Couverture de EH_060

Article de revue

Éditorial. Les systèmes d'information : des objets-frontières de la transformation des entreprises

Pages 7 à 16

Notes

  • [1]
    J. Perriault, La logique de l’usage, essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1989.
  • [2]
    F. Massit-Folléa, « Usages des technologies de l’information et de la communication : acquis et perspectives de la recherche », Le Français dans le Monde, n° spécial, janvier 2002.
  • [3]
    P. Flichy, « Technique, usage et représentation », Réseaux, n° 148-149, 2008, p. 147-174.
  • [4]
    W. Orlikowski, « Using Technology and Constituting Structures: A Practice Lens for Studying Technology in Organizations », Organization Science, vol. 11, n° 4, p. 404-428.
  • [5]
    E. Von Hippel, The Sources of Innovation, New York, Oxford University Press, 1988. E. Von Hippel, Democratizing Innovation, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2005.
  • [6]
    S.L. Star et J. Griesemer, « Institutional ecology, ‘translation’ and boundary objects: amateurs and professionals in Berkeley’s museum of vertebrate zoology, 1907-39 », Social Studies of Science, vol. 19, n° 3, 1989, p. 387-420.
  • [7]
    M. Boutet, « Innovation par l’usage et objet-frontière, les modifications de l’interface du jeu en ligne Mountyhall par ses participants », Revue d’Anthropologie des connaissances, n° 1, 2010, p. 85-113.
  • [8]
    D. G. Copeland, J. L. McKenney, « Airline Reservations Systems: Lessons from History », MIS Quarterly, 1988, p. 353-370.
  • [9]
    R. Mason, J. L. McKenney, D. G. Copeland, « Developing a historical tradition in MIS Research » MIS Quarterly, vol. 21, n° 3, septembre 1997, p. 257-278.
  • [10]
    J. L. McKenney, R. Mason, D. G. Copeland « The Bank of America: Crest and Trough of Technological Leadership », MIS Quarterly, vol. 21, n° 3, septembre 1997, p. 321-353.
  • [11]
    R. Mason, J. L. McKenney, D. G. Copeland, « An Historical Method for MIS Research: Steps and Assumptions », MIS Quarterly, vol. 21, n° 3, 1997, p. 307-320.
  • [12]
    A. D. Chandler et J. W. Cortada (eds.), A Nation Transformed by Information: How Information Has Shaped the United States from Colonial Times to the Present, New York, Oxford University Presss, 2000.
  • [13]
    J. W. Cortada, The Digital Hand, t. I : How Computers Changed the Work of American Manufacturing, Transportation and Retail Industries, New York, Oxford University Press, 2004.
  • [14]
    J. W. Cortada, The Digital Hand, t. II : How Computers Changed the World of American Financial, Telecommunications, Media, and Entertainment Industries, New York, Oxford University Press, 2006.
  • [15]
    J. W. Cortada, The Digital Hand, t. III : How Computers Changed the Work of American Public Sector Industries, New York, Oxford University Press, 2008.
  • [16]
    N. Ravidat, J.-P. Schmitt, J. Akoka, Recherche exploratoire, analyse longitudinale de l’évolution du positionnement de la fonction systèmes d’information de 1992 à 2004, Cigref, 2005, 13 p. N. Ravidat, J. Akoka, « Evolution du positionnement de la fonction systèmes d’information en France, continuité ou rupture ? », Systèmes d’Information et Management, vol. 11, n° 3, 2006.
  • [17]
    Voir notamment M. J. Culnan et E. B. Swanson, « Research in Management Information Systems, 1980-1984, Points of Work of Reference », MIS Quarterly, vol. 10, n° 3, 1986, p. 289-301.
  • [18]
    S. Desq, B. Fallery, R. Reix, F. Rodhain, « 25 ans de recherche en systèmes d’information », Systèmes d’Information et Management, vol. 7, n° 3, 2002, p. 5-31. S. Desq, R. Reix, F. Rodhain, B. Fallery, « La spécificité de la recherche française en systèmes d’information », Revue française de gestion, n° 176, 2007.
  • [19]
    N. Greenan et J. Mairesse, « Les changements organisationnels, l’informatisation des entreprises et le travail des salariés. Un exercice de mesure à partir des données couplées », Revue Économique, vol. 57, n° 6, 2006, p. 1137-1175. N. Greenan, D. Guillemot et Y. Kocoglu, « Informatisation et changements organisationnels dans les entreprises », Réseaux, juin-juillet 2010.
  • [20]
    E. B. Swanson et N. C. Ramiller, « The organizing vision in information systems innovation », Organization Science, vol. 8, n° 5, 1997, p. 458-474. N. Ramiller et E. B. Swanson, « Organizing visions for information technology and the information systems. Executive response », Journal of Management Information Systems, vol. 20, n° 1, 2003, p. 13-50.
  • [21]
    Z. Bauman, Liquid Modernity, Malden, MA, Blackwell Publishing, 2000.

1Ce numéro traite d’une question centrale tant pour la recherche que pour l’action managériale : les usages des systèmes d’information et leurs modalités, et leurs impacts sur la transformation des entreprises.

2Les systèmes d’information ont fait l’objet de plusieurs interprétations dans la littérature managériale. Retenons ici que, par rapport à l’informatique au sens classique du terme – à savoir l’ensemble des infrastructures informationnelles – pour l’essentiel tangibles – de l’entreprise, les systèmes d’information, comme l’a indiqué Robert Reix, renvoient à la notion de fonction de l’information : une fonction de représentation et d’interprétation de la réalité du monde et donc à un usage à finalité définie ou non (les usages détournés ou inattendus).

3La notion d’usage est donc centrale à la compréhension de la dynamique de transformation des entreprises et des sociétés par les technologies et systèmes d’information associés. À travers la notion d’usage, nous retrouvons l’effectivité du déploiement du potentiel d’un artefact ou d’un ensemble d’artefacts et de représentations informationnels. Nous retrouvons également, au plan organisationnel, les possibilités de déploiement d’une stratégie, à travers la recherche par une entreprise de la construction d’un « design dominant » (que l’on verra plus loin dans le cas de la Bank of America), susceptible de lui assurer un avantage concurrentiel et donc une rente. Nous retrouvons également le caractère systémique de l’usage et la pluralité des acteurs.

4La sociologie des usages [1] a traité de cette question en mettant en évidence les rôles respectifs de l’ingénieur-concepteur et de l’usager : le premier pense et conçoit un artefact informationnel ; le second le déploie et l’utilise dans des contextes non planifiés et non attendus. Par ailleurs, l’usage apparaît comme un processus d’hybridation de systèmes et non de substitution (la télévision n’a pas chassé la radio) [2]. Au plan managérial – point de focalisation de ce numéro –, l’usage des systèmes d’information a été notamment considéré dans une perspective organisationnelle, en mettant en évidence le rôle des déployeurs de technologie. Comme l’a souligné Patrice Flichy [3], il est délicat de séparer l’ingénieur-concepteur d’un système de l’usager qui le déploie. L’usage résulte d’une action conjointe. D’où l’intérêt de la perspective ouverte par L. Orlikowski [4], autour des conditions des usages et en particulier de l’importance des conditions de déploiement de la technologie et du rôle des technologues installateurs. C’est également l’intérêt de la perspective développée par Eric Von Hippel [5], autour de l’innovation par l’usage. Cette approche a été parfois associée à une démarche en termes d’objet-frontière [6], comme le montre un travail récent sur les espaces de jeux [7].

5L’objectif ici n’est pas de procéder à une revue de la littérature des usages des systèmes d’information, mais plutôt d’insister sur l’importance de cette perspective dans la compréhension de la dynamique de transformation des entreprises et des organisations, tant sur un plan prospectif qu’historique. S’agissant de cette dernière dimension, il est intéressant de considérer certains des programmes et travaux qui se sont attachés à dessiner une histoire de l’informatisation des entreprises et – chemin faisant – à montrer les modalités des usages stratégiques et opérationnels des technologies et systèmes d’information dans des contextes déterminés.
Ces travaux sont encore peu nombreux. Nous en considérons un certain nombre ici, au premier rang desquels le programme de Harvard.

Le « Harvard mis history project »

6L’un des premiers articles de recherche historique sur le management des systèmes d’information a été publié par Copeland et McKenney en 1988 [8]. Cette recherche, qui concerne le transport aérien, à travers une analyse historique, a mis en évidence l’importance de facteurs sectoriels (la dérégulation), mais également spécifiques aux transporteurs aériens, dans l’établissement d’un avantage concurrentiel via les systèmes de réservation : les économies d’échelle, mais également l’expérience technologique (l’expérience accumulée) ont joué un rôle crucial dans l’établissement de systèmes de réservation automatisés. En 1976, nous disent les auteurs, les grands transporteurs aériens aux Etats-Unis (American, United et dans une moindre mesure TWA) avaient un système de distribution stable, et toute innovation devenait possible de manière seulement incrémentale. Mais ces facteurs étaient insuffisants ; le rôle de la vision managériale par les dirigeants a joué un rôle déterminant. Plusieurs facteurs apparaissent comme critiques dans le succès du déploiement d’un système de réservation par les transporteurs – les économies d’échelle, et ce que les auteurs appellent la persistance intelligence (p. 368), autrement dit une vision pratique des usages de la technologie par les dirigeants en particulier.

7Cet article va ouvrir la voie à la structuration de la conceptualisation de la méthode historique dans la recherche en systèmes d’information, autour du projet de Harvard. Le projet a été lancé en 1988, pour travailler sur l’analyse des effets des investissements en technologies de l’information sur les entreprises, l’industrie et la société. Coordonné par James L. McKenney et John G. Mclean, professeurs à la Harvard Business School, il impliquait une équipe projet d’une dizaine de chercheurs et d’experts. La recherche a porté notamment sur l’analyse de l’impact des investissements en technologie d’information dans quatre grandes entreprises, qui ont fait l’objet d’études de cas détaillées, parmi lesquelles la Bank of America et American Airlines. La recherche a conclu à la nécessité de développer une méthode historique relative aux impacts des technologies de l’information sur les entreprises. C’est l’objet de trois articles publiés dans MIS Quarterly en 1997 (n° 3) par les principaux contributeurs de ce projet.

8Le premier, écrit par Mason, McKenney et Copeland [9], pose la question de l’importance et de la place de la recherche historique comme composante de la discipline des systèmes d’information et de son cadre épistémologique général. Il voit dans la recherche historique un facteur de légitimation de la recherche en systèmes d’information. Après avoir souligné la différenciation importante entre l’histoire du management des systèmes d’information et l’histoire des technologies d’information, les auteurs formulent une conceptualisation générale des histoires des usages managériaux des systèmes d’information (« IT-based business histories »). À partir des quatre études de cas analysées – selon la méthode chère à Harvard –, les auteurs ont cherché à comprendre comment certaines entreprises ont pu tirer parti des technologies de l’information pour établir un positionnement concurrentiel dominant. Leur réponse est une modélisation des usages des technologies de l’information par les entreprises à travers un modèle en « cascade », dont l’ultime phase est l’imposition par la firme d’un « design dominant » des usages des systèmes d’information. Un design dominant est ici défini comme un design radical d’un produit ou d’un service susceptible d’introduire un changement majeur dans les règles concurrentielles dans une industrie (les cas du DC3 ou de la Ford T sont indiqués comme exemples). L’atteinte d’un design dominant passe par le déploiement d’un processus en cascade, qui nécessite l’assurance de trois rôles : le leader, le maestro et le supertech. Le leader est un acteur interne à l’entreprise, qui déploie ses ressources de leadership afin de tirer parti des potentiels de la technologie. Le cas de S. Clarke Beise, nommé Président de la Bank of America en 1954, est cité comme exemple. Le maestro est un manager des TI qui comprend à la fois les métiers et la technologie (une question toujours actuelle au sein des DSI). Enfin les supertechs sont les membres de l’équipe-projet elle-même, fonctionnant dans une certaine harmonie. Un modèle en cascade en cinq phases, autour des trois rôles, est proposé. À partir d’une situation de crise, les acteurs de l’entreprise cherchent une solution technique (phase 1), puis initient cette solution (phase 2), ajustent la structure organisationnelle (phase 3), forment des actifs qui résolvent le problème, avec comme objectif d’établir un avantage concurrentiel (phase 4), en vue d’asseoir un design dominant (phase 5).

9Ce modèle conceptuel est déployé dans le deuxième article par McKenney, Mason et Copeland [10], avec une application au cas de la Bank of America. Il montre en particulier comment cette banque a utilisé les technologies de l’information comme levier essentiel pour atteindre un leadership sectoriel aux USA et plus généralement au plan global, dans les années 1950. La Banque a fondamentalement changé la nature de l’industrie bancaire, en tirant parti de systèmes ERMA et IBM 702. Ces systèmes ont permis à la banque de développer un design dominant des technologies de l’information en se fondant notamment sur une articulation de trois rôles essentiels à l’émergence d’un tel design : Clark Beise (leader), Al Zipf (maestro) et un groupe de supertechs. Le modèle en cascade a montré ici son efficacité : à partir d’une situation de crise (l’incapacité d’IBM à livrer un système pleinement opérationnel pour son 360/65), il a été possible de faire émerger un design dominant, qui a permis à la banque d’asseoir son leadership pendant une décennie et demie.
Le troisième article par ces trois mêmes auteurs [11] propose un cadre méthodologique pour la conduite de la recherche historique en management des systèmes information, en neuf étapes.

Les travaux de Chandler et Cortada

10Parallèlement aux travaux du projet managérial de Harvard, d’autres travaux américains se sont intéressés à la question de l’histoire des usages des technologies et systèmes d’information et à leur impact sur la performance des entreprises et des industries. On citera ici spécifiquement l’ouvrage codirigé par Alfred Chandler et James Cortada, puis les trois volumes publiés récemment par James Cortada, et qui traitent de la transformation de l’économie, des industries et des administrations américaines par les technologies de l’information.

11L’ouvrage dirigé par Chandler et Cortada [12] fournit une perspective de long terme sur la transformation de l’économie américaine par l’information et l’établissement de l’infrastructure et des interactions informationnelles aux USA depuis les années 1700. Les travaux de James Cortada, contributeur par ailleurs à ce numéro, ont donné lieu à trois importants volumes, au sein desquels la question de l’impact de la « main numérique » (par analogie avec la main invisible de Adam Smith) sur les secteurs industriels et sur l’administration a été analysée en détail.

12Le premier volume [13] considère le rôle de l’information dans la transformation de l’industrie, des transports et de la distribution, à partir des années 1950. Les usages sont ici considérés sectoriellement, mais également de manière transversale, en mettant notamment en évidence le rôle de l’imitation dans les usages (cas du PC, dont la généralisation a été induite par son adoption par IBM en 1981). Ce volume souligne également la facilité avec laquelle les applications de systèmes d’information furent adoptées par la plupart des industries et comment celles-ci ont radicalement changé la façon de faire des industries, en transférant vers les ordinateurs des pans entiers de travaux manuels. Cette diffusion rapide a été facilitée par des adopteurs précoces : de grandes entreprises dans un premier temps, puis des petites dans un second, ainsi que par des initiatives prises au plan des industries. La standardisation et la disponibilité de logiciels commerciaux ont également joué un rôle déterminant.

13Quelles leçons managériales tirer de l’analyse ? Il y a eu un intérêt évident dans les années 1950 pour l’informatique, mais les managers étaient très attentifs aux aspects économiques liés à cet investissement, dans un contexte caractérisé par une faible compréhension du senior management du potentiel de la technologie jusqu’au début des années 1970. Un changement fondamental fut introduit au milieu des années 1980 avec la démocratisation du PC. La question des systèmes d’information devient ainsi stratégique.

14La même structure est utilisée dans le volume 2 [14], centré sur la transformation des services financiers, des télécommunications, des médias et des loisirs. L’analyse des branches met ici en évidence un certain nombre de problèmes spécifiques, en particulier ceux relatifs aux droits de propriété intellectuelle, de même que des spécificités dans la structuration d’artefacts informationnels (les bases de données dans la banque par exemple).

15Le troisième et dernier volume [15] traite du secteur public (défense, éducation, services fiscaux…). Il insiste notamment sur le rôle du secteur de la défense (à travers les commandes publiques) dans la création d’une industrie compétitive des technologies de l’information.

16Le livre de JoAnne Yates, Structuring the Information Age: Life Insurance and Technology in the Twentieth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2005, examine l’adoption et les usages des technologies de l’information par les compagnies d’assurances américaines au cours du XXe siècle.Il met en évidence l’influence des usages sur l’évolution des technologies de l’information et vice versa. Il démontre comment l’usage des tabulatrices dans les assurances a influé sur l’adoption et l’usage des premiers ordinateurs, et comment ceux-ci ont eu la même relation avec la technologie et les firmes qui les fournissaient.
Cette perspective américaine met en évidence l’importance des usages des systèmes d’information dans la transformation des économies et des organisations. Tant dans les travaux du projet de Harvard que dans ceux de Chandler et de Cortada, apparaît la question centrale de l’usage et de la transformation des pratiques organisationnelles et individuelles par cet usage. Au plan de l’entreprise, la question posée est celle de la détermination d’un « design dominant », susceptible de lui assurer une rente et donc un avantage concurrentiel durable. Au plan macroéconomique, la question centrale est celle de la création d’emplois, de la modernité économique et du leadership technologique d’un pays ou d’une collectivité (ici en l’occurrence celle des Etats-Unis depuis les années 1950). Au plan sociétal, la question peut être posée en termes de transformation des relations interindividuelles par les artefacts informationnels et les systèmes d’information. On retrouve ici aisément la perspective giddensienne et la théorie de la structuration, mais aussi l’attrait d’un raisonnement en termes d’objet-frontière, cher à Star et Griesemer.

Les initiatives Japonaises

17Certains travaux japonais sur l’histoire des usages ont été conduits durant les années 1980, même si leurs résultats furent limités. Ces travaux, souvent peu connus, sont exposés dans l’article de Kiyoshi Murata. L’une des premières recherches sur ce thème a été publiée par le Special Committee of History of Information Society of Japan en 1985 et 1998. Plusieurs projets ont porté sur la contribution des systèmes d’information aux changements organisationnels, à la performance des entreprises et à la répartition des tâches entre acteurs. Mais c’est surtout le travail récent lancé en avril 2007, entrepris conjointement par la Japan Society for Management Information (JASMIN), le Ministry of Economy, Trade and Industry (METI), la Japan Information Processing Development Corporation (JIPDEC), la Japan Users Association of Information Systems (JUAS) et les Nikkei Business Publications, qu’il convient de souligner ici. L’objectif du projet, qui a impliqué une dizaine de chercheurs sur 2 ans, était de recueillir une connaissance approfondie sur les conditions d’usage des systèmes d’information tant au plan global que différenciées par secteur (industrie, distribution et services financiers).
À la différence du projet de Harvard, très orienté vers les entreprises et le positionnement concurrentiel, le programme japonais a une orientation plus systémique, de par la pluralité des acteurs impliqués : les acteurs concernés par la transformation des entreprises par les technologies de l’information, en particulier les plus grandes d’entre elles. Sur la base d’un effort conjoint de recherche, ces acteurs sont susceptibles de tirer des enseignements de leur implication respective dans le déploiement des usages des technologies et systèmes d’information dans leurs organisations, et des facteurs explicatifs d’un tel déploiement, par exemple relativement à l’équilibre des rapports de force entre les différentes parties et à leurs modalités de coopération.

La recherche en France et le programme international de recherche ISD du CIGREF

18La recherche historique dans le domaine des usages managériaux des systèmes d’information est toute récente. On peut y associer les travaux de gestionnaires et d’historiens, pour l’essentiel. Mais au total, la recherche est encore en émergence.

19Le CIGREF a initié un premier travail sur l’évolution du positionnement de la fonction systèmes d’information au sein des grandes entreprises [16]. Cette recherche par Ravidat, Schmitt et Akoka a porté sur une analyse longitudinale de l’évolution du positionnement de la fonction systèmes d’information de 1992 à 2004, soit un horizon de recherche de 12 années de publication, incluant 146 rapports. Le modèle d’analyse développé articule cinq composantes :

  • les 5 acteurs principaux de la fonction systèmes d’information (les métiers, les utilisateurs, les fournisseurs, les intégrateurs, l’informatique branche) ;
  • l’environnement technique et économique ;
  • les points d’équilibre ou de compromis entre les 5 acteurs ;
  • le cœur de métier de la fonction SI ;
  • les principaux éléments marquants identifiés.
À partir de l’analyse longitudinale des faits marquants et des interactions de ces cinq éléments, il a été possible de caractériser l’évolution du positionnement de la fonction SI au sein des entreprises. Il a notamment été noté que l’explosion de l’offre technologique s’est accompagnée d’un accroissement de la responsabilité de la DSI et d’une orientation de son positionnement vers des enjeux moins techniques, à partir de 2000. D’une manière générale, la recherche a mis en évidence des périodes caractéristiques du positionnement de la fonction SI dans les entreprises, ainsi qu’une évolution caractérisée de son « cœur de métier » (tableau 1).

Tableau 1

Évolution de la fonction systèmes d’information dans les grandes entreprises françaises (1992-2004)

Tableau 1
Coeur de métier Positionnement 1992 à 1994 Cohérence et contrôle Positionnement technique 1995 à 1996 Architecture et continuité de service Positionnement technique et service 1997 à 1999 Sécurité, coût, service Perte de contrôle technique, positionnement en tant que SSII interne 2000 à 2002 Gestion des connaissances, gouvernance Positionnement vers la stratégie 2002 à 2004 Urbanisation, certification, intelligence économique et juridique En quête de nouvelle légitimité Source : N. Ravidat, J.-P. Schmitt, J. Akoka, « Recherche exploratoire, analyse longitudinale de l’évolution du positionnement de la fonction systèmes d’information de 1992 à 1994 », Cigref, 2005, tableau p. 7, extraits.

Évolution de la fonction systèmes d’information dans les grandes entreprises françaises (1992-2004)

20La recherche historique en France s’est également intéressée à l’agenda des chercheurs en systèmes d’information sur plus de 25 ans. À l’instar de leurs collègues anglo-saxons [17], Desq et alii ont procédé à une évaluation des thématiques des chercheurs en systèmes d’information, en mettant en évidence la spécificité de la recherche francophone [18], notamment au plan de la méthodologie et des thématiques centrales développées.

21De même, les travaux de Nathalie Greenan et de ses collègues [19] sur l’évolution de l’articulation en pratiques organisationnelles nouvelles et investissements TIC dans les entreprises françaises, à partir de l’enquête COI, comportent une dimension historique évidente, avec la mise en évidence d’une liaison positive forte entre l’intensité du recours aux nouvelles pratiques organisationnelles et les usages TIC durant les années 1990, avec l’indication de moments d’accélération de réorganisations d’entreprises parallèlement au développement de leurs investissements en TIC.

Le programme ISD

22À l’occasion de ses 40 ans, le CIGREF a décidé de lancer un programme international de recherche : ISD (Information Systems Dynamics), dont l’objectif principal est d’analyser la dynamique des usages des systèmes d’information sur 50 ans (1970-2020). Il s’agit d’une initiative unique dans son genre, initiée par une association de grandes entreprises, mais avec un caractère d’intérêt public. Lancé effectivement en 2010, à travers un premier appel à projets, et porté par la Fondation CIGREF (sous l’égide de la Fondation Sophia Antipolis : www.fondation-cigref.org), ce programme est ambitieux, de par sa couverture géographique (il considère en particulier le rôle des zones économiques émergentes – Chine, Inde, Brésil – dans le développements d’usages et de modèles économiques nouveaux), mais également de par la démarche méthodologique générale adoptée et qui articule cinq dimensions analytiques en interaction : stratégique, sociétale et éthique, organisationnelle, technologique et réglementaire, dans une perspective à la fois historique et prospective. Cette articulation d’un seul trait des dimensions historique et prospective constitue une caractéristique centrale et unique du programme, et le différencie singulièrement, au plan de la méthode, tant des programmes exposés haut (celui de Harvard ou des initiatives japonaises) que des programmes similaires en cours ou en voie d’achèvement au plan international.

23Dans sa définition actuelle, le programme est construit autour d’un concept central : le design organisationnel, en considérant que la déconstruction est omniprésente dans les entreprises, dans la société et dans les rapports de force internationaux. Ce concept de design n’est pas nouveau. En se limitant à la seule sphère des systèmes d’information, l’une des questions traitées par la littérature est celle par exemple du développement d’une vision organisante (organising vision) de l’innovation par les systèmes d’information [20]. Mais il redevient central en raison des changements fondamentaux en cours dans la technologie, la structuration des entreprises et des activités et l’émergence de nouveaux modèles organisationnels, dans lesquels l’immatérialité joue un rôle central.

24Dans le cas d’ISD, le design organisationnel est un concept – outil devant nous permettre de déterminer les éléments centraux caractéristiques de l’organising de 2020, en partant des cinq dimensions développées plus haut et en considérant attentivement les facteurs émergents (un peu à la manière du programme du programme du MIT sur l’avenir de l’automobile dans les années 1980).
Nous n’y sommes pas encore. Mais on peut faire l’hypothèse que le développement des usages des artefacts et espaces informationnels (via le numérique), leur caractère ubiquitaire, associés à une grande transformation des modes de production et d’interaction sociale, y compris dans l’entreprise, ainsi qu’à l’arrivée d’acteurs émergents, vont faire émerger de nouvelles configurations organisationnelles de l’entreprise qu’il convient de caractériser. Si le numérique est une donnée structurelle des modes de production et d’interaction, il est clair aussi que les modalités d’interaction futures seront en partie déterminées par les pratiques managériales et les modes de contractualisation au plan sociétal. La société liquide définie par Zygmunt Bauman [21] trouvera-elle son pendant dans une « entreprise liquide » ? C’est l’une des toutes premières questions que nous devons nous poser (en partant de cette métaphore, on peut faire l’hypothèse ici que la généralisation de l’outsourcing dans l’entreprise n’aurait pas été possible sans la généralisation du divorce dans les familles). Autrement dit, dans le design de l’organising de 2020 – l’horizon raisonnable retenu par le programme ISD –, les modes de contractualisation et d’interaction constituent des facteurs importants à considérer dans le design de l’entreprise émergente et de ses modes de gouvernance.

Les contributions à ce numéro

25Ce numéro, qui fait écho aux 40 ans du CIGREF, considère la question de la transformation des entreprises par les systèmes d’information dans une perspective historique. Certaines des recherches publiées ici renvoient à des travaux conduits et soutenus dans la phase de prototypage de ISD ou arrimés au programme.

26En ligne avec le positionnement général d’Entreprises et Histoire, ce numéro présente des recherches conduites par des gestionnaires et des historiens des entreprises en France ainsi que dans deux pays dans lesquels une réflexion sur la transformation des entreprises par les systèmes d’information, dans une perspective historique, a été particulièrement développée : les Etats-Unis et le Japon. Il rend aussi compte d’un débat intéressant et stimulant entre DSI et dirigeants d’entreprises et chercheurs.

27L’article de M. Lynne Markus qui ouvre ce numéro pose la question de l’articulation entre usage des technologies d’information et design des organisations. Il montre en particulier le caractère co-évolutif de ces deux dimensions. L’article souligne par ailleurs l’importance de développer un agenda de recherche spécifique sur cette thématique du design organisationnel.

28J’ai déjà souligné l’importance des contributions de James Cortada à l’analyse de l’impact des technologies de l’information sur les entreprises et les industries aux USA. Son article discute de l’importance des industries pour l’analyse de l’impact des technologies de l’information, mais également pour le positionnement professionnel des managers en systèmes d’information.

29Kiyoshi Murata, quant à lui, restitue les leçons apprises de l’analyse du développement des systèmes d’information dans les entreprises japonaises. Cette recherche met en évidence une rupture de l’équilibre triangulaire entre les grandes entreprises, les grandes administrations (METI) et les grands prestataires de services, au profit de ces derniers, en raison de la généralisation de pratiques d’externalisation. Ces pratiques ont affaibli les capacités d’absorption et de transformation des entreprises, en raison de la perte de compétences nécessaires. Une leçon managériale à méditer par nos entreprises ici en Europe.

30Le texte d’Alexandre Giandou a une portée institutionnelle. Il décrit les conditions de création du CIGREF en 1970, les finalités affichées par les fondateurs et l’assise institutionnelle acquise depuis par le CIGREF sur le champ des systèmes d’information.

31Florence Rodhain et ses collègues, pour leur part, ont procédé à une histoire de la recherche sur les systèmes d’information à partir de l’analyse de 1945 articles publiés entre 1977 et 2008. L’analyse décompose l’évolution de la recherche en management des systèmes d’information en périodes clés, notamment au regard des méthodologies et thémes de recherche dominants. La recherche en management des systèmes d’information est encore une jeune discipline, mais qui a déjà montré ses capacités de théorisation et de développement d’un agenda spécifique, en phases avec les préoccupations des entreprises et de la société.

32L’article de Pascal Griset analyse la première période d’adoption des technologies d’information par les entreprises en France. Il ressort de son travail que l’introduction de l’ordinateur pose plus de problèmes qu’il n’en résout et appelle à une revisite fondamentale des mécanismes et processus organisationnels et de circulation de l’information. La logique des flux s’impose dès le début des années 1970. Le réseau et le temps réel sont des axes majeurs de l’informatisation.

33Alain Beltran, dans un texte complémentaire, étudie l’arrivée de l’informatique et l’organisation des entreprises françaises de la fin des années 1960 au début des années 1980. La recherche met en évidence la dimension organisationnelle de l’informatisation des entreprises, la structuration des tâches, l’articulation entre centralisation et décentralisation ainsi que la démocratisation de la connaissance informatique au-delà du cercle des techniciens spécialisés.

34François Hochereau, pour sa part, analyse en profondeur le mouvement de l’informatisation d’une grande entreprise de télécommunications, à partir de la reconstitution des « visions organisantes successives d’un processus d’activité stratégique ». Les différentes étapes de l’informatisation sont mises en évidence, avec notamment une orientation client observable dans d’autres entreprises. L’article confirme l’intérêt de raisonner en termes de « vision organisante » de l’innovation technologique par les systèmes d’information, mais en décrit également les limites, en particulier son incapacité à intégrer les développements en spirales, manifestations de contradictions pouvant être résolues par le recours à d’autres innovations techniques.

35L’article de Pierre-Eric Mounier-Kuhn décrit le rôle des clubs d’utilisateurs dans l’évolution de produits et de pratiques, autour des constructeurs et plus généralement dans la diffusion de la connaissance entre utilisateurs et dans la défense de l’investissement informatique auprès des parties prenantes (investisseurs, pouvoirs publics).

36Le débat qui suit entre dirigeants d’entreprise (DSI) et chercheurs est intéressant. Il restitue la vision d’une histoire des usages des technologies et systèmes d’information par les entreprises et met en évidence un certain nombre de points de discussion, en particulier ceux relatifs au rôle de l’État dans les processus de transformation intervenus.
Ce numéro fournit donc un panorama des recherches historiques sur le rôle des technologies et systèmes d’information dans la transformation des entreprises tant en France que dans deux grandes puissances industrielles : les Etats-Unis et le Japon. Ces recherches sont importantes pour concevoir les futurs possibles de nos entreprises et de nos organisations. À travers un dialogue entre chercheurs de plusieurs disciplines et d’horizons géographiques également différents, ainsi qu’avec les dirigeants et les parties prenantes sociétaux, il est possible de travailler à la construction de designs différenciés de l’entreprise de demain et de ses usages des artefacts et systèmes informationnels, d’un point de vue tant historique que prospectif.


Date de mise en ligne : 03/02/2011

https://doi.org/10.3917/eh.060.0007

Notes

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    Voir notamment M. J. Culnan et E. B. Swanson, « Research in Management Information Systems, 1980-1984, Points of Work of Reference », MIS Quarterly, vol. 10, n° 3, 1986, p. 289-301.
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  • [20]
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  • [21]
    Z. Bauman, Liquid Modernity, Malden, MA, Blackwell Publishing, 2000.

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