Notes
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[1]
Les recherches ont été menées à Motupe de 2001 à 2006, dans le cadre d’un programme Ird, à Olmos à partir de 2012, dans le cadre de l’Anr Perimarge, tous deux dirigés par Évelyne Mesclier. Elles ont eu lieu à Virú et Ica de 2004 à 2009 dans le cadre d’une thèse d’université. Des réactualisations partielles ont eu lieu sur les terrains les plus anciens depuis 2009.
-
[2]
Par exemple l’Economic Vulnerability Index (EVI) développé par les Nations unies.
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[3]
Programa Nacional de Manejo de Cuencas Hidrográficas y Conservación de Suelos [Programme national d’aménagement de bassins hydrographiques et de conservation des sols]. Agrobanco accorde des prêts aux agriculteurs mais dans des conditions plus restrictives que l’ancienne Banque agraire et à des taux nettement plus élevés.
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[4]
Les communautés paysannes sont des institutions agraires, collectivement propriétaires d’un territoire.
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[5]
Sources : ministerio de Agricultura (2007), complété par des entretiens sur le terrain en 2014.
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[6]
Les fonds Tequila et Agroindustrias, mentionnés sur le site http://www.sunshineperu.com
-
[7]
Variété de piment.
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[8]
Enquête de terrain, 16 mars 2013, à Olmos.
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[9]
Le PECH est le Proyecto Especial Chavimochic.
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[10]
Source : entretien d’un responsable d’AgriOlmos, à Olmos, le 25 octobre 2014.
1Le Pérou a connu, à partir des années 1990, sous le gouvernement de Alberto Kenya Fujimori, la mise en place de mesures de libéralisation de l’économie, en rupture avec la période antérieure. Cette politique incite à développer des cultures d’exportation et quelques cultures pour le marché national dans le cadre d’une libéralisation des échanges. Elle facilite, par toute une série de lois, notamment concernant le marché foncier, l’installation de grands domaines supposés plus aptes à lutter contre la concurrence sur des marchés mondialisés. Elle affecte surtout le piémont côtier des Andes où les possibilités d’irrigation, la proximité des ports favorisent la mise en place de ces grandes exploitations fondées en général sur l’exportation et les techniques de pointe, et souvent qualifiées d’« industrielles » (Eguren, 2003).
2Cette évolution n’est toutefois pas un retour à la situation antérieure à la réforme agraire de 1969 où des grands domaines fournissaient des denrées pour l’exportation. En effet, depuis cette période, le profil de l’agriculture de la côte a changé. La petite exploitation est aujourd’hui largement dominante : 89 % des unités d’exploitation font moins de dix hectares (Inei, 2012). Ces petites exploitations bénéficiaient avant la libéralisation de toute une série de protections qui ont disparu. Ne sont-elles pas devenues plus vulnérables dans ce nouveau contexte ? Et la présence même de grandes exploitations à leur côté n’accroît-elle pas leur vulnérabilité ?
3La vulnérabilité est définie de façons sensiblement différentes selon l’objet. Elle est en général considérée comme l’exposition à l’aléa. Mais sa définition est complexe. Pascale Metzger et Robert D’Ercole (2011) soulignent qu’elle « n’est plus seulement une propension à subir des dommages mais intègre aussi une capacité à les provoquer, les modifier, une capacité à faire face à une catastrophe (résilience) ». Les stratégies des acteurs peuvent la réduire ou l’aggraver. Enfin, elle est souvent associée à la pauvreté et à l’exclusion. C’est la vulnérabilité sociale ou économique. Dans ce cadre, si on peut supposer que les grandes exploitations ont les moyens d’anticiper les aléas ou d’en amoindrir les conséquences, quelle est la marge de manœuvre des petits exploitants, aux moyens limités ? Cela reviendra à s’interroger sur la fragilisation mais aussi sur les possibilités qui s’offrent aux petits producteurs dans la nouvelle situation.
4Par ailleurs, la juxtaposition de grandes et de petites exploitations entraîne une reconfiguration des territoires et une exposition inégale aux risques économiques, sociaux et environnementaux sur de vastes superficies. D’une part, parce que les grandes exploitations modifient les territoires, notamment en étendant l’irrigation et les cultures et, d’autre part, à cause de leurs conséquences sur les petites exploitations. Provoquent-elles alors une opposition entre des territoires peu vulnérables, ceux de la grande agriculture, et d’autres qui le sont plus, ceux des petites exploitations ? Ou, créant de nouvelles vulnérabilités, ne mettent-elles pas en danger l’ensemble des territoires ? À moins que les territoires, dans leur complexité, ne permettent d’atténuer les vulnérabilités des exploitations agricoles.
5Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur l’étude de différents espaces côtiers où nous avons mené des enquêtes à des périodes distinctes (fig. 1) [1]. Nous sommes partis des résultats des recensements nationaux agricoles de 1994 et de 2012 (Inei, 1994 et 2012) pour distinguer les types d’exploitations et avons utilisé les images satellites pour les localiser et repérer les différentes configurations spatiales. Nous avons mené une centaine d’entretiens approfondis auprès des différents types d’exploitants et des entrevues complémentaires auprès des membres d’institutions publiques et d’organisations de producteurs. Il ne s’agira pas pour nous ici de mesurer la vulnérabilité en termes quantitatifs, en créant notamment des indices de vulnérabilité, comme l’ont tenté des économistes [2], mais d’analyser dans quelle mesure l’apparition de nouvelles vulnérabilités a des conséquences sur les territoires et comment les petites exploitations y font face, en d’autres termes de mettre l’accent sur des processus et non pas de s’interroger sur la mesure du phénomène.
Localisation des espaces étudiés sur le piémont côtier péruvien
Localisation des espaces étudiés sur le piémont côtier péruvien
6Nous reviendrons en première partie sur le nouveau contexte créé par les mesures de libéralisation et par l’installation des grands domaines. Ensuite nous verrons quelles sont les vulnérabilités qui apparaissent et comment l’appréhendent les petits producteurs, pour nous interroger enfin, dans ce cadre, sur les relations entre la vulnérabilité des exploitations et celles des territoires.
Le développement de l’agro-industrie sur le piémont côtier
Une politique nationale de libéralisation économique
7Le Pérou à partir des années 1990 se lance dans une politique de libéralisation de l’économie en rupture avec la période précédente. Une série de lois sont votées et de mesures prises qui affectent les échanges et entraînent une ouverture sur les marchés internationaux (Dollfus, Bourliaud, 1997). Les droits de douanes subissent une forte réduction (Gonzales de Olarte, 2000, p. 50). En particulier, plusieurs mesures permettent de réduire le coût des importations, avec la diminution des taxes – ce qui dans le domaine agricole facilite l’importation de fertilisants, semences, machines et systèmes d’irrigation sophistiqués –, et d’attirer les capitaux étrangers en autorisant leur libre entrée.
8Les exportations péruviennes sont simultanément favorisées par les accords commerciaux passés avec les États-Unis et les pays andins. Les productions agricoles bénéficient de ce contexte général, lancé sous A.K. Fujimori, mais poursuivi par ses successeurs. Cette ouverture se traduit aussi par une diversification des cultures d’exportation : à côté des cultures dites « traditionnelles », comme le café, destiné depuis longtemps aux marchés étrangers, se développent des cultures nouvelles, essentiellement des fruits et légumes : asperge, artichaut, mangue, raisin, etc., en direction des pays du Nord. Cette évolution est liée à la libéralisation des échanges, l’amélioration des moyens de transport, et aux nouvelles demandes des pays du Nord.
9Parallèlement, les structures d’encadrement de la production agricole disparaissent. La Banque agraire qui, à la fin des années 1980, avait une large clientèle de petits producteurs, leur offrant des crédits à taux d’intérêt faibles voire nuls dans certaines régions, disparaît. L’assistance technique qui était assurée par les agences de la Banque agraire n’est que partiellement remplacée par de nouveaux programmes comme le Pronamachs et une nouvelle banque, Agrobanco [3].
10En outre, on observe une ouverture du marché de la terre. Les réformes foncières des années 1990 mettent fin à la réforme agraire et aux limitations imposées à la superficie et au mode de faire-valoir des exploitations agricoles. La législation organise la privatisation des terres des communautés paysannes et des coopératives. Le caractère inaliénable des terres des « communautés [4] » est supprimé en 1995 : celles-ci peuvent décider de céder l’ensemble de leurs terres en toute propriété à leurs membres ou à des tiers. En 1997, une loi, qui ne s’applique qu’à la « Costa » (la bande côtière occidentale du pays), permet de privatiser les terres au cas par cas : les membres de la communauté en possession d’une terre depuis au moins une année pourront en obtenir la propriété si au moins 50 % de leurs pairs qui assistent à l’assemblée générale expriment leur accord par un vote. Pour les personnes qui ne sont pas membres de la communauté et occupent des terres sans titre, il suffit, pour en obtenir la propriété, d’un vote de 30 % des membres de la communauté qui assistent à l’assemblée générale. Ces personnes peuvent aussi faire déclarer l’abandon légal des terres par la communauté, en faisant une démarche auprès des instances de l’État. Cette loi rend donc très facile le passage de l’usufruit individuel ou collectif à la propriété, même en l’absence d’un consensus des membres de la communauté.
11Le Code de l’Eau de l’époque de la réforme agraire avait mis fin à l’appropriation de l’eau par les grands propriétaires terriens ; il stipulait que l’État en devenait propriétaire et administrateur. À partir de 1979 sont créées les associations d’usagers et les commissions d’irrigants. Le tournant libéral des années 1990 modifie plusieurs aspects importants, notamment en consolidant le transfert de nombreuses fonctions de l’État vers les organisations d’irrigants, en garantissant aux personnes ayant construit des puits de pouvoir utiliser l’eau et en créant des autorités autonomes de bassins hydrographiques, chargées des grands projets hydrauliques du pays et habilitées à céder en concession au secteur privé l’exploitation de leurs infrastructures. Par la suite, dans le contexte du processus de décentralisation des années 2000, la gestion de l’eau est transférée aux gouvernements régionaux (Oré, 2009).
La mise en place de grands projets d’irrigation et l’installation d’entreprises agro-industrielles
12Dans ce nouveau contexte, n’importe quel acteur privé, même étranger, peut se constituer des domaines de grande taille et pratiquer le faire-valoir indirect (Del Castillo, 1997, p. 62). L’acquisition de terres se fait soit dans le contexte d’aménagements prévus par l’État, soit de façon spontanée, le plus souvent en dehors des anciens périmètres irrigués, comme le montrent les quatre cas que nous avons analysés.
13Notre premier espace d’étude, dans l’oasis de Virú à un peu plus de 500 kilomètres au nord de Lima, correspond à la création d’un nouveau périmètre irrigué par l’État. Ce périmètre, appelé Chavimochic, s’étend sur quatre vallées côtières et sur leurs interfluves désertiques (Marshall, 2014). Depuis 1994, ce grand projet étatique a permis l’amélioration des systèmes de production existant dans les vallées et surtout l’extension agricole sur 13 000 ha, dont 8 000 ha effectivement cultivés en 2008 (Vergara Díaz, 2008). Les lots de terres désertiques (de 50 ha à 2 000 ha) vendus directement ou aux enchères par l’État sont destinés surtout à des entreprises agro-industrielles péruviennes et étrangères, mais aussi à des entreprises minières et plus largement à des holdings, que les gouvernements libéraux jugent plus aptes à développer l’agro-exportation.
14On assiste également à l’installation spontanée d’entrepreneurs sur des espaces non aménagés, mais qui leur sont accessibles grâce à la nouvelle législation. C’est le cas de notre deuxième terrain d’étude, à Ica, à 360 kilomètres au sud de la capitale. Des entreprises ont acquis des terres dans ces vastes espaces plans désertiques situés au nord-ouest de la vallée d’Ica, dans la Pampa de Villacurí, mais aussi sur les marges de cette même vallée ancienne. Elles ont ainsi délimité des parcelles dans le désert, qu’elles ont déclaré au ministère de l’Agriculture, puis définitivement marqué leurs droits en les mettant en culture. Elles ont aussi acheté certaines de leurs terres à de petits exploitants, héritiers de la réforme agraire. Disposant de beaucoup plus de capitaux que ces derniers, elles ont foré des puits profonds pour accéder à la nappe phréatique. Les exploitations peuvent compter jusqu’à 3 200 hectares, en partie cultivés [5].
15Dans le troisième cas étudié, à Motupe dans le nord du pays, cette installation spontanée s’est faite dans un contexte plus complexe (Mesclier, Chaléard, 2006). Les entrepreneurs se sont installés surtout à la proche périphérie de l’oasis irriguée par système gravitaire et cultivée depuis longtemps. Ils ont acquis ces terres de forêt sèche en les achetant à des petits producteurs locaux, qui les destinaient à l’alimentation de leur bétail, pour en tirer diverses ressources ou pour pratiquer des cultures grâce aux excédents d’eau occasionnels du périmètre irrigué. Dans d’autres cas, les entrepreneurs ont peu à peu racheté des terres dans le périmètre ancien, soit à des bénéficiaires de la réforme agraire, soit à des propriétaires privés. Ils utilisent donc à la fois l’eau de ce périmètre et celle de la nappe phréatique, atteinte en creusant des puits profonds de plusieurs dizaines de mètres.
16Enfin, le quatrième cas rappelle le premier, car l’État est à l’origine du projet. C’est un vaste projet d’irrigation de 43 500 ha, fondé sur le détournement vers la côte pacifique d’une partie des eaux du rio Huancabamba qui descend sur le versant atlantique des Andes, à un peu plus de 1 000 km au nord de Lima (Auquier et al., 2013). C’est toutefois une société brésilienne concessionnaire qui aménage le périmètre irrigué, dans le cadre d’un partenariat public-privé. Les terres ont été prises par décret de l’État, sous la présidence de A.K. Fujimori, à la communauté San Domingo de Olmos. Les lots, dont la taille minimum est de 250 ha, ont été vendus à de grandes entreprises, peu nombreuses. Bien que le projet soit ancien, la mise en place des infrastructures est récente. Les routes d’accès ne sont pas totalement achevées et le canal d’irrigation principal n’est pas encore en service. Mais à partir de 2014, les terres ont été défrichées, puis mises en culture.
17Dans les quatre oasis, les situations évoluent et associent en fait les différentes formes présentées. Ainsi à Virú, les entrepreneurs agricoles ont également acquis des parcelles dans la vallée. De même à Ica, ils ont acquis des terres et des puits dans la vallée ancienne, pour contourner l’interdiction de forer des nouveaux puits dans certains secteurs à la suite de la baisse du niveau de la nappe phréatique. Il y a aussi quelques entreprises agro-exportatrices qui n’ont pas de terres en propre dans la localité, qu’elles soient implantées dans une région voisine comme certains des acheteurs de la mangue de Motupe, ou qu’elles aient monté une usine dans la localité sans acheter de terres, comme dans le cas des exportateurs de piment à Virú ou de la fabrique de concentré de tomates d’Ica. À Olmos, avant le projet, il existait de grands entrepreneurs qui, comme à Motupe, ont acquis des terres, notamment au nord de la ville, et qui se sont lancés dans différentes cultures : mangue, raisin, etc.
18Cette installation d’entreprises agro-industrielles change le visage de l’agriculture péruvienne. Elle entraîne la juxtaposition de deux types d’exploitations aux moyens très différents, grandes et petites. N’entraîne-t-elle pas ainsi l’accroissement des vulnérabilités ou l’apparition de nouvelles vulnérabilités pour les petites exploitations déjà fragiles ?
De nouvelles vulnérabilités ?
19La libéralisation de l’économie et l’implantation de grandes entreprises agro-industrielles aboutissent à une situation nouvelle. Elles accroissent la pression sur les ressources mais créent aussi de nouvelles opportunités qui peuvent être des chances pour les agriculteurs. Dans quelle mesure alors la vulnérabilité des exploitations augment-elle ? Et quelles vulnérabilités ? En effet, il faut distinguer différents types de vulnérabilité qui affectent inégalement les producteurs et peuvent se combiner.
Un accès aux ressources rendu plus difficile
20L’implantation des entreprises agro-industrielles se traduit par un accès plus difficile aux ressources de la part des petites exploitations. Celles-ci n’ont pas les moyens d’acheter les terres vendues.
21Ainsi, les lots mis aux enchères lors de la première étape du projet Olmos, dans le nord côtier du pays, étaient de dimensions bien supérieures à ce que peut acquérir un petit producteur : 250 hectares pour les lots les plus petits, et entre 500 et 1 000 hectares pour la plupart d’entre eux (Mesclier et al., 2013). Plus encore, aucune mesure spécifique n’a été prise pour empêcher qu’une seule entreprise, Gloria S.A., déjà détentrice d’actions dans un grand nombre d’ex-coopératives sucrières, n’acquière en son nom propre ou celui de sa filiale AgroOlmos plus de 15 000 hectares sur les 38 000 proposés.
22Les grandes entreprises ont généralement acquis des terres soit dans les nouveaux périmètres irrigués, soit aux marges des oasis anciennes, aussi bien dans le sud que dans le nord du pays, en installant des réseaux tubulaires souterrains afin de mettre en culture des terres auparavant faiblement exploitées (pâturages d’appoint, végétation sèche fournissant du bois…). Certaines implantations, comme celle de l’entreprise Sunshine qui a acquis une centaine d’hectares aux marges de l’oasis de Motupe [6], n’ont pas provoqué de conflit avec les anciens propriétaires des terres (Aldana et al., 2006, p. 262). Mais d’autres cas sont plus conflictuels. Ainsi, au cours de la réalisation du projet Chavimochic, l’État a employé la méthode forte pour intégrer au nouveau périmètre irrigué des terres d’interfluve dont une association d’agriculteurs avait obtenu la possession au cours de la réforme agraire : au terme de l’affrontement, les agriculteurs, s’appuyant sur une décision de justice, ont pu conserver 50 hectares, mais n’ont pas eu accès à l’eau du canal (Marshall, 2009 et 2014). Aux marges de la vallée, une communauté paysanne, San José Virú, reconnue officiellement en 1962 avec 520 familles, a quant à elle disparu, une fois ses terres intégrées au domaine d’une entreprise (Velasquez, 2001, p. 231 ; Marshall, 2009, p. 233-240). Les conflits fonciers ont ainsi marqué la seconde moitié des années 1990 : des affrontements, pour certains avec des victimes, ont, par exemple, affecté le lent processus d’acquisition par des entreprises des actions des coopératives sucrières transformées en sociétés anonymes.
23Dans plusieurs cas, l’installation des grandes exploitations se traduit pour les agriculteurs par une perte de terres. On note ainsi qu’une entreprise a acquis des terres d’une vingtaine de petits exploitants travaillant au sein d’une coopérative née de la réforme agraire, dans la Pampa de Villacurí, près d’Ica (Marshall, 2009, p. 221-225). À Olmos, ce sont trente familles qui ont été déplacées. On leur a certes construit de nouveaux logements, mais il s’agit d’éleveurs qui vivent de l’exploitation extensive du milieu. Ils ont purement et simplement été chassés de leurs terres de parcours pour installer le nouveau projet. Les familles n’ont plus de ressources pour subsister ; elles sont en conflit avec les autorités et bénéficient du soutien d’une Ong reconnue, Amnesty International.
24Les nouvelles extensions conduisent à une concentration de l’accès à l’eau au bénéfice des grandes entreprises agro-industrielles qui, dans le cadre des grands projets, ont acquis les terres et ainsi l’accès à l’eau. Sur les nouvelles extensions en périphérie des oasis, elles sont seules à avoir les moyens de creuser des puits tubés pour irriguer. À Olmos, à côté des 38 000 ha du nouveau périmètre, seuls 5 000 ha des vallées anciennement mises en valeur doivent être irrigués au bénéfice des petits producteurs.
25Par ailleurs, la question de la disponibilité des ressources en eau est étroitement imbriquée dans celle de leur répartition. Plus la ressource fait défaut et plus les acteurs puissants tendent à en priver les plus modestes. C’est déjà ce qui est en train de se produire dans les deux grandes régions agro-exportatrices de Trujillo (ville principale du projet Chavimochic) et d’Ica. À Trujillo, en 2008, la période d’étiage du canal principal a atteint des niveaux critiques. Les administrateurs de l’association des irrigants ont donc privilégié les parcelles qui risquaient d’encourir les pertes économiques les plus grandes, favorisant ainsi les productions d’exportation à forte valeur ajoutée. À Ica, la baisse des nappes phréatiques conduit également à favoriser une monopolisation de l’accès à la ressource. En effet, l’extraction de l’eau souterraine à des profondeurs qui dépassent aujourd’hui les cent mètres, nécessite des moyens conséquents. Ce sont donc les entreprises qui ont provoqué la diminution de la ressource qui en souffrent le moins, alors que les habitants de la vallée ancienne d’Ica manquent parfois d’eau. Face à la baisse drastique de la nappe phréatique, les entrepreneurs de la zone exigent que le gouvernement propose une solution qui leur permette d’obtenir les 10 000 m3/ha/an promis lors de l’achat de la terre. Ils ont finalement eu gain de cause en mai 2015. En effet, le gouverneur régional a annoncé qu’un nouveau projet d’irrigation déviant les eaux du bassin-versant Pisco vers la Pampa de Villacurí et de Lanchas allait être réalisé pour régénérer la nappe. À Olmos, l’entreprise AgroOlmos (filiale de Gloria S.A.) prévoit déjà de creuser des puits pour faire face à l’insuffisance des apports d’eau du canal d’irrigation du projet, sans se poser la question des conséquences pour les petits agriculteurs voisins qui vont puiser l’eau de la nappe phréatique.
Une vulnérabilité forte vis-à-vis des marchés
26Tout le long de la côte, les mesures d’ouverture des échanges ont favorisé l’essor, difficile à gérer pour les petits producteurs, des cultures d’exportation. Les entreprises qui arrivent sont porteuses d’opportunités nouvelles, dans la mesure où elles achètent à des petits agriculteurs une partie de la production qu’elles exportent. Les cultures concernées sont celles introduites depuis plusieurs décennies et maîtrisées par les producteurs locaux, comme par exemple l’asperge. Par ailleurs, les entreprises sont également à la recherche de parcelles à louer, tout spécialement pour les cultures les plus fragiles, comme les tomates, ou pour celles qui sont moins connues des agriculteurs d’une région, comme l’artichaut dans la vallée de Virú (Marshall, 2012).
27La réussite des petits agriculteurs participant sans contrat au développement de cultures d’exportation, comme cela a été le cas pour la mangue plus au nord, à Motupe et à Olmos, est réelle. Au début des années 2000, les revenus à l’hectare tirés de cette culture, pour une majorité de producteurs, étaient très supérieurs à ceux des autres cultures pratiquées dans la région (Chaléard, Mesclier, 2004). Mais le succès reste précaire. Les prix de vente peuvent varier rapidement, en fonction des cours mondiaux mais également des stratégies des entreprises d’exportation ; or changer de production signifie, dans le cas de cultures fruitières, mettre à bas des plantations qui ont demandé un investissement élevé. En outre, les petits producteurs ont souvent du mal à répondre aux exigences très techniques des cultures et à se conformer aux normes imposées par les pays consommateurs du Nord. Ainsi la mangue est une culture très délicate : les fruits, qui sont surtout exportés frais, doivent être exempts d’attaques de la mouche du fruit, de maladies cryptogamiques (comme l’anthracnose qui affecte l’aspect du produit) et n’avoir subi aucun dommage lors de la récolte et du conditionnement. Tout fruit de qualité insuffisante est refusé à l’exportation. Les importateurs du Nord exigent aussi le respect de normes de plus en plus strictes (comme des installations sanitaires sur les parcelles) difficiles à suivre pour les petits producteurs. Les conditions de commercialisation sont également peu favorables à ces derniers : en raison de la faiblesse des volumes vendus, ils sont dans une situation difficile pour négocier avec les acheteurs et obtiennent des prix plus faibles que ceux obtenus par les gros producteurs.
28Par ailleurs, les entreprises agro-exportatrices et des intermédiaires profitent de la méconnaissance des producteurs pour diminuer les prix d’achat. Les acheteurs de ají [7] par exemple, achètent à moindre prix des fruits de mauvaise qualité, qu’ils revendront au prix fort une fois transformés en poudre.
29Toutes les exploitations agricoles sont dépendantes des marchés. Mais les grandes et les petites ne sont pas dans une situation comparable. Les petits producteurs subissent beaucoup plus que les grands la chute des cours. Les prix de la mangue ont fortement baissé depuis 2009 à Motupe et Olmos. Les exportateurs se concentrent sur leur propre production ou sur celle de grands producteurs qui fournissent des quantités suffisantes et de bonne qualité. Les petits exploitants sont les premières victimes de cet effondrement des cours : certains même refusent de vendre leur production tant les prix sont bas (jusqu’à trois soles, soit moins d’un euro, la caisse de vingt kilogrammes en 2013, c’est-à-dire sept fois moins que quelques années plus tôt). Mais ils n’ont guère de solution de rechange sinon, comme un producteur rencontré, donner les fruits récoltés à son élevage de porcs [8]. En outre, les grands exploitants d’Olmos ont plus facilement opéré un changement en revenant au citron, production ancienne, et surtout en se lançant dans des cultures nouvelles de haut rapport comme la vigne. Leur capacité financière et leurs connaissances techniques permettent d’anticiper les évolutions négatives des cours en adoptant de nouvelles cultures porteuses ou d’obtenir des meilleurs prix que les petits exploitants grâce à leurs relations avec les agro-exportateurs (notamment en passant des accords avant récolte avec eux).
Une vulnérabilité environnementale aggravée
30Enfin les exploitants sont vulnérables aux aléas du milieu naturel. Le phénomène n’est pas nouveau. La disponibilité en eau varie en fonction des pluies locales, certes faibles (moins de 50 mm par an sur la plus grande partie du littoral, 151 mm à Olmos et 122 mm à Motupe) mais jouant dans le nord un grand rôle sur le cycle végétatif des cultures, et surtout en fonction des eaux d’irrigation qui dépendent, elles, des précipitations sur les montagnes voisines. Le phénomène du Niño, qui occasionne la chute de plusieurs mètres de pluies, détruisant les routes, les ponts et les récoltes, n’est pas nouveau. Les agriculteurs ont appris à s’adapter à ces aléas et à diminuer les risques par la polyculture (qui est, entre autres, fondée sur des cultures qui ne demandent pas les mêmes quantités d’eau et/ou l’association cultures-élevage), et en creusant des canaux aux tracés en zigzag afin de ralentir le courant, etc.
31Mais les grandes entreprises aggravent certaines vulnérabilités environnementales, en augmentant les risques liés aux aléas anciens ou en créant de nouvelles vulnérabilités. Ainsi, elles font un usage permanent de ressources en eau qui, jusqu’alors, n’étaient que peu ou pas ou n’étaient que peu mobilisées, ou seulement à certaines périodes de l’année. Ce comportement peut entraîner, comme dans la région d’Ica, la baisse drastique de certaines nappes phréatiques, l’assèchement des puits les moins profonds des petits agriculteurs et, pour l’ensemble du bassin-versant, une extraction annuelle qui s’élevait en 2009 à plus du double des 253 millions de m3 considérés comme renouvelables (Oré et al., 2012). À l’inverse, le projet Chavimochic, dont le canal principal achemine l’eau d’un bassin-versant vers quatre autres, n’a pas réglé entièrement les problèmes de drainage, ce qui a provoqué l’abandon de parcelles autrefois cultivées dans les oasis anciennes, en raison de l’humidification et de la salinisation des terres.
32Par ailleurs, la mise en culture d’un espace aride modifie considérablement le milieu naturel, réduisant la biodiversité faunistique et floristique. Sur le territoire de la communauté paysanne de San José, la déforestation totale de la forêt sèche a entraîné une perte d’algarrobos (Prosopis spp.), arbres utiles, sources d’alimentation pour les bétails, mais aussi des cañans, espèces de lézards typiques de la zone de Virú, qui vivaient dans cette forêt (Marshall, 2014).
33L’installation des grandes entreprises et l’ouverture des marchés provoquent donc une forte vulnérabilité, à la fois économique et environnementale, des petites exploitations. Toutefois ces dernières s’inscrivent dans des territoires susceptibles d’être, eux aussi, affectés par ces problèmes.
Des territoires inégalement vulnérables ?
34Les relations entre territoires et petites exploitations sont complexes et posent en réalité plusieurs questions. Dans quelle mesure la vulnérabilité des petites exploitations joue-t-elle sur la vulnérabilité des territoires ? Les territoires n’ont-ils pas aussi un rôle ? Dans quelle mesure accentuent-ils ou atténuent-ils la vulnérabilité des petites exploitations ? Cette question renvoie à une troisième : quelle est de la capacité des petits producteurs à profiter des opportunités existant dans les territoires pour réduire leur vulnérabilité ? En fait, les réponses dépendent en partie des types de territoires eux-mêmes.
Des territoires différents plus ou moins juxtaposés
35L’arrivée des grandes entreprises agro-industrielles a entraîné la réorganisation des territoires et, d’abord, la juxtaposition de territoires différents, inégalement vulnérables. Ceux-ci varient selon les oasis. Mais on retrouve toujours quelques grands types caractérisés par la présence d’une forme dominante d’exploitations.
36Les grandes exploitations sont regroupées dans les périmètres irrigués, comme à Chavimochic, et/ou à la périphérie des oasis anciennes, comme à Motupe. Elles créent des territoires peu vulnérables, au moins sur le plan économique, en ce sens qu’elles produisent dans de bonnes conditions de rentabilité. De plus, ces territoires bénéficient d’infrastructures routières satisfaisantes pour évacuer les produits, ce qui facilite leur commercialisation, réduit les coûts de transport que ce soit pour l’acheminement des intrants (engrais, semences, etc.) ou la vente des récoltes, et contribue ainsi à renforcer ces exploitations. La vulnérabilité principale des territoires est ici environnementale, car les systèmes de production intensifs et coûteux en irrigation ont des conséquences négatives sur l’environnement.
37À proximité peuvent exister des zones de petites exploitations qui bénéficient des nouveaux systèmes d’irrigation. Les producteurs conduisent dans de meilleures conditions leurs cultures, étant assurés d’avoir de l’eau en quantité suffisante et de façon permanente. En un certain sens, la vulnérabilité de ces exploitations et des territoires, dans lesquels elles s’inscrivent, diminue. Les agriculteurs des anciennes vallées, plus éloignés des grands périmètres récents, ne subissent pas de pertes en eau du fait de l’utilisation des ressources par les grandes entreprises et sont donc sensiblement dans la même situation. Tous ces exploitants s’engagent alors dans une agriculture d’exportation à certains égards profitable, car elle leur procure des revenus, mais qui les expose fortement aux marchés et les rend très vulnérables économiquement.
38Ils développent alors différentes stratégies pour gérer au mieux les risques. La diversification des revenus par une activité rémunératrice complémentaire est relativement fréquente. La constitution d’un élevage permet de sécuriser une partie des entrées d’argent lorsque les prix du marché ne sont plus avantageux et d’en disposer pour une prochaine plantation. Les producteurs, ne possédant pas dans leur majorité des ressources financières ou foncières suffisantes, mettent par ailleurs leur actifs en commun, l’un disposant par exemple de la parcelle et du puits, l’autre du capital nécessaire à l’achat des semences et des fertilisants et aux diverses dépenses d’installation de la production. L’association de plusieurs cultures commerciales (citronniers, ou manguiers avec les fruits de la passion, par exemple) réduit les risques dus aux variations des prix de vente. Enfin, la plupart des petits producteurs associent des denrées vivrières (haricot, lentille, maïs, manioc) à une culture d’exportation, assurant la sécurité alimentaire de la famille, le maïs et le haricot présentant en outre l’avantage de prix de vente relativement stables d’une année à l’autre lorsqu’une partie de la récolte est commercialisée sur le marché intérieur.
39Certaines zones de petites exploitations sont affectées par les effets de la dégradation de l’environnement : par exemple, dans la partie aval de Virú où les terres sont inondées par le trop plein d’eau. Il s’agit là de territoires qui subissent les dommages collatéraux de l’usage abusif de l’eau par les grandes entreprises. Le réseau de drains dessiné au départ n’a pas été tracé comme prévu, à la suite du refus de certains propriétaires de céder une partie de leur terre sans contre-partie. Ainsi le réseau actuel n’est-il pas le plus efficace. Les agriculteurs de la vallée expliquent que, depuis l’implantation des entreprises, ils souffrent soit d’humidité des sols, soit d’infiltrations dans les parties situées en aval (Marshall, 2014, p. 265-278). Les petits exploitants sont très vulnérables à cette évolution contre laquelle ils ne peuvent rien, et qui les condamne à réduire ou abandonner leurs cultures.
40Enfin, les zones marginales ne bénéficient pas des nouveaux réseaux d’irrigation. Les systèmes de production y changent peu. Les petits agriculteurs y développent une agriculture diversifiée d’autosubsistance. Les vulnérabilités sont en partie identiques à ce qu’elles étaient avant l’installation des entreprises agro-industrielles. Mais les exploitations sont plus vulnérables car elles tiraient une partie de leurs ressources, voire la totalité, des terres des communautés paysannes qui ont fortement diminué depuis l’extension des nouveaux périmètres.
Une nouvelle organisation des territoires qui sécurise ou aggrave les vulnérabilités ?
41La tendance à la juxtaposition de territoires différents est en partie contrebalancée par des liens qui unissent petits et grands exploitants, d’une part, et par le rôle des différents acteurs dont le périmètre d’action dépasse leur simple aire d’installation d’autre part. Des relations sont tissées entre petits producteurs et grandes entreprises qui peuvent réduire ou aggraver les vulnérabilités.
42Les grandes entreprises emploient des salariés. Les petits exploitants peuvent y trouver un complément à leurs revenus ; mais cela accroît leur dépendance à l’égard de ces grandes unités. Par ailleurs, celles-ci emploient souvent plutôt des travailleurs venant d’autres régions. Enfin si, dans quelques cas, les emplois créés sur les périmètres sont nombreux (bénéficiant à 231 000 familles à Chavimochic par exemple, d’après les estimations du PECH [9]), la mécanisation tend, de plus en plus, à réduire les effectifs salariés. Ainsi le projet Olmos envisage-t-il la création de plusieurs dizaines de milliers d’emplois, mais il est peu vraisemblable que cette prévision se réalise. La principale entreprise, Gloria S.A., ou sa filiale, AgroOlmos, ne prévoit ainsi pas de créer plus de 250 à 300 emplois, pour cultiver 15 000 ha, afin de diminuer ses charges et d’éviter les problèmes sociaux [10]. Les effets des activités qui doivent dynamiser la région et qui pourraient réduire la vulnérabilité des agriculteurs avec l’essor d’un marché alimentaire urbain local et la création d’emplois dans le commerce, l’artisanat ou comme manœuvres agricoles, risquent donc d’être très inférieurs à ce qui était espéré.
43Les relations entre petits producteurs et entreprises agro-exportatrices passent aussi par la mise en place de contrats agraires. Dans les vallées de Virú et d’Ica, ont été observés les contrats de location et les contrats d’intégration. Dans le premier cas, l’agriculteur loue sa terre et devient journalier sur son propre domaine ou se réoriente vers une nouvelle activité, agricole ou non. Il est alors peu vulnérable, car il cultive une partie de ses terres et perçoit un loyer. Mais les pratiques de cultures intensives par les grandes sociétés dégradent les parcelles et accroissent la vulnérabilité des petits exploitants : par exemple, dans le cas de la tomate, la culture épuise le sol, si bien que lorsque le propriétaire récupère sa terre, il doit la laisser en jachère ou ajouter de grandes quantités d’intrants, réduisant fortement ses bénéfices et augmentant ses risques économiques.
44Dans le deuxième cas, le propriétaire produit selon les instructions techniques de l’entreprise agro-industrielle qui lui avance tous les intrants (fertilisants, plants), remboursés lors de la vente des produits, et qui lui impose des normes techniques. Le petit exploitant devient alors fournisseur de la grande entreprise et intègre la chaîne de production des cultures d’exportation. L’entreprise, apportant les intrants, se dégage de toute responsabilité lors de la production et achète la récolte si elle répond aux normes de qualité du marché. Les produits concernés par ce type de contrat sont surtout des légumes : asperge, artichaut, ají… Le propriétaire assume tous les risques de la production et, de plus, reste dépendant de l’entreprise pour la commercialisation de sa récolte, difficilement vendable sur le marché national car la plupart des produits concernés par ce genre de contrat sont peu ou pas consommées par les Péruviens. Cependant, les observations sont à nuancer. L’arrivée récente d’un plus grand nombre d’entreprises donne un certain choix aux petits propriétaires. C’est d’autant plus vrai que les parcelles sont situées près des axes de communication et présentent des sols de bonne qualité.
45Ce développement des contrats traduit le poids des grandes entreprises sur l’ensemble d’un territoire qui dépasse le cadre de leurs domaines cultivés. Dans les périmètres irrigués, elles ont pris un pouvoir important. À Olmos, la société en charge des travaux de création du périmètre, Odebrecht, exerce un contrôle sur toute la superficie du périmètre et au-delà, alors que les terres appartenaient à la communauté paysanne Santo Domingo de Olmos. À l’inverse, les institutions agraires anciennes n’ont souvent pas les moyens de contrebalancer le pouvoir des grandes sociétés. Elles ont perdu des terres, vendues ou prises par l’État. Les communautés sont souvent désunies face aux nouveaux projets et face à l’arrivée des investisseurs. Une partie des membres de la communauté Santo Domingo de Olmos compte beaucoup sur la mise en route du projet pour profiter de l’extension de l’irrigation. Mais les éleveurs ou les agriculteurs qui n’en bénéficieront pas pâtissent eux, au contraire, des prélèvements de terres qu’ils utilisaient. Dans l’ensemble, les évolutions accroissent la vulnérabilité des petites exploitations associant cultures, cueillette et élevage sur les terres de la communauté, car elles s’en voient en partie ou totalement privées sans véritable contrepartie.
46En outre, ces différences entre petites et grandes exploitations sont accrues par le fait que leur champ d’action n’est pas le même. Au contraire des petites exploitations, les entreprises agro-industrielles et, de plus en plus, les consortiums jouent sur différents territoires, ce qui les rend plus libres face aux conditions locales et leur permet de diminuer leur vulnérabilité dans un contexte local donné. Beaucoup possèdent plusieurs domaines de culture répartis sur différents sites. Elles peuvent abandonner une parcelle voire un périmètre si les conditions naturelles se détériorent (par exemple baisse de fertilité, inondations…). Sunshine, société agro-exportatrice, a trois grandes plantations de mangue, à Piura (au nord du Pérou), à Motupe, à Ancash (entre Trujillo et Lima). Elle joue sur les différences climatiques pour échelonner ses récoltes de novembre à début avril. En même temps, elle est moins touchée par les aléas climatiques d’une des régions de production. Gloria S.A., installée à Olmos, est une des plus grandes entreprises du Pérou et a des activités variées : de l’élevage à la culture de canne à sucre, de l’agro-industrie à la cimenterie en passant par la fabrique de nitrates, etc. Elle peut jouer sur les revenus des différentes activités pour en compenser éventuellement la baisse dans un secteur. C’est le cas aussi de Camposol S.A. ou encore de la compagnie minière San Simón qui a investi dans l’agriculture en achetant plus de 7 000 ha à Chavimochic (Escobedo, 2012).
47À l’inverse, les petits exploitants sont ancrés dans leurs territoires. Cet ancrage dans un certain contexte est favorable, car il peut leur permettre de s’entraider localement : prêt de matériel, mobilisation de main-d’œuvre pour les gros travaux, gestion collective de puits, etc. Cenpendant ce sont eux qui subissent la dégradation de l’environnement et la difficulté d’accès aux ressources locales, sans véritable solution de rechange. Les agriculteurs moyens sont aussi ancrés dans les territoires. En effet, expropriés lors de la réforme agraire, certains ont racheté des terres dans la région d’Ica et s’investissent auprès des décideurs locaux pour conserver de bonnes conditions environnementales et ainsi pouvoir continuer à produire dans leur région.
Conclusion
48L’implantation de grandes unités agro-industrielles sur le piedmont côtier péruvien a globalement accru la vulnérabilité des petits producteurs et de leurs exploitations. Les mesures de libéralisation de la terre ont rendu la tenure des petits exploitants plus précaire. Les grandes entreprises ont profité de ces lois et de la création de vastes périmètres irrigués pour occuper des superficies étendues. Elles provoquent une forte pression sur les ressources qui accroît la vulnérabilité des exploitations vis-à-vis de l’environnement.
49Les petites exploitations ont adopté, dans le sillage des grandes, des cultures d’exportation valorisées sur les marchés internationaux. Dans une certaine mesure cela leur est profitable car elles en tirent des revenus élevés. Mais les risques encourus sont très forts car ces petites exploitations sont sous la dépendance du marché, qu’elles connaissent mal et ne maîtrisent pas, n’ayant que de faibles capacités d’anticipation des baisses de cours et de négociation avec les commerçants. Certes, les grandes exploitations peuvent aussi subir les aléas du marché et notamment les brusques chutes de prix. Mais elles ont les moyens d’en limiter les effets en obtenant de meilleurs prix de la part des exportateurs et en anticipant les baisses par une orientation vers d’autres cultures plus rentables et dont la demande est croissante. Dans ce contexte, les petits exploitants restent pour la plupart fidèles à la polyculture et/ou à la pluriactivité qui permettent de diminuer leur vulnérabilité face aux variations des cours mondiaux.
50Par ailleurs, l’évolution des territoires n’a pas les mêmes conséquences pour les petites exploitations et les grandes entreprises. Ces dernières ont les moyens d’accéder aux ressources, par leur poids économique, leurs relations, leurs méthodes. Elles ne sont pas limitées à un seul territoire local et peuvent jouer sur plusieurs espaces différents ou plusieurs activités. À l’inverse les petites exploitations sont les premières à subir les conséquences de la surexploitation locale des ressources et la dégradation de l’environnement.
51Enfin, les situations au sein de l’ensemble des petites exploitations sont fort variables. Quelques-unes bénéficient de la mise en place de systèmes d’irrigation nouveaux ou de contrats permettant d’améliorer leurs systèmes de production et/ou de changer de culture. D’autres sont exclues de terres qu’elles utilisaient ou mettaient en valeur. Ces différences peuvent se traduire au sein des anciennes institutions agraires par des conflits. Mais elles montrent que, dans certaines conditions, les petites exploitations résistent et innovent.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Les recherches ont été menées à Motupe de 2001 à 2006, dans le cadre d’un programme Ird, à Olmos à partir de 2012, dans le cadre de l’Anr Perimarge, tous deux dirigés par Évelyne Mesclier. Elles ont eu lieu à Virú et Ica de 2004 à 2009 dans le cadre d’une thèse d’université. Des réactualisations partielles ont eu lieu sur les terrains les plus anciens depuis 2009.
-
[2]
Par exemple l’Economic Vulnerability Index (EVI) développé par les Nations unies.
-
[3]
Programa Nacional de Manejo de Cuencas Hidrográficas y Conservación de Suelos [Programme national d’aménagement de bassins hydrographiques et de conservation des sols]. Agrobanco accorde des prêts aux agriculteurs mais dans des conditions plus restrictives que l’ancienne Banque agraire et à des taux nettement plus élevés.
-
[4]
Les communautés paysannes sont des institutions agraires, collectivement propriétaires d’un territoire.
-
[5]
Sources : ministerio de Agricultura (2007), complété par des entretiens sur le terrain en 2014.
-
[6]
Les fonds Tequila et Agroindustrias, mentionnés sur le site http://www.sunshineperu.com
-
[7]
Variété de piment.
-
[8]
Enquête de terrain, 16 mars 2013, à Olmos.
-
[9]
Le PECH est le Proyecto Especial Chavimochic.
-
[10]
Source : entretien d’un responsable d’AgriOlmos, à Olmos, le 25 octobre 2014.