Emmanuel DREYFUS, L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉCONOMIE À SCIENCES PO (1945-1989). IDÉES ÉCONOMIQUES ET FORMATION DES ÉLITES, Thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de Dominique Barjot, soutenue à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), le vendredi 25 novembre 2011, deux volumes de 727 et 351 pages
1À travers l’histoire de l’enseignement de l’économie à Sciences Po, Emmanuel Dreyfus analyse les mutations d’une institution, qui doit s’adapter aux besoins du temps, ainsi que celles d’une discipline, passée de l’économie politique à la science grâce à la révolution keynésienne, au développement du néo-keynésianisme, puis à l’amplification des débats entre néo-libéraux, néo-keynésiens et régulationnistes (ou keynésiens marxistes). Enfin, la thèse aborde le problème essentiel de la formation de base des hauts fonctionnaires, marquée par un double glissement du service de l’État au privé et des inspecteurs des Finances aux économistes, universitaires et ingénieurs et, surtout, aux administrateurs civils. Il s’agit de concilier une histoire des idées et une histoire de la formation des élites (administratives, politiques et des affaires). Partant de la thèse d’État de Lucette Le Van-Lemesle, E. Dreyfus décrit la croissance exponentielle de l’enseignement de l’économie. Dès lors, le choix de Sciences Po s’impose, en tant que lieu de diffusion, mais aussi de création du savoir économique : pour preuves la création de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, celle de la Revue Économique, puis d’Observatoires et Diagnostics Économiques, revue de l’OFCE.
2Les bornes chronologiques s’imposent à l’évidence. 1945 constitue le terminus a quo (création de la FNSP et de l’IEP, de l’ENA, nationalisation) et 1989 le terminus ad quem. Cette dernière année voit le point de départ d’un consensus progressif : « ni-ni » de F. Mitterrand, adhésion de P. Bérégovoy à la politique de Barre et Chirac, mise en place du RMI, réforme de la scolarité à Sciences Po. Il en va de même des ruptures intermédiaires. Trois périodes se succèdent : 1945-1959, dominée par François Bloch-Lainé, Paul Delouvrier et Jean Meynaud ; 1960-1972, avec Raymond Barre et André de Lattre ; 1973-1989, marquée par une réforme favorisant l’économie et l’influence dominante de Jean-Claude Casanova, de Michel Pébereau et Jean-Paul Fitoussi.
3Emmanuel Dreyfus inscrit sa recherche dans une perspective historique. Il puise, pour sa problématique, aux sources de l’histoire économique. Autour de la question de l’État et des facteurs immatériels de la croissance, il insiste sur l’influence de « l’outillage mental » (L. Febvre) ou de « la boîte à outils » (R. Barre). Il s’est intéressé aux politiques économiques d’État, aux relations économiques internationales, aux facteurs immatériels de la croissance, aux réseaux sociaux et à l’histoire des élites. La thèse d’E. Dreyfus participe aussi de l’histoire intellectuelle : elle aborde la question des écoles professionnelles, les débats inhérents à la sociologie de l’éducation, à l’histoire de l’éducation, à l’histoire de l’enseignement supérieur. Cette dimension d’histoire intellectuelle concerne de façon plus spécifique l’histoire de Sciences Po, de l’ENA et de leur rôle dans la formation des élites. E. Dreyfus se réfère aux recherches portant sur l’ENA, mais aussi sur Sciences Po. La thèse d’E. Dreyfus relève ainsi de l’histoire des disciplines, notamment de celle de la pensée économique. Une troisième et dernière dimension de cette thèse réside dans l’histoire politique, des dirigeants, de leurs milieux, des personnalités ainsi que des idées politiques.
4La thèse d’E. Dreyfus s’appuie sur une documentation originale. S’il y a peu à tirer des archives du ministère de l’Éducation nationale, ni non plus de celles du ministère de l’Économie et des Finances, les archives de l’École s’avèrent d’une grande richesse. Il s’agit, au premier chef, du fonds Sciences Po, mais aussi des fonds Wilfrid Baumgartner, Michel Debré et Jean-Marcel Jeanneney. S’y ajoutent un certain nombre d’interviews, tantôt conduites par E. Dreyfus lui-même, tantôt issues des archives orales du MINEFI, tantôt provoquées dans le cadre des Ateliers d’archives et d’histoire de Sciences Po. E. Dreyfus a mobilisé aussi d’importantes sources imprimées.
5Emmanuel Dreyfus a opté en faveur d’un plan à la fois thématique et chronologique.
6La première partie traite de l’enseignement de l’économie à Sciences Po. Le chapitre 1 présente le « regain d’une discipline traditionnelle, de 1945 à 1958 ». Fondée par Emile Boutmy, l’École Libre des Sciences Politiques s’était fixée pour objectif de rénover les élites françaises, avec l’aide de donateurs privés et en accordant une grande importance à l’histoire. Au terme d’une série d’épreuves (Seconde Guerre mondiale, nationalisation de 1945), la constitution de deux entités distinctes (IEP et FNSP) ouvre la voie à la domination de la science politique, malgré la création du Service d’Étude de l’Activité Économique (SEAE). Le chapitre 2, « La croissance d’un savoir moderne, 1959-1962 », met en lumière le développement de la recherche, même si elle demeure plus marginale en ce qui concerne l’économie. Se produit alors une mutation progressive, marquée par une augmentation modérée de la sélection, un développement du parc immobilier et une augmentation de la place de l’économie, qui, désormais, bénéficie d’un véritable parcours. Quant au chapitre 3, il montre « le triomphe d’une science et l’émergence du doute, 1972-1989 ». De ce point de vue, la réforme de 1972 traduit l’apogée de la domination de l’économie dans l’enseignement. Elle devient une obligation commune à l’ensemble des étudiants. Se crée d’ailleurs une section économique et financière. Cette évolution s’appuie sur la création de l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE). En revanche, les années 1980 marquent la fin du cycle, avec la mise d’une nouvelle réforme entre démocratisation et sélection.
7La seconde partie concerne l’enseignement de l’économie. Le chapitre 4 s’intitule « Le rêve d’une France rénovée 1945-1958 ». Différents faits dominent la période (reconstruction, déséquilibres monétaires et inflation, étatisation et régulation de l’économie). Il s’ensuit, du point de vue des revues, le maintien de la Revue d’Économie Politique, l’apparition d’Économie Appliquée et des Archives de l’ISEA, enfin la création de la Revue Économique. Trois hommes dominent ces années : Jean Meynaud, prosélyte d’un keynésianisme enthousiaste ; Paul Delouvrier, tenant d’un dirigisme modéré ; François Bloch-Lainé, adepte d’un progressisme orthodoxe. Le chapitre 5, « Une économique française prospère et tranquille, 1959-1973 », correspond à la phase de la croissance harmonisée. Deux hommes dominent la période : Raymond Barre, producteur d’une synthèse entre macroéconomie keynésienne et micro-économie néo-classique, en réconciliant intervention de l’État et respect des mécanismes de marché ; André de Lattre, défenseur d’une croissance économique concertée et d’un libéralisme dirigé.
8Quant au chapitre 6, « Crise de l’économie, crise de la pensée économique ? 1974-1989 », il souligne trois tendances majeures de l’époque. La première consiste en une crise des faits et des idées : premier choc pétrolier (1973), relance keynésienne et de l’inflation (1974), politiques anti-inflation (1976-1978), relance à nouveau, plus massive encore, provoquant des déséquilibres monétaires et financiers sans précédent depuis les années 1950 (1981), retour à la rigueur puis au libéralisme (1986), affirmation d’une social-démocratie à la française (1988-1989). La seconde tendance réside dans l’apparition de la revue de l’OFCE, à savoir Observations et Diagnostics Économiques. La troisième tient à la pluralité remarquable des cours d’économie : entre Jean-Jacques Rosa, néo-libéral combattant, et Roland Morin, prosélyte de l’école de la régulation, l’on rencontre Jean-Claude Casanova, tenant d’un libéralisme classique, Michel Pébereau, acteur d’une politique économique libérale et Jean-Pierre Fitoussi, néo-keynésien avéré.
9La troisième partie s’intitule « Les hommes de l’enseignement de l’économie ». Le chapitre 7 présente « le modèle de l’inspecteur des Finances 1945-1959 ». Cette période voit un dualisme professeurs à la faculté de Droit – inspecteurs des Finances. Se succèdent en fait deux générations d’inspecteurs, celle de W. Baumgartner et de Jacques Rueff, puis celle de François Bloch-Lainé et de Paul Delouvrier. À côté des professeurs d’économie politique (Gaëtan Pirou, François Perroux et Jean-Marcel Jeanneney), l’on rencontre de singuliers éclectiques, tels que Jean Maynaud, Alfred Sauvy et Jean Fourastié. Le chapitre comporte aussi une étude quantitative des enseignants d’économie (inspecteurs et banquiers) : il en ressort l’idée d’une stabilité, mais aussi d’une prépondérance du modèle de l’inspecteur des Finances.
10Le chapitre 8 s’intéresse au « Nouveau poids de l’expertise de la faculté 1959-1972 ». Alors que dominent Raymond Barre et André de Lattre, les inspecteurs des Finances continuent d’enseigner les finances publiques, mais se divisent entre « baumgartnériens » et « bloch-lainéens ». Au même moment, la part des professeurs d’économie au sens strict se réduit avec l’augmentation du nombre total d’enseignants. Cette évolution recouvre quatre tendances distinctes : changement plus fréquent des maîtres de conférences, stabilité de la répartition entre fonctionnaires (deux tiers du total) et non fonctionnaires (un tiers), diminution de la part des inspecteurs des Finances et augmentation de celle des dirigeants de grandes entreprises. Le chapitre 9 clôt la thèse. Intitulé « Des économistes plus savants et plus politiques, 1973-1989 », il souligne trois lignes de force de l’évolution propre à la période. La première tient à l’augmentation du nombre des enseignants d’économie, même si trois figures sortent du lot par leur pérennité : Jean-Claude Casanova, Jean-Pierre Fitoussi, keynésien militant, et Michel Pébereau, inspecteur des Finances situé au cœur de la logique des « noyaux durs ». La seconde observation consiste en la montée des ingénieurs économistes, plus théoriques et plus politiques, par rapport aux inspecteurs des Finances. Enfin, troisième phénomène, le pourcentage des fonctionnaires demeure des deux tiers, mais dominent désormais les administrateurs civils au ministère des Finances.
11L’ouvrage aboutit à trois conclusions :
- La période étudiée correspond à un cycle, celui du « moment économique » de Sciences Po. À l’origine, le projet de l’École reposait sur l’histoire. De 1945 à 1989, l’économie prend l’ascendant. Elle s’impose, surtout à partir de la réforme de 1979, comme la discipline dominante. En revanche, elle reflue dans les années 1980. Derrière cette évolution, se trouve la contrainte exercée par le concours de l’ENA. Elle se renforce tout au long de la période. Le facteur décisif réside cependant dans la demande sociale. Il existe un consensus autour de l’idée qu’une science, l’économie, est capable d’organiser la prospérité : telle est la vision d’Alfred Sauvy. L’économie se trouve portée par l’intervention croissante de l’État (Richard F. Kuisel), mais aussi par la décision autonome de l’Ecole. Discipline moderne des années 1960, elle apparaît comme le moyen d’amalgamer les élèves de l’Ecole, d’où la restructuration de l’enseignement autour de l’économie, c’est-à-dire autour de R. Barre, puis de J.-C. Casanova. La réforme de 1989 va en sens inverse, posant ainsi la question de la prise de décision au sein de l’École. Dès la nationalisation, celle-ci a accru son autonomie, bénéficiant d’un pouvoir propre de décision et d’influence, qui découle des statuts de 1945, 1969 et 1984, mais aussi et surtout de la pratique. L’autonomie de l’École éclaire d’ailleurs sur la nature du pouvoir en France. Le premier des ordres, celui des hauts fonctionnaires, se renouvelle à travers l’excellence d’un concours sélectif, celui de l’ENA, mais aussi grâce à la transmission, à Sciences Po, puis à l’ENA, des valeurs du corps : l’État et l’intérêt général l’emportent sur les intérêts particuliers, tandis que la haute fonction publique sert de contrepoids au pouvoir politique.
- Le contenu des cours démontre la permanence d’un « libéralisme modéré d’État ». Sciences Po n’est pas au service d’une idéologie, du fait d’un équilibre entre théoriciens et praticiens, universitaires et inspecteurs des Finances, conservateurs et progressistes. Cependant les enseignants de finances publiques soulignent plutôt la continuité nécessaire des politiques d’État. En outre, les controverses ne parviennent à Sciences Po que retardées et atténuées. Il s’agit donc d’un enseignement suiviste, sauf lorsque, dans les années 1970, arrivent les économistes planificateurs. L’enseignement l’emporte de beaucoup sur la recherche. Par ailleurs, la conversion keynésienne de 1945 apparaît comme l’événement le plus brutal. Il ne s’agit pas, toutefois, d’une conversion absolue. Le choix de R. Barre permet de réconcilier le keynésianisme de Marchal, le non-conformisme de Perroux et le libéralisme de Rueff. C’est le moment de la synthèse néo-classique, avec L’Économique de Samuelson, qui explique la macro-économie à partir de la micro. Néanmoins un groupe contestataire s’affirme, celui des keynésiens marxistes, plutôt anti-américains et anti-libéraux. Ils relèvent pour l’essentiel de l’école de la régulation, qui se place notamment dans la filiation de Cournot et de Colson, à l’instar de Jacques Mistral. Cependant dominent les néo-libéraux (J.-C. Casanova, J.-J. Rosa) et les néo-keynésiens (J.-P. Fitoussi). Se dégage ainsi un sens commun économique du moment, d’où la synthèse opérée, dans les années 1950, entre Keynes (J. Meynaud) et la bonne gestion financière (P. Delouvrier, F. Bloch-Lainé).
Dans les années 1960, une place plus large est accordée aux entreprises et aux mécanismes de marché sous la houlette plus libérale de l’État toujours modernisateur. Un accord assez général se dégage sur la politique économique (entre R. Barre et A. de Lattre par exemple). Durant la décennie 1980, la vision des keynésiens marxistes connaît, en fin de compte, peu de succès. En revanche, l’expérience de gauche renforce la ligne « debréo-barriste », fondée sur le maintien des grands équilibres, le franc fort et la libéralisation financière. Cependant il n’y a pas de remise en cause des garanties sociales, du rôle de l’État et de l’indépendance nationale, comme le montre le système des « noyaux durs ». Ce retour en arrière résulte dans une large mesure de l’échec des grands modèles théoriques (Fifi, Star, DMS). Défendus par J.-P. Fitoussi, ils souffrent d’une absence de clarté et d’une inadaptation aux fluctuations de la conjoncture. Ainsi en revient-on à un libéralisme modéré d’État. Il se fonde sur le rôle essentiel du marché, mais inclut aussi l’action de l’État. Comme l’a bien montré R. F. Kuisel, il existait déjà au XIXe siècle (Émile Cheysson figurait aux côtés de Paul Leroy-Beaulieu). - Les hommes de l’économie ont été plutôt des « praticiens ». En effet, l’étude quantitative souligne la permanence du lien entre les enseignants et l’École : il s’agit le plus souvent d’anciens élèves. S’agissant des maîtres de conférences, ils y travaillent cinq ans en moyenne, même si un groupe non négligeable enseigne plus longtemps. Les professeurs sont plus stables. En outre, tout au long de la période, se maintient le même équilibre entre fonctionnaires (deux tiers du total) et non fonctionnaires (un tiers), issus pour l’essentiel des affaires. Enseigner à Sciences Po est, pour tous, le signe d’une carrière honorable, sinon brillante. Ces enseignants sont choisis pour leur statut professionnel et leurs promesses, car il s’agit de former des élites. De ce fait, les plus brillants d’entre eux sont toujours des hommes engagés dans de nombreux réseaux de sociabilité (W. Baumgartner, P. Delouvrier, J. Chirac, M. Pébereau). Sciences Po offre d’ailleurs une voie pour s’engager en politique (R. Barre, J.-C. Casanova, Edmond Alphandéry, Erik Orsenna). De fait l’École retire beaucoup de ses anciens enseignants. Ils lui permettent le recrutement des anciens élèves dans les affaires (deux tiers des débouchés) et à l’ENA. Les enseignants investis dans l’École en sont, avec les anciens, les meilleurs soutiens. Comme le montre la défense contre les tentatives successives de nationalisation (1879-1936, 1945), c’est par ses enseignants, autant que par ses élèves, que se distingue et se défend l’École. L’évolution de la composition du corps des enseignants reflète les rapports entre l’État et l’économie avec les grandes écoles de commerce. Il s’ensuit la fin du monopole des inspecteurs des Finances, la concurrence croissante des membres de la Cour des Comptes et l’émergence des administrateurs civils du MINEFI. Les praticiens dominent les théoriciens.
12En définitive, E. Dreyfus a produit une thèse utile et importante.
13Dominique BARJOT
14Professeur d’histoire économique contemporaine
15Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
David LE BRIS, LES ACTIONS FRANÇAISES DEPUIS 1854 : ANALYSES ET DÉCOUVERTES, Thèse de doctorat de sciences de gestion, sous la direction de Georges Gallais-Hamonno (co-direction Dominique Barjot) soutenue à l’Université d’Orléans, le vendredi 1er février 2011, 362 pages
16Cette thèse revêt une forme inhabituelle pour deux raisons. D’une part, il s’agit d’une thèse « sur travaux ». D’autre part, le jury était interdisciplinaire, puisqu’il était composé de deux financiers, de deux économistes, de deux économistes-historiens et d’un historien-économiste. L’un des membres du jury, le professeur Eugene N. White, de Rutgers University, conclut ainsi : “To summarize, M. Le Bris has produced a grand corpus of work, solid, scholarly and at times provocative. It is a sign of the quality of the work that his answers to the standard questions raise more puzzles. This augurs well for his future as an historian of financial markets”. Il faut en effet se féliciter de cette approche pluridisciplinaire finance-histoire-économie, dont la pertinence est prouvée par la qualité des résultats obtenus. La thèse de David Le Bris comporte neuf chapitres qui représentent autant d’articles indépendants. Pour autant, il n’en s’agit pas moins d’une véritable thèse, unifiée par le thème, par la base de données utilisée et par la méthode employée. La thèse peut se classer dans la catégorie « finance historique », et applique un certain nombre de questions et de concepts de la finance contemporaine à une base de données comportant essentiellement les cours et les dividendes des entreprises constituant l’équivalent historique du CAC 40.
17Son apport à l’histoire est déterminant, notamment dans la première partie. Détaillé dans le chapitre 1, le travail de collecte de données a permis la construction d’une base cohérente, dont D. Le Bris tire en premier lieu un indice original des principales capitalisations du marché parisien. Ne souffrant pas des biais trop fréquemment présents dans les indices boursiers, cet indice met en évidence plusieurs faits stylisés majeurs, parmi lesquels le plus surprenant et le moins expliqué est la très faible performance des actions françaises durant les « Trente Glorieuses ». L’écart considérable de performance par rapport aux États-Unis, mais aussi par rapport aux autres indices européens mériterait d’ailleurs sans doute une remise à plat des indices disponibles pour ces pays sur le modèle de ce qui est proposé par l’auteur. Dans son chapitre I, en effet, David Le Bris a eu l’intelligence de s’appuyer sur un échantillon de titres au lieu d’une série agrégée, qui permet de reconstituer un véritable CAC 40 en longue période. Le critère de la sélection desdites sociétés est bon. Même si l’on peut regretter l’absence d’une comparaison avec la Grande-Bretagne, le travail met bien en évidence la rupture induite par la Première Guerre mondiale : avant, une rentabilité positive relativement stable ; en revanche, après, des politiques hostiles au marché, jusqu’en 1978 (Sicav Monory) plutôt qu’au milieu des années 1980.
18Le chapitre II compare les performances des indices français et américains. Il montre que la rémunération du risque est similaire sur les deux marchés. Des portefeuilles optimaux mêlant actions et obligations sont construits pour chaque pays. L’auteur démontre que l’horizon de placement a un impact sur le choix optimal du fait que le risque des obligations (en France) ou des actions (aux États-Unis) varie avec la durée de détention. Cette analyse aurait sans doute gagné à être complétée d’une analyse (pourtant désormais classique) en termes de risque : étant donnée la performance faible et variable des actions françaises, combien d’années de placement sont nécessaires pour garantir, à chaque moment du passé, un rendement donné ? Les résultats sont par ailleurs un peu affaiblis par le fait que les rendements étudiés sont nominaux, alors que l’essentiel des différences entre les deux pays tient aux différences de taux d’inflation, non en longue période, mais à court et moyen termes. De plus, dans certaines périodes l’inflation domine fortement l’effet des rendements nominaux, de sorte que ces derniers dépendent peut-être davantage des anticipations d’inflation que de quoi que ce soit d’autre. Une réflexion macroéconomique plus large devrait donc être menée avant de tirer des conclusions de cette comparaison. Le tournant décisif est la Première Guerre mondiale : avant 1914 la France est très compétitive (+ 4 % par an), les États-Unis sont à peine au-dessus. C’est vrai en dépit d’une prime de risque beaucoup plus forte aux États-Unis.
19Le chapitre 3 est l’un des plus intéressants : conséquences des deux guerres mondiales, la baisse des actions en valeur réelle et la fuite vers les actifs réels. La Première Guerre mondiale marque le point de départ d’une forte volatilité pour la rentabilité des actions. La Seconde Guerre mondiale consacre la montée de l’État, le dirigisme, les nationalisations. Ces dernières font disparaître, pour plusieurs décennies, des secteurs majeurs : banques, électricité, gaz, charbonnages. Conséquence : en francs constants, les entreprises françaises du CAC 40 ne distribuent pas plus de dividendes en 1965 qu’en 1883. Il faut attendre les privatisations du milieu des années 1980 pour que le marché financier retrouve son rôle d’avant la Première Guerre mondiale. Ce chapitre montre clairement qu’au-delà de l’impact sur les profits (et donc sur les cours) des pertes et destructions dues aux guerres, ce sont l’inflation et les nationalisations qui ont, spécialement après 1945, conduit à une réduction de la place de la bourse dans l’économie. Pour autant, cette observation ne semble pas expliquer le recul des performances des entreprises cotées restantes, dans un contexte où nombre d’entre elles connaissent un grand succès industriel.
20La seconde partie apparaît plus hétérogène. Le chapitre 4 étudie la corrélation entre orientation politique des gouvernements et performance du CAC 40 historique. Après avoir montré une corrélation significative et positive entre gouvernements de gauche et rendement des actions, D. Le Bris montre qu’en réalité, ce résultat n’existe plus si on inclut dans la durée de chaque gouvernement les trois mois précédant les élections, durant lesquels les anticipations peuvent conduire à des variations sensibles des cours. On retrouve alors un résultat plus intuitif : la bourse baisse quand on s’attend à l’arrivée d’un gouvernement de gauche, et la couleur du gouvernement a peu d’effet sur les rendements boursiers. Ce chapitre concerne pour l’essentiel le XXe siècle, car la percée de la gauche dite « moderne » a lieu en 1899 seulement. D. Le Bris fait un double constat : le cours des actions réalise une nette super-performance les mois où un nouveau gouvernement de gauche est nommé ; dans le long terme, les actions offrent une performance réelle bien supérieure sous la gauche. Trois raisons y contribuent :
- le supplément de rentabilité de la gauche n’est pas la contrepartie à un risque élevé ;
- une part de cette super-performance peut s’expliquer par un contexte macro-économique plus favorable (1932,1987, 1997) ;
- les actions progressent nettement pendant les trois mois précédant l’arrivée de la droite.
21Le chapitre 5 étudie les krachs boursiers. Il propose une nouvelle mesure permettant de comparer des krachs survenant sur des marchés différents (dans le temps ici), qui corrige l’ampleur du krach par la volatilité moyenne de la période antérieure, en supposant que les investisseurs utilisent plus le levier de l’endettement dans les périodes où la volatilité et faible, de sorte que le risque serait effectivement similaire. Cette hypothèse fait réémerger une liste de krachs correspondant à ce que l’histoire a retenu, et permet d’effacer un certain nombre de fortes variations – essentiellement récentes – qu’elle n’a jamais considérées comme des krachs. Le résultat est séduisant. On regrette néanmoins que rien ne soit fait pour étayer l’hypothèse sur laquelle D. Le Bris s’appuie. Sur les krachs, il est juste qu’il en existe très peu avant 1914 : guerre de 1870, crise de 1882-1883, déclenchement de la Première Guerre mondiale. Mais il faut revenir à la crise de 1929 et à la spécificité française en 1932. La France est alors en décalage par rapport à la Grande-Bretagne et l’Allemagne : en 1932, elle donne d’ailleurs la victoire électorale au Cartel des Gauches.
22Le chapitre VI est un des meilleurs apports historiques : l’économie française est une économie de services, l’industrie ne faisant que peu partie du modèle français. On a exagéré la part de l’industrie et les secteurs rentables ne sont pas forcément présents dans le CAC 40. En réalité, l’industrie n’a jamais pesé très lourd dans le CAC 40. En effet, la France a basculé dans l’économie de services plus tôt que ne le dit David Le Bris : c’est en 1926 que la part de la population industrielle est la plus forte au sein de la population active totale. Ensuite cette part ne cesse de diminuer. En revanche, grâce à des gains de productivité spectaculaires et à un important mouvement de concentration, la part de l’industrie au sein du CAC 40 augmente beaucoup dans les années 1950 (maximum de 69 % en 1961). Cependant il convient de ne pas se laisser abuser : en effet, les services publics et les banques sont alors nationalisés. D. Le Bris note fort justement qu’en longue période, le secteur bancaire constitue une activité de services qui pèse lourd dans la capitalisation boursière.
23Les trois derniers chapitres, ceux de la troisième partie, s’avèrent en définitive les plus convaincants et les plus réussis de la thèse : en effet, ils portent directement sur des questions de portefeuille optimal pour lesquelles l’approche utilisée est immédiatement pertinente.
24Le chapitre 7 reprend la question de la rationalité de l’investissement français en Russie, et conclut de manière positive, comme l’essentiel de la littérature récente sur la question (depuis Edelstein). Le travail est réalisé de manière rigoureuse et le résultat convaincant. Cependant seuls les titres cotés en France sont envisagés : d’un côté, cela correspond sans doute aux pratiques des investisseurs mais, de l’autre, il néglige le caractère endogène de la cotation par rapport à la demande, à moins d’interférences politiques comme le reconnaît l’auteur quand il mentionne le cas des valeurs allemandes. Le choix des actionnaires français d’investir en Russie témoigne d’une rationalité d’investir, face à l’historiographie classique des « rentiers ». C’est d’ailleurs le cas avec d’autres nations qu’il aurait peut-être fallu inclure dans l’analyse (Empire ottoman, Argentine, Italie, Espagne, Portugal, etc.). Si la Russie représente 27 % des titres étrangers, la Turquie représentait 12,6 % (avec une rivalité franco-allemande), l’Argentine (qui fait banqueroute en 1890, puis connaît un boom en 1902-1903) environ 10,3%. Le portefeuille optimal comporte d’abord des actions françaises (CAC 40), des obligations d’État (rente 3 %), des obligations des entreprises françaises (chemins de fer), mais aussi huit emprunts internationaux. Après la Russie, les deux meilleures opportunités de diversification sont l’Argentine et l’Italie. Au total, la Russie apparaît comme le premier emprunteur mondial, alors que l’Allemagne constitue le premier choix.
25Le chapitre 8 décompose le bénéfice de la diversification internationale entre la différence de rendement et l’absence de corrélation avec les autres titres. Il montre que la faible corrélation importe plus pour l’investisseur français que la rentabilité supérieure des titres étrangers. Pour les actions américaines pourtant, la corrélation avec les actions françaises augmente depuis 1914, réduisant sensiblement le gain de la diversification internationale. L’intégration des économies – qui recule fortement pendant une grande part du XXe siècle par rapport à 1914 – y est sans doute pour moins que l’internationalisation des grandes entreprises – dont une part importante de l’activité s’effectue désormais à l’étranger – et des conjonctures. Le développement d’une droite de risque internationale dès avant 1914 est un résultat important qu’il faudra confirmer par l’addition de nouveaux couples instrument-pays. Cette approche apparaît beaucoup plus difficile à tenir (l’auteur ne s’y risque pas) après 1914, quand les anticipations de taux de change et l’inflation rendent les choix de portefeuille beaucoup plus complexes que ce que l’approche utilisée ici peut expliquer. D. Le Bris démontre que les investissements étrangers permettent d’augmenter la performance d’un portefeuille. Mais il existe un paradoxe : avec l’intégration réelle des économies, l’incitation à acheter des titres étrangers diminue.
26Enfin, le chapitre 9 étudie la diversification au sein d’un portefeuille d’actions françaises. Il montre de fortes fluctuations dans le risque de marché (non diversifiable) des actions françaises. Ce risque atteint un maximum autour de la Seconde Guerre mondiale. Inversement, le risque spécifique varie peu. Si l’auteur analyse avec finesse les conséquences de ces changements, il n’en propose pas vraiment d’explication systématique. Le contexte macroéconomique semble important à cet égard, mais il est possible que les changements de comportements des entreprises (par exemple les politiques de dividende) jouent aussi un rôle. L’on observe une hausse irrésistible des risques sur le marché français. Elle conduit aux premières diversifications au sein d’un portefeuille d’actions françaises. Cette diversification permet d’atteindre un niveau de risque plancher (ou risque de marché). Contrairement aux Etats-Unis, le risque de marché des actions françaises connaît une forte instabilité dans le temps. Surtout, après une hausse vertigineuse entre 1914 et 1945, dans la seconde moitié du XXe siècle le risque ne retrouve jamais son étiage d’avant la Première Guerre mondiale, sous l’effet de trois variables : la fin du Gold Standard, le taux d’inflation et le déficit public. Si le risque de marché correspond à celui d’un portefeuille bien diversifié, il existe aussi un risque spécifique (risque spécifique = risque total-risque de marché). Ce risque spécifique apparaît bien plus stable que le risque de marché. En définitive, le risque supporté par une seule action, faible avant 1914, décroît vite avec l’ajout de quelques titres. Il existe donc, avant 1914, un super-effet portefeuille.
27Les apports du travail de David Le Bris sont donc considérables :
- Les actions rapportent moins qu’on ne le pense. Pour un épargnant français, elles demeurent le placement le plus rentable, mais sans « prime de risque excessive ». Si, depuis 1914, la sous –performance française est manifeste, depuis les années 1980 le niveau de rentabilité des actions converge avec les actions américaines. De surcroît, les actions françaises sont de plus en plus corrélées entre elles, réduisant le bénéfice de la diversification.
- Les guerres expliquent une grande part du décalage à long terme entre les performances françaises et américaines. Par conséquent, compte tenu de la multiplicité des événements, la France constitue un bon marché au regard des résultats américains.
- Les entreprises de services dominent la cote de manière quasi-continue. En fait, la France peut se développer sans industrie (A. Sauvy) : la plus forte part de l’industrie dans la création de profit (années 1950 et 1960) ressemble plus à un accident qu’à un résultat économique. Avec les privatisations, les entreprises de services publics d’infrastructures retrouvent un rôle majeur.
- L’investisseur peut aussi faire le choix de la diversification. La diversification consiste à exposer une partie de sa richesse à des risques différents pour que les aléas des uns compensent les aléas des autres. L’investissement étranger est guidé par la seule recherche d’une meilleure rémunération. Cependant la première diversification s’effectue parmi les actions françaises.
28Dominique BARJOT
29Professeur d’histoire économique contemporaine
30Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Tatiana MOROZOVA, MODERNISATION URBAINE ET TRANSFERT DE TECHNOLOGIES EN EUROPE AU XIXe SIÈCLE. LA CONSTRUCTION DU PONT TROITSKI À SAINT-PÉTERSBOURG PAR LA SOCIÉTÉ DE CONSTRUCTION DES BATIGNOLLES À LA FIN DU XIXe ET AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE, Thèse de doctorat d’histoire, sous la direction d’Annie Fourcaut, soutenue à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I), le vendredi 27 janvier 2012, 292 pages
31Madame Tatiana Morozova a élaboré une thèse d’un réel intérêt. Bien écrite (ce qui, pour une étudiante non francophone, implique un considérable travail de relecture et, de la part de la directrice de recherche, un suivi exemplaire), elle s’organise autour d’une problématique claire. Celle-ci s’articule en trois axes : 1/ les problèmes liés à l’activité d’une entreprise française en Russie, la Société de Construction des Batignolles (SCB), présente en Russie entre 1858 et 1871 (sous la raison sociale Ernest Goüin et Cie), puis de 1891 à 1911 ; 2/ la question des transferts de technologie entre la France et la Russie, analysée à travers une étude de cas (dimension la plus neuve et convaincante) ; 3/ le rôle des ingénieurs français dans la modernisation urbaine de Saint-Pétersbourg, elle-même décrite dans toutes ses contradictions.
32L’étude s’appuie sur une bonne connaissance de l’historiographie française et russe du sujet. L’exposé introductif en apparaît cependant un peu maladroit, même si la présentation de cette historiographie témoigne d’une bonne connaissance de l’histoire des techniques et des transferts de technologie. Non seulement le travail de Tatiana Morozova apporte beaucoup à l’histoire des techniques (celle des ponts) prise dans son acception internaliste, mais aussi à celle, sociale, des techniques, au sens externaliste du terme. Un appel à la sociologie des réseaux sociaux (sur le modèle des travaux d’André Grelon) aurait pu permettre de conférer à l’étude une dimension réellement exemplaire. La thèse n’est pas moins intéressante sous l’angle de l’histoire de la modernisation urbaine, des politiques urbaines et ce dans une perspective comparée. Sur ce point, l’ampleur des lectures paraît évidente. L’intuition, à coup sûr pertinente, du rôle structurant de la question des transports (et des mobilités subséquentes) ouvre la voie à une prise en compte de la spécificité des réseaux techniques et de leurs liens avec les phénomènes d’urbanisation (travaux de Denise Pumain, de Gabriel Dupuy et de Pierre Veltz).
33La masse d’archives, tant russes que françaises, qu’a dépouillées Tatiana Morozova convainc d’autant plus qu’elle en a fait une exploitation à la fois rigoureuse, méthodique et pertinente. Elle a bien mis en valeur l’intérêt du fonds slave de la Bibliothèque de l’Hôtel de Ville (qu’en est-il de celui de l’Institut des Mondes Slaves, rue Michelet ?), analysé scrupuleusement le fonds 89 AQ des Archives Nationales du Monde du Travail à Roubaix (y compris les pièces comptables, dont elle a su tirer des informations … non comptables), mobilisé comme il le fallait les archives de l’École centrale, de Paribas et du ministère des Affaires étrangères français. Sans doute aurait-il été utile d’opérer au moins des sondages dans celles du MINEFI (notamment à propos de la question des emprunts, qui ont donné lieu à quelques controverses célèbres entre les Finances et le Quai d’Orsay) et d’aller voir celles de la Société Générale, particulièrement riches sur la Russie, ou du Crédit Lyonnais. Il aurait été possible ainsi de nuancer (en raison de la présence de capitaux et d’administrateurs français) le caractère purement russe de certains concurrents de la SCB.
34Le plan convient par sa simplicité. Il répond bien aux trois objectifs que s’est fixés l’auteure : étudier le fonctionnement d’une entreprise française de travaux publics (insister cependant sur la distinction entreprise-chantier), les transferts de technologie dans le domaine des ponts et le rôle de ces mêmes ponts dans la modernisation de Saint-Pétersbourg et la politique municipale.
35La première partie offre un exposé clair des facteurs de modernisation, mais aussi de blocage (existence des ponts flottants) du développement urbain de Saint-Pétersbourg (chapitre 1). Elle souligne l’opportunité offerte par la mise au point (grâce au fer puddlé, puis à l’acier) de ponts métalliques à grande portée (chapitre 2). Elle met en lumière, avec finesse et sans a priori, les incidences négatives du fonctionnement de la municipalité de Saint-Pétersbourg.
36La seconde partie s’intéresse à la SCB et à son implantation sur le marché russe. Elle décrit la première période d’activité, entre 1858 et 1871, en mobilisant au mieux l’historiographie existante. Il aurait été utile cependant de revisiter Rondo Cameron, La France et le développement économique de l’Europe, Le Seuil, 1971, ainsi que de consulter D. Barjot, Éric Anceau et Nicolas Stoskopf (dir.), Morny et l’invention de Deauville, A. Colin, 2010, qui ouvre des pistes sur les relations franco-russes de l’époque (thèse d’Yves Bruley). Citons aussi la thèse, récemment publiée, d’Hervé Le Bret, Les frères d’Eichthal, Paris, PUPS, 2012. Si le chapitre 5 offre une utile mise au point sur le retour de la SCB en Russie, grâce à un bon croisement des sources, le suivant apparaît plus novateur.
37La troisième partie, en quatre chapitres, semble avoir posé plus de problèmes de construction. Néanmoins le choix final est défendable, parce qu’il est simple. L’on sent Tatiana Morozova à l’aise dans l’exposé des activités techniques de chantier (chapitre 7) ainsi que des processus d’innovation et de transferts technologiques (chapitre 8). Bien mis en lumière est le rôle du pont dans la transformation d’un quartier villageois et insalubre (Petrogradski) en un autre moderne Art nouveau destiné à la bourgeoisie (chapitre 9). De même, l’auteur propose une explication crédible des facteurs de l’échec de l’implantation durable de la SCB en Russie (chapitre 10). Toutefois il conviendrait de compléter cette explication en tenant compte de la concurrence entre firmes françaises et étrangères, notamment belges (l’allusion à Cockerill n’est pas exploitée !) ou allemandes, mais aussi de même nationalité (la SCB est sur la défensive face à Schneider & Cie, mais aussi à de grandes entreprises de travaux publics, comme Grands Travaux de Marseille, Hersent ou la Société Générale d’Entreprises), qui croise et rejoint celle opposant les groupes financiers entre eux (Banque de l’Union Parisienne contre Paribas par exemple). Enfin, beaucoup de grandes entreprises russes, à Saint-Pétersbourg ou en Ukraine plus qu’à Moscou, tirent avantage de leurs capitaux français ou belges, voire allemands, si ce n’est de la nationalité de leurs administrateurs.
38La conclusion met assez bien en évidence l’apport de la thèse. Trois points doivent être soulignés. Il s’agit d’abord d’une étude presque exhaustive de l’activité de la SCB en Russie, même en l’absence d’accès aux sources de la famille Goüin. L’on remarquera l’éclaircissement apporté à la question des marchés obtenus ou perdus par la SCB entre 1903 et 1911 (pont du Palais, troisième pont sur la Vistule à Varsovie). On y trouve ensuite une analyse fine des contraintes opposées à la modernisation urbaine de Saint-Pétersbourg (les îles, la largeur de la Neva, le retard technologique) et des solutions qui ont permis de leur apporter les innovations technologiques intervenues dans la construction des ponts. La thèse offre aussi un examen convaincant du processus de décision par les autorités municipales. L’absence d’autonomie de la ville par rapport au pouvoir impérial et les conflits internes au sein de la Douma locale ont retardé longtemps l’attribution du marché à une entreprise étrangère qui, seule, pouvait réaliser l’ouvrage requis pour un prix suffisamment bas, grâce à sa maîtrise de la science de la résistance des matériaux et des fondations à l’air comprimé et, de manière singulière, à la compétence de Paul Bodin. L’élément décisif a résidé dans la possibilité d’un nouveau transfert de technologie au sein d’un monde d’ingénieurs russes réceptifs à la technologie française, mais aussi capable de se l’approprier avec efficacité.
39Surtout cette thèse suscite l’intérêt par une mise en lumière des causes et des conséquences du succès de la SCB dans la réalisation du pont. Bénéficiant d’une convergence de facteurs favorables (pas de projet russe satisfaisant, situation politique favorable, action efficiente des acteurs, tels que Jean-Jacques Landau, Arthur Flachet, Eugène Leblond, et des intermédiaires), la SCB innove de façon décisive (pont en acier de 480 m de long en cinq travées, grâce à des formes en arc à trois articulations). Même si l’entreprise n’a pu se fixer durablement en Russie, malgré quelques succès des ateliers de Volynkino dans la fourniture de ponts pour le Transsibérien, elle a joué, à un moment décisif, le rôle d’un vecteur efficace de la modernisation urbaine. L’on voit ainsi s’amorcer à partir de ce travail des prolongements tels que le rôle des capitaux et des entreprises françaises en Russie avant 1917 : il y a beaucoup à faire encore sur le rôle des emprunts municipaux à Saint-Pétersbourg, Moscou et dans les autres villes, les transports urbains (tramways, voire métro) ou l’électrification urbaine, les ports. Même s’agissant de la seule SCB, il demeure beaucoup à dire de sa contribution à la réalisation du Transsibérien, des réseaux d’agents et d’ingénieurs ou du rôle de la Banque de Paris et des Pays-Bas.
40Dominique BARJOT
41Professeur d’histoire économique contemporaine
42Université Paris-Sorbonne (Paris IV)