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Article de revue

L'utilisation du dictionnaire en classe de FLE : les japonais

Pages 429 à 444

Notes

  • [1]
    Jacques Gravereau, Le Japon au XXe siècle, Éd. du Seuil, « Points Histoire », 1993,636 pages.
  • [2]
    Tsugiko Higaka, enseignante de japonais.
  • [3]
    Sébastien Chéné, un de nos informateurs ayant passé quatre années au Japon explique que l’« anzen » (sentiment de sécurité) est une valeur importante dans la société japonaise. On demande souvent au visiteur étranger s’il aime l’« anzen » japonais, ce phénomène culturel que l’on retrouve partout (dans les banques, les magasins…).
  • [4]
    Entretien exploratoire : Miki Matsumoto, japonaise (étudie le français au Centre International d’Études Françaises en France), novembre 2001.
  • [5]
    Entretien exploratoire : Motoko Kobayashi, japonaise (étudie le français au Centre International d’études françaises), novembre 2001.
  • [6]
    Sylvie Vraux, enseignante de japonais pour Anjou-interlangues, traductrice assermentée.
  • [7]
    Sylvie Vraux
  • [8]
    Le Nouvel Observateur, n° 1941, du 17 au 23 janvier 2002, p. 88. C’est nous qui soulignons.
  • [9]
    Sylvie Vraux
  • [10]
    Tsugiko Higaka précise à ce propos : « J’ai écrit […] que “manebu” signifiait “imiter”. Il est vrai mais ce mot “manebu” relève du lexique de l’ancien japonais et on dit aujourd’hui “maneru” pour “imiter” ».
  • [11]
    Tsugiko Higaka.
  • [12]
    Fujio Minami, Institut national de Recherche sur la Langue Japonaise, « Qu’est-ce que la langue japonaise ? La structure de la phrase, Introduction », dans La Linguistique Japonaise, cité par André Wlodarczyc, Langage, n° 68,1982,124 pages.
  • [13]
    E.T. Hall, Au-delà de la culture, Éd. du Seuil, 1976, p. 111-112.
  • [14]
    Sébastien Chéné.
  • [15]
    Tsugiko Higaka.
  • [16]
    Motoko Kobayashi, étudiante au CIDEF.
  • [17]
    Emi Takeuchi, étudiante au CIDEF.
  • [18]
    Émilie Pommier.
  • [19]
    Émilie Pommier.
  • [20]
    Émilie Pommier.

INTRODUCTION

1À tous les niveaux, l’apprentissage au Japon accorde une place extrêmement importante à la répétition, à la mémorisation, à la patience, au silence. D’après Jacques Gravereau [1], la difficulté d’acquisition du système d’écriture des trois alphabets (deux syllabaires de quarante-huit signes, le hiragana et le katakana, et deux mille caractères chinois, les kanji, dont la prononciation diffère radicalement suivant la place qu’ils occupent dans un mot) rend l’apprentissage de la langue long et laborieux. Aux dires des Japonais et des spécialistes du Japon, c’est la raison pour laquelle on privilégie, dans l’enseignement des langues, les activités de compréhension écrite – en relation directe avec la vérification de l’acquisition de l’écriture, et donc, peut-être, sans grand souci de la construction du sens comme pourrait l’entendre un Occidental.

2En ce qui concerne la langue française, elle n’est enseignée ni au collège, ni au lycée (à quelques exceptions près) : les élèves n’en commencent l’étude qu’à partir de leur entrée à l’université. Alors que la première langue vivante, l’anglais américain, seule langue étrangère de référence, est considérée comme étant la langue des affaires et celle de la communication internationale, le français possède un statut différent. À l’instar du coréen, du chinois, de l’espagnol et de l’allemand, il fait partie du groupe des secondes langues vivantes et s’enseigne dans un objectif essentiellement littéraire. La primauté est accordée à l’écrit, la langue est décrite comme un système linguistique. Le développement d’une véritable compétence de communication ne constitue pas la finalité de cet enseignement.

3De plus, le Japon étant un pays relativement fermé, l’apprentissage d’une langue étrangère ne correspond pas à un réel besoin. Que ce soit dans les universités de deux ans (majoritairement fréquentées par un public féminin et centrées sur un apprentissage des langues, des arts ménagers et décoratifs en vue d’un éventuel mariage) ou de quatre ans, l’enseignement vise principalement la compréhension d’écrits (littéraires ou autres). Bien souvent l’enseignant propose un texte qui sera le soir même traduit mot à mot à l’aide du dictionnaire en prévision des futures explications du professeur. Ces données ont habitué les étudiants japonais à une fréquentation assidue du dictionnaire. Elles s’ajoutent à de nombreux autres facteurs culturels qui expliquent l’usage fréquent qu’ils font de cet outil pendant et en dehors des cours.

4La classe étant le lieu privilégié où s’observent les pratiques des apprenants, nous allons donc examiner plus attentivement, dans les deux premières parties de cet article, en quoi nos attentes et représentations peuvent se trouver en opposition avec celles de nos apprenants japonais et les raisons pour lesquelles elles le sont. Une troisième partie abordera les habitudes plus conformes aux souhaits des enseignants de français langue étrangère. Ce panorama concernant l’utilisation du dictionnaire par les apprenants japonais nous amènera finalement à dégager des pistes de remédiation.

5Pour mieux cerner les habitudes culturelles de nos apprenants, nous avons tout d’abord effectué des entretiens exploratoires auprès d’apprenants japonais de notre institut. Les éléments redondants de leur discours (éléments appuyés par nos observations de terrain) donnaient lieu à des recherches plus approfondies : enquêtes auprès d’enseignants spécialistes de la culture étudiée, lecture d’articles et d’ouvrages.

1. FRÉQUENCE D’UTILISATION DU DICTIONNAIRE EN CLASSE

6Les enseignants de français langue étrangère s’accordent pour remarquer une grande fréquence d’utilisation du dictionnaire chez leurs apprenants japonais. Alors que leurs professeurs français cherchent à instaurer une plus grande communication dans la classe (entre enseignants et apprenants ou entre apprenants), force est de constater que leurs élèves japonais usent et « abusent » à la moindre occasion du dictionnaire, freinant ou rompant de ce fait les échanges. Plusieurs facteurs éclairent cet usage intensif :

  • Tout d’abord, si les apprenants affirment fréquemment, dans les entretiens, que « le japonais est une langue sans grammaire », son apprentissage n’en demande pas moins de remarquables efforts aux enfants car, pour apprendre leur langue maternelle, ils doivent fournir un gros travail de mémoire : l’assimilation des 2 000 caractères chinois de base leur permet de pouvoir lire des textes courants et les prépare à l’examen qui équivaut au baccalauréat. Or il y a une moyenne de trois lectures possibles pour les 2 000 kanji dont on doit aussi mémoriser la graphie et l’ordre des traits. Il faut également apprendre leur signification avec une phrase d’explication. Il y a autant de phrases que de significations (mots contenant le kanji étudié) ! Le dictionnaire, dans ce contexte, est ouvert quotidiennement, sans doute très fréquemment. L’élève japonais l’utilise depuis sa plus tendre enfance. Son apprentissage commence, d’ailleurs, systématiquement à l’école primaire, « au moment de l’apprentissage des caractères chinois, vers six ou sept ans. Il s’agit de trouver les caractères ou les mots nouveaux qui apparaissent dans le manuel de japonais, de copier l’article et d’apprendre à préparer ainsi le cours » [2]. Ce témoignage d’une enseignante japonaise, outre le fait qu’il renseigne sur la manière dont on travaille à la maison, indique que le dictionnaire joue un rôle de référence important à l’école. Le consulter est plutôt bien vu et encouragé, d’autant que les Japonais travaillent avec deux types de dictionnaires : ceux de langue et ceux de caractères.
  • Par ailleurs, les caractéristiques de sa langue rendent l’apprenant japonais très sensible à la recherche des nuances :
    • une particule placée à la fin d’un énoncé peut en modifier partiellement ou totalement le sens ce qui oblige à lire ou à écouter toute la phrase pour accéder au sens avec certitude;
    • l’aspect temporel ainsi que les indications d’affirmation ou de négation sont à la fin;
    • les notions de nombre (singulier ou pluriel) ne sont pas indiquées dans la phrase, elles dépendent du contexte.
    Aussi, même si l’apprenant comprend les mots clés d’une phrase, y a-t-il fort à parier qu’il voudra rechercher la signification exacte de chacun de ses composants par peur de passer à côté d’un élément capital pour sa compréhension.
  • Il existe de même dans la langue énormément de nuances par rapport au fait d’être sûr, de douter…, nuances apportées par des éléments (particules, formes verbales…) dont le sens n’existe pas en français malgré les modalités. Un apprenant en situation de blocage va donc avoir besoin de vérifier dans le dictionnaire. De plus, le Japonais opère une distinction très nette entre le monde intérieur et le monde extérieur, de même qu’entre l’autre et lui-même. Il ne s’exprime pas de la même façon selon qu’il parle de lui ou d’autrui. Lorsque l’on parle de soi, on peut dire car on sait; lorsqu’on parle de l’autre, on ne sait jamais vraiment ce qu’il éprouve. On retrouve donc de nombreuses formules du type « peut-être », « je pense que », « je suppose que », « j’ai l’impression que », « j’ai entendu dire que »… formules qui introduisent une grande distance pour parler de l’autre. D’où l’émergence fréquente d’un besoin de nuances, a fortiori lorsqu’il s’agit de comprendre les intentions de l’autre.

7Ces phénomènes rendent difficile l’appréhension de la langue française. À cela s’ajoute une mauvaise maîtrise du métalangage. Les apprenants confrontés à une langue réputée « à grammaire » comme le français investissent parfois démesurément le métalangage, en faisant une clé de la grammaire. Si, en France, nous enseignons généralement la grammaire à l’aide de schémas (avec les exceptions), puis nous développons des exemples, et ensuite nous faisons des exercices d’application; au Japon, la grammaire est une grammaire de coutume : on observe une phrase soulignée dans un texte et les apprenants doivent produire une phrase sur le même modèle que la phrase soulignée. L’enseignant répond assez fréquemment à la question « quel est ce mot ? », et l’apprenant japonais ouvre encore plus fréquemment son dictionnaire (français ou bilingue) pour s’assurer qu’il s’agit bien d’un adverbe ou d’un adjectif, par exemple. Cette propension à essayer de catégoriser tient peut-être autant à la réputation attachée à la langue française qu’à un système que se fabrique l’apprenant pour devenir plus autonome dans la compréhension et la reproduction de structures – avec ou sans « conseil » de l’enseignant japonais ou français dans l’apprentissage initial. Le dictionnaire fait donc office d’outil multifonctions. En outre, au-delà de l’identification de la « nature » d’un mot, source de modèles à mémoriser, lieu d’explication du sens, il est également parole d’autorité. Dans la société japonaise, on se doit d’être infaillible et l’on n’a pas droit à l’erreur. Aussi, s’il n’est pas possible de faire des « fautes » en cours d’apprentissage comme dans la vie, le dictionnaire est-il alors le suprême soutien psychologique, garant de l’anzen [3]. Il est la bouée de sauvetage sans laquelle l’apprenant est perdu et sans doute le seul outil lui permettant de ne pas perdre la face, d’autant que les difficultés linguistiques, conjuguées à l’éloignement culturel, font souvent naître en lui un profond sentiment d’insécurité. Les propos des étudiants interrogés illustrent d’ailleurs bien cette idée comme c’est le cas pour cette jeune fille d’un niveau de langue pourtant très correct :

8

J’ai apporté un petit dictionnaire (japonais-français/français-japonais). Pour la conversation ordinaire, ce n’est pas pratique mais c’est pour me rassurer. Si je suis paniquée, je ne me souviens pas des mots faciles… même les mots faciles. Mais je dois expliquer la situation en français si j’ai des problèmes. C’est pour me rassurer, c’est pas lourd, ça ne me dérange pas. [4]

9Ce sentiment d’insécurité est souvent amplifié par l’attitude de l’enseignant et/ou de la classe multiculturelle dans laquelle la notion du temps est extrêmement relative. Nous souhaiterions que le rythme soit rapide en compréhension comme en production, alors que pour les apprenants japonais, prendre son temps – voire prendre beaucoup de temps – n’est pas remarqué, ni facteur de « honte ». Pour eux, l’apprentissage requiert patience, observation et imitation de modèles, comme il sera précisé plus bas, de quelque discipline qu’il s’agisse. Bien que tout à fait compétents pour le faire du point de vue linguistique, ils terminent rarement une tâche dans le temps déterminé, contrairement à presque tous les autres apprenants de la classe.

2. DES STRATÉGIES POUR SE DÉBROUILLER « AUTREMENT »

10Pour remédier à cette utilisation du dictionnaire jugée abusive, les enseignants encouragent souvent leurs élèves à mettre en œuvre des stratégies pour « se débrouiller autrement ». Ces stratégies peuvent elles aussi susciter réticences ou incompréhensions, et cela à plusieurs niveaux :

2.1. Demander des explications à l’enseignant plutôt que de se débrouiller seul à l’aide du dictionnaire

11Au lieu de rechercher la signification du mot dans le dictionnaire, l’enseignant demande souvent à ses élèves de lui poser la question directement. Cependant demander des explications n’est pas dans les habitudes japonaises, d’autant que l’on considère que l’apprentissage relève à cent pour cent de la responsabilité de l’apprenant. Au Japon, le temps « n’a pas d’importance » puisque l’on n’y interrompt pas le professeur et que l’on doit se débrouiller seul.

12Par ailleurs, puisque l’apprentissage repose sur les deux socles que sont la mémorisation et l’infaillibilité, la peur de l’erreur, doublée de la peur de monopoliser l’attention et/ou d’être ridicule, n’encourage pas à s’exprimer. Le système ne valorise d’ailleurs pas la prise de parole spontanée, que ce soit pour demander des explications, des précisions, ou pour « participer ». Une de nos informatrices l’exprime de la manière suivante :

13

Dans la classe, il n’y a pas beaucoup d’occasions pour parler. Le professeur pose la question mais on ne peut pas parler. Même si on connaît le vocabulaire, il y a beaucoup de silence. [5]

14Il semble donc que l’éloquence ne soit pas la qualité première du Japonais ; elle n’est d’ailleurs que peu apprise et certainement mal considérée puisqu’il n’est pas bon de se mettre en avant. Pour une conférence, par exemple, on cite le titre et l’âge du conférencier, et plus il est âgé, mieux c’est ! « Ce n’est pas sa qualité de brillant orateur qui prime » [6].

15

Alors que le système scolaire français privilégie l’entraînement à la synthèse, la dissertation et prise fortement l’éloquence, celui des Japonais met l’accent sur la culture générale au travers de l’utilisation de questionnaires à choix multiples, le moyen général de contrôle des connaissances. Au Japon on ne dilue pas, on ne fait pas de synthèse de document. Il n’y a pas non plus d’entraînement à l’éloquence car on n’a pas l’habitude de s’exprimer en public. [7]

16Ces habitudes acquises au japon éclairent quelque peu le comportement que l’enseignant peut remarquer dans la classe : la participation/prise de parole discrète ou absente, la consultation parfois compulsive du dictionnaire puisque l’apprenant est habitué à se débrouiller seul, alors que paradoxalement, l’enseignant lui demande bien souvent de… se débrouiller pour comprendre sans regarder dans le dictionnaire ! Face à cette situation, l’enseignant se fait sans doute des illusions en s’imaginant que l’apprenant, au lieu d’ouvrir son dictionnaire en cas d’impossibilité d’accès au sens d’un mot, va poser la question dans la classe. Il ne faut aussi pas perdre de vue que le manque de recours à sa langue maternelle pour trouver le sens place l’apprenant dans une grande dépendance psychologique par rapport au dictionnaire qui est souvent l’unique « pont » entre les deux langues-cultures, ce qui renforce d’ailleurs la quête de la fiabilité et de la qualité de son dictionnaire : les apprenants sont souvent inquiets lorsqu’on leur dit qu’un mot n’est pas beaucoup usité. Ils cherchent très fréquemment à s’assurer qu’ils peuvent avoir confiance en cet outil et se demandent parfois s’ils ont fait le bon choix, a fortiori compte tenu de la publication récente de plusieurs dictionnaires japonais-français.

2.2. Écouter les explications du professeur plutôt que d’en regarder la traduction dans son dictionnaire

17L’écoute des explications orales de l’enseignant peut aussi se révéler problématique : en effet, si l’enseignant de français tient à ce que ses étudiants écoutent sa définition concernant la signification d’un mot plutôt que de la chercher dans leurs dictionnaires, il aura sans doute la satisfaction de les voir respectueusement écouter puis opiner de la tête en réponse à la question (« vous avez compris ? »). Cependant, il y a fort à parier qu’il s’agisse d’une fausse compréhension destinée à « sauver la face » et qu’ils retourneront bien vite… à leurs dictionnaires ! Les apprenants japonais ayant plus de difficultés que d’autres dans le domaine de la compréhension orale, les synonymes ou périphrases explicatives destinés à les éclairer accentuent encore la plupart du temps leur incompréhension. Ils vivent, de par leur langue, dans un monde d’images qui correspondent aux caractères chinois alors que nous, occidentaux, avons grandi dans un monde de sons.

18Tout comme chez leurs homologues chinois, l’étude laborieuse des idéogrammes a développé leur mémoire visuelle. Comme l’écrit Shan Sa, une jeune écrivain chinoise, l’apprentissage s’apparente alors à une longue traversée du désert :

19

Le passage de l’idéogramme à l’alphabet, de la calligraphie à la musique, ne dépend ni du désir, ni de la volonté. Il demande un long apprentissage : la traversée du désert de Gobi. Il me fallut accepter l’absurdité de me dévêtir de la langue maternelle, troquer ce manteau somptueux contre une chemise en loques. […] Pour connaître le mot, il me fallait absolument le photographier avec les yeux. Alors je lisais, à l’aide des dictionnaires sino-français, franco-chinois, Robert et Larousse. L’alphabet boudait mes oreilles. Quand on me parlait de la pureté de l’alexandrin, de la musique de Rimbaud, je me désespérais de ne rien entendre. La poésie, la sublime, fut la plus insaisissable. [8]

20Si d’aventure, par souci de rapidité communicative, le professeur demande à un autre étudiant de la même nationalité de lui traduire le mot dans leur langue commune, il aura la surprise de constater que l’échange dure un temps fort long : le japonais est une langue pauvre en sons, le nombre d’homophones pour un même mot y est très élevé « du fait des emprunts à la langue chinoise et parce qu’il y n’y a pas de tons dans la langue japonaise » [9]. Prenons l’exemple du mot « machine » (« kikaï ») : Si l’étudiant ne voit pas les caractères chinois, et sans contexte clair, il ne saura pas de quel « kikaï » il s’agit. Il faut donc que l’autre étudiant lui explique le mot en contexte, ce qui nécessite un long conciliabule. La compréhension du mot, à l’écrit, correspond à une image (c’est le caractère chinois) alors qu’à l’oral, c’est une situation qui doit être exposée…

figure im1
kikai = occasion = appareil, instrument = machine, mécanique, mécanisme = mystère; étrange, mystérieux = drôle, amusant, comédie (= univers des échec japonais)

2.3. Deviner le sens d’un mot en fonction du contexte

21Le succès de la démarche qui vise, entre autres, à restreindre l’emploi du dictionnaire, se heurte encore une fois à des facteurs d’ordre culturel. En effet, si l’étudiant a deviné le sens d’un terme ou même s’il connaît le mot (habitué à mémoriser, il a de ce fait un large bagage langagier), il ne se permettra pas pour autant de le dire (il dit ne pas savoir). Au Japon, dire ce que l’on sait de façon directe est considéré comme un acte brutal, impoli et orgueilleux. De plus, cette connaissance ne l’empêchera nullement de prendre le temps de consulter le dictionnaire – qui confirmera ou infirmera ce qu’il pensait – avant de s’abriter derrière sa définition. La notion d’autorité, fondamentale, se retrouve dans le système d’apprentissage même, jusque dans son sens étymologique : « manebu », apprendre, en japonais, signifie « imiter » [10]. Il faut donc d’abord imiter le modèle avant de passer à sa propre création, comme cela se retrouve par exemple dans l’apprentissage de la cérémonie du thé, de l’ikebana ou de la calligraphie. Le dictionnaire, dans ces conditions, joue le rôle de substitut de maître, ses définitions et les précisions culturelles qu’il apporte font donc figure d’autorité.

22En outre, selon le témoignage de l’enseignante interrogée, le système scolaire demande à l’élève d’« apprendre tous les nouveaux mots apparus dans un document de travail. Ils essaient donc de les mémoriser dès la première rencontre et souvent, les soulignent. S’ils consultent le même mot pour la deuxième fois, cela signifie qu’ils avaient oublié quelque chose qu’ils n’auraient pas dû ni ne doivent jamais oublier. En plus, le fait de revoir un mot déjà souligné, mais oublié, les fait culpabiliser » [11]. Dans un tel système, l’apprenant n’est pas encouragé à s’affranchir des modèles, donc peu ou pas du tout poussé à deviner, à penser par lui-même. Même si les tendances récentes du système éducatif japonais tendent à une plus grande « ouverture », manifestant l’intention de pousser les apprenants vers plus de créativité et de réflexion par eux-mêmes, il semblerait que cela ne soit encore guère en adéquation avec le système.

23De plus, toujours d’après notre informatrice japonaise, les apprenants auraient l’habitude d’imaginer dans leur langue, mais différemment. Cela serait lié à l’utilisation des caractères chinois : « nous pouvons “imaginer” plus ou moins le sens d’un nouveau mot à l’aide de la combinaison des caractères ». Cette faculté serait plutôt développée pour des mots, mais non pour des éléments de phrases entre eux, surtout s’il s’agit des sentiments d’autrui, comme nous l’avons dit plus haut. Cette difficulté (et ce manque d’habitude) à imaginer des liens selon la logique d’un Occidental rend le quotidien de la classe hétérogène déstabilisant pour l’apprenant japonais qui ne s’autorise pas à créer, semble-t-il, pour avoir grandi dans un système largement caractérisé par l’imitation.

2.4. Comprendre globalement

24D’après les enseignants de français langue étrangère, un autre élément susceptible de restreindre l’utilisation du dictionnaire en classe concerne la compréhension globale des textes.

25Lorsqu’un écrit est abordé en classe de langue, les questions orientent l’apprenant vers une lecture générale avant d’entrer dans une étude plus détaillée. Malgré ces consignes, on observera une approche radicalement différente du texte de la part des étudiants japonais qui, d’une façon méthodique et méticuleuse, traduiront chaque mot dans son ordre d’apparition. À propos de cette pratique, Sylvie Vraux explique dans un premier temps que le système scolaire japonais ne privilégie pas l’entraînement à la synthèse, et à la dissertation comme le système français mais qu’il met l’accent sur la culture générale. Les textes ne sont donc pas travaillés dans une optique synthétique : nos étudiants comprennent-ils l’intérêt d’une lecture globale ?

26Dans un second temps, cette habitude tient sans doute à la structure du japonais. Sa caractéristique agglutinante lui permet de déplacer assez librement les éléments de la phrase et d’en modifier radicalement le sens en changeant une seule particule ! Les apprenants, par peur d’oublier un mot clé dans la phrase, accordent, comme pour leur langue maternelle, la primauté à la compréhension linéaire et détaillée.

27De plus, au moment d’aborder une phrase, ils ignorent souvent où se trouvent les éléments importants qui la composent. Pour mieux comprendre la signification de ce propos, observons la structure d’une phrase japonaise : [(S). O.V.], elle se distingue de la phrase française [S.V.O.] notamment par la place du verbe et de nombreuses particules éclairent la fonction des éléments de la phrase :

28

En ce qui concerne la définition de la phrase, il y a certes divers points de vue.
Adoptant le plus traditionnel, on traitera ici des phrases les plus courantes, c’est-à-dire
celles qui comportent soit un élément de prédicat, soit celui-ci avec divers autres
constituants (sujet, modificateurs, etc.) formant un ensemble structuré. Par exemple :
Tabe-chat-ta yo2.
Ninjin o tabe-chat-ta yo3.
Usagi ga ninjin o tabe-chat-ta yo4.
[…]
2. Tabe est le radical du verbe taberu (manger); chat, forme familière, contractée de
teshima(u), exprime l’accomplissement ou la réalisation d’une action; ta est un auxi-
liaire marquant l’antériorité; yo, particule finale d’insistance; cette phrase peut avoir
comme sujet « je » ou « il(s) » selon le contexte : « j’ai (il a/ils ont) déjà mangé ».
3. Ninjin signifie « carotte », o, particule casuelle objet; cette phrase se traduit par :
« j’ai (il a/ils ont) déjà mangé la carottes (les carottes) ».
4. Usugi signifie « lapin »; ga particule casuelle sujet; la phrase signifie « le lapin a
(les lapins ont) déjà mangé la carotte (les carottes). » [12]

29Cet aperçu de la structure phrastique japonaise nous permet de mieux comprendre pourquoi des apprenants peuvent éprouver des difficultés de compréhension. Même s’ils ont acquis la structure de la phrase française S.V.O., il ne leur est pas facile d’identifier la place, et donc la fonction des éléments dans une phrase française longue ou complexe. Et nous ne sommes même pas certaines que la tâche leur soit facile pour une « phrase simple ». À tout ceci s’ajoute le fait que la langue japonaise est prodigieusement floue et ambiguë. Dans certains segments, on trouve une suite d’informations aboutissant au nom, comme pour l’enchaînement suivant :

30

NOIR POIS JUPE

31La phrase ne permet pas de déterminer s’il s’agit d’une « jupe à pois noirs » ou « d’une jupe noire à pois ». Il s’agit alors de connaître le contexte (défini ou non dans le reste du texte) pour comprendre le sens. Cette importance du contexte se retrouve dans bien des domaines : « Au Japon, l’approche globale de la vie, des institutions, du gouvernement et de la loi suppose une information beaucoup plus étendue sur les dessous du jeu qu’en Occident. Il est très rare qu’au Japon on vous corrige ou bien qu’on vous fournisse des explications. » [13] C’est la raison pour laquelle les étudiants cherchent le plus petit indice qui leur révélera le sens. Cette volonté va dans le sens des grandes valeurs japonaises, à savoir la méticulosité, l’humilité et la modestie.

3. CONCORDANCES DE VUES

32On l’a vu, de nombreux facteurs interviennent pour expliquer les oppositions qui existent entre les attentes des enseignants français et les habitudes culturelles de leurs apprenants venus du Japon. Néanmoins, remarquons certaines pratiques des apprenants qui peuvent aller dans le sens des souhaits méthodologiques, à savoir :

  • la volonté de rechercher les mots courants et de les mémoriser.
  • l’apprentissage des mots en contexte avec leur structure.

3.1. Recherche des mots courants

33On sait que les centres de français langue étrangère, en France, privilégient une approche communicative. Or, les apprenants japonais expriment régulièrement le besoin de connaître les mots fréquemment utilisés par les Français. « Le vocabulaire occidental leur paraissant véritablement “monstrueux”, ils ont le sentiment qu’il leur faudra maîtriser une masse considérable de mots avec des sons différents » [14]. Aussi, pour limiter cet apprentissage, ils éprouvent le besoin de repérer « les mots les plus importants », c’est-à-dire ceux qui sont le plus fréquemment employés. « L’apprentissage du vocabulaire est un travail assez lourd, les étudiants cherchent à trouver des mots courants adaptables dans des situations variés, c’est le principe d’économie qui joue ici » [15].

34La plupart des dictionnaires qu’utilisent nos étudiants sont d’ailleurs conçus dans cette optique. Ainsi, Le Dico. Dictionnaire français-japonais (Éd. Hakusuisha) où des sélections de mots ont déjà été effectuées :

  • les mots en rouge, en gros caractères, précédés de deux étoiles sont plus appropriés pour les personnes de niveau élémentaire (550 mots);
  • les mots en rouge, de taille normale, précédés de deux étoiles concernent les personnes un peu plus avancées (800 mots);
  • ceux précédés d’une seule étoile (toujours en rouge) seront plus utiles aux personnes encore plus avancées (26 000 mots et expressions).

35Relevons encore, pour exemple, les propos de ces étudiantes :

36

J’utilise un dictionnaire de poche « Le Shogakukan » (françaisjaponais/japonais-français, 2e publication). C’est vraiment complet, il y a des mots en français familier, des mots anciens. Ma propriétaire est étonnée. Chaque fois qu’elle utilise les mots anciens ou familiers, on peut toujours trouver le mot ! Je crois que presque tous les Japonais ont celui-là. En rouge, il y a les mots qu’on utilise souvent. [16]

37ou encore

38

Dans mon dictionnaire, les mots écrits en lettres rouges, c’est important, donc il faut mémoriser. Par exemple, si on ne connaît pas le mot « anniversaire », c’est important… mais quand même je n’ai pas tout mémorisé ce qui est en rouge. [17]

39Cette organisation du dictionnaire est renforcée par le travail même de l’étudiant qui souligne fréquemment les mots qu’il a cherchés plusieurs fois dans l’objectif de les retenir.

40Sylvie Vraux explique ce souci de repérage et de mémorisation des mots courants de la façon suivante :

41

Il y a deux mots clés au Japon : « Anzen » et « Benri ». L’« Anzen » est le sentiment de sécurité et « Benri »désigne ce qui est fonctionnel et pratique. […] On cherche des choses pratiques, des choses quotidiennes et aussi des expressions de l’oral (français familier, expressions…) parce qu’on ne fait pas d’oral au Japon.

42À tout ceci s’ajoute une sensibilité particulière au repérage des divers registres de langue. Il existe en effet plusieurs niveaux de langue en japonais. Le « Keigo », la langue honorifique marquant le respect est utilisée dans les rapports sociaux (avec des supérieurs) ou familiaux (avec les aînés dans la famille). Elle se compose de trois éléments (Le « Sonkeigo », la forme la plus polie; le « Kenjougo », la langue d’humilité et le « Teineigo », la forme polie). Au « Keigo » s’ajoute le japonais courant qui s’utilise avec des amis du même âge.

43Transposé au français, le désir de s’exprimer dans le bon registre de langue pour ne pas commettre d’impair explique sans doute leur besoin de savoir si les mots appartiennent au registre familier, courant ou en encore soutenu.

3.2. Apprentissage des mots en contexte avec leur structure

44Nos étudiants japonais se soucient fréquemment d’apprendre la langue en contexte : les mots se mémorisent au sein de phrases, ce qui permet à la fois d’en saisir les diverses acceptions mais aussi d’en retenir la construction. Dans la société japonaise, tout est affaire de contexte ! Connaître « le dessous des cartes », c’est s’assurer la maîtrise du jeu subtil de la communication : un empire de signes à décoder. Dans la langue, on ne précise par exemple ni le sujet, ni le C.O.D., si c’est évident. Aussi, peut-on entendre un japonais s’exclamer : « Je suis content, ravi, enthousiaste, de voir ceci. » Lorsque le contexte n’est pas clair, on doit impérativement préciser le C.O.D. car il n’y a pas de pléonasmes en japonais. Ainsi, on dira « payer de l’argent » ou « fumer du tabac » [« nomu » signifie à la fois « fumer » et « boire », « suu » signifie à la fois « fumer » et « aspirer », comme « nomu » et « suu » peuvent avoir plusieurs significations, il faut impérativement un C.O.D. ou un contexte (on aura déjà parlé du tabac dans le texte)]. De plus, nous l’avons déjà vu, il faut apprendre la signification du kanji avec une phrase d’explication. Il y a donc autant de phrases que de significations (mots contenant le kanji étudié). Le contexte revêt donc une importance capitale ! Les dictionnaires japonais qu’utilisent nos étudiants sont d’ailleurs largement pourvus en exemples en français standard (contrairement à la tradition française, on n’y trouve aucune citation littéraire). Ces exemples constituent autant de phrases à mémoriser par l’étudiant.

45Les dictionnaires japonais, loin d’être un frein à la communication, peuvent être autant d’atouts pour les enseignants de français langue étrangère. Ils permettent déjà à l’apprenant d’effectuer un premier tri dans l’ensemble du vocabulaire proposé. Par ailleurs, les variations dans la signification des mots y sont déjà soulignées et illustrées.

46De plus, la pratique constante d’activités de mémorisation (de par l’apprentissage de leur langue), la volonté de maîtrise du lexique ainsi que le souci de repérer les différents registres de langue dotent la plupart de nos étudiants d’un solide bagage langagier.

47Dans certains cas le lexique est déjà connu, ce qui est un facteur essentiel pour la compréhension d’un texte ou la communication orale. Mais, alors même qu’il pourrait « s’en passer », « se débrouiller autrement », l’apprenant japonais, pour de multiples raisons largement culturelles, fait du dictionnaire un outil incontournable.

4. ALORS, QUELLES SOLUTIONS ENVISAGER ?

48Comment faire en sorte de mieux respecter les habitudes culturelles de nos apprenants japonais ?

49Cette recherche en elle-même, par la compréhension qu’elle apporte concernant leurs habitudes et représentations, nous a déjà permis d’acquérir une certaine distanciation. Nos attentes et exigences quotidiennes relèvent elles aussi d’habitudes culturelles et reflètent la représentation que nous avons du monde. L’incursion dans un système de valeur autre, permet, en retour, de mieux cerner les contours de notre propre culture. Ce qui nous semblait relever de l’ordre de l’évidence et ne nécessiter aucune explication est, en fait, largement modelé par la culture : aussi conscientiser l’inconscient culturel dans lequel baignent enseignants et apprenants semble être la tâche qui incombe au professeur de français langue étrangère en situation multiculturelle. Pour ce faire, le travail effectué en amont constitue une base sur laquelle s’appuyer pour proposer des solutions de remédiations dont nous allons maintenant brosser les grandes lignes.

4.1. Rassurer/Encourager : importance de l’aspect psychologique

50Commettre des erreurs, on l’a vu dans cet article, est mal perçu dans la société japonaise. Or, si l’on privilégie les activités communicatives pour l’apprentissage d’une langue étrangère, l’étudiant sera davantage susceptible de faire des « fautes ». La valeur psychologique de l’attitude de l’enseignant face à l’erreur, son « savoir-être » revêtiront donc pour ce public une importance capitale ! Les étudiants japonais (la plupart du temps des étudiantes) qui fréquentent notre institut sont tout particulièrement sensibles à la « gentillesse » de leurs professeurs. On peut y voir un besoin de rechercher une indulgence relative à l’erreur, indulgence susceptible de contrer les angoisses dues à la recherche de l’infaillibilité et de pousser les apprenants à délaisser leur dictionnaire. Une étudiante japonaise nous a un jour confié que l’expression qui lui était le plus agréable à entendre en France, expression qui revenait très souvent dans la bouche de ses interlocuteurs était : « Ce n’est pas grave ! »

51Une enseignante française, professeur de FLE depuis deux ans au Japon nous confiait récemment :

52

Au Japon, il a fallu que je prenne en compte leurs habitudes culturelles d’apprentissage. […] Il faut beaucoup les rassurer, les encourager, ils ont besoin d’être mis en confiance. […] Une classe, au Japon, c’est très lent. Je suis arrivée avec certaines idées du CIDEF mais j’ai dû adapter les activités et travailler dans le détail et plus lentement. Si je reviens dans une classe multiculturelle, ce n’est pas possible de garder le rythme japonais sinon je perds les trois-quart de ma classe mais leur lenteur, c’est par souci de perfection, pour ne pas faire d’erreur. Au Japon, je leur disais, dans ma classe, vous avez le droit de vous tromper, se tromper, c’est bien. […] Eux se sont adaptés parce que j’ai pris en compte leur méthode d’apprentissage. [18]

53L’attitude de l’enseignant, ses mimiques, les signes de proxémie et d’expressivité revêtent une grande importance pour qui ne peut décrypter la totalité d’un discours : aussi, les tentatives de communication sont-elles à encourager par une attitude ouverte et chaleureuse. Dans notre société où tout doit aller vite, il faut accepter de prendre patience face à une réponse lente, maladroite, entrecoupée de nombreux silences (attention aux signes d’impatience) et valoriser l’étudiant quand il ose sortir de son cadre de référence pour faire de cette tentative une réussite en pointant en premier lieu ce qui est positif. La façon de « corriger » (on peut très bien s’adresser au groupe et non à l’individu, valoriser les points positifs des interventions avant que de souligner leurs carences, ne relever que ce qui entrave la communication, fournir des aides pour l’améliorer ou encore faire les activités en petits groupes de 2 ou 3, un nombre restreint et sécurisant) contribue aussi à déculpabiliser l’apprenant.

4.2. Expliciter l’implicite

54Apprendre à connaître les valeurs, les attitudes valorisées dans un système d’enseignement-apprentissage donné permet de mieux le comprendre et de mieux l’apprivoiser. Aussi ne faut-il pas négliger de présenter les attentes qui sont les nôtres tout en mesurant leur propre relativité.

55« Écarter » le dictionnaire ou « juger sa consultation intempestive » (parce que cela « prend du temps » et « gêne la communication ») sont autant d’attitudes qui ne font que renforcer le « malentendu culturel ». Elles révèlent cependant une caractéristique fondamentale de la communication en Occident. Le « vide » (ou le silence) y est perçu comme une faute, un inachèvement et on le refoule constamment alors qu’en Orient il est le pivot central autour duquel s’articulent de nombreuses pratiques signifiantes. À ce propos, l’enseignante précédemment citée nous livrait encore :

56

J’essayais de préparer les apprenants aux activités qu’ils auraient en France. Par exemple, pour prendre la parole, je leur disais : « Parlez pour prendre votre place », « Parlez, faites des fautes, remplissez ». Au Japon, on parle pour dire des choses essentielles. Pour une fille, c’est plus valorisant d’être silencieuse, de ne pas entretenir la conversation. Au Japon, c’est plus valorisant d’être posé, silencieux, pensif plutôt que de parler pour ne rien dire. [19]

57Le silence, donc, nous gêne et de ce fait les moments consacrés à la recherche dans le dictionnaire peuvent être considérés comme autant de « temps morts » pour un enseignant occidental qui privilégie le « plein ». Une conversation à « bâtons rompus » étant l’indice d’un cours réussi.

4.3. Fournir des aides

58Pour nous adapter à ces étudiants au fonctionnement si différent du nôtre, peut-être pouvons-nous fournir quelques aides.

4.3.1. Pour la compréhension des explications orales

59Si le facteur visuel présente une grande importance pour ce public peu habitué à vivre dans un monde de sons, alors pourquoi ne pas multiplier les stratégies explicatives en y introduisant largement cette dimension en plus des explications orales : écrire les mots ou synonymes au tableau en les répétant, dessiner, mimer…

60L’enseignante citée plus haut a intégré cette dimension dans son enseignement :

61

J’ai adapté les documents en passant beaucoup par l’écrit. Maintenant, si je retravaille dans une classe multiculturelle, j’essayerai de garder cet appui écrit/oral […]. [20]

4.3.2. Pour l’expression orale

62

  • On peut aider et rassurer les apprenants en leur donnant une petite liste de mots courants concernant un thème en précisant qu’il s’agit d’un niveau de langue standard et qu’on peut l’utiliser dans toutes les situations (principe d’économie; se référer aussi au « Benri »). Ils pourront ainsi « se débrouiller » en situation de communication. Ce mini-lexique aide en général à se sentir en confiance et à restreindre l’utilisation du dictionnaire. Il peut en aller de même avant d’aborder un texte.
  • Il n’est pas forcément nécessaire de pointer toutes les erreurs, l’essentiel, dans un premier temps étant que la communication passe. Se faire comprendre des autres est déjà souvent une grande victoire : le plus important étant de développer des stratégies permettant aux deux partenaires de se parler. Dans cette situation, c’est souvent la gêne plus que le manque de moyen qui pousse les personnes à se réfugier dans le dictionnaire car de nombreux facteurs entrent en ligne de compte dans les activités communicatives et qui plus est en situation multiculturelle ! : la prononciation, la posture du corps, la peur de froisser l’autre en lui disant que l’on n’a pas compris… L’enseignant peut aider à développer des stratégies nouvelles : apprendre à reformuler autrement une idée, à exprimer ses incompréhensions. Si l’enseignant, en tant que modèle, multiplie les stratégies pour se faire comprendre (répéter, écrire au tableau, dessiner, mimer…) et pour que les élèves se comprennent entre eux, il y a de fortes chances pour que ses apprenants osent aussi utiliser quelques-uns des divers moyens mis à leur disposition.

4.3.3. Pour aborder un texte écrit

63– Il faut aussi développer les stratégies permettant d’en faire une lecture globale en un temps limité (une activité fréquente en France). Les étudiants japonais, on l’a vu, sont davantage enclin à en faire une lecture détaillée et à ne pas tenir compte du facteur temps. L’enseignant devra donc aborder la question de la finalité de l’activité. Dans la plupart des cas on ne veut pas vérifier que l’étudiant a compris toutes les subtilités du texte mais qu’il est capable de répondre à une attente précise : lire une lettre pour y répondre, lire un texte professionnel pour répondre aux questions d’éventuels clients. Il semble qu’un travail préalable concernant le « pourquoi » est nécessaire face à un public habitué à un autre mode de fonctionnement (Q.C.M., lecture détaillée, vérification du sens). Le « comment » doit aussi être travaillé :

  • repérage des articulateurs du discours,
  • des éléments signifiants (en fonction de l’objectif)
  • de l’organisation des paragraphes (quelle est la logique interne du discours)
  • encouragement et entraînement à « deviner le sens » (activité qui ne doit pas être donnée comme étant spontanée mais nécessiter un apprentissage) en utilisant des supports visuels ou des réseaux de mots à associer.

POUR CONCLURE

64Cette recherche a mis au jour les valeurs plurielles et quelquefois antinomiques qui régissent les habitudes culturelles d’enseignement et d’apprentissage des uns et des autres. Elle nous a poussées à remettre en question et interroger bon nombre de nos attentes. La conscientisation des faits culturels et le respect des modes d’apprentissage nous semblent être les voies à privilégier pour une participation plus « effective » des apprenants.

Notes

  • [1]
    Jacques Gravereau, Le Japon au XXe siècle, Éd. du Seuil, « Points Histoire », 1993,636 pages.
  • [2]
    Tsugiko Higaka, enseignante de japonais.
  • [3]
    Sébastien Chéné, un de nos informateurs ayant passé quatre années au Japon explique que l’« anzen » (sentiment de sécurité) est une valeur importante dans la société japonaise. On demande souvent au visiteur étranger s’il aime l’« anzen » japonais, ce phénomène culturel que l’on retrouve partout (dans les banques, les magasins…).
  • [4]
    Entretien exploratoire : Miki Matsumoto, japonaise (étudie le français au Centre International d’Études Françaises en France), novembre 2001.
  • [5]
    Entretien exploratoire : Motoko Kobayashi, japonaise (étudie le français au Centre International d’études françaises), novembre 2001.
  • [6]
    Sylvie Vraux, enseignante de japonais pour Anjou-interlangues, traductrice assermentée.
  • [7]
    Sylvie Vraux
  • [8]
    Le Nouvel Observateur, n° 1941, du 17 au 23 janvier 2002, p. 88. C’est nous qui soulignons.
  • [9]
    Sylvie Vraux
  • [10]
    Tsugiko Higaka précise à ce propos : « J’ai écrit […] que “manebu” signifiait “imiter”. Il est vrai mais ce mot “manebu” relève du lexique de l’ancien japonais et on dit aujourd’hui “maneru” pour “imiter” ».
  • [11]
    Tsugiko Higaka.
  • [12]
    Fujio Minami, Institut national de Recherche sur la Langue Japonaise, « Qu’est-ce que la langue japonaise ? La structure de la phrase, Introduction », dans La Linguistique Japonaise, cité par André Wlodarczyc, Langage, n° 68,1982,124 pages.
  • [13]
    E.T. Hall, Au-delà de la culture, Éd. du Seuil, 1976, p. 111-112.
  • [14]
    Sébastien Chéné.
  • [15]
    Tsugiko Higaka.
  • [16]
    Motoko Kobayashi, étudiante au CIDEF.
  • [17]
    Emi Takeuchi, étudiante au CIDEF.
  • [18]
    Émilie Pommier.
  • [19]
    Émilie Pommier.
  • [20]
    Émilie Pommier.

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