Notes
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[1]
Cette formulation empruntée à Jean-Baptiste Arrault désigne la représentation du monde comme espace spécifique, représentation qui « serait fondée sur une expérience de l’interdépendance, de la solidarité et de l’interaction entre les parties du monde, c’est-à-dire sur le sentiment que le monde constitue un Tout cohérent » (Arrault, 2007, p. 626).
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[2]
Au sens neutre de ce qui est mondial. Chez Glissant, le terme de mondialité est mis en opposition à la mondialisation, comprise comme ce qui produit l’uniformisation et le repli sur soi.
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[3]
Comme l’italique veut le signifier, les concepts de Glissant ne sont pas des instruments conceptuels élaborés, leur valeur descriptive et analytique est insatisfaisante.
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[4]
Selon le mot de Manuel Norvat (2015, p. 13), qui qualifie ainsi « l’œuvre hors normes d’Édouard Glissant, entre philosophie et littérature ».
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[5]
On s’appuiera essentiellement sur Introduction à une poétique du divers (1995), Traité du Tout-Monde (1997) et Philosophie de la Relation (2009).
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[6]
« Depuis peu » désigne, dans le texte de Marielle Macé, la période de l’entre-deux-guerres où la réflexion littéraire sur le rapport entre style et pensée, menée parallèlement à l’essor des sciences du langage, de la psychologie et des théories de la connaissance, constitue le cœur de la question de l’essai (Macé, 2005, p. 35).
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[7]
Le passage qui précède s’appuie sur l’étude du genre essayiste menée par M. Macé (2005, 2006).
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[8]
Sur la question des savoirs de la littérature, voir le texte introductif à ce numéro.
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[9]
À la suite de Bernard Debarbieux (2015), on définira l’imaginaire comme l’arrière-plan de nos schémas de significations qui participe de nos façons de penser le monde, et de nous penser en son sein, même si l’auteur parle d’imaginaire de l’espace pour insister sur sa dimension collective plutôt que d’imaginaire spatial (p. 17-18).
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[10]
Ni pure image, ni pur concept, le schème est une représentation intermédiaire entre les phénomènes perçus par les sens et les catégories de l’entendement.
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[11]
Leur caractère provisoire apparaît dans l’usage du trait d’union (Tout-Monde, Lieu-commun), leur valeur conceptuelle est signalée par l’usage – non systématique – de la majuscule. Pour une analyse de l’usage du trait d’union chez Glissant, voir Manuel Norvat (2015, p. 135-136).
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[12]
L’intuition est un mode de connaissance directe et immédiate d’une vérité qui se présente à la pensée avec la clarté d’une évidence, permettant d’être en prise directe avec les choses (dictionnaire cnrtl).
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[13]
Nommé tout-monde pour la première fois, sans majuscule, dans le roman Mahagony (1987), puis titre d’un roman (Tout-Monde, 1993) et d’un essai (Traité du Tout-Monde, l997), le monde est également désigné par Glissant comme globalité terre, collectivité terre, ou encore nouvelle région du monde (titre d’un essai publié en 2006).
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[14]
L’auteur montre que l’errance, la fluidité, la mobilité sont loin de résumer l’identité antillaise (Chivallon, 1997, p. 786 et sq.).
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[15]
Les deux philosophes appellent à penser des modalités d’existence qui ne seraient pas régies par le modèle de l’arbre ou de la racine, fixant un ordre prédéterminé, mais par les principes de connexité, d’hétérogénéité et de multiplicité (Deleuze, Guattari, 1980, Introduction).
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[16]
Glissant affirme se méfier de la théorisation (« les systèmes de pensée »), parce qu’elle éloigne du contact avec le réel (Glissant, 1996, p. 87).
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[17]
Le doute que les mots et les choses puissent jamais coïncider n’est pas propre à Glissant.
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[18]
Par ce mot rare dont il use librement, Glissant signifie l’irruption du paysage, pareille à une « ruade » et à une « éruption » (Glissant, 1996, p. 11).
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[19]
Son œuvre est nourrie de celle de Glissant et la connivence des deux écrivains est connue, même s’ils se sont opposés sur la question de la créolité, dont Glissant a critiqué le caractère figé et essentialiste.
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[20]
« Et ce qui m’intéresse dans cela c’est le comportement imprédictible de ce rapport des cultures, imprédictibilité qui est une des bases de la science du chaos » (Glissant, 1997b, p. 85).
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[21]
Un particularisme qui se propage ou un particulier qui se généralise ? interroge Christine Chivallon (2013, p. 55).
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[22]
Propos d’Édouard Glissant cités dans Aliocha Wald Lasowski (2015, p. 135).
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[23]
Ce qui précisément définit l’auteur : source et autorité de la parole.
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[24]
À la fois réalité et vision d’un à venir ; née du monde de la plantation et existant de tout temps ; pour une analyse serrée des contradictions internes de la créolisation glissantienne, voir Célius (1999, p. 65-75).
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[25]
Ainsi ces « auteurs phares » cités par Christine Chivallon (2013, p. 41), tels Brathwaite, Nettleford ou Price.
-
[26]
« […] des termes comme acculturation, déculturation, transculturation étant employés comme synonymes ou équivalents de créolisation », sans être eux-mêmes clairement définis (Célius, 1999, p. 90).
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[27]
« […] les historiens et les anthropologues recyclent les spéculations de linguistes, sans s’en rendre compte, et leurs écrits sont ensuite repris par les linguistes » (Bonniol, 2013, p. 269).
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[28]
Il s’agit du premier séjour de Glissant à Paris, le temps des études, dont il relate l’expérience dans Soleil de la conscience (1956).
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[29]
La poésie et la politique sont intimement liées pour Glissant, l’objet le plus haut de la poésie étant « le monde en devenir », « le monde tel que nous voulons y entrer », et la référence la plus haute en politique étant aussi le monde « comme lieu de rencontre, de choc des cultures, des humanités » (Artières, 2003).
-
[30]
Glissant distingue une bonne façon de pratiquer la créolisation et une mauvaise : « sur un mode bâtard ou injuste » (Ménil, 2009, p. 19.)
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[31]
N’envisage-t-il pas la possibilité d’une régression identitaire dans les cultures composites ?
-
[32]
« Elle est constituée de la Caraïbe, du nord-est du Brésil, des Guyanes et de Curaçao, du sud des États-Unis, de la côte caraïbe du Venezuela et de la Colombie, et d’une grande partie de l’Amérique centrale et du Mexique » (Glissant, 1996, p. 13).
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[33]
« Nous autres Caraïbéens nous écrivons en quatre ou cinq langues différentes mais nous avons le même langage. » Propos d’Alejo Carpentier cités par Édouard Glissant (1996, p. 43).
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[34]
Dans cette perspective, on consultera l’ouvrage d’Aliocha Wald Lasowski (2015), les pages 11 à 131 en particulier, le site dédié à Édouard Glissant, Une pensée archipélique (http://www.edouardglissant.fr/), et sous l’angle des relations nouées entre écrivains et ethnologues, l’article d’Anna Lesne (L’Homme, 2013, no 207-208).
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[35]
De fait, un recueil d’entretiens avec Lise Gauvin, réalisés entre 1993 et 2010.
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[36]
Glissant É., La Case du commandeur. Paris : Éditions du Seuil, 1981, p. 123.
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[37]
« La littérature pour nous ne se répartira pas en genres, mais impliquera toutes les approches des sciences humaines » (Glissant, 1997a, p. 228).
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[38]
L’analyse qui suit doit beaucoup à la lecture de Romuald Fonkoua (Littérature, 2014, no 174) et à l’entretien donné par Glissant lors de la publication de son anthologie (Glissant, 2011).
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[39]
Il s’agit du texte de Glissant qui ouvre l’anthologie. Cette citation mise en exergue reprend le titre d’une conférence prononcée par l’écrivain en 2010 à l’Institut du Tout-Monde.
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[40]
Entretien avec Patrick Chamoiseau, Fort de France, 2007 cité par Anna Lesne, « S’écrire aux Antilles, écrire les Antilles. Écrivains et anthropologues en dialogue », L’Homme, 2013, no 207-208.
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[41]
« La connaissance artistique complète la connaissance scientifique pour la rapprocher des complexités du réel », affirment les auteurs de l’Éloge de la créolité (1993, p. 63).
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[42]
« Cosmopolitiques est totalement interdisciplinaire voire anti-disciplinaire compte tenu des situations et des problèmes qu’elle traite et parce que pratiquer des cosmopolitiques, cela veut dire se laisser affecter, ‘‘changer avec’’ les êtres, humains ou non, dont on parle » (Cosmopolitiques, projet, en ligne).
1Le monde comme Monde [1] est difficile à concevoir, à représenter et théoriser, tel est le constat dressé par les auteurs du Tournant global des sciences sociales (Caillé, Dufoix, 2013). S’interrogeant sur les méthodes et les concepts à mettre en œuvre pour saisir cet objet, Alain Caillé, en conclusion de l’ouvrage, affirme la nécessité d’un nouveau paradigme « ayant question à tout, dans la certitude partagée de la complexité du réel et de la dimension nécessairement fragmentaire et précaire de toutes nos connaissances possibles » (Caillé, Dufoix, 2013, p. 430). Ces mots sonnent comme un écho de la parole d’Édouard Glissant, pour qui le monde est une réalité à questionner sans relâche. L’œuvre de cet écrivain philosophe, « partagé entre réflexion théorique et déplacement d’un imaginaire, anthropologie et littérature » (Madou, 2011, p. 73), et pour qui la littérature implique toutes les approches des sciences humaines, mérite attention pour l’objet qui nous occupe. En effet, elle est travaillée progressivement par une « inquiétude mondiale » et un « souci pour le monde » (Arrault, 2007, p. 28) dont témoigne le passage de l’Institut martiniquais d’études à l’Institut du Tout-monde et de l’antillanité à la créolisation. En reprenant les mots par lesquels Jean-Baptiste Arrault décrit la perception de la mondialité [2] en géographie au xxe siècle, on veut signifier que c’est l’idée de monde développée par Glissant qui importe ici, sa façon de penser et de dire le monde comme Monde. Ou plutôt, sa vision d’un monde possible, « incréé » comme il l’appelle, ce « monde à créer mais qui est déjà là, et dont nous n’avons pas encore une connaissance disons évidente » (Glissant 2010a, p. 63).
2L’écrivain ne prétend pas produire une théorie et sa pensée ne s’inscrit pas dans l’ordre du raisonnement : puisque « le monde nous échappe comme compréhension et comme concept », affirme Glissant (2002), « c’est par l’imaginaire qu’on peut tenter de le saisir ». Aussi, ne faut-il pas attendre d’une démarche qui préconise la poésie comme voie de la connaissance une méthode pour les sciences sociales (Chancé, 2013). Les concepts [3] qui trament son œuvre ne s’articulent donc pas en une construction cohérente. D’une part, cela tient à l’évolution d’une pensée qui s’est construite et formulée sur plus d’un demi-siècle. À partir des années 1990, l’écrivain se détache ainsi de l’analyse socio-anthropologique qui caractérisait son œuvre jusque-là, et sa pensée acquiert désormais une coloration nettement utopique (Chancé, 2013). D’autre part, cela tient aussi à sa manière de procéder (Célius, 1999). De fait, qu’il s’agisse de l’absence d’élaboration ou réélaboration conceptuelle que pointe Carlo Avierl Célius à propos de la créolisation, ou de la faiblesse empirique de ses propositions, qui apparaissent comme « des spéculations sur ce qui devrait advenir » (Bonniol, 2013, p. 279), ou encore de la « réinvention poétique » (Chancé, 2013, p. 48) de ses emprunts conceptuels aux sciences humaines, plus encore aux sciences physiques (le chaos, par exemple), la démarche de Glissant semble échapper aux efforts de rationalisation et de mise à l’épreuve des sciences, dont il se nourrit tout en s’en écartant. C’est une démarche singulière, au sens propre, ce que l’écrivain, du reste, revendique. « Il est évident qu’un poète n’obéit pas, ne se conforme pas à des idées générales, qu’il a formulées, même à celles qu’il a formulées pour lui-même », affirme-t-il dans Les Entretiens de Bâton Rouge ; ou encore, « l’écrivain n’est assujetti à aucun devoir » (Leupin, 2013, p. 229).
3De même, Glissant revendique le droit à l’opacité. Plus que la marque d’une écriture qui se veut oraliture, la répétition, le redoublement, le ressassement, la circularité (Glissant, 1996, p. 121) sont la forme qui accueille une pensée jamais close, une pensée qui préfère à la définition – qui délimite et fige – l’indécision et l’errance. Par l’opacité de son écriture aux formulations parfois énigmatiques, Glissant « défait l’illusion de la possibilité d’une lecture transparente du réel antillais », comme le fait observer Anna Lesne à propos de ses romans (2013, p. 24) – mais cette observation peut être appliquée à l’ensemble de ses écrits –, et révèle sa conviction que le monde n’est pas descriptible ni prédictible : « saisir le réel », pour l’écrivain, « c’est approcher quelque chose qui ne se laisse pas décrire » (Chancé, 2013, p. 51). Principe de pensée et principe d’écriture fonderaient ainsi une « philopoétique [4] » qui s’efforce de figurer un monde à venir.
4Peut-on en espérer un éclairage, dans la perspective géographique qui est la nôtre ? Bien que la pensée de Glissant ne soit pas dissociable de la forme qui lui donne sens, c’est la portée cognitive de ses textes qu’on vise à mettre en évidence en limitant l’analyse à quelques-uns de ses essais ou entretiens [5]. Leur reconnaître une portée cognitive, voire une dimension théorique, n’implique pas pour autant de les soumettre à la critique scientifique. Ils restent pleinement des textes littéraires, même s’ils ne relèvent pas du genre fictionnel. En effet, d’une part, l’hybridité générique caractérise l’œuvre de Glissant, comme la création littéraire contemporaine plus généralement, d’autre part, l’intention esthétique préside à l’écriture essayiste comme à l’écriture fictionnelle. Rappelons, à la suite de Marielle Macé (2005), que l’essai est perçu comme « l’espace idéal où l’exercice de la littérature peut se confondre avec celui de la pensée, et où l’écriture doit par conséquent reconquérir, par un style intellectuel renouvelé, un territoire que lui disputent depuis peu [6] les sciences de l’homme ». De ce style intellectuel renouvelé, retenons le tempo propre à l’essai, ses variations de rythme et d’intensité (raccourcis, ralentis ou prolongements de pensée ; répétitions, détours, retours ; « va-et-vient entre le discours analytique et un lent écoulement métaphorique qui mène au noyau de l’idée ») qui évoquent le cheminement par sauts et gambades d’un écrivain cher à Glissant, Montaigne. Retenons aussi les discontinuités de l’argumentation et le rôle central de l’image qui fonctionne comme un « précipité d’idées » et une « formule exemplaire », en bref, des traits qui font de l’essai un texte « qui n’a pas la patience du discours axiomatique » [7].
5Les textes « théoriques » de Glissant participent pleinement de la prose essayiste ainsi caractérisée. Il s’agira donc d’y chercher une forme de savoir [8] en gardant à l’esprit, comme y invite Jean-Luc Bonniol (2013, p. 257), « le problème épistémologique du rapport entre métaphores et concepts, et de la tension que ce rapport installe en matière d’intelligibilité de la réalité ». L’imaginaire [9] de Glissant est spatial. Par les concepts qui structurent sa vision du monde : Lieu, Tout-Monde, archipel, Relation ; par le lieu où s’énonce l’imaginaire et qu’il informe, la Caraïbe. À la fois figures d’une poétique de la littérature et schèmes [10] d’une représentation du Monde, ils dessinent les contours d’un monde sans doute utopique mais qui pose la question vive du rapport entre identité, territoire et culture.
Le monde : des lieux en relation
6La mondialité que conçoit Glissant, autour des concepts du Tout-Monde, du Lieu et de la Relation, tente de répondre à cette question qu’il juge cruciale : « comment être soi sans se fermer à l’autre, et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même ? » (Glissant, 1996, p. 23). Précisons que ces concepts ne sont pas stabilisés [11] puisqu’ils doivent figurer « l’inextricable du monde » et sa dynamique, et qu’ils relèvent de l’intuition [12] puisqu’ils désignent, selon Glissant, « une évidence ou une vérité nues » (2009a, p. 25).
7« J’appelle Tout-monde [13] notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps la ‘‘vision’’ que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu sans plonger à l’imaginaire de cette totalité […] » (Glissant, 1997b, p. 176). Totalité-monde, lieu, changer en échangeant, diversité : ces mots forment la constellation conceptuelle du monde à venir (vision, imaginaire), parcouru par la relation (changer en échangeant) qui ouvre tous les lieux au monde (notre lieu, cette totalité) et engage sa créolisation (sa diversité et les représentations qu’elle nous inspire). Le Monde défini par Glissant est ainsi une réalité relationnelle qui ne saurait se penser sans le lieu : « Le lieu qui nous est particulier est le lieu où l’on est, où l’on est né, c’est notre pays ; et le lieu qui nous est commun, c’est le Tout-Monde » (Glissant, 2002). En quoi consiste la relation entre le lieu particulier et le « lieu-commun », et comment peuvent se concilier l’attachement au point singulier du monde qu’est le lieu et le sentiment d’appartenance à l’univers ?
8Le lieu, tel que le conçoit l’écrivain, n’est pas un territoire qui enracine, il n’est pas identitaire, il est relatif. Le lieu est en effet pensé comme un espace de rencontre où tous les mondes s’entremêlent, un point d’ancrage connecté à tous les ailleurs. Il se conçoit et se vit dans une pensée de l’errance (« une barque ouverte »), entendons, une pensée d’investigation du réel, de déplacement, d’ambiguïté et de non-certitude qui préserve des pensées de système (Glissant, 1996, p. 130). Ce que l’auteur désigne par « pensées de système », c’est le principe d’universalité qui, s’imposant à la diversité du monde, ne reconnaît pas le particulier. L’universalité, il la voit à l’œuvre dans l’identité-racine qu’il oppose à l’identité rhizome, dans les cultures ataviques qu’il oppose aux cultures composites, dans le territoire qu’il oppose au lieu, à la terre, au pays(age). Mais l’errance n’est pas seulement un mode de pensée destiné à « se défaire de la figure exclusive de la racine » identitaire, culturelle, territoriale, qu’il associe à l’Occident et à laquelle il substitue la figure du rhizome, elle désigne aussi un état et une valeur, par quoi l’univers créole se voit désormais le dépositaire des « vertus de l’errance », selon Christine Chivallon (1997, p. 773) [14]. La figure du rhizome, empruntée librement à Gilles Deleuze et Félix Guattari, vise à concilier ce qui n’est contradictoire que dans le cadre d’une pensée duale [15]. Tout lieu est « enrhizomé » dans la totalité-monde selon une relation horizontale qui reconnaît une valeur à tous les lieux. Reconnaît, c’est-à-dire, accepte, en admettant la diversité, et éprouve de la gratitude, en permettant l’échange. Le mode non hiérarchique et aléatoire de la relation rhizomique concilie l’ancrage et l’ouverture, et préserve le singulier dans la totalité-monde. On comprend l’importance du concept glissantien de lieu et son ambivalence fondatrice : singulier et lieu commun, point d’ancrage ouvrant au monde, ici et là.
9Si les figures mobilisées par Glissant pour imaginer une identité déliée de l’ancrage territorial et des racines culturelles ne résistent sans doute pas à l’épreuve des faits – mais leur fonction n’est pas analytique – sont-elles efficaces à saisir le monde ? Comment l’écrivain peut-il rendre intelligible un réel qu’il est réticent à théoriser [16] mais qui ne se laisse pas décrire, comme il le pense [17] ? Comment « dire sans dire tout en disant », selon la formule par laquelle Glissant caractérise l’écriture de Faulkner ? Par la poésie, qui est « la seule dimension de vérité ou de permanence ou de déviance qui relie les présences du monde […] », répond l’écrivain (Glissant, 2009a, p. 19).
10Rien d’étonnant à ce qu’il annonce dans l’avant-propos de son Introduction à une poétique du divers que le concept de lieu doit être abordé « par un flux d’approches poétiques, par des descriptions de paysages et de situations ». Comme paysage, le lieu est ouvert, il est un élan vers le monde. Élan vers la concrétude du monde dont témoigne la première rencontre de l’écrivain avec les Amériques : un paysage « irrué [18] », dont l’ouverture frappe le regard qui « porte d’un seul élan […] à un entassement rugueux du réel » (Glissant, 1996, p. 12). C’est aussi le paysage qui fixe les contours du Tout-Monde, ou plutôt, le parcours de ses paysages qui en dessine la carte : « Rêver le tout-monde, dans ces successions de paysages qui, par leur unité, contrastée ou harmonique, constituent un pays. Descendre le contraste, ou le remonter, dans l’ordre des pierres, des arbres, des hommes qui participent, des routes qui s’effacent. » (Glissant, 1987, p. 218) C’est par le parcours paysager (succession, descendre, remonter) que s’accomplit l’unité-diversité du monde et qu’il prend la qualité de « pays ». Comme expérience paysagère, le lieu est également élan vers les autres, si l’on considère que le paysage est à la fois une expérience de l’espace, du temps et d’autrui (Collot, 2011). Et dans la mesure où il ouvre sur un horizon qui manifeste la présence de l’autre, que Glissant nomme l’étranger, le lieu n’enracine pas dans l’identité territoriale mais devient fondateur d’un sentiment d’appartenance territoriale renouvelée, aux dimensions du monde. Aussi, dans l’expérience paysagère d’un lieu singulier, c’est le monde qui s’éprouve, comme lieu-commun, donné à tous.
La créolisation du monde
11Nourrie de cette pensée du lieu, à la fois singulier et universel, la notion de créolisation joue un rôle essentiel dans la conception dynamique de la mondialité qu’élabore Glissant à partir des années 1990. Qualifiant à l’origine la situation inédite de la Caraïbe et de ses cultures composites, la créolisation est progressivement conçue par l’écrivain comme un processus qui s’effectue à l’échelle du monde (Chancé, 2001).
12Patrick Chamoiseau (2013, p. 18) en propose une définition éclairante [19]. « Qu’est-ce que Glissant appelle créolisation ? C’est la mise en contact accélérée et massive de peuples, de langues, de cultures, de races, de conceptions du monde et de cosmogonies. Cette mise en contact se fera selon des dynamiques qui relèvent du choc et de la déflagration, un continu tissé de discontinuités ». Processus en cours, à jamais inachevé (continu), à la différence de la créolité qui suggère une identité figée ; processus à la fois biologique, linguistique et culturel que déterminerait la mondialisation actuelle (mise en contact accélérée et massive) et qui serait au cœur de la mondialité à venir (mise en contact de cosmogonies) ; processus violent enfin (choc, déflagration). La créolisation, en effet, n’a rien d’un contact irénique. Relation de résistance et d’affirmation de la différence, née à la Caraïbe, la créolisation est marquée par la violence originaire de la traite négrière. Pourtant, la violence a engendré « une réalité vivante, et plus énigmatiquement encore, un monde vivable » (Ménil, 2014, p. 76). Ce sont cette résultante inouïe du contact et son imprévisibilité que souligne Glissant lorsqu’il associe à la notion de créolisation l’idée d’« imprédictibilité ». Par cet emprunt lexical à la science du chaos [20], il peut penser la créolisation hors de ses conditions géohistoriques, comme un invariant de la complexité du monde. Ce qui résulte de la mise en contact est improbable et ne se reproduira pas à l’identique, la Relation ne donne pas sur le même : là serait la leçon de la créolisation. Qu’elle désigne désormais une condition mondiale n’enlève rien, du point de vue de Glissant, à sa consistance ni n’annule la diversité du monde – elle ne serait alors qu’une world culture standardisée de la mondialisation. La créolisation du monde, au contraire, riche de toutes les virtualités de la Relation qui rapproche les lieux et les imaginaires éloignés, augmente le divers.
13De cette conception d’une créolisation du monde qui oblitère l’historicité du phénomène et les conditions de son émergence, on est en droit de faire une lecture critique et l’on comprend bien les objections venues de l’anthropologie en particulier, puisque l’œuvre de Glissant, citée, analysée ou critiquée y constitue une référence et que son Discours antillais apparaît comme une contribution importante, et proche de l’anthropologie, sur le dysfonctionnement social antillais. L’extension du domaine de la créolisation réduit la spécificité du concept, sa valeur heuristique et sa capacité à rendre compte du réel : ce constat est partagé par l’ensemble des contributeurs au numéro de L’Homme consacré au « Miracle de la créolisation » (2013). En devenant un processus universel, dont les contenus comme la modalité d’extension [21] restent flous, la créolisation du monde conçue par Glissant s’inscrit dans l’utopie et prend des accents qui la rejettent hors du discours savant. D’un « modèle de, outil pour l’analyse », la créolisation de Glissant devient un « modèle pour, digne d’imitation, relevant d’une conscience politique » (Bonniol, 2013, p. 279).
14De fait, c’est bien une utopie que propose Glissant et qu’il offre au monde. « Le Tout-monde, c’est le monde tel que nous désirons qu’il soit et tel qu’il n’est pas encore, c’est-à-dire le monde qu’on partage, le monde où les différences sont acceptées, où on ne réduit pas la diversité à un banal enfermement. Ce Tout-monde, nous apprenons qu’il a un langage » [22]. La créolisation du monde est une prophétie, qui annonce à l’humanité (nous, on) un événement futur non situé dans le temps ni l’espace (qu’il soit, qu’il n’est pas encore, le monde) et dont la vérité n’est pas contestable, puisqu’elle s’inscrit dans l’ordre de la croyance en un monde meilleur (désirons, partage, différences acceptées, diversité) et tire son autorité d’être proférée [23]. « Je vous présente en offrande le mot créolisation, pour signifier cet imprévisible de résultantes inouïes, qui nous gardent d’être persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives », annonce Glissant aux premiers mots de son Traité du Tout-Monde (1997b, p. 26). Par l’offrande qu’il adresse au lecteur (vous) puis à l’humanité (nous), l’auteur, au sens fort du terme, propose une manière de lire (un mot), de penser et de vivre la réalité du monde (ne pas être persuadés, ne pas être raidis). Il propose : il donne à voir une réalité (résultantes inouïes), par un mot qui tout à la fois nomme et institue la réalité désignée ; il donne à partager (offrande) sa représentation du monde. Ce que le mot désigne et permet de penser en propre, au-delà d’une situation linguistique et culturelle singulière, c’est la dimension anthropologique d’un monde où « chacun se pense en pensant l’autre et son point de vue ». Comme mode de Relation du Tout-Monde, la créolisation glissantienne serait ainsi un nouvel humanisme qui envisage le monde comme « lieu-commun », réactivant la conception cosmopolitique de la Terre comme demeure de l’homme. Et son universalisation résiderait dans sa valeur de méthode : elle ouvrirait un chemin à l’humanité, « une nouvelle approche de [sa] dimension spirituelle » (Glissant, 1996, p. 17).
15Lorsqu’il imagine la créolisation du monde, Glissant ne procède pas à une extension du concept, il accomplit une expérience de pensée. Son concept, dont les contradictions internes ont été relevées [24], n’est du reste pas un concept, plutôt un schème. Et les contradictions de sa pensée ressortissent à une tension non résolue entre, d’une part, la conscience d’une identité créole à jamais liée à la plantation, qu’il s’agit d’exhumer sans relâche, d’autre part, le refus d’être réduit à cette identité et la volonté de croire en la Relation. Dans un entretien avec Lise Gauvin, l’écrivain définit le Tout-Monde comme « la totalité du monde telle qu’elle existe dans son réel et telle qu’elle existe dans notre désir » (Glissant, 1996, p. 130). La pensée utopique de Glissant relève en effet d’une croyance ou d’une confiance dans un monde délié de l’imaginaire du territoire. Cette tension rend compte du passage de l’antillanité à la créolisation, celle-ci ne rejetant pas la question posée par l’antillanité (dont témoignent par exemple Mémoires des esclavages), lui donnant seulement un rôle moins central. Cette tension à l’œuvre dans l’attachement au lieu et au monde, dans le besoin du pays et de l’errance, de l’ancrage et de l’ouverture n’est pas propre à l’écrivain. Elle définit la condition spatiale de l’homme, tendu entre l’ici et l’ailleurs, que Glissant reformule par ses concepts de Lieu, Tout-Monde, Relation pour désigner la condition de la mondialité qu’il pressent.
16Concept/schème, mise à l’épreuve des concepts par l’analyse de données empiriques/expérience de pensée, démarche scientifique/imagination poétique : dans ces oppositions, se manifeste la distance entre la créolisation selon Glissant et le concept opératoire des sciences sociales. Dès lors, où se situe, du point de vue de la science, l’enjeu du débat autour de l’usage qu’en fait l’écrivain ? Si la question du partage des savoirs entre l’art et la science (humaine et sociale) a cessé d’être sujet à controverses, la relation entre ces deux champs de la culture, dans la pratique, apparaît problématique. La circulation de savoirs et de concepts sur la créolisation, entre les mondes savant et littéraire, en est une illustration. Des écrivains, tel Glissant, occupent un rôle central dans cette circulation, particulièrement lorsqu’ils se sentent légitimes et/ou sont légitimés, par leur formation universitaire, à parler dans le champ du savoir [25], et lorsqu’ils inscrivent leur parole dans le genre essayiste. En effet, si l’on se place du côté de la réception, l’essai apparaît comme un « catalyseur d’idées-phrases » (de formules mémorables et citables) et sa puissance de généralisation « se mesurerait alors à son taux de citation, au nombre de reprises qu’on fait de lui » (Macé, 2005). Quelque légitime que soit la critique de la créolisation glissantienne, on voudrait, d’une part, rappeler que ce concept n’est pas stabilisé dans la littérature scientifique [26], et que la circulation imprudente de concepts peut s’observer aussi à l’intérieur du champ académique [27] ; d’autre part, suggérer à la suite d’Alain Ménil que la pertinence de l’idée de créolisation « se mesure à sa capacité de prendre en charge des phénomènes émergents et des configurations fluctuantes, dont il serait bien absurde de prédire les contours futurs » (Ménil, 2011, p. 556).
L’archipel, un schème géopoétique
17La philopoétique de Glissant est également une géopoétique qui nous parle d’un rapport à l’espace et d’un rapport à la littérature, ce qui renvoie bien à la définition que l’écrivain donne du langage : manifestation d’un rapport à la langue et d’une attitude par rapport au monde (Glissant, 1997a, p. 552). Cela signifie que dans les concepts par lesquels l’écrivain s’efforce de saisir le monde se lit l’empreinte d’une expérience spatiale qui oriente son interrogation sur le monde et informe son imaginaire. Autrement dit, des mots comme île, archipel, continent, lieu ne sont pas seulement des métaphores ni des concepts-images, ils renvoient aussi à des réalités géographiques. L’archipel, l’un des schèmes fondamentaux de l’imaginaire glissantien selon Jean-Pol Madou (2013), est exemplaire, désignant à la fois une forme prégnante du paysage caribéen, le concept de créolisation du monde – que Glissant nomme aussi archipélisation – et la figure qui rend visible le concept.
18Illustrant « le lien étroit que toute pensée noue avec le lieu de son expérience » (Ménil, 2011, p. 143), l’archipel apparaît comme la matrice de son idée de créolisation du monde. L’archipel est une donnée incontournable de sa géographie vécue, entendons par là une expérience réflexive de l’espace intégrant donc une interrogation et une forme de savoir. Donnée incontournable au sens fort que l’écrivain donne à ce mot lorsqu’il en qualifie le lieu : « Il est incontournable, pour ce qu’on ne peut le remplacer, ni d’ailleurs en faire le tour » (Glissant, 1997b, p. 59). On ne peut en faire abstraction, puisque la parole est toujours « liée à un paysage, à un temps » (Glissant, 2010a, p. 63). On ne peut en faire le tour, parce qu’à la différence du territoire, on ne peut le délimiter ni l’enfermer (Glissant, 2009a, p. 47). Entre l’île et le continent, l’archipel semble être, pour Glissant, l’espace qui préserve les frontières et l’ouverture, où le contact n’implique pas la fusion, qui permet d’éprouver le lieu et le monde à la fois. Glissant le désigne d’ailleurs comme « le schème de l’appartenance et de la relation, en même temps » (Glissant, 2009a, p. 47). À cet égard, Alain Ménil évoque l’expérience fondatrice que constituèrent pour l’écrivain son éloignement des Antilles et leur (re)découverte à distance [28], à l’origine d’une tension définitive entre « l’impossible indifférence à l’égard du lieu d’origine et l’impossibilité de se satisfaire de lui en renonçant à ce que le Monde offre d’invites à d’inédites mesures » (Ménil, 2011, p. 46). « Les pays que j’habite s’étoilent en archipels », écrit Glissant (1997b, p. 43). L’expérience antillaise serait fondatrice d’une poétique qui noue l’esthétique (« s’étoilent » suggère que le monde est habité en poète) et le politique [29] (« en archipels »), ouvrant sur une expérience de portée générale (ce qu’indique l’emploi du pluriel – « les pays », « archipels » – et du présent de généralité) qui suggère l’idée d’archipélisation du monde.
19L’archipel est une réalité-source de son imaginaire, réunissant l’ici et l’ailleurs, ralliant des rives et mariant des horizons (Glissant, 1997b, p. 31). Et parce que la mer Caraïbe est « une mer qui diffracte », où chaque île est une ouverture, elle illustre naturellement la pensée de la Relation (Glissant, 1996, p. 14). Orientée vers « les quatre directions », la réalité archipélique détourne de la pensée de l’essence et de l’identité racine (Glissant, 1993, p. 575), et invite à regarder le monde comme une somme de différences, toutes également nécessaires (Glissant, 2011). Défini par les caractères du discontinu/continu, dispersé/uni, ouvert/fermé, isolé/connecté, délimité/flou, l’archipel a l’allure d’un concept ; évoqué par des associations d’images, il est une figure qui rend visible l’idée de créolisation du monde, qui la donne à voir en lui donnant une forme. La concrétude de la réalité archipélique, ses qualités phénoménales impulsent l’idée et cristallisent le sens. Et parce qu’il est un schème, non un concept, l’archipel conserve ses attributs perceptifs qui s’incorporent à l’idée en lui donnant la puissance de l’image.
20Mais ce qu’il donne à voir n’est qu’un monde imaginé. Car l’expérience promise par la « pensée de l’archipel » reste théorique, en écart avec l’expérience réelle de l’unité inachevée de la Caraïbe. Chaque île s’est constituée « dans une trame commune » (l’esclavage et la plantation), mais qui n’est pas continue, et « n’a pu se traduire dans les termes d’une histoire commune, et communément partagée ». L’expérience de l’espace antillais confronte donc « à des discontinuités, à des inachèvements, à l’impossible même d’une expérience totalisante » (Ménil, 2011, p. 160-161). C’est peut-être précisément l’expérience de cette tension (entre l’archipel inachevé et l’archipel rêvé) que laisse entrapercevoir le schème de l’archipel qui invente, dans le mouvement même où il la figure, la possibilité de créolisation du monde. Du lieu réel où s’éprouve la créolisation (la mauvaise, dès lors, la possibilité théorique d’une bonne [30]) au lieu métaphorique qui rend visible l’utopie, l’archipel glissantien indique une direction de la mondialisation, une promesse plus qu’un processus en cours, dont il reconnaît l’incertitude [31].
21L’archipel désigne aussi une réalité culturelle autant que paysagère. La langue créole, plus encore le langage, entendons la pratique de la langue et la création littéraire, orale ou écrite, et l’imaginaire qu’ils portent feraient l’unité du monde caraïbe qui s’étend jusqu’à la « néo-Amérique » [32]. Cette extension du monde archipélique se conçoit du point de vue d’une géographie de la littérature. La néo-Amérique dessine les contours d’une littérature romanesque que caractérise le réalisme merveilleux et qui partage un langage commun fait « d’une manière de complicité avec le mot » et « d’une liaison très tourmentée entre écriture et oralité » (Glissant, 1997a, p. 439). On observera que la conviction exprimée par Glissant d’une communauté littéraire américano-caraïbe se retrouve chez des écrivains comme Alejo Carpentier [33] ou Carlos Fuentes, pour qui la littérature de la mer caraïbe est « un courant d’esprit qui coule du Mississippi à l’Orénoque et dans lequel nagent des poissons de toutes les couleurs et de toutes les langues » (Fuentes, 1997, p. 228). Ce courant d’esprit, cette communauté de langage seraient la marque d’un espace-temps commun, celui de la traite et de l’esclavage, d’une histoire refoulée et d’une parole interdite, dont les traces enfouies sont exhumées par l’écrivain. L’unité littéraire et culturelle de la néo-Amérique procèderait ainsi d’une mémoire commune dont l’identité a été brouillée ; le rôle de Mémoires des esclavages est de rétablir la continuité entre « les histoires transversales » de cette région du monde (Glissant, 2007, p. 60), d’écrire en quelque sorte leur histoire connectée. Sans utiliser le mot, c’est bien l’idée qu’exprime Glissant (2009a, p. 76) lorsqu’il annonce la « construction archipélique des présences des peuples à leurs histoires désormais conjointes, qui s’éclairent les unes les autres ».
22La contradiction observée précédemment dans la conception de la créolisation – antillaise ou universelle – se retrouve sans surprise dans la pensée de l’archipel. Des Antilles à la région caraïbe, de la Caraïbe à la néo-Amérique puis au monde, l’archipélisation gagnerait, par ondes successives, le monde, mais l’expérience caraïbe serait néanmoins exemplaire, porteuse d’une « pensée archipélique qui convient à l’allure de nos mondes » (Glissant, 1997b, p. 31). Même s’il voit la Caraïbe comme une préface au continent (Glissant, 1996, p. 12) ou les Antilles comme un laboratoire (Glissant, 1956, p. 15), on peut douter que l’écrivain en fasse un paradigme de la mondialité. Ce qu’il invite à penser plutôt, à partir de la situation caraïbe, c’est la relation entre une culture et les lieux d’où elle émerge et dont elle porte l’empreinte, c’est la relation entre la forme particulière d’une culture et son « entour ». N’affirme-t-il pas que le style ce « n’est pas seulement l’homme ou la femme mais leur entour, leur paysage et leur histoire » (Glissant, 1993, p. 267) ? Et la mondialisation qu’il imagine s’accomplirait dans le champ de la culture : « une totalité terre enfin réalisée » telle que « les éléments culturels les plus éloignés et les plus hétérogènes puissent être mis en relation » (Glissant, 1996, p. 22). Aussi, pourrait-on envisager la question de l’extension spatiale de la créolisation en s’attachant au parcours de l’écrivain, à la progression de sa pensée et aux étapes de ses voyages : lieux d’origine, de séjour ou de halte, qui sont tous porteurs de paysages, comme le fait observer Jean-Pol Madou (2011, p. 79). Une cartographie de ces lieux, mais également des rencontres, des échanges, des expériences qui ont nourri et diffusé l’œuvre de Glissant (son œuvre littéraire et ses engagements), en bref, une cartographie des circulations culturelles et intellectuelles rendrait peut-être visible que cette région, en tant que région artistique du moins, est un endroit de rencontre, de connivence et de passage, selon le mot de l’écrivain [34].
La littérature, un accomplissement de la mondialité
23« Le Tout-monde, nous apprenons qu’il a un langage » : ces mots déjà cités de Glissant invitent à relire les concepts analysés précédemment dans la perspective d’une poétique littéraire. Le langage dont il est question, c’est l’imaginaire des langues – titre d’un essai [35] publié en 2010 – et des littératures. Il faut donc relire le Lieu, l’archipel, la Relation, le Divers, la créolisation, le Tout-Monde en y cherchant l’expression d’un projet littéraire, celui d’une littérature-monde qui convienne à la démesure du monde.
24La Relation, ainsi, est à comprendre comme une modalité de la narration, une façon de relater sans linéarité, sans ordre chronologique, dès lors qu’il s’agit de reconstituer des histoires qui n’ont pas d’origine, des histoires « qui sautent dans le temps » [36]. « Faire la relation », selon l’analyse de Dominique Chancé (2001, p. 213), « est la méthode appropriée à une digénèse, non-histoire sans origine ni unité, dont les fragments ne peuvent être que mis en rapport […] dans un lieu singulier qui permet d’apercevoir les traces enfouies ». La Relation narrative est donc polyphonique puisqu’elle doit relier les fragments de la mémoire, mais aussi parce qu’écrire, c’est réunir toutes les voix, en inscrivant l’oral dans l’écrit, en mêlant le créole au français, en dépassant les frontières des genres, jusqu’à intégrer les apports des sciences humaines [37]. La diversité, l’hybridité générique – encore que Glissant préfère le contact à la fusion – ne sont pas spécifiques de la littérature caraïbe mais elles sont affirmées ici comme principe d’écriture. Mettre en relation, c’est également relire, et l’on sait combien lire et écrire sont liés dans la pratique des écrivains. Dans sa relecture de Faulkner, Glissant (1998) accomplit sa conception de la Relation : il connecte à la littérature caraïbe contemporaine un écrivain que son regard sur la question des Noirs et l’univers de la plantation semble placer en écart, en montrant que le monde romanesque de Faulkner contient en creux un non-dit, celui du crime esclavagiste, et révèle les structures cachées de la société coloniale (Norvat, 2015, p. 61 et sq.).
25Au-delà d’une histoire connectée des littératures, ce à quoi travaille Glissant lorsqu’il conçoit le Tout-Monde et la créolisation, c’est à une littérature-monde, c’est-à-dire, une littérature comme découverte du monde, comme la totalité des littératures qui se parlent, chacune égale, chacune valant pour le lieu et le monde (Glissant, 2010a, p. 35 et sq.). La conception de la relation rhizomique, déjà évoquée à propos du monde, acquiert la force de l’évidence dans son application à l’univers de la littérature, et l’articulation des concepts du Lieu, du Tout-Monde, du divers devient lisible. Glissant exprime, en effet, une vision partagée de la littérature comme monument, dont aucune œuvre ne périme une autre, où chaque littérature s’enrichit du contact des autres, « valant pour chacun et partout » (Glissant, 2009, p. 37). Et sa cosmopolitique décrit pleinement « la nouvelle condition des littératures » (Chanda, 2010), celle d’une littérature accueillant la diversité des cultures orales et écrites, lieu-commun « où une pensée du monde rencontre une pensée du monde » (Glissant, 1996, p. 33). Dans une formulation qui convient parfaitement à définir la valeur universelle de l’art, il concilie l’ancrage de l’écriture dans un pays(age) et la portée infinie d’une œuvre, hors de l’espace-temps qui l’a vu naître : « La littérature provient d’un lieu mais elle convient d’autant mieux au lieu qu’elle établit une relation entre ce lieu et la totalité-monde » (Glissant, 1996, p. 34). On pourrait souligner que cette conception de la littérature n’est pas nouvelle, et qu’en la reprenant, Glissant décrit la situation contemporaine de la culture plus qu’il ne propose un projet artistique. Il signifie également que la création littéraire de la Caraïbe est pleinement inscrite dans le monde.
26En forme de preuve, l’anthologie poétique qu’il publie en 2010, La Terre, L’Eau, Le Feu et Les Vents. Une anthologie de la poésie du Tout-Monde [38]. Par son titre déjà, le livre s’affirme comme exemplaire d’une littérature à l’écoute du monde : la Terre et ce qui la constitue comme monde sensible commun, résumant toutes les littératures du monde. Toutes, en effet, car cette anthologie réunit des textes venus de tous les espaces-temps. « Je dévale les espaces et les temps, les fleuves de Chine […], je consulte les temples pillés des sommets des Andes […], les chroniques des cent royaumes du temps féodal au Japon, les proverbes en raccourci des pays malgache et océaniens […] ». Ce texte de Glissant qui ferme l’anthologie ne veut pas être une conclusion. Car son anthologie, il la conçoit ouverte, comme les premiers mots le signalent : « Rien n’est Vrai, tout est vivant. » (préface [39]) Les textes qui la composent sont réunis sans ordre autre que celui de l’imprévisibilité. C’est l’ordre qui convient à une littérature qui ne peut plus être nationale, qui outrepasse les frontières des genres littéraires, des hiérarchies (oral/écrit, œuvres reconnues/textes inconnus), des catégories du savoir (art/science), qui ignore les classements thématiques ou historiques. Se côtoient ainsi, dans une juxtaposition chaotique intentionnelle, des textes immémoriaux et des textes contemporains, des écrits singuliers et des œuvres collectives, des poèmes, des contes, des chansons, une masse de paroles à parcourir en tous sens. Car ce livre n’indique pas une direction de lecture, il propose des « rapports d’énergie », des « fulgurations de l’esprit », des « cheminaisons de la pensée » (préface, p. 18). Quand la poétique baroque montrait la voie de la créolisation du monde, l’anthologie en est l’acte, en une poétique de la « démesure de la démesure » qui expose le « choc des parlers à vif et des écritures inconnues […] dans le choc des roches du monde » (préface, p. 16). En connectant ainsi les littératures du monde, Glissant propose avec son anthologie un objet qui incarne le monde et sa vision de la mondialité.
Conclusion
27Dans l’imaginaire du monde énoncé à partir de la Caraïbe, peut-on repérer l’expression d’un rapport à l’espace, à la distance, à l’ailleurs, en bref, d’un « régime de géographicité » (Besse, 2009) qui manifesterait l’émergence d’une conscience spatiale marquée par la mondialisation ? On n’esquissera ici qu’une réponse limitée à ce qui constituerait un programme de recherches, en reprenant des remarques formulées précédemment. Le monde décrit par Glissant semble réactiver la conception cosmopolitique du monde née à la Renaissance (Besse, 2005), qu’il s’agisse du Tout-Monde comme demeure de l’homme, ou du Lieu comme lieu-commun, unissant l’ici et l’ailleurs. Mais lorsqu’il met l’accent sur l’horizontalité de la relation qui reconnaît une valeur à tous les lieux, à l’opposé du principe de l’universalité qu’il n’a de cesse de combattre, l’écrivain semble proposer une mondialité postmoderne. La relation, telle qu’il la conçoit, a cependant peu à voir avec la relativité. Elle donne sur la créolisation ou archipélisation du monde que son œuvre, en textes et en actes, vise à accomplir. En proposant une histoire connectée des régions qui ont subi la plantation, par la relecture et la mise en relation de leurs cultures respectives qui accomplissent ainsi une littérature connectée, Glissant contribue à la réflexion critique sur le monde. Réunissant des éléments épars des littératures venues d’espaces-temps divers, son Anthologie est exemplaire d’une mondialité qui évoque la pensée du rhizome par sa composition et sa conception de la littérature-monde comme la communauté de toutes les littératures du monde. « Les fulgurances de Glissant sur la créolisation devraient ouvrir un champ immense aux sciences humaines », affirmait Patrick Chamoiseau dans un entretien [40]. On pourrait lui objecter que les sciences humaines et sociales développent également une réflexion sur la mondialité autour du concept de cosmopolitique (Tassin, 2012), ou travaillent à une histoire connectée (Subrahmanyam, 2013), ou encore mobilisent le concept d’espace-temps dans le cadre d’une géohistoire renouvelée du monde (Grataloup, 2007). Il faut plutôt voir, dans ces propositions convergentes sur la question du monde, l’existence d’un espace commun de la culture travaillé par des échanges entre différentes formes de savoirs et des circulations de la pensée et des mots. Des écrivains contemporains, en particulier les écrivains de la créolité, revendiquent la complémentarité de l’art et de la science [41] ; du côté des sciences sociales, il arrive que soit affirmée la valeur de l’« anti-disciplinarité » et des affects dans la réflexion (sur l’écologie), comme dans la revue Cosmopolitiques par exemple [42]. S’agirait-il là d’une forme de créolisation à l’œuvre dans le champ des savoirs ? Si l’on ne cherche pas des réponses mais des « fulgurances », pour imaginer un monde possible au lieu de constater un état du monde, il est légitime d’accueillir la parole d’un écrivain qui pense avec l’espace pour imaginer le monde. En rappelant que la créolisation glissantienne n’est pas l’hybridation mais la relation qui « ne laisse pas disparaître ses composantes […] les aide au contraire à se reconstituer » (Glissant, Chamoiseau, 2009, p. 15-16). Gageons que le contact avec la pensée de Glissant sur la mondialité soit à même de nourrir nos réflexions « face à une puissance dissolvante qui est la puissance de la mondialisation » (Glissant, 2010c, p. 8).
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Mots-clés éditeurs : géo-littéraire, glissant, géopoétique, mondialité
Date de mise en ligne : 18/11/2016
https://doi.org/10.3917/eg.454.0321Notes
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[1]
Cette formulation empruntée à Jean-Baptiste Arrault désigne la représentation du monde comme espace spécifique, représentation qui « serait fondée sur une expérience de l’interdépendance, de la solidarité et de l’interaction entre les parties du monde, c’est-à-dire sur le sentiment que le monde constitue un Tout cohérent » (Arrault, 2007, p. 626).
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[2]
Au sens neutre de ce qui est mondial. Chez Glissant, le terme de mondialité est mis en opposition à la mondialisation, comprise comme ce qui produit l’uniformisation et le repli sur soi.
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[3]
Comme l’italique veut le signifier, les concepts de Glissant ne sont pas des instruments conceptuels élaborés, leur valeur descriptive et analytique est insatisfaisante.
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[4]
Selon le mot de Manuel Norvat (2015, p. 13), qui qualifie ainsi « l’œuvre hors normes d’Édouard Glissant, entre philosophie et littérature ».
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[5]
On s’appuiera essentiellement sur Introduction à une poétique du divers (1995), Traité du Tout-Monde (1997) et Philosophie de la Relation (2009).
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[6]
« Depuis peu » désigne, dans le texte de Marielle Macé, la période de l’entre-deux-guerres où la réflexion littéraire sur le rapport entre style et pensée, menée parallèlement à l’essor des sciences du langage, de la psychologie et des théories de la connaissance, constitue le cœur de la question de l’essai (Macé, 2005, p. 35).
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[7]
Le passage qui précède s’appuie sur l’étude du genre essayiste menée par M. Macé (2005, 2006).
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[8]
Sur la question des savoirs de la littérature, voir le texte introductif à ce numéro.
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[9]
À la suite de Bernard Debarbieux (2015), on définira l’imaginaire comme l’arrière-plan de nos schémas de significations qui participe de nos façons de penser le monde, et de nous penser en son sein, même si l’auteur parle d’imaginaire de l’espace pour insister sur sa dimension collective plutôt que d’imaginaire spatial (p. 17-18).
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[10]
Ni pure image, ni pur concept, le schème est une représentation intermédiaire entre les phénomènes perçus par les sens et les catégories de l’entendement.
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[11]
Leur caractère provisoire apparaît dans l’usage du trait d’union (Tout-Monde, Lieu-commun), leur valeur conceptuelle est signalée par l’usage – non systématique – de la majuscule. Pour une analyse de l’usage du trait d’union chez Glissant, voir Manuel Norvat (2015, p. 135-136).
-
[12]
L’intuition est un mode de connaissance directe et immédiate d’une vérité qui se présente à la pensée avec la clarté d’une évidence, permettant d’être en prise directe avec les choses (dictionnaire cnrtl).
-
[13]
Nommé tout-monde pour la première fois, sans majuscule, dans le roman Mahagony (1987), puis titre d’un roman (Tout-Monde, 1993) et d’un essai (Traité du Tout-Monde, l997), le monde est également désigné par Glissant comme globalité terre, collectivité terre, ou encore nouvelle région du monde (titre d’un essai publié en 2006).
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[14]
L’auteur montre que l’errance, la fluidité, la mobilité sont loin de résumer l’identité antillaise (Chivallon, 1997, p. 786 et sq.).
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[15]
Les deux philosophes appellent à penser des modalités d’existence qui ne seraient pas régies par le modèle de l’arbre ou de la racine, fixant un ordre prédéterminé, mais par les principes de connexité, d’hétérogénéité et de multiplicité (Deleuze, Guattari, 1980, Introduction).
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[16]
Glissant affirme se méfier de la théorisation (« les systèmes de pensée »), parce qu’elle éloigne du contact avec le réel (Glissant, 1996, p. 87).
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[17]
Le doute que les mots et les choses puissent jamais coïncider n’est pas propre à Glissant.
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[18]
Par ce mot rare dont il use librement, Glissant signifie l’irruption du paysage, pareille à une « ruade » et à une « éruption » (Glissant, 1996, p. 11).
-
[19]
Son œuvre est nourrie de celle de Glissant et la connivence des deux écrivains est connue, même s’ils se sont opposés sur la question de la créolité, dont Glissant a critiqué le caractère figé et essentialiste.
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[20]
« Et ce qui m’intéresse dans cela c’est le comportement imprédictible de ce rapport des cultures, imprédictibilité qui est une des bases de la science du chaos » (Glissant, 1997b, p. 85).
-
[21]
Un particularisme qui se propage ou un particulier qui se généralise ? interroge Christine Chivallon (2013, p. 55).
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[22]
Propos d’Édouard Glissant cités dans Aliocha Wald Lasowski (2015, p. 135).
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[23]
Ce qui précisément définit l’auteur : source et autorité de la parole.
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[24]
À la fois réalité et vision d’un à venir ; née du monde de la plantation et existant de tout temps ; pour une analyse serrée des contradictions internes de la créolisation glissantienne, voir Célius (1999, p. 65-75).
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[25]
Ainsi ces « auteurs phares » cités par Christine Chivallon (2013, p. 41), tels Brathwaite, Nettleford ou Price.
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[26]
« […] des termes comme acculturation, déculturation, transculturation étant employés comme synonymes ou équivalents de créolisation », sans être eux-mêmes clairement définis (Célius, 1999, p. 90).
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[27]
« […] les historiens et les anthropologues recyclent les spéculations de linguistes, sans s’en rendre compte, et leurs écrits sont ensuite repris par les linguistes » (Bonniol, 2013, p. 269).
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[28]
Il s’agit du premier séjour de Glissant à Paris, le temps des études, dont il relate l’expérience dans Soleil de la conscience (1956).
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[29]
La poésie et la politique sont intimement liées pour Glissant, l’objet le plus haut de la poésie étant « le monde en devenir », « le monde tel que nous voulons y entrer », et la référence la plus haute en politique étant aussi le monde « comme lieu de rencontre, de choc des cultures, des humanités » (Artières, 2003).
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[30]
Glissant distingue une bonne façon de pratiquer la créolisation et une mauvaise : « sur un mode bâtard ou injuste » (Ménil, 2009, p. 19.)
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[31]
N’envisage-t-il pas la possibilité d’une régression identitaire dans les cultures composites ?
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[32]
« Elle est constituée de la Caraïbe, du nord-est du Brésil, des Guyanes et de Curaçao, du sud des États-Unis, de la côte caraïbe du Venezuela et de la Colombie, et d’une grande partie de l’Amérique centrale et du Mexique » (Glissant, 1996, p. 13).
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[33]
« Nous autres Caraïbéens nous écrivons en quatre ou cinq langues différentes mais nous avons le même langage. » Propos d’Alejo Carpentier cités par Édouard Glissant (1996, p. 43).
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[34]
Dans cette perspective, on consultera l’ouvrage d’Aliocha Wald Lasowski (2015), les pages 11 à 131 en particulier, le site dédié à Édouard Glissant, Une pensée archipélique (http://www.edouardglissant.fr/), et sous l’angle des relations nouées entre écrivains et ethnologues, l’article d’Anna Lesne (L’Homme, 2013, no 207-208).
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[35]
De fait, un recueil d’entretiens avec Lise Gauvin, réalisés entre 1993 et 2010.
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[36]
Glissant É., La Case du commandeur. Paris : Éditions du Seuil, 1981, p. 123.
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[37]
« La littérature pour nous ne se répartira pas en genres, mais impliquera toutes les approches des sciences humaines » (Glissant, 1997a, p. 228).
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[38]
L’analyse qui suit doit beaucoup à la lecture de Romuald Fonkoua (Littérature, 2014, no 174) et à l’entretien donné par Glissant lors de la publication de son anthologie (Glissant, 2011).
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[39]
Il s’agit du texte de Glissant qui ouvre l’anthologie. Cette citation mise en exergue reprend le titre d’une conférence prononcée par l’écrivain en 2010 à l’Institut du Tout-Monde.
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[40]
Entretien avec Patrick Chamoiseau, Fort de France, 2007 cité par Anna Lesne, « S’écrire aux Antilles, écrire les Antilles. Écrivains et anthropologues en dialogue », L’Homme, 2013, no 207-208.
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[41]
« La connaissance artistique complète la connaissance scientifique pour la rapprocher des complexités du réel », affirment les auteurs de l’Éloge de la créolité (1993, p. 63).
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[42]
« Cosmopolitiques est totalement interdisciplinaire voire anti-disciplinaire compte tenu des situations et des problèmes qu’elle traite et parce que pratiquer des cosmopolitiques, cela veut dire se laisser affecter, ‘‘changer avec’’ les êtres, humains ou non, dont on parle » (Cosmopolitiques, projet, en ligne).