deux se joue alors soit selon une ligne de partage, de coupure, de démarcation, soit selon une ligne de passage, de contact, de combinaison entre les langues.

32D’une langue à l’autre, sur le fil fragile, précaire de leur séparation, le sujet se vit comme double, fantôme ou mensonge, voué au silence et au vide :

33

« J’avais très tôt fait l’expérience, non pas seulement de la dualité matérielle des langues entre lesquelles je me trouvais écartelé, mais de leur divergence et de leur dissimilitude au registre de l’intellection du monde que l’une et l’autre proposaient ». « Le trouble qui s’emparait de moi au beau milieu d’une phrase, bouleversait mes catégories, démantelant mon édifice mental, me condamnant moins au silence qu’au vide. Je le devais à l’intrusion irrépressible d’un autre système de représentations qui réclamait sa place dans le discours comme dans la pensée, et contre lequel la censure que j’exerçais se révélait, le plus souvent impuissante ». [20]

34À l’inverse, d’une langue à l’autre, peuvent se créer des passages, des voies de contact, de connexion, d’association entre parcours affectifs et émotionnels ; c’est alors un effet de ponctuation subjective que l’alternance ou le mélange de langues met en relief, la tension ou l’écart constitutifs du sujet lui-même. Les auteurs de La Babel de l’inconscient rapportent l’exemple de Marie Bonaparte  [21] qui fit son analyse avec Freud en allemand. Dans son journal d’analyse apparaissent fréquemment des phrases mixtes dans lesquelles l’allemand et le français alternent ou se mélangent ; dans une lettre à R. Laforgue elle écrit :

35

L’analyse c’est la chose la plus empoignante que j’ai jamais faite, ich bin, comme on
dit en allemand, gepackt ! aber vollständing.  [22]

36Du mot allemand au mot français inventé (poignant/empoignant) se créé sur le fil des langues et de leurs différences un effet de contact, de sens et de sujet.

374. Si l’on peut attaquer, défendre, refouler sa langue « maternelle », il peut s’agir aussi de se la réapproprier, quand la relation à la langue est vécue par le sujet comme une relation d’écart, de décalage, de distorsion, ce qui est souvent le cas en situation de contact de langues. C’est ce dont témoigne Kafka à travers son malaise de l’allemand.

38J. Derrida dans Le monolinguisme de l’autre[23] se demande ce qu’est « s’exprimer en français » lorsqu’on est « Juif d’Algérie », que l’arabe est la langue des voisins, l’hébreu celle d’ancêtres lointains (porteuse d’une religion que l’on ne pratique pas), que le français est à la fois langue « maternelle », langue de socialisation et d’éducation (celle de la philosophie des Lumières) et en même temps la langue des « colons » qui traitent les Arabes et les Juifs comme des étrangers (refusant la citoyenneté aux premiers la retirant aux seconds).

39Qu’est-ce que s’exprimer en français, lorsque l’on est non-Arabe, pas tout à fait Juif, pas tout à fait Français ? Ce « pas tout à fait… pas tout à fait » se révèle être emblématique des situations de contact conflictuelles, lorsque les sujets vivent dans la discontinuité, la coexistence d’univers symboliques distincts. C’est dans ce contexte que l’écrivain va se réapproprier la langue, la faire sienne en lui imprimant sa marque singulière, en s’y inventant un style.

40C’est donc souvent sur fond d’un rapport complexe, d’un nouage intime, singulier aux langues, que l’écrivain est obligé de se faire sa langue, d’inventer son écriture, de trouver sa ligne de création.

41Ce nouage, ce rapport est conditionné, doublement déterminé par un « ensemble » disparate d’éléments enchevêtrés qui tiennent, et au « roman familial » de l’écrivain et au contexte historique, culturel, linguistique ou sociolinguistique de l’acte d’écrire. Au roman familial de l’écrivain, soit à son histoire familiale vécue, telle qu’elle s’est fixée dans son imaginaire et telle qu’il en rend compte.

42E. Ionesco formé, élevé, éduqué en roumain, retrouve avec le français, la langue de sa mère contre un père haï, détesté : « Tout ce que j’ai fait c’est contre lui que l’ai fait. »  [24]

43Le roman familial d’E. Canetti est un roman des langues : récit de la multiplicité qui l’habite (bulgare, judéo-espagnol, roumain, grec, albanais, turc…) et dont enfant « il ressent constamment les effets »  [25].

44

Il était souvent question de langues, on en parlait sept ou huit différentes, rien que dans notre ville ; tout le monde comprenait un peu toutes les langues usitées, seules les petites-filles venues de la campagne ne parlaient que le bulgare, aussi disait-on qu’elles étaient bêtes. Chacun faisait le compte des langues qu’il connaissait, il était on ne peut plus important d’en posséder un grand nombre. Cela pouvait vous sauver la vie ou sauver la vie d’autres gens.  [26]

45Canetti dit à travers son histoire d’une jeunesse combien le répertoire verbal d’un sujet est une constellation fluctuante, mouvante, où la prédominance d’une langue sur l’autre, leur « hiérarchie » interne, leur degré d’appropriation, varie continûment dans le temps et dans l’espace en fonction du jeu de relations, d’identifications, d’affects dans lequel les différentes langues s’inscrivent. Ce n’est qu’après la mort de son père qu’il « naît » à la langue allemande, langue « secrète » des parents, langue de leur intimité et de leur amour, « langue magique » :

46

Je me disais qu’il devait s’agir de choses merveilleuses qu’on ne pouvait exprimer que
dans cette langue.  [27]

47Il fait dans l’apprentissage de l’allemand, l’expérience conjointe de la douleur et de l’amour :

48

… dans les douleurs qui précédèrent ma deuxième naissance, je conçus la passion qui
devait m’unir à l’une et à l’autre. Je veux dire à la langue et à ma mère.  [28]

49Cette scénographie familiale de la relation aux langues n’est pas dissociable du contexte historique, linguistique, culturel dans lequel elle s’inscrit, de ce que E. Glissant nomme le pays réel[29] ; c’est-à-dire de l’espace de langues, de cultures, de religions qui contribue à la formation de l’écrivain et qui définit son appartenance à un ou plusieurs univers symboliques, en contact, entrecroisés ou séparés.

50Trajectoire biographique/pays réel, c’est dire aussi que chez la plupart des écrivains en contact de langues, la vie et l’écriture, l’existence et la création sont inextricables, indissociables, enchevêtrées. P. Celan rappelle qu’on écrit toujours « à partir de l’angle d’inclinaison particulière de sa propre existence »  [30], d’un angle d’inclinaison où l’écriture se mêle à l’amour, à l’exil, à la prison, aux voyages, à la drogue, à la solitude, à la mort. Nous avons donc affaire le plus souvent à des œuvres-vies où l’écriture est écriture de la vie, écriture de soi, écriture d’une expérience intérieure et lire ces écrivains c’est à chaque fois se confronter aux différentes versions d’une subjectivité, dans sa relation aux langues et dans les avatars de son histoire singulière.

Notes

  • [1]
    Un récit comme celui de J.M.G. Le Clezio – Le livre des fuites, L’imaginaire, Gallimard, 1990 (1re éd. 1969) – se constitue comme un espace de mise en scène et de réflexion sur les contacts de langues, la différence des langues, la communication dite exolingue. La poésie de P. Celan est tout entière travaillée par un rapport paradoxal et de division à la langue allemande ; cette langue tant aimée est aussi celle des tortionnaires nazis, de sorte que Celan se trouve confronté à l’ennemi dans sa poésie-même. Cf. entre autres J. Jackson, La poésie et son autre, éd. J. Corti, 1998.
  • [2]
    Si la notion de subjectivité n’est pas ici explicitement problématisée, elle recouvre deux des sens (devenus classiques) du mot « sujet » (après Freud et Lacan) 1. sujet de la conscience et de la connaissance, fondement de ses pensées et de ses actions 2. sujet de l’inconscient et du désir, barré et parlé par la langue, assujetti au signifiant.
  • [3]
    Cf. Introduction générale à mon œuvre et Confidences, Éd. de l’Herne, 1997.
  • [4]
    Rapporté par J. Aubert, Œuvres/James Joyce, éd. Gallimard, 1982
  • [5]
    Peut-être la plus célèbre de ces homophonies est-elle celle rapportée par J. Aubert à J. Lacan, qui consacre en 1975-76 son séminaire Le synthome à Joyce : « who ails tongue coddeau a space of dumbillisy ? ».
  • [6]
    Le schizo et les langues, éd. Gallimard, 1970.
  • [7]
    M. Blanchot, « La terreur de l’identification », dans L’amitié, éd. NRF. Gallimard, 1972, p. 243.
  • [8]
    Ma mère musicienne est morte de maladie maligne mardi à minuit au milieu du mois de mai 1977 au Mouroir Mémorial à Manhattan, éd. Navaran, 1984, p. 8-9.
  • [9]
    Cf. sur ce point A. Tabouret-Keller, « La pureté de la langue », Traverses n° 2, Presse de l’UPV, Montpellier III, 2001.
  • [10]
    L’oreille de l’autre (textes et débats avec J. Derrida), VRD éd. (Montréal, Canada), 1982, p. 153-154.
  • [11]
    « Le créole, notre langue première… est le véhicule originel de notre moi profond, de notre inconscient collectif, de notre génie populaire […] Son étiolement n’a pas été une seule ruine linguistique, la seule chute d’une branche mais le carême total d’un feuillage, l’agenouillement d’une cathédrale […] Les instituteurs de la grande époque de la francisation ont été les négriers de notre élan artistique ». J. Bernabé – P. Chamoiseau – R. Confiant, Éloge de la créolité, éd. Gallimard – Presses universitaires créoles, 1988, p. 43-44.
  • [12]
    Cité par D. Combe, Poétiques francophones, éd. Hachette (supérieur), 1984. Cet ouvrage est à notre connaissance l’un des rares ouvrages qui traitent (en en faisant une recension) des contacts de langues dans la littérature.
  • [13]
    H. Michaux, Un barbare en Asie, o.c. tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 388.
  • [14]
    La quinzaine littéraire, n°436,13-31 mars 1985, « Changer de langue, changer de façon d’être », p. 10.
  • [15]
    Cité par D. Bair, Beckett, éd. Fayard, 1990, p 143.
  • [16]
    Beckett, Molloy, éd. de minuit, 1996 (première édition, 1951).
  • [17]
    E. Jones analyse cette « logique » dans un texte intitulé « L’aspect linguistique dans la caractérologie des Anglais » : « il est bien connu qu’une idée, qui autrement serait frappée d’interdit, peut être aisément exprimée pourvu qu’elle soit revêtue du voile d’un euphémisme, ou traduite dans une langue étrangère », Essais de psychanalyse appliquée, Payot, 1973, p. 75.
  • [18]
    « Le cas du chinois », in Du bilinguisme, ouvrage collectif, édition Denoël, p. 233.
  • [19]
    R. Tostain, « Other language, other mind », in Chemins de la création, éd. Point hors ligne, 1994, p. 85-87.
  • [20]
    C. Esteban, Le partage des mots, Gallimard (coll. L’un et l’autre), 1990, p. 106 et p. 118.
  • [21]
    J. Amati Mehler, S. Argentieri, J. Canestri, La Babel de l’inconscient, coll. Le fil rouge, PUF, 1994, p. 99.
  • [22]
    Je suis (saisie) (prise en main), (empoignée) mais entière. Trad. personnelle.
  • [23]
    Éd. Galilée, 1996.
  • [24]
    Présent – passé – passé – présent, Gallimard (coll. Idées), 1976, p. 25.
  • [25]
    E. Canetti, Histoire d’une jeunesse (la langue sauvée), Le livre de poche (Biblio), 1994, p. 9, (première éd. Albin Michel, 1980).
  • [26]
    Ibid., p. 45.
  • [27]
    Ibid., p 39.
  • [28]
    Ibid., p 113.
  • [29]
    Le discours antillais, éd. du Seuil, 1981.
  • [30]
    « Le méridien », in Strette, éd. Mercure de France, 1971 (traduction A. Du Bouchet), p. 191.
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