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Article de revue

Quel droit à la ville pour des personnes en fragilité psychique ? Les enseignements de l’étude d’un groupe d’entraide mutuelle

Pages 73 à 88

Notes

  • [1]
    Pour préserver l’anonymat des personnes, le nom de la ville du gem étudié a été remplacé par la lettre B.
  • [2]
    Circulaire DGAS/3B no 2005-418 du 29 août 2005.
  • [3]
    Pour une présentation plus détaillée de la méthodologie et des données collectées, voir Painter (2019).
  • [4]
    Les prénoms des enquêtés ont été remplacés par un F pour « femme » et un H pour « homme ».
  • [5]
    Arrêté du 18 mars 2016 fixant le cahier des charges des groupes d’entraide mutuelle en application de l’article L. 14-10-5 du code de l’action sociale et des familles.
  • [6]
    Un cmp permet d’offrir des consultations à des patients de la psychiatrie dans la ville plutôt qu’à l’hôpital.
  • [7]
    Traduction personnelle.
  • [8]
    Le validisme, aussi appelé capacitisme, désigne les formes de discrimination, de préjugé ou de traitement défavorable à l’encontre des personnes en situation de handicap.

1Deux questions ont guidé la recherche. Tout d’abord, les personnes en fragilité psychique vieillissantes ont-elles le sentiment de faire partie de la ville ? En second lieu, ont-elles la possibilité d’agir sur la ville ? Faire partie de la ville et pouvoir agir sur elle sont des facettes essentielles du droit à la ville, qui repose sur deux éléments fondamentaux (Lefebvre, 1968). Le premier est le droit à l’appropriation, qui passe notamment par la présence dans l’espace public et la possibilité d’accéder aux lieux de rencontre et d’échange : nous nous intéresserons surtout, dans cet article, à la manière dont les personnes peuvent ou non pratiquer et utiliser les espaces publics. Le deuxième élément est le droit à la participation, puisque le droit à la ville est « aussi le droit des habitants à participer pleinement aux décisions qui produisent l’espace urbain » (Purcell, 2009, p. 44). Cette participation passe par les pratiques quotidiennes des personnes mais aussi par la possibilité de prendre part aux décisions qui façonnent la ville ; en l’occurrence elle passe par des projets socio-culturels mis en place par un groupe d’entraide mutuelle (gem).

2Le groupe d’entraide mutuelle étudié est situé dans une petite ville française de 10 000 habitants, B [1]. Comme la plupart des 505 gem recensés en 2018 en France (Cnsa, 2019), il s’adresse à des personnes en fragilité psychique. Ces associations d’entraide entre pairs, créées à la suite de la loi Handicap du 11 février 2005, sont principalement financées par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (Cnsa) qui délègue aux Agences régionales de santé (Ars) la charge d’allouer les crédits aux gem de leur territoire, à hauteur d’environ 77 000 euros annuels par gem. Ce sont des associations de type loi 1901, définies officiellement comme « des lieux conviviaux, où des personnes peuvent s’entraider, organiser ensemble des activités visant tant au développement personnel qu’à créer des liens avec la communauté environnante » [2]. Le gem de B naît très peu de temps après la loi de 2005, à l’initiative de soignants et de quelques patients du centre médico-psychologique (cmp) local. Près de quinze ans plus tard, deux salariées issues de formations en travail social épaulent la cinquantaine d’adhérents dans la gestion quotidienne de leur association. Outre la subvention de l’Ars, ce gem reçoit aussi des subventions du département et de la municipalité de B.

3Cet article est issu d’une recherche doctorale en géographie sociale et en études urbaines portant sur les espaces de vie de personnes seniors en fragilité psychique et adhérentes du gem de B (Painter, 2019) : il étudie la manière dont ce dispositif, original dans le paysage de l’action sociale, favorise le sentiment qu’ont ces personnes de faire partie de la ville tout en développant leur pouvoir d’agir sur la ville, contribuant ainsi à restaurer en partie leur droit à la ville.

4Des éléments de cadrage sur les gem et sur le rapport à la ville des seniors en fragilité psychique sont exposés dans la première partie. Dans la deuxième partie, nous montrons comment les sorties avec le gem permettent aux adhérents de retrouver une certaine maîtrise de leur espace de vie, bien que la seule présence physique dans la ville ne suffise pas pour s’y sentir inclus. La troisième partie porte sur la manière dont les adhérents se sont saisis de leur gem pour tenter d’agir eux-mêmes sur la ville.

Le groupe d’entraide mutuelle et la ville, éléments de cadrage

Faire partie de la ville et agir sur elle

5Notre recherche porte sur les rapports à la ville d’une population sujette à l’exclusion, les personnes en fragilité psychique vieillissantes (Dallaire et al., 2010 ; Futeran, Draper, 2012). La fragilité psychique correspond à l’expression employée par les adhérents du gem de B, qu’ils préfèrent à maladie ou handicap. Aucun diagnostic psychiatrique, aucune reconnaissance de handicap ne sont requis pour fréquenter le gem.

6Nombre d’études s’intéressent à ces personnes en tant que patientes de la psychiatrie. Tel n’est pas l’angle que nous avons retenu : nous considérons ces personnes d’abord en tant qu’habitantes de la ville. Dans cette recherche, la ville est envisagée sous l’angle des pratiques habitantes. Il s’agit d’observer comment les personnes parviennent ou non à pratiquer et utiliser les espaces de la ville.

Des adhérents qui manquent de prises sur la ville

7Le gem de B est fréquenté par des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale plus ou moins importants. Un tiers de ces personnes a plus de 50 ans, ce qui est fréquent dans les gem (ANCREAI, 2017). Cette recherche s’est focalisée sur les 50 ans et plus. Le vieillissement souvent précoce de cette population explique aussi le choix de ce seuil (Van Amerongen, 2009). Entre 2016 et 2017, nous avons interrogé quatorze adhérents sur leur vie quotidienne, lors de deux entretiens semi-directifs d’une heure et demi à deux heures. Au cours du deuxième entretien, chacun a réalisé une carte mentale, la consigne étant de dessiner leurs lieux du quotidien. Les entretiens ont été complétés par une démarche d’observation participante au sein du gem. Nous avons ainsi pu collecter des données sur le quotidien et sur les pratiques spatiales des quatorze adhérents, au cours de plusieurs mois, mais aussi observer le fonctionnement du gem, de l’intérieur. L’observation participante s’est également révélée utile pour recueillir le consentement des enquêtés à participer aux entretiens. Notre présence prolongée sur le terrain leur a en effet permis de nous poser des questions sur la recherche, à leur rythme, et de prendre ainsi le temps dont ils avaient besoin pour décider s’ils souhaitaient ou non se confier lors d’entretiens.

8La moyenne d’âge des sept femmes et sept hommes enquêtés était de 57 ans. Leurs ressources mensuelles oscillaient entre 800 et 1 100 euros et la plupart ne travaillait pas ou plus depuis longtemps, généralement pour cause d’invalidité. Tous cumulaient des problèmes de santé mentale (bipolarité, dépression, schizophrénie) et de santé physique limitant leur capacité à se déplacer. Mais tous occupaient un logement autonome à B ou dans les villages alentour [3].

9Le profil des enquêtés est conforme à celui défini par les médecins ayant mené des recherches sur ces personnes en fragilité psychique. Ces dernières vieillissent plus précocement et moins bien que le reste de la population, ayant davantage de problèmes de santé physique, de risque de dépression, une qualité de vie moindre et des ressources financières limitées (Azéma, Martinez, 2005 ; Cummings, Cassie, 2008 ; Dallaire et al., 2010). Mais peu de recherches ont abordé la question du rapport à la ville de cette population (Coldefy, 2010) et il est rare que les auteurs mobilisent une approche qualitative pour comprendre le quotidien de ces personnes.

10L’analyse des espaces de vie de ces quatorze personnes montre que les enquêtés sont soumis à une multitude de facteurs qui contraignent leurs pratiques spatiales et limitent leur capacité à pratiquer les espaces publics et donc leur droit à la ville. De nombreux lieux leur sont inaccessibles, en particulier ceux liés à la vie sociale, aux loisirs et au travail. Le tableau 1 synthétise les principaux facteurs contraignants cités par les enquêtés.

11Les enquêtés ont pour point commun de se sentir écartés de la vie sociale. Leur quotidien est marqué par l’ennui, la solitude et l’impression de manquer de prises sur la ville. Ces personnes font souvent l’expérience d’un défaut de maîtrise de leur espace de vie. Nombre d’entre elles se sentent isolées à l’intérieur même de la ville. C’est pourquoi elles ont décidé de s’investir dans le gem.

Le groupe d’entraide mutuelle, un espace-ressource dans la ville

12L’objectif des gem est de « permettre [aux adhérents] de retrouver une vie sociale satisfaisante par le biais d’activités ouvertes sur leur environnement immédiat » (Sédrati-Dinet, 2016, p. 28). L’analyse montre que le gem de B constitue, pour ses adhérents, un espace-ressource qui contraste avec les expériences qu’ils vivent par ailleurs dans la ville.

13

« Le gem m’a permis de reprendre confiance en moi, de retrouver des personnes. Ça a changé mon quotidien, je vis autrement. Ça me donne une raison de venir, au lieu de rester dans le lit ».

Tabl. 1

Principaux facteurs contraignant les pratiques spatiales des enquêtés

État de santé physique et mentaleLimitations physiques et cognitives, fatigabilité
Difficultés à se motiver, perte d’envie, apathie
Perte de confiance en soi, dévalorisation de soi
MobilitéNe pas/ne plus pouvoir conduire
Manque de transport en commun à B
Distance à parcourir
Accessibilité des lieux – activités – servicesManque de lieux, d’activités et de services adaptés aux particularités physiques et cognitives des enquêtés
Rapports aux autresAbsence de proches ou d’amis avec qui sortir
Expériences de discrimination (handicap, vieillissement)
Ressources financièresManque de moyens financiers

Principaux facteurs contraignant les pratiques spatiales des enquêtés

Sources : enquête 2016-2017.

14Le gem est décrit par les enquêtés comme un point d’ancrage, d’abord parce que la fréquentation de ce collectif de pairs leur fait du bien : ils y trouvent des personnes avec qui échanger et nouer des relations beaucoup plus facilement que dans les autres espaces qu’ils fréquentent au quotidien, ce qui donne au gem son caractère unique. Appartenir à un collectif et pouvoir avoir des interactions sociales régulières compensent en partie le sentiment de solitude qui prévaut dans leur quotidien.

15Fréquenter le gem procure aux enquêtés un sentiment de contrôle sur un lieu dont ils sont responsables. Les adhérents décident ensemble de l’aménagement et des activités. Certains animent les ateliers. L’observation participante a montré que les salariées, l’une animatrice, l’autre coordonnatrice, les épaulaient dans ce projet collectif. Leur posture consiste à adopter une juste distance (Benattar, 2007) : ne pas faire à la place mais faire avec, ne pas imposer, mais être présentes pour conseiller, dans le but d’accompagner les adhérents vers la prise de responsabilités et l’autogestion.

16La fréquentation du gem aide les personnes à se structurer et leur apporte des repères temporels qui ponctuent les journées. Et en même temps, la fréquentation y est libre, chacun choisit de venir ou non, sans avoir à se conformer à des objectifs d’insertion, ce qui est pourtant très souvent le cas dès lors qu’il s’agit d’activités proposées à des personnes en situation de handicap (Lantz, 2017). Le gem de B met l’accent sur le lien social, le plaisir et le choix des individus, plutôt que sur l’obtention de bénéfices précis en termes de santé ou d’autonomie.

17Ces résultats confirment les conclusions d’une étude de l’ANCREAI (2017) sur l’influence positive des gem sur la qualité de vie des adhérents. Mais l’étude du gem de B montre que ces dispositifs sont loin de se résumer à de simples outils de lutte contre l’isolement. L’ouverture des gem sur la ville est une mission de plus en plus mise en avant dans les textes officiels. L’arrêté du 18 mars 2016 [5] leur reconnaît une « fonction d’insertion dans la cité » et encourage la création de liens avec les acteurs locaux, les collectivités territoriales, les acteurs de l’insertion professionnelle, de la vie sociale et culturelle. Cette fonction d’insertion dans la cité, telle que formulée dans la loi, reste néanmoins floue et mérite d’être davantage explorée. Comment le gem de B met-il en œuvre cette mission ? Dans quelle mesure l’ouverture sur la ville permet-elle aux adhérents de retrouver des prises sur les espaces de la ville, et donc de favoriser leur inclusion ?

Retrouver des prises sur les lieux par l’intermédiaire du groupe d’entraide mutuelle

Par l’enrichissement des espaces de vie des adhérents

18Le gem de B fait davantage que proposer des activités au sein de ses locaux. Dès sa création, les adhérents ont souhaité organiser des sorties, sous forme de balades ou d’activités se déroulant dans d’autres lieux, comme le Conservatoire où se tient un atelier théâtre. Les observations et les entretiens montrent qu’en donnant la possibilité de participer à des sorties collectives, le gem encourage les adhérents à pratiquer des espaces de la ville où ils n’iraient pas seuls ou bien d’eux-mêmes.

19

« Bah oui, je connais la médiathèque, je sais où elle est. J’ai vu une pièce de théâtre du gem là-bas. C’était pas mal ».
(H)

20

« Je connais le cinéma parce que j’y vais avec le gem. J’y vais de temps en temps quand l’occasion se présente avec le gem ».
(F)

21Le gem enrichit les géographies quotidiennes des adhérents et surtout leur permet d’être présents dans certains espaces publics du quotidien pour y faire des activités plaisantes, comme une partie de pétanque sur la place de la mairie par exemple.

22Ces sorties permettent aussi aux adhérents de découvrir de nouveaux lieux. Les enquêtés ont souvent utilisé l’image de l’ouverture pour décrire cet effet :

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« Aller au gem, c’est s’ouvrir sur autre chose. On a quand même fait du théâtre, donc on est allé dans les salles de spectacle. Ça me permet de découvrir un petit peu les lieux dans B. On a vu un artiste quand on a fait notre pièce, c’était magnifique. Je n’avais jamais vu un spectacle comme ça. Par le biais du gem, je sors de ma boîte. On est allé à plein d’endroits ».
(H)

24Certains expliquent que ces sorties leur permettent d’acquérir une meilleure connaissance de la ville de B. L’un des enquêtés vivant dans une commune rurale envisageait de déménager à B pour se rapprocher du gem. Le fait de connaître l’association, mais aussi d’autres lieux comme le supermarché où les adhérents font les courses pour les activités du gem, le rassurait énormément quant à son projet d’installation.

25

« Ce n’est pas évident de changer de décor comme ça, d’aller dans une ville que tu ne connais pas. Parce que le gem, ça représente quelque chose d’important pour moi. Ne connaissant rien à B, je serais paumé quoi. J’arrive à un âge où je ne peux plus vraiment bouger dans ces cas-là. Si tu ne connais rien, voilà ! Donc là j’arriverai un peu en terrain connu quoi. Je viens quand même souvent à B maintenant. Le gem, c’est quand même un point de chute énorme pour moi ».
(H)

26Les sorties en groupe permettent aussi aux adhérents de retrouver des expériences positives dans certains lieux du quotidien sur lesquels, individuellement, ils manquent de prise. Ainsi, alors que la plupart des enquêtés décrivent une expérience individuelle négative des commerces, marquée par la frustration et la fatigue, leur expérience du supermarché s’avère bien différente quand ils vont acheter ensemble les produits nécessaires à la préparation d’un repas entre adhérents, comme pour l’atelier cuisine du gem : cette expérience est même alors vécue comme plaisante.

27Le fait que cette sortie au supermarché s’effectue dans le cadre du gem permet de lever plusieurs obstacles contraignant les pratiques des espaces. Il en est ainsi du transport : les adhérents disposent d’un minibus ou bien organisent du covoiturage entre eux pour se rendre où ils ont besoin d’aller. De même, le coût des produits ne déclenche pas autant de frustration que dans le cas d’achats individuels. Les adhérents payent avec l’argent de l’association des produits que la plupart d’entre eux n’ont pas les moyens d’acheter, comme des légumes frais, de la viande ou des produits biologiques. Concernant les capacités physiques, le fait d’être à plusieurs permet de limiter les efforts et de ne pas s’épuiser à se déplacer dans le magasin ou à devoir porter seul des produits lourds. Il donne aussi une plus grande motivation aux adhérents qui, lorsqu’ils sont seuls, ont des difficultés à entreprendre des choses. Enfin, la présence des salariées du gem peut être utile et rassurante, si les adhérents ont besoin d’aide pour s’organiser.

28Le gem peut également influencer les raisons pour lesquelles les adhérents se rendent individuellement dans certains lieux, en dehors des sorties collectives. Depuis qu’il fréquente le gem, l’un des enquêtés explique qu’il lui arrive de se rendre au centre médico-psychologique (cmp[6]) non pas pour un rendez-vous, mais pour déposer le programme d’activités du gem. Ainsi, il ne vient pas au cmp en tant que patient de la psychiatrie, mais en tant que représentant de son association, ce qui est susceptible de modifier à la fois le rapport qu’il entretient avec ce lieu, et le regard que le personnel du cmp peut porter sur lui. Un autre exemple concerne le rapport des adhérents à certains commerçants. Au moment de l’enquête de terrain, les adhérents avaient inventé, lors de l’atelier couture, une méthode pour coudre des sacs à partir de sachets de café. Plusieurs adhérents avaient alors fait la démarche de se rendre individuellement dans les cafés de leur commune pour récolter des sachets vides auprès des barmen, à qui ils ont pu parler de l’association.

Par la présence dans la ville, condition nécessaire mais insuffisante

29Les sorties entre adhérents sont très appréciées, mais dans quelle mesure favorisent-elles leur inclusion dans la ville ? Certes elles leur permettent de retrouver des prises sur les espaces de vie. Mais l’inclusion dans la ville ne se limite pas à pouvoir être physiquement présent dans les espaces. Encore faut-il que les adhérents puissent, s’ils le souhaitent, entrer en relation avec les autres personnes présentes dans ces espaces. Comme le soulignent Mathilde Bigo et Raymonde Séchet, « l’accès à la ville ne débouche sur un droit à la ville que s’il s’accompagne d’un accès aux espaces et aux lieux de la ville qui permettent l’interaction avec d’autres personnes » (Bigo, Séchet, 2016, p. 7).

30L’étude des cartes mentales dessinées par les enquêtés a mis en lumière une appropriation partielle des lieux fréquentés par l’intermédiaire du gem. Ceux-ci ont été en effet très peu cités et encore moins dessinés sur les cartes. Ces réticences à considérer ces lieux comme faisant partie des espaces de vie peuvent être interprétées comme les signes d’une forme d’appropriation spatiale incomplète, comme si les enquêtés ne considéraient pas légitime leur présence en ces lieux sans le gem. Ce n’est pas qu’ils n’apprécient pas ces sorties, au contraire, mais la plupart ont conscience que l’association reste une béquille sans laquelle ils n’auraient pas accès à ces lieux. Le gem permet de sortir et d’enrichir les géographies quotidiennes, tout en rappelant aux personnes qu’elles sont confrontées à des processus d’exclusion qui les empêchent de pouvoir s’approprier la ville par elles-mêmes.

31L’inclusion dépend aussi de la manière dont les personnes sont perçues par les autres dans les espaces fréquentés. Les modalités d’appropriation des espaces sont en effet liées aux interactions sociales et aux rapports aux autres qui se construisent dans l’espace (Séchet et al., 2008). Accompagner les adhérents lors de sorties avec le gem nous a permis d’observer la manière dont ceux-ci étaient perçus par les autres usagers des espaces, par exemple à la piscine ou au cinéma. Ces sorties peuvent être l’occasion d’échanges agréables. Mais d’autres types d’interactions, moins plaisantes, ont aussi été observés, comme en témoigne cette observation tirée du carnet de terrain (encadré 1).

Encadré 1/ Note d’observation, mars 2017

« J’accompagne les adhérents à une sortie piscine. Une adhérente, qui est aussi trésorière de l’association, prend avec elle nos tickets de réduction. Arrivés au guichet, la personne à la caisse s’adresse non pas à cette adhérente, mais directement à moi, et me demande combien de personnes il y a dans le groupe. Je lui réponds que ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser, mais à l’adhérente à côté de moi. La caissière explique m’avoir confondue avec une animatrice. »

32La situation décrite dans cette note d’observation est assez typique de ce que certains chercheurs appellent le sugar talking (Rogers, Mardsen, 2013), en référence à une émission de radio britannique diffusée jusqu’à la fin des années 1990, intitulée « Does he take sugar ? ». Ce titre correspond au fait de « parler d’une personne en situation de handicap à la troisième personne, alors que celle-ci est présente, sans se demander si cette personne peut parler pour elle-même » [7] (Rogers, Marsden, 2013, p. 49).

33Le fait d’être en groupe, couplé aux « unorthodox normalities » que présentent certains adhérents (limitations motrices, tremblements, lenteur) conduit à ce que ces derniers sont parfois identifiés par les personnes extérieures comme des personnes handicapées, plutôt que comme des clients venus acheter, par exemple, leur ticket de piscine (Pinfold, 2000). Les observations suggèrent ainsi que, dans le cadre de « simples sorties » – c’est-à-dire sans projets particuliers qui les sous-tendent, l’idée étant juste d’aller à la piscine ou au cinéma par exemple – les adhérents restent tout de même dans une forme d’entre-soi. Ces sorties leur permettent effectivement de profiter des aménités offertes dans certains lieux, mais sans pour autant que les adhérents puissent entrer en relation avec les autres usagers de ces espaces ; les adhérents se voient même parfois assigner une identité qui les cantonne au stéréotype d’individus ayant besoin d’être protégés et accompagnés, sans leur offrir la possibilité de s’exprimer par et pour eux-mêmes.

34Rappelons que l’inclusion ne peut s’opérer sans que l’on reconnaisse les personnes « comme ayant une valeur sociale égale à la nôtre et qu’on leur donne accès aux pouvoirs et aux ressources nécessaires pour que leur voix soit entendue et prise en compte » (Billette et al., 2012, p. 18). Si cette reconnaissance est mise en œuvre à l’intérieur du gem, ce n’est pas toujours le cas au sein des lieux que les adhérents fréquentent au cours des sorties collectives. Des expériences similaires ont été observées, notamment lors de réunions avec des partenaires du gem, qui s’adressaient aux salariées plutôt qu’aux adhérents, pourtant responsables de leur association, à la différence des salariées : ces adhérents étaient considérés comme moins compétents, moins légitimes à prendre la parole. Ainsi la simple présence dans les espaces publics ne s’accompagne-t-elle pas nécessairement d’un changement de regard à l’égard de personnes en fragilité psychique.

Agir collectivement sur la ville

La prise de conscience d’un risque de fonctionnement du groupe d’entraide mutuelle en vase-clos

35Au moment de l’enquête, les adhérents avaient entamé une réflexion collective sur le risque que leur gem fonctionne en vase clos, qu’il soit trop tourné vers l’entre-soi. Nombre d’entre eux, dont des enquêtés, avaient en effet l’impression que leur association ne remplissait pas suffisamment son rôle d’ouverture sur la ville ; ils avaient envie de développer davantage de projets tournés vers l’établissement de liens avec les habitants. Cette réflexion collective s’est traduite en 2017 par un vote lors d’une assemblée générale au cours de laquelle les adhérents ont décidé que l’ouverture de leur gem sur la ville deviendrait un axe prioritaire de leur projet associatif.

36Dans une étude, l’ANCREAI avait déjà noté que certains adhérents considéraient « [qu’une] participation régulière, sur les mêmes activités et/ou avec les mêmes participants, [pouvait] à terme s’avérer toxique. En effet, si les habitudes permettent au départ de trouver un certain équilibre de vie, une certaine stabilité, elles peuvent avoir pour effet pervers d’enfermer les personnes dans des rituels et reproduire ainsi une autre forme d’enfermement » (ANCREAI, 2017, p. 68).

37Il est certes important d’offrir un lieu dans la ville où les personnes peuvent se retrouver entre elles, de même qu’il est indispensable qu’elles puissent accéder physiquement aux espaces publics pour profiter des diverses aménités urbaines. Néanmoins, il s’agit là d’une lecture réductrice de l’ouverture sur la ville, qui risque in fine d’exacerber l’entre-soi et donc de limiter l’ouverture sur la ville.

38Même lorsque les adhérents sortent pour faire des activités à l’extérieur du gem, certains ont l’impression de continuer à fonctionner en circuit fermé, le risque étant qu’ils restent entre eux et n’échangent pas avec les autres personnes qui ne font pas partie du gem. Or l’un des enjeux de l’inclusion réside dans le fait de pouvoir vivre avec et parmi les autres, et non au milieu des autres, dans une indifférence subie.

39Cette dernière partie a pour objectif d’analyser la manière dont le gem de B se saisit de sa mission d’ouverture sur la ville, en observant comment les adhérents ont décidé de la mettre en œuvre concrètement. L’analyse des observations a permis d’identifier deux catégories d’actions que nous considèrerons successivement.

Sensibiliser et se faire connaître à l’échelle locale

40La première catégorie d’action, mise en œuvre depuis plusieurs années par les adhérents, consiste à sensibiliser le grand public sur les fragilités psychiques, de sorte qu’à l’échelle locale, les habitants de B puissent être plus compréhensifs et tolérants.

41Les personnes ayant des problèmes de santé mentale font fréquemment l’objet de stigmatisation, en étant notamment associées à des personnes dangereuses, irresponsables et imprévisibles (Giordana, 2010). Ce regard, souvent stigmatisant et teinté de validisme[8], est une contrainte supplémentaire à l’appropriation des espaces. C’est pourquoi la mission d’ouverture sur la ville que les adhérents du gem souhaitent mettre en œuvre ne peut se passer d’un travail de transformation des regards et des représentations à l’égard des fragilités psychiques. Parmi les démarches menées dans un but d’ouverture sur la ville par les adhérents du gem, certaines sont clairement orientées vers la sensibilisation du grand public. Le gem participe régulièrement à la Semaine d’information en santé mentale (Sism) qui se tient chaque année en mars dans la ville de B comme ailleurs en France. Lors de cette Semaine, de multiples événements sont organisés pour parler de santé mentale, à l’initiative de professionnels, de citoyens, d’associations, d’élus locaux, etc.

42Au cours de ces dix dernières années, la parole des adhérents a aussi été recueillie via différents supports, comme la tenue d’un carnet de témoignages, la réalisation d’un documentaire sur le gem ou encore l’écriture d’une pièce de théâtre inspirée de leur vie quotidienne. Démarche assez courante dans les gem, la collecte des histoires de vie permet d’accéder au quotidien de personnes en fragilité psychique et d’informer le grand public.

43Ces supports sont l’occasion, pour les adhérents, de se rendre dans divers lieux de la ville, tels que la bibliothèque, la mairie ou le cinéma, pour présenter leur livre, leur film ou leur pièce de théâtre, en organisant une soirée-rencontre, une projection ou une représentation. Contrairement aux sorties évoquées précédemment, les adhérents sont présents dans ces lieux pour y tenir un discours, porter une parole, dans une démarche de sensibilisation. Ces événements leur permettent d’entamer un dialogue avec des habitants de B qu’ils seront peut-être amenés à croiser dans la rue, de démystifier et de leur expliquer ce que sont les fragilités psychiques. L’organisation de tels événements et la mise en valeur des productions des adhérents permettent d’avoir une couverture plutôt positive dans les médias locaux, là où les thèmes de la santé mentale sont souvent évoqués sous le prisme du sensationnel ou du fait divers (Kalampalikis et al., 2007).

44Cette démarche de sensibilisation a l’avantage de mettre en avant les réalisations des adhérents, de rendre visible ce qu’ils sont capables de faire, mais aussi de faire connaître le gem et de valoriser la richesse des pratiques d’entraide et de bienveillance qui s’y déploient. Certains enquêtés ont expliqué qu’ils se sentaient mieux acceptés de la part de la population de B, en tant que personnes en fragilité psychique, même si un travail important de sensibilisation reste encore à mener.

45

« Les gens comprennent de plus en plus ce que sont les fragilités psychiques. La sortie du carnet qu’on a fait peut témoigner de ça parce qu’il est regardé, acheté et compris, j’espère. S’ils n’en parlent pas, les gens sont plus compréhensifs vis-à-vis de la fragilité psychique. J’ai un bon rapport au public maintenant. Ça va bien, je suis bien intégré maintenant. Les gens savent que je suis en fragilité psychique, mais ils ne m’en parlent pas. Mais ils me considèrent avec bienveillance, alors que ça n’était pas le cas au début. Le regard a changé. C’est dû à l’action du gem, dû à ce que le public sait que dans la vie de tous les jours, on peut avoir des fragilités comme ça et qu’on est tout de suite repêché par une structure comme le gem et ça, c’est positif dans la vie. On n’est pas laissés livrés à nous-mêmes quoi, alors que c’était le cas avant. Ça, c’est très important et je pense que les gens se rendent compte de ça ».
(H)

46Outre ces démarches de sensibilisation, il faut mentionner le travail d’interconnaissance réalisé par les adhérents du gem, qui rencontrent régulièrement les acteurs locaux pour présenter leur association, notamment les collectivités locales et les associations à vocation culturelle et sociale. Il s’agit en premier lieu de se faire connaître, d’expliquer en quoi consiste un gem, sachant que le fonctionnement de ces dispositifs est souvent peu connu des acteurs du territoire (ANCREAI, 2017). L’objectif est aussi de développer l’interconnaissance et de s’inscrire dans les réseaux locaux en vue d’éventuelles collaborations. Certains adhérents représentent ainsi le gem dans des groupes de réflexion qui réunissent des acteurs du territoire et visent à construire des projets collectifs favorisant le développement local. Cette démarche permet de sensibiliser ces acteurs aux problématiques que rencontrent les personnes en fragilité psychique, mais aussi de montrer que celles-ci rejoignent souvent les besoins d’autres populations locales. C’est le cas des contraintes en matière de mobilité, rencontrées à la fois par les adhérents et par de nombreux habitants de B.

47Le gem est également représenté par plusieurs adhérents dans des instances de consultation et/ou de décision politiques qui contribuent en partie à la production de l’espace urbain, comme la commission communale pour l’accessibilité ou bien les réunions de préparation du Schéma départemental d’Action sociale. Néanmoins les observations amènent à conclure que le handicap lié aux fragilités psychiques reste encore peu abordé au sein de ces instances qui se concentrent davantage sur la question de l’accessibilité physique des espaces. Participer à la production de la ville par le bais de ces institutions apparaît ainsi limité pour les adhérents du gem. Ceux-ci ont donc privilégié d’autres voies pour agir plus directement sur la ville, notamment à travers un projet associatif de bar mobile.

Agir sur la ville, le groupe d’entraide mutuelle comme acteur du développement local

48Les adhérents ont mis en place des actions de sensibilisation depuis plus d’une dizaine d’années, presque dès la création du gem. A partir de 2017, ils se sont orientés vers une autre catégorie d’action, plaçant la création de liens avec les populations habitantes au cœur des projets mis en œuvre. Parmi ces projets, le plus significatif à ce jour est la création d’un bar mobile destiné à l’ensemble des habitants de B.

Du bar pour les adhérents au bar mobile pour tous

49Le bar mobile est un projet qui s’est développé petit à petit au sein du gem. Il prend ses racines dans la création d’un bar sans alcool, qui consiste, une fois par semaine, à tenir une buvette pour la cinquantaine de personnes qui fréquentent le gem. Chaque adhérent peut être tour à tour barman ou serveur. Ce projet a permis aux adhérents de développer un savoir-faire collectif. Au fil des années, les adhérents ont acquis les compétences nécessaires pour que l’événement se déroule dans de bonnes conditions : prendre les commandes, servir les clients, tenir la caisse, préparer les boissons, respecter les règles d’hygiène, gérer les stocks de boissons, préparer la salle, puis la ranger à la fin, fonctionner en équipe.

50Depuis quelques années, les adhérents ont décidé de mettre ce savoir-faire au profit de leur envie d’ouverture sur la ville. Ils ont ainsi développé le concept d’un bar mobile : lorsque des événements (fête de quartier, festival, etc.) sont organisés dans la commune ou aux alentours, le gem est sollicité pour que les adhérents y tiennent la buvette. Ces moments sont très appréciés des adhérents, car ils permettent d’être en lien direct avec la population, notamment avec des familles, favorisant ainsi les échanges intergénérationnels. Le bar mobile permet aussi au gem de s’inscrire davantage dans le tissu associatif local. Ayant entendu parler de ce bar mobile, certaines associations viennent en effet proposer aux adhérents de travailler en collaboration avec elles sur de nouveaux événements. Grâce à ce bar mobile, le gem a acquis davantage de reconnaissance sur le territoire.

51À travers ces projets, les adhérents sont présents dans les espaces publics, mais surtout ils contribuent à la vie sociale et culturelle locale qui s’y déroule. C’est par cette participation que l’investissement au gem leur permet de retrouver en partie leur droit à la ville, au moins pour quelques heures. Les adhérents sont engagés dans la construction du lien avec l’extérieur et cela accroît leur sentiment d’être utiles aux autres, en particulier aux habitants qui viennent aux événements.

52Les adhérents ont récemment franchi une étape supplémentaire dans leur projet, en devenant eux-mêmes organisateurs d’événements culturels. Ils ont en effet choisi d’investir des lieux dans la ville – la médiathèque, un magasin, un parking – pour y proposer, durant quelques heures, un café éphémère ouvert à tous. Ces actions ponctuelles sont intéressantes à étudier sous l’angle de l’appropriation spatiale, car elles consistent à détourner, de manière ludique, certaines normes d’usage relatives à un espace. Pour Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre, « on parle de détournement, pour indiquer que l’appropriation s’opère sur un espace déjà approprié et qu’elle en change le fonctionnement ou la finalité » (Ripoll, Veschambre, 2006, p. 298). En investissant ces espaces de la sorte, les adhérents créent des opportunités de rencontre et d’échange avec de nouvelles populations qui ne viennent pas au gem. « L’appropriation de l’espace n’est pas seulement une finalité, c’est aussi un moyen » écrivent F. Ripoll et V. Veschambre (2006, p. 304). En proposant d’autres modalités d’occupation de ces lieux, les adhérents favorisent ainsi l’émergence de nouvelles sociabilités, bien différentes de celles qui ont habituellement lieu, dans un magasin par exemple.

Ouvrir le GEM aux habitants par la mise en place d’un café associatif

53« Ouvrir » signifie permettre à un lieu clos de communiquer avec l’extérieur. L’expression « ouverture sur la ville » peut s’entendre comme un mouvement allant de l’intérieur vers l’extérieur. C’est le fait d’aller dans la ville pour y prendre place et tisser des liens avec les autres habitants, comme c’est le cas lorsque les adhérents investissent des espaces pour y proposer des animations ou faire de la sensibilisation. Mais l’ouverture peut aussi consister à se rendre accessible aux autres, à permettre à l’extérieur de communiquer avec l’intérieur. Après dix ans d’existence, les adhérents ont en effet exprimé le souhait d’ouvrir davantage leur gem aux habitants de B.

54Les cafés éphémères ont été un succès, puisqu’ils ont rassemblé parfois plus de 200 personnes. Les habitants ont très favorablement accueilli ce type d’animation. Les adhérents souhaitent aujourd’hui aller encore plus loin dans ce projet et surtout le pérenniser, en ouvrant, au sein même du gem, un café associatif géré par les adhérents, mais ouvert à tous, et en proposant des animations aux habitants comme des concerts ou des expositions. Si des moments uniquement passés entre adhérents leur semblent nécessaires pour préserver leurs liens, leur intimité et leur cohésion, ils souhaitent aussi inviter les habitants à entrer eux-mêmes dans leur espace, sur des temps dédiés, à raison de quelques heures par semaine.

Se rendre visible dans l’espace public ?

55La mise en œuvre de ce projet s’est accompagnée d’une réflexion de la part des adhérents sur la manière de se rendre visibles dans l’espace public et sur l’identité qu’ils souhaitaient afficher. Un débat a été organisé pour décider s’il fallait afficher explicitement le fait que ces initiatives étaient portées par un collectif de personnes en fragilité psychique.

56Raymonde Séchet, Isabelle Garat et Djemila Zeneidi rappellent que « se rendre visible peut être une stratégie […] ou une tactique […] dans le but d’exister en acquérant une identité. Et cela suppose une utilisation délibérée des lieux et des espaces comme support et ressource » (Séchet et al., 2008, p. 328). Les adhérents utilisent certes les espaces publics comme des ressources pour exister, notamment en jouant avec les normes d’usage, mais pour projeter quelle identité ? Lorsque les adhérents tiennent leur bar mobile, les observations ont montré que très peu d’informations concernant les fragilités psychiques ou bien la nature du gem étaient diffusées au grand public. Les adhérents sont là pour tenir la buvette, discuter avec les habitants et ainsi faire vivre l’événement, non pour faire de la sensibilisation, au sens où nous l’avons évoqué au début de cette troisième partie.

57De prime abord, cette mise sous silence de l’identité de gem peut être interprétée comme une manière d’éviter la stigmatisation. Les observations ont toutefois permis de constater que ce n’était pas là le seul objectif : c’est aussi une manière de ne pas placer les fragilités psychiques au cœur de l’événement et d’être étiqueté comme un collectif de citoyens plutôt que de personnes fragiles. Les adhérents se sont en effet mis d’accord sur le fait qu’ils ne voulaient pas que leurs « handicaps servent de tête d’affiche aux projets », pour reprendre leurs termes. Le fait de ne pas insister sur les particularités des personnes qui fréquentent le gem constitue, pour les adhérents, une manière différente, mais tout aussi militante, de changer les regards sur les fragilités psychiques. Cette stratégie passe non par l’éducation directe du public à la santé mentale, mais par la création de liens avec les habitants et le partage de temps conviviaux. Si les habitants souhaitent des informations sur la nature du gem, alors les adhérents leur en donnent. L’objectif est, d’une part, d’agir sur les pratiques pour créer des opportunités de rencontres, sans faire des fragilités psychiques le cœur des échanges et, d’autre part, de se positionner comme un acteur de la vie culturelle et sociale du territoire à part entière.

Conclusion : réinvestir le droit à la ville par le groupe d’entraide mutuelle ?

58Avant les années 1960, les espaces de vie des personnes en fragilité psychique étaient le plus souvent limités aux murs de l’asile ou de l’hôpital psychiatrique. La politique de sectorisation, mise en place après la Seconde Guerre mondiale, visait alors à rompre avec cette logique de mise à l’écart. La sectorisation correspond à la fermeture de lits d’hôpitaux psychiatriques et à la mise en place de structures ambulatoires de soins directement implantées dans la ville. Les implications sur la vie quotidienne des patients ont été considérées comme majeures, puisque leur prise en charge se déroule désormais au sein de leur milieu de vie et non plus uniquement à l’hôpital. Néanmoins, suffit-il d’être présent dans la ville pour y être et s’y sentir inclus ?

59Dans cet article, nous avons montré que la notion d’ouverture sur la ville ne se limite pas à la possibilité d’être présent dans les espaces de la ville : elle renvoie aussi à la possibilité de pouvoir participer à leur transformation. La figure 1 synthétise l’action du gem sur la ville. Elle met en lumière le potentiel de transformation de la ville que possède ce dispositif, qui va au-delà de l’accessibilité physique des adhérents à ces espaces.

60De la première à la cinquième étape, les initiatives destinées à créer du lien avec la ville se multiplient sous l’action du gem de B. Ces initiatives illustrent bien le potentiel créatif qu’un gem peut posséder en matière de développement culturel et social local. Ces projets, ancrés dans le territoire et profitant à l’ensemble des habitants, montrent en quoi un dispositif de ce type peut amener les adhérents à faire partie de la ville et à agir sur elle, à prendre part, au moins en partie, à la fabrication de l’espace urbain dans ses dimensions physique et sociale. C’est en cela qu’il peut être intéressant de penser les gem comme des dispositifs permettant à leurs adhérents de réinvestir leur droit à la ville.

61Définir ce gem comme un acteur du développement culturel et social local dont les projets sont susceptibles de profiter aussi à l’ensemble des habitants amène à envisager autrement les personnes en fragilité psychique, vieillissantes ou non. S’il est indispensable de nommer et de décrire les exclusions que celles-ci subissent, l’étude a aussi permis de poser un regard positif et dynamique sur cette population, en soulignant son caractère actif dans les processus d’appropriation spatiale et ses contributions à la production de l’espace et de la ville.

62Cette conclusion doit néanmoins être nuancée. Le projet de café étudié dans la dernière partie de l’article est en cours de réalisation. Il est encore trop tôt pour en mesurer précisément les effets sur la ville et plus encore sur le droit à la ville des personnes enquêtées. Ces projets ne doivent pas non plus faire oublier les nombreuses formes d’exclusions citées dans les entretiens. Notons aussi que le gem de B n’est pas représentatif des gem en général. Malgré un cadre législatif commun, les pratiques au sein de ces associations peuvent être très différentes, notamment dans l’importance plus ou moins grande apportée à l’ouverture sur la ville et à l’autogestion (ANCREAI, 2017). Faute de comparaison, nous n’avons pas non plus pu mesurer l’influence du contexte de la petite ville sur les espaces de vie des personnes ou sur la nature des projets mis en place au gem. La population étudiée ne concernait que les 50 ans et plus ; ces résultats devraient ainsi être comparés à ceux d’études portant sur des enquêtés plus jeunes. Enfin rappelons que les gem ne conviennent pas à tous. Certaines personnes en fragilité psychique peuvent ne pas apprécier l’importance accordée à la dimension collective par exemple, côtoyer un groupe pouvant être source d’angoisse. Il faut donc garder à l’esprit que ce dispositif constitue une solution parmi d’autres pour permettre aux personnes en fragilité psychique de se sentir incluses dans la ville.

Fig. 1

L’action du groupe d’entraide mutuelle de B sur la ville

Fig. 1
1. Les espaces de vie des personnes en fragilité psychique ont longtemps été circonscrits à des lieux séparés du reste de la ville (carré hachuré). Même après la désinstitutionnalisation, une logique de mise à l’écart des autres et de la ville (forme bleu clair) continue de prévaloir pour nombre d’entre elles (Parr, 2011). 2. Favoriser leur inclusion commence alors par leur offrir des espaces situés dans la ville, qu’elles puissent investir et s’approprier collectivement. C’est le cas par exemple du groupe d’entraide mutuelle de B (carré bleu foncé). Mais cela ne suffit pas, le risque étant que cet espace, bien que dans la ville, reste isolé entre ses murs, sans communication avec l’extérieur. 3. Pour ne pas reproduire une logique de séparation avec la ville, les adhérents du groupe d’entraide mutuelle (ronds en bleu foncé) font des sorties à l’extérieur. Néanmoins, les espaces de la ville ne sont pas toujours inclusifs et il arrive que les adhérents soient maintenus dans une forme d’entre-soi, sans possibilité d’interagir avec les autres personnes présentes, par exemple (cercles autour des ronds). 4. Les adhérents ont alors décidé de mettre en place des projets dans la ville afin de sensibiliser le grand public et/ou de créer des liens (petites flèches) avec les populations habitantes (ronds blancs). 5. En plus de ces projets, les adhérents envisagent d’ouvrir leur propre espace aux autres habitants, pour favoriser davantage les échanges et l’interconnaissance, tout en conservant un espace à eux (petit carré en pointillé, en bas à droite).

L’action du groupe d’entraide mutuelle de B sur la ville

Source : enquête 2016-2017 ; Painter, 2019. ©L’Espace géographique, 2020 (awlb).
Cette recherche doctorale a reçu le soutien financier du Conseil régional de Bretagne, du Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale, Montréal (Creges) et de l’équipe de recherche Vieillissements, exclusions sociales et solidarités (Vies), Inrs, Montréal.

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Mots-clés éditeurs : ville, groupe d’entraide mutuelle, santé mentale, droit à la ville, inclusion

Date de mise en ligne : 19/01/2021

https://doi.org/10.3917/eg.491.0073

Notes

  • [1]
    Pour préserver l’anonymat des personnes, le nom de la ville du gem étudié a été remplacé par la lettre B.
  • [2]
    Circulaire DGAS/3B no 2005-418 du 29 août 2005.
  • [3]
    Pour une présentation plus détaillée de la méthodologie et des données collectées, voir Painter (2019).
  • [4]
    Les prénoms des enquêtés ont été remplacés par un F pour « femme » et un H pour « homme ».
  • [5]
    Arrêté du 18 mars 2016 fixant le cahier des charges des groupes d’entraide mutuelle en application de l’article L. 14-10-5 du code de l’action sociale et des familles.
  • [6]
    Un cmp permet d’offrir des consultations à des patients de la psychiatrie dans la ville plutôt qu’à l’hôpital.
  • [7]
    Traduction personnelle.
  • [8]
    Le validisme, aussi appelé capacitisme, désigne les formes de discrimination, de préjugé ou de traitement défavorable à l’encontre des personnes en situation de handicap.

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