Notes
-
[1]
E. Peper, « Why Business Leaders Need to Read More Science Fiction », Harvard Business Review, 14 juillet 2017.
-
[2]
V. Degot, J. Girin, C. Midler, Chroniques muxiennes. La télématique au quotidien, Paris, Entente, 1982. Voir aussi C. Midler, « Clin d’œil. Les chroniques muxiennes, trente ans après », Entreprises et Histoire, n° 60, 2010, p.195-203.
-
[3]
P. Jacqué, « La science-fiction, nouveau filon des entreprises pour imaginer leur futur », Le Monde, 2 mars 2018.
-
[4]
J.-L. Cassely, « À quoi sert la science-fiction? À nous expliquer de quoi l’avenir ne sera – peut-être – pas fait », SlateFr, 2013, http://www.slate.fr/life/80157/science-fiction-recits-apocalyptiques-avenir.
-
[5]
E. Peper, « Why Business Leaders », art. cit., p. 2.
-
[6]
Ibid., p. 4.
-
[7]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités de la fiction pour rendre présente l’organisation », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, vol. 24, n° 57, 2018, p. 195-208, p. 199.
-
[8]
P. Veyne, Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil, 1983, p. 46.
-
[9]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités de la fiction », art. cit., p. 203.
-
[10]
L. Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie [1957-1960], Paris, Buchet-Chastel, 1963.
-
[11]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités de la fiction », art. cit.
-
[12]
Ibid., p. 202.
-
[13]
Y. Di Manno, « Science-fiction et rêves de l’État », Le Monde Diplomatique, novembre 1977, p. 15.
-
[14]
Ibid., p. 15.
-
[15]
A. Niccol, Bienvenue à Gattaca, Columbia Pictures et Jersey Films, 1998 ; A. Garland, Ex Machina, DNA Films et alii, 2015 ; A. Stanton, WALL-E, Pixar, 2008
-
[16]
J. Owens, « Nine Sci-Fi subgenres to help you understand the future », Quartzy, 4 novembre 2018, https://qz.com/quartzy/1447599/nine-sci-fi-subgenres-to-help-you-understand-the-future/
-
[17]
J. Owens, « Nine Sci-Fi subgenres… », art. cit.
-
[18]
I. Lacroix et K. Prémont (dir), D’Asimov à Star Wars : représentation politique dans la science-fiction, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2016.
-
[19]
P.-J. Delage, Science-fiction et science juridique, Paris, IRJS Éditions, 2013.
-
[20]
P.-J. Olagnier, « Les imaginaires urbains du cinéma de science-fiction ou le leitmotiv de la figure de la ville dystopique », Urbia, n° 19, 2016, p. 45-78.
-
[21]
G. Haver et P. J. Gyger, (dir.), De beaux Lendemains ? Histoire, société et politique dans la science-fiction, Lausanne, Antipodes, 2002.
-
[22]
Q. Deluermoz et P. Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016.
-
[23]
T. S. Kuhn, La Structure des Révolutions Scientifiques, Paris, Flammarion, 1972.
-
[24]
J.-C. Martin, Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2017.
-
[25]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités », art. cit., p. 200.
-
[26]
Ibid., p. 200-202.
-
[27]
R. Lenoir, Objet sociologique et problème social, Paris, Dunod, 1999.
-
[28]
M. Foucault, Dits et Écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 44.
-
[29]
F. Herbert, Dune [1965], Paris, Robert Laffont, 1970.
-
[30]
E. Peper, Cumulus, Kindle edition, 2016.
-
[31]
M. A. Older, Infomocracy, New York, Tor.com, 2016.
1Dans un article de la Harvard Business Review, l’écrivain Eliot Peper explique Why Business Leaders Need to Read More Science Fiction [1]. À partir d’exemples historiques, il raconte comment, en allant au-delà des extrapolations de la prospective, la science- fiction aide à entrevoir des alternatives auxquelles nos aprioris cognitifs nous rendent aveugles. Comprendre les tendances et leur évolution est utile, certes, mais insuffisant pour saisir les transformations qui ne sont pas incrémentales. Avec le changement technologique et la crise écologique, il nous faut des outils pour appréhender les ruptures et leurs conséquences dans nos modes de vie et notre organisation sociale. Il n’est donc pas étonnant, rappelle Peper, que des entreprises comme Google, Microsoft et Apple engagent des écrivains de science-fiction comme consultants. Suscitées par EDF en 1980, Les Chroniques muxiennes [2], qui mettent en scène une vie numérique, témoignent du fait que cet intérêt des entreprises pour la science-fiction n’est pas nouveau. Mais il est aujourd’hui formalisé dans des pratiques de design fiction ou de prototypage science-fiction, qui consistent à plonger les dirigeants dans des univers science-fictionnels dans le but d’alimenter leur réflexion stratégique à moyen et à long terme : « Avec l’immersion dans le futur, ces projections sont bien plus tangibles qu’avec un simple rapport de prospective… » [3]. Ces exercices mettent en exergue le caractère malléable du futur, trop souvent présenté comme une marche en avant inéluctable de la technologie.
« Le futur n’est pas un événement indépendant de ce que nous en faisons, écrit Cassely [4]. Il dépend au contraire de notre attitude présente (…). De même que l’histoire des catastrophes du passé met en évidence leur caractère évitable, la science-fiction et ses univers de dystopie montrent que l’avenir résulte des choix faits par les humains. »
3Mais si la science-fiction peut être particulièrement pertinente au regard des défis actuels, ce n’est pas seulement pour anticiper et modeler l’avenir, mais aussi pour comprendre la face cachée du présent. En s’émancipant de faits et de contextes précis, elle peut mettre en scène des situations qui bousculent les représentations convenues du monde ainsi que nos présupposés. Ces présupposés sont nécessaires à la vie quotidienne, nous explique Peper, car ils fournissent des raccourcis cognitifs qui donnent sens à nos actions dans l’environnement social et nous rendent ainsi efficaces et productifs. Mais ils n’évoluent pas lorsque le monde change, et nous empêchent de voir comment nous pourrions le changer. La science-fiction offre donc bien davantage que de l’évasion : en nous proposant des réalités alternatives plausibles, les scénarios de science-fiction questionnent « non seulement ce que nous pensons, mais aussi comment et pourquoi nous le pensons. Ils révèlent combien est fragile le statu quo, et combien notre futur est malléable » [5]. C’est pourquoi, encore plus que du futur, la science-fiction est l’affaire du présent. Ce n’est donc pas parce qu’elle est prédictive que la science-fiction est utile, mais parce qu’elle reconfigure notre perspective du monde actuel en créant un espace qui questionne nos présupposés. En explorant des futurs fictifs, notre pensée se libère des fausses contraintes, ce qui nous permet de voir si ce sont vraiment les bonnes questions que nous nous posons [6].
4Si la fiction n’aspire pas à représenter de manière fidèle et convaincante la réalité, elle peut néanmoins exercer des effets performatifs sur la société car « en même temps qu’elle énonce, nous disent Germain et Laifi, elle crée des possibilités, voire fabrique des faits » [7]. Pour comprendre la performativité de toute fiction, il faut prendre acte du fait que la réalité n’est jamais donnée : c’est une construction sociale nourrie d’idéologies, de rapports sociaux et d’histoire. En d’autres termes, la « réalité » est déjà une narration où sont mis en cohérence des faits, des conduites et un environnement souvent disparates et désarticulés ; la réalité est « fille de l’imagination constituante de notre tribu » [8]. De plus, l’uniformité de cette réalité n’est bien souvent qu’illusoire, comme le démontrent les perceptions différenciées que les acteurs sociaux peuvent avoir d’un même phénomène. Coexistent ainsi différentes « réalités » qui se recoupent en partie seulement, dont la reconnaissance comme « vérité » par une majorité de la population constitue l’un des enjeux de toute lutte sociale.
5Parce qu’elle se pose d’emblée à part de ces réalités avec lesquelles, par conséquent, elle n’entre jamais en compétition, la fiction propose un autre ordre de vérité qui n’a pas de prétention à mettre en ordre le monde social. Il s’agit bien plus souvent de le raconter autrement, à travers un fil narratif qui vise les ressorts de l’émotion plutôt que l’explication, la justification et l’ordonnancement en vue de l’action et de la coordination sociale. La fiction est d’ailleurs en mesure de conserver, au sein d’une même œuvre et parfois chez un seul personnage, cette polyphonie, cette pluralité des perceptions et des rationalités constitutives du social [9], dont le Quatuor d’Alexandrie de Durrell est l’une des plus belles démonstrations [10]. Elle donne à voir l’importance des micro-pratiques et des aléas qui sont bien souvent gommés par l’histoire au profit de la volonté des personnages et de contingences reconnues et validées. La connaissance fictionnelle produit ainsi un savoir sur la société en décrivant, à sa façon, les structures et les dynamiques sociales, de même que la pratique quotidienne dans sa granularité et son indétermination [11].
6La fiction participe donc aux conditions de transformation sociale par l’élaboration de projets émancipatoires et la mise en question des structures sociales [12]. En même temps qu’elle perpétue certaines catégories, elle en bouscule d’autres. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’impact du lieutenant Uhura sur le projet féministe, mais aussi pour la reconnaissance des minorités aux États-Unis : en rendant banale la présence des femmes, et des noires, à des postes de haut niveau, ce personnage de la série Star Trek a non seulement suscité des vocations mais aussi ébranlé les résistances à la montée des femmes et des noirs dans des postes autrefois réservés aux hommes blancs. Pourtant, la science-fiction a été très lente à questionner l’inégalité de genre, et de nombreuses œuvres ont contribué à nourrir et à perpétuer des stéréotypes et des idéologies davantage qu’à les questionner. C’est que « la science-fiction véhicule, en miroir, les grandes options idéologiques de son temps. Ses récits servent de toile de fond à certaines thèses, les héros en sont les hommes d’aujourd’hui, et le futur, décalquage du présent » [13] : le Space Opera a glorifié l’impérialisme américain au-delà du système solaire, de nombreuses sagas mettent en scène une élite choisie qui domine un peuple indifférencié, et les héros s’extirpent de cette masse grâce à leur mérite et à leurs qualités. Mais avec la Political fiction (ou Speculative fiction) notamment incarnée par Philip K. Dick, Brunner, Herbert ou plus récemment Le Guin, le paysage devient plus ambigu et s’ouvre sur des questionnements qui nourrissent la perspective critique et les renouvellements paradigmatiques [14]. Le dernier de ces questionnements, que la science-fiction aura été lente à porter tant cet élément lui est intrinsèque, est celui de la portée du progrès technologique avec, par exemple, Bienvenue à Gattaca, Ex Machina ou Wall-E [15].
7Dans la foulée du courant cyberpunk né dans les années 1980, Owens identifie pas moins de neuf sous-genres thématiques ou culturels [16]. Sans pour autant dénoncer ouvertement le régime en place, la science-fiction chinoise et le Chaohuan, traduction littérale de « ultra-irréel », mettent en lumière l’absurdité de la vie moderne en Chine et les travers d’une modernisation exceptionnellement rapide où se mêlent corruption et oppression politique. Avec le film Black Panther sorti en 2018, l’afrofuturisme a conquis un tout nouvel auditoire avec ses sociétés où se mêlent science, technologie, culture, critique coloniale et questionnements éthiques. Le futurisme du Golfe insiste pour sa part sur l’hyperdéveloppement dans un mélange de consumérisme, de religion, de jeux vidéo et de rapports sociaux intégralement médiatisés par la technologie. Aux côtés de ces ethnofuturismes se sont développés des sous-genres thématiques : la fiction climatique (Cli-fi), les sagas sur les crises de l’eau et le courant solarpunk, rare vision optimiste dans un univers de dystopies. À ces sous-genres s’ajoutent ce que Owens appelle les Dystopies d’évier de cuisine (Kitchen Sink Dystopia) qui mettent en scène des problèmes plausibles de notre technologie actuelle, ainsi que le Woke Space Opera, à l’autre bout du spectre du réalisme avec ses extraterrestres, voyages interstellaires et futur lointain, et enfin le nouvel étrange (new weird) où évoluent des créatures hybrides ou des espèces tels que zombies et vampires [17]. La science-fiction recèle ainsi des pistes de réflexions multiples qui se sont d’autant plus enrichies que le courant s’est diversifié.
8Depuis une quinzaine d’années, plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales tirent profit de ce potentiel. En 2016, Isabelle Lacroix et Karine Prémont ont dirigé un ouvrage sur les représentations politiques dans la science-fiction s’intéressant aux formes de la démocratie, aux institutions et au rapport entre individu et collectif [18]. En 2013, Pierre-Jérôme Delage avait publié un autre collectif s’intéressant aux rapports entre science-fiction et droit [19]. De son côté, Pierre-Jacques Olagnier explorait quelques années plus tôt les représentations de la ville dans une quarantaine d’œuvres de science-fiction [20]. Enfin Gianni Haver et Patrick J. Gyger avaient dirigé, en 2002, un collectif de textes à propos d’histoire, de société et de politique dans la science-fiction : De beaux Lendemains ? [21].
9Au-delà des projets émancipatoires, la fiction permet plus largement d’explorer les possibles et offre ainsi un nouveau miroir du présent, ou rend explicites des craintes qui subsistent par rapport à ce qui aurait pu être et qui travaille toujours silencieusement le présent des individus [22]. Ainsi, loin d’être inférieure à la connaissance scientifique, la fiction la complète par l’exploration d’autres dimensions du réel. Elle opère une mise en question des réalités construites dominantes ; dès lors, celles-ci peuvent plus facilement être supplantées par d’autres dans une dynamique de production du social qui rappelle le cycle des révolutions scientifiques mis en scène par Kuhn [23].
10Mais, comme en témoignent les ouvrages cités ci-dessus, la science-fiction peut aussi s’intégrer directement dans une démarche de connaissance. Le projet de Barrère et Martucelli, notamment, consiste à mobiliser la fiction pour créer de nouvelles catégories de pensée qui nous permettent de dépasser le réel. Parce qu’elle est porteuse d’une connaissance propre, c’est-à-dire non réductible à des théories déjà formulées, la fiction peut ainsi renouveler le processus de théorisation dans une perspective que Barrère et Martucelli nomment herméneutique de l’invention. Il s’agit de retravailler la connaissance fictionnelle en vue de produire de nouvelles catégories analytiques de manière à nourrir et à renouveler la théorie. Loin de chercher à expliquer l’œuvre par son contexte de production, cette démarche décontextualisée vise à utiliser la fiction en et pour elle-même, comme nouvelle grammaire du réel. C’est à un exercice similaire que s’adonne Jean-Clet Martin dans son ouvrage Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick où il explore comment les grandes pensées philosophiques sont appropriées et développées par plusieurs auteurs de science-fiction [24]. La fiction pallie ainsi le manque d’imagination auquel nous conduisent l’hyper-méthodologisme et la glorification du quantitatif hérités des sciences pures aujourd’hui omniprésents dans le monde de la recherche :
« L’hyper-méthodologisme, qui domine notre époque, si l’on excepte les démarches à sensibilité ethnographique, conduit à produire une connaissance essentiellement représentationnelle à l’écart des vies vécues (Fassin, 2014) mais aussi à produire des représentations répétitives des phénomènes sociaux et à réduire notre capacité de problématisation décalée de ces phénomènes » [25].
12L’usage de la fiction dans le cadre d’une démarche scientifique peut enfin montrer en creux la dimension arbitraire et parfois l’absurdité des pratiques traditionnelles de recherche poussées à leurs limites en ouvrant de nouvelles formes d’intelligibilité. Parce qu’elle s’appuie souvent sur des hypothèses pensées hors de la littérature courante, et parce qu’elle s’ancre dans un vécu qui n’a pas encore été repéré ni problématisé par les chercheurs, la fiction peut donc mettre au jour des phénomènes enfouis [26]. Elle peut aussi raconter ce qui a été relégué, par l’idéologie et la construction convenue du monde, dans l’ordre de l’impensé ou même de l’impensable [27]. Cela nous rapproche du projet de Michel Foucault, que Germain et Laifi citent fort à propos dans leur réflexion sur la pertinence de la fiction pour penser les organisations :
« (…) il n’est pas question que [ce que je dis] soit autre chose que des fictions. (…) Mon problème n’est pas de satisfaire les historiens professionnels. Mon problème est de faire moi-même, et d’inviter les autres à faire avec moi, à travers un contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortions transformés. Ce qui signifie qu’au bout du livre, nous puissions établir des rapports nouveaux avec ce qui est en question : que moi qui ai écrit le livre et ceux qui l’ont lu aient à la folie, à son statut contemporain et à son histoire dans le monde moderne, un autre rapport [28] ».
14Enfin, la forme narrative science-fictionnelle permet aussi un agencement des dernières découvertes scientifiques dont on ne sait pas encore comment elles feront monde lorsqu’elles seront simultanément constitutives du présent. Ainsi, Frank Herbert mobilise une diversité de champs scientifiques pour construire Dune [29], allant de l’écologie naissante à la sémiologie, à la psychologie et aux philosophies orientales. Cela lui permet de réfléchir aux interactions entre des disciplines qui restent obstinément étrangères les unes aux autres pour penser un monde cohérent où elles s’intègrent, se correspondent et entrent en dialogue : le phénomène religieux et les croyances face à la science et aux rapports à la machine, les dynamiques écosystémiques et la politique, de même que les formes d’autorités permettent à Herbert d’imaginer un monde plausible et néanmoins étranger et fantastique.
15En écho aux exercices mentionnés précédemment, ce numéro d’Entreprises et Histoire explore les représentations de l’entreprise dans la science-fiction afin de mettre au jour certaines réalités peu explorées jusqu’à maintenant dans la littérature traditionnelle. Il s’agit de prendre au sérieux l’hypothèse d’un savoir non conventionnel porté par les œuvres de science-fiction de manière à enrichir le corpus académique s’intéressant à l’entreprise, à sa conceptualisation et à son rôle dans nos sociétés. La science-fiction regorge de descriptions d’entreprises : réticulaires, automatisées ou virtuelles, certaines fondent un nouvel espace géopolitique et redéfinissent le rapport de l’individu au collectif sur de nouvelles prémisses du vivre ensemble. Peper s’intéresse par exemple à la surveillance, aux inégalités et à l’économie « tout au vainqueur » d’Internet dans son roman Cumulus, où les protagonistes font face à la consolidation des technologies, aux fuites de données personnelles et à la théorie et pratique de la responsabilité sociale d’entreprise [30]. Dans Infomocracy, Malka Older explore comment les logiciels peuvent transformer nos institutions à travers une ingénierie sociale et technique des élections. Elle analyse la dissolution de la barrière entre les structures de pouvoir politique et commerciale et le statut des PDG qui tendent à devenir des hommes d’État [31].
16Bref, l’entreprise est, plus que jamais, le sujet de nombreuses œuvres de science-fiction. Mais, si elle y est parfois représentée comme une organisation rationnelle et efficace, elle est plus souvent encore le théâtre de conflits et d’enjeux politiques ; les œuvres de science- fiction mettent ainsi l’accent sur des dimensions qui, lorsqu’elles ne sont pas occultées, restent à la périphérie des recherches en gestion. Celles-ci se concentrent en effet davantage sur les thèmes de la production, de l’efficacité et de la stratégie. En particulier, la science-fiction contemporaine produit aujourd’hui un regard essentiellement critique sur les entreprises en insistant sur ses dérives et leurs conséquences pour nos sociétés.
17Ce numéro explore comment plusieurs œuvres de science-fiction nourrissent actuellement la pensée sur l’entreprise et l’organisation. Il s’amorce par une analyse du fonctionnement narratif de la science-fiction comme condition de sa force de suggestion, à laquelle fait suite une réflexion sur la rareté des utopies ayant pour thème le monde du travail dans le cinéma. Le texte suivant s’intéresse à la fragmentation des entreprises et au pouvoir des passerelles ainsi que des passeurs de frontières. Le numéro se poursuit en explorant les incarnations science-fictionnelles du pouvoir dans les grandes entreprises à travers l’œuvre Blade Runner. Les robots sont aussi au cœur du texte suivant qui s’attarde à leurs modes d’insertion dans le monde du travail. Le numéro se penche ensuite sur le courant cyberpunk où des entreprises tentaculaires se voient fragilisées par des hackers solitaires en quête de liberté. Un tout autre imaginaire est convoqué dans l’analyse du film Okja, qui questionne l’instrumentalisation déshumanisante de l’industrie alimentaire. À travers l’analyse de deux œuvres publiées à trente-cinq ans d’intervalle, le texte suivant étudie l’évolution de l’imaginaire de l’entreprise. Y succède une analyse des rapports entreprises-État dans la science-fiction, puis l’étude d’une des premières œuvres de science-fiction féministe : Le monde glorieux. Le texte qui suit propose une réflexion sur l’usage de la science-fiction dans la réflexion stratégique. Le numéro propose ensuite un entretien avec le banquier Michel Pébereau, passionné de science-fiction, ainsi qu’un débat entre autrice, chercheurs et industriels à propos de l’intérêt de la science-fiction pour penser l’entreprise. Le dossier se conclut par une incursion dans l’univers de Robida ainsi qu’un clin d’œil sur les GAFA et les États.
Notes
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[1]
E. Peper, « Why Business Leaders Need to Read More Science Fiction », Harvard Business Review, 14 juillet 2017.
-
[2]
V. Degot, J. Girin, C. Midler, Chroniques muxiennes. La télématique au quotidien, Paris, Entente, 1982. Voir aussi C. Midler, « Clin d’œil. Les chroniques muxiennes, trente ans après », Entreprises et Histoire, n° 60, 2010, p.195-203.
-
[3]
P. Jacqué, « La science-fiction, nouveau filon des entreprises pour imaginer leur futur », Le Monde, 2 mars 2018.
-
[4]
J.-L. Cassely, « À quoi sert la science-fiction? À nous expliquer de quoi l’avenir ne sera – peut-être – pas fait », SlateFr, 2013, http://www.slate.fr/life/80157/science-fiction-recits-apocalyptiques-avenir.
-
[5]
E. Peper, « Why Business Leaders », art. cit., p. 2.
-
[6]
Ibid., p. 4.
-
[7]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités de la fiction pour rendre présente l’organisation », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, vol. 24, n° 57, 2018, p. 195-208, p. 199.
-
[8]
P. Veyne, Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil, 1983, p. 46.
-
[9]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités de la fiction », art. cit., p. 203.
-
[10]
L. Durrell, Le Quatuor d’Alexandrie [1957-1960], Paris, Buchet-Chastel, 1963.
-
[11]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités de la fiction », art. cit.
-
[12]
Ibid., p. 202.
-
[13]
Y. Di Manno, « Science-fiction et rêves de l’État », Le Monde Diplomatique, novembre 1977, p. 15.
-
[14]
Ibid., p. 15.
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[15]
A. Niccol, Bienvenue à Gattaca, Columbia Pictures et Jersey Films, 1998 ; A. Garland, Ex Machina, DNA Films et alii, 2015 ; A. Stanton, WALL-E, Pixar, 2008
-
[16]
J. Owens, « Nine Sci-Fi subgenres to help you understand the future », Quartzy, 4 novembre 2018, https://qz.com/quartzy/1447599/nine-sci-fi-subgenres-to-help-you-understand-the-future/
-
[17]
J. Owens, « Nine Sci-Fi subgenres… », art. cit.
-
[18]
I. Lacroix et K. Prémont (dir), D’Asimov à Star Wars : représentation politique dans la science-fiction, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2016.
-
[19]
P.-J. Delage, Science-fiction et science juridique, Paris, IRJS Éditions, 2013.
-
[20]
P.-J. Olagnier, « Les imaginaires urbains du cinéma de science-fiction ou le leitmotiv de la figure de la ville dystopique », Urbia, n° 19, 2016, p. 45-78.
-
[21]
G. Haver et P. J. Gyger, (dir.), De beaux Lendemains ? Histoire, société et politique dans la science-fiction, Lausanne, Antipodes, 2002.
-
[22]
Q. Deluermoz et P. Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016.
-
[23]
T. S. Kuhn, La Structure des Révolutions Scientifiques, Paris, Flammarion, 1972.
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[24]
J.-C. Martin, Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2017.
-
[25]
O. Germain et A. Laifi, « Les possibilités », art. cit., p. 200.
-
[26]
Ibid., p. 200-202.
-
[27]
R. Lenoir, Objet sociologique et problème social, Paris, Dunod, 1999.
-
[28]
M. Foucault, Dits et Écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 44.
-
[29]
F. Herbert, Dune [1965], Paris, Robert Laffont, 1970.
-
[30]
E. Peper, Cumulus, Kindle edition, 2016.
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[31]
M. A. Older, Infomocracy, New York, Tor.com, 2016.