Notes
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[1]
Une version plus longue de ce texte a été présentée au colloque « Tropicality : British and French Post-colonial Perspectives » organisé à l’université de Saint-Andrews (Écosse) par Dan Clayton et Gavin Bowd, les 12-13 septembre 2003. Elle a été publiée dans le Journal of Tropical Geography de Singapour, vol. 26, no 3, 2005. Le texte de cet article développe une approche plus épistémologique qu’historique.
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[2]
La thèse de Frédéric Thomas, La Construction d’un objet scientifique tropical : forêts et bois coloniaux d’Indochine, soutenue en 2003, permet de mieux comprendre l’élaboration de connaissances « scientifiques » sur ces milieux naturels et humains des forêts indochinoises à l’époque coloniale (1860-1940). Voir aussi F. Thomas (2004).
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[3]
La thèse de Dany Bréelle, The regional discourse of French Geography in the context of Indochina: the theses of Charles Robequain and Pierre Gourou, soutenue en 2002 à Adelaïde (Australie), a comparé ces deux ouvrages classiques.
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[4]
Dans « Mon orientation tropicaliste », Pierre Gourou (1989) dit clairement qu’il n’y a pas une géographie tropicale mais une géographie des pays tropicaux, utilisant les mêmes méthodes que la géographie humaine en général, et que l’utilisation de ce terme traduit simplement l’intérêt scientifique d’une comparaison entre des phénomènes situés dans des régions ou des pays relevant d’un même milieu biophysique.
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[5]
Il s’agit « d’une vision ethnocentrique des sociétés humaines et des rapports de l’Homme à la nature […] que l’Occident, politiquement, économiquement et techniquement dominant, va répandre et imposer dans le monde tropical au travers de la colonisation d’abord, puis de la politique d’aide au développement des États du Nord, des grandes agences internationales et des innombrables ONG qui œuvrent dans le domaine de l’environnement et du développement » (Rossi, 2000, p. 55).
1La colonisation française en Asie s’est trouvée confrontée à la nécessité de gérer et de moderniser des territoires et des sociétés qui ne lui étaient pas familiers. Elle a dû pour cela constituer des savoirs scientifiques. Le climat tropical et les formations végétales, le phénomène de la mousson et la forêt dense en particulier, apparaissaient comme étranges et difficiles, de même que les maladies tropicales caractéristiques de ce milieu. Les très fortes densités des populations rurales étaient également inconnues en Europe, de même que la riziculture irriguée qui leur était associée, ainsi que la pauvreté et les famines récurrentes. Enfin les cultures, surtout les grandes civilisations de l’Inde et de la Chine, ont très tôt impressionné. C’est cet ensemble de thèmes majeurs des sociétés et milieux asiatiques qui se sont imposés comme autant de défis matériels et intellectuels aux colonisateurs. La principale porte d’entrée, la zone de contact privilégiée pour les Français, a été l’Indochine, même s’ils ont été présents également en Inde et en Chine. La construction de savoirs scientifiques sur les territoires de l’Indochine française a été indissociable du processus de colonisation, si bien qu’on a parlé à juste titre de sciences coloniales.
2On pourra dans un premier temps retracer les étapes de la connaissance géo- graphique française de l’Asie dans un contexte colonial, en analysant plus particulièrement le rôle qu’y jouent l’étude et les représentations du milieu tropical, de la tropicalité, dans les savoirs géographiques produits par les acteurs de la colonisation, explorateurs, militaires, administrateurs, et par le milieu académique (Géographies universelles et thèses).
3Dans un second temps, on montrera comment la géographie francophone post-coloniale (d’après la Seconde Guerre mondiale) a poursuivi et développé l’approche tropicaliste de Pierre Gourou, y compris en dénonçant la perpétuation de représentations issues de la géographie coloniale dans les politiques de coopération et de développement d’organismes internationaux ou des États post-coloniaux. Comment, par ailleurs, le passage du paradigme civilisationnel de la géographie tropicale classique à un paradigme systémiste et modélisateur marque un tournant épistémologique dans la façon de traiter la tropicalité, qui passe d’une position centrale à une position décentrée dans la production géographique.
4On ne cherchera pas à faire un bilan exhaustif de ces différentes approches, mais on choisira plutôt d’analyser quelques-unes des contributions, les plus significatives à nos yeux, pour caractériser chacun des courants scientifiques de cette géographie francophone de l’« Asie des moussons » [1].
La géographie des acteurs de la colonisation
5La « géographie in situ » selon Frédéric Thomas (2003), celle des acteurs de la colonisation, est une production multiforme impossible à définir très précisément dans ses contours [2]. Les sociétés de géographie, en particulier celle de Hanoï, des périodiques comme la Revue Indochinoise, le Tour du Monde, les grandes missions scientifiques organisées par l’administration coloniale, telles que la Mission Pavie (1879-1895), publiée entre 1900 et 1903, sont les principaux vecteurs de cette production. Les explorateurs sont en majorité des militaires et médecins militaires œuvrant pour la colonisation. Ils se veulent autant ethnographes que naturalistes, et plus particulièrement botanistes. L’objectif de leurs expéditions était autant de surveiller l’ennemi sur les hauts plateaux, que de rechercher localement des alliances, de favoriser la présence de Vietnamiens comme auxiliaires de la colonisation, ou de produire des connaissances scientifiques. Un savoir s’est ainsi constitué par « ampliation » d’observations, de discours et de commentaires sur la forêt, qui, malgré leur diversité, concourent à présenter l’image d’un hinterland forestier quasiment vierge, recouvrant les hauts plateaux de forêts denses, alors que nombre d’entre eux notent une forte anthropisation de ce milieu et une dégradation du couvert végétal. Cette « naturalisation » des espaces colonisés s’applique également à l’Homme. Les populations montagnardes sont dénommées par les explorateurs : Moï, Kha ou Phnong, ce qui signifie « barbare » ou « sauvage » ou bien « esclave » dans les langues des nations dominantes des basses terres (en vietnamien, laotien ou khmer). La forêt, le milieu forestier, expliquerait l’état social, politique ou moral de ces populations. L’intimité entre l’Homme et la forêt ferait le « sauvage », le Moï, tant dans ses qualités que dans ses défauts. La condamnation des systèmes de cultures reposant sur la défriche-brûlis (le ray) est unanime chez ces explorateurs qui, outre le caractère itinérant des parcelles cultivées, s’indignent de ce procédé qui livre aux flammes un capital naturel forestier d’une grande richesse. On constate l’existence d’un saut qualitatif entre les récits plus ou moins héroïques et idéologiques des divers explorateurs et la somme encyclopédique de la Mission Pavie, qui relève d’une géographie humboldtienne et respecte les normes scientifiques de son époque. Cette géographie in situ n’est donc pas nécessairement moins « scientifique » que la géographie académique qui puise une grande partie de ses matériaux en son sein. C’est la collusion entre motivations scientifiques et finalités politiques ou économiques (de colonisation) qui définit et différencie le mieux cette géographie in situ. Il y a dans la Mission Pavie, comme l’a bien montré F. Thomas (2003, p. 136) une imbrication entre observations scientifiques, pouvoir, colonisation et méthodes de conquête, Pavie lui-même alliant le savant, l’explorateur, le naturaliste, l’homme de lettres et le colonisateur. Il est « un parfait trait d’union entre une géographie par les récits d’exploration et une géographie qui voudrait se penser rationnelle et scientifique » (Thomas, 2003, p. 133).
La géographie académique des Géographies universelles
6Cette géographie académique a un projet disciplinaire mieux défini et identifiable que la géographie in situ foisonnante et beaucoup plus hétérogène. Si la Géographie universelle de Malte-Brun (1810-1826) s’est nourrie de sources antérieures, plus anciennes (les récits des voyageurs du xviiie et même du xviie siècle), elle a joué surtout un rôle en fournissant aux explorateurs du xixe siècle des représentations, on peut même dire des clichés, qui ont influencé le regard qu’ils ont porté par la suite sur les milieux traversés. On peut résumer cette influence par le présupposé persistant d’une association entre montagne, forêt, noirceur de peau et sauvagerie.
7Le volume consacré à l’Inde et à l’Indochine de la Nouvelle Géographie universelle d’Élisée Reclus (1884) s’est largement appuyé sur les publications de la géographie in situ, mais aussi sur un savoir de naturalistes et de botanistes qui se manifeste en cette fin du xixe siècle, en particulier par la publication de différentes flores. La naturalisation des espaces étudiés s’en trouve renforcée avec la systématisation de l’association des expressions de plaine civilisée et de forêt sauvage.
8La géographie académique s’épanouit cinquante ans plus tard avec la publication en 1929 des deux tomes sur l’Asie des moussons de Jules Sion dans la Géographie universelle dirigée par Paul Vidal de La Blache et Lucien Gallois. Elle fait une large place à l’étude des milieux naturels et des rapports hommes-milieux en utilisant le concept de « genre de vie ». Jules Sion recourt encore plus que Élisée Reclus aux savoirs de la botanique, de l’écologie et de l’agronomie pour étayer du côté des sciences naturelles les informations qu’il retire des travaux de la géographie in situ. Il présente le milieu écologique en tant que tel dans sa dynamique liée aux impacts de l’action des peuples forestiers et secondairement des Européens. Le déterminisme et le « racisme climatique » sont constamment sous-jacents dans le discours que tient Jules Sion sur les forêts et les genres de vie des populations forestières.
9Le concept de « genre de vie » de Vidal de La Blache permet en principe de surmonter l’écueil du déterminisme, car les données naturelles d’un milieu particulier ne sont que des contraintes plaçant les hommes devant des choix, un même milieu pouvant produire des genres de vie différents. Jules Sion se place dans une perspective évolutionniste, distinguant sept genres de vie différents dans ce milieu de l’Asie des moussons. Ils se distinguent sur une échelle ascendante de niveaux de civilisation qui sont définis par leur efficacité et capacité nourricière, allant des chasseurs-cueilleurs et pêcheurs des forêts et mangroves marginales, « mulâtres », aux agriculteurs sédentaires de la riziculture irriguée des plaines et deltas pouvant nourrir de très fortes densités de populations, « jaunes ». On observe dans ce cas une collusion des paradigmes racistes et évolutionnistes dans la notion de genre de vie. Le même J. Sion a créé la notion d’« Asie des Moussons », privilégiant l’approche des sociétés asiatiques par le milieu naturel qu’elles occupent. Celui-ci est présenté comme très favorable à de fortes densités de population et à l’épanouissement de civilisations supérieures à cause de ses vastes plaines alluviales et de son climat : « c’est surtout le climat qui fait l’unité de ce domaine comme milieu physique et qui lui assure une éminente supériorité sur les autres régions de la périphérie de l’Asie » (Sion, 1929, p. 511). Les civilisations sont présentées comme l’autre facteur décisif pour expliquer la géographie de cette partie du continent asiatique. C’est la combinaison de ces trois facteurs invariants à l’échelle historique, moussons, plaines alluviales, civilisations millénaires, dont la riziculture irriguée est un élément essentiel, qui font l’Asie des moussons, caractérisée par de très fortes densités de population. La création de cette notion à référent climatique est une autre manifestation de la naturalisation de ces espaces par la géographie humaine de la période coloniale.
10Cette géographie académique, qui s’appuie toujours sur les productions de la géographie in situ des explorateurs pour l’étude des populations et des sociétés a recours, en outre, aux seuls travaux scientifiques disponibles alors, qui se situent dans le champ des sciences naturelles. Ceci ne peut que renforcer la tendance à mettre le milieu naturel au premier plan de la description géographique et à conférer à cette approche un caractère essentialiste.
Le discours de la géographie régionale vidalienne, le concept de « genre de vie » : Charles Robequain
11Avec les thèses de Charles Robequain et Pierre Gourou, on passe à une approche différente, celle des grandes monographies régionales qui s’appuient sur des enquêtes de terrain approfondies. En quoi cela va-t-il modifier l’approche de cette géographie humaine de l’époque coloniale [3] ?
12Charles Robequain a largement utilisé dans son étude régionale du Tanh Hoa une approche vidalienne par les milieux et les régions naturelles. Il oppose d’abord le delta et l’arrière-pays montagneux. Il étudie les relations entre les milieux naturels et les populations qui y vivent, différenciant les unités morpho-structurales dans la partie montagneuse. Le concept vidalien de « genre de vie » lui sert à décrire les techniques que chaque groupe met en œuvre pour satisfaire ses besoins en exploitant le milieu qu’il occupe. Il considère que ces techniques sont le fruit d’une adaptation et d’une réaction à chacun des milieux, ou régions naturelles, dans lesquels vit chacun de ces groupes ethniques ; elles permettent de rendre compte de la densité de ces populations. Un genre de vie peut être considéré comme la façon dont une société répond aux contraintes du milieu naturel et établit une relation harmonieuse avec celui-ci.
13Charles Robequain a peut-être surmonté cette vision fortement teintée de déterminisme en utilisant la notion de « civilisation », qui élargit l’analyse des genres de vie aux coutumes, traditions, images et symboles du monde transmis par les générations successives. Elle est caractérisée par une plus ou moins grande maîtrise des milieux en fonction du niveau des techniques, mais il la situe dans une vision évolutionniste à travers la métaphore du développement corporel d’un être humain. Les ethnies montagnardes sont encore dans l’enfance, alors que celles des basses terres sont adultes, et même supérieures dans le cas des Annamites et, a fortiori, dans celui des colonisateurs français, qui sont au sommet de la hiérarchie. Les techniques agricoles jouent un rôle déterminant dans la classification qu’il fait des sociétés indochinoises. Les cultures itinérantes et d’abattis-brûlis sont systématiquement dévalorisées, comme appartenant à des civilisations archaïques et primitives, alors que la riziculture irriguée est perçue comme beaucoup plus proche de la rationalité de la civilisation moderne occidentale. L’approche évolutionniste et environnementaliste de Charles Robequain donne au milieu naturel un rôle prépondérant par rapport aux structures sociales et culturelles, davantage prises en compte par Pierre Gourou. Il conçoit le Tanh Hoa comme un ensemble de petites régions naturelles à chacune desquelles correspond un genre de vie, alors que Pierre Gourou présente le delta du fleuve Rouge comme un milieu totalement remodelé par l’homme, c’est-à-dire par la civilisation paysanne annamite.
14Cette importance donnée au milieu naturel chez Charles Robequain correspond en partie aux orientations de la géographie coloniale fondée par Marcel Dubois (1894) en vue de la mise en valeur et du développement des territoires colonisés. Il se situe explicitement dans une idéologie colonialiste de la modernisation et du progrès apportés par la France en Indochine, dominante dans les années 1920 qui correspondent à un « âge d’or » du colonialisme français. Cependant, Charles Robequain est moins résolument moderniste et aménagiste que Marcel Dubois, car il veut intégrer la vision régionale d’inspiration vidalienne. Cette dernière va s’épanouir dans la géographie tropicale qui « ne sera pas l’héritière de la géographie coloniale, mais une géographie vidalienne des colonies » (Soubeyran, 1994, p. 212).
Le passage de la géographie coloniale à la géographie tropicale : Pierre Gourou
15Avec Pierre Gourou, qui a rédigé sa thèse quelques années plus tard seulement, dans les années 1930, la perspective et l’angle de vue changent, même si le contexte colonial demeure. Or celui-ci est affecté par la crise mondiale et les premières manifestations d’une opposition des Annamites à la colonisation. Pierre Gourou a refusé le moindre rapport de causalité entre le milieu naturel et les sociétés en récusant le concept de « genre de vie ». Il a également pris ses distances avec le possibilisme vidalien, qui considère que l’homme-agent géographique fait un choix volontaire et libre entre diverses possibilités offertes par la nature, pour adopter une approche culturaliste, à partir d’une analyse des paysages humanisés et des densités de population. Les techniques agricoles, les structures sociales et culturelles des communautés villageoises annamites du delta du fleuve Rouge sont les facteurs déterminants permettant d’expliquer les paysages et la répartition des densités de population. La notion de « civilisation paysanne » (Gourou, 1936, p. 575-578), qui regroupe ces facteurs explicatifs à la fin de la thèse, se présente comme un ensemble de contraintes qui exclut une approche possibiliste. Pierre Gourou n’est donc pas vidalien dans le sens strict du terme. Il manifeste une grande sympathie, même une admiration pour cette civilisation annamite, et considère que les Annamites disposent « d’une supériorité sensible sur les autres populations indochinoises », parce qu’ils ont adopté la civilisation chinoise avec ses techniques intensives de mise en valeur des milieux de plaines alluviales.
16Contrairement à la géographie active à connotation naturaliste de Charles Robequain, engagée dans la société coloniale, la géographie humaine de Pierre Gourou se veut beaucoup plus distanciée par rapport à la colonisation, à laquelle il ne se réfère jamais directement dans sa thèse. Il préfère mettre en valeur la singularité et la beauté des paysages du delta par rapport à l’Europe, en insistant sur leur côté exotique et la menace que fait peser sur eux la modernité occidentale, qui risque de rompre un équilibre rendant la misère supportable à cette population paysanne (Bowd, Clayton, 2003, p. 158-163). Il a adopté une méthodologie mettant davantage l’accent sur les aspects socioculturels qu’économiques ou politiques, et une attitude humaniste, en empathie avec la culture de la population étudiée. Pierre Gourou avait établi un dialogue fécond avec les chercheurs vietnamiens, sans toutefois atteindre un niveau de compréhension lui permettant d’accéder de l’intérieur à la vision vietnamienne du monde, dans le fengshui (géomancie) par exemple. Sa géographie est une analyse des paysages humanisés, qu’il relie au milieu naturel qui est leur support. La configuration actuelle de ces paysages n’est pas directement déterminée par ce milieu, comme beaucoup à diverses époques l’ont affirmé, mais résulte de l’interposition d’un troisième terme, la civilisation. Dans « la civilisation du végétal », il définit la civilisation comme « d’abord l’ensemble des techniques d’exploitation de la nature, et, dans une moindre mesure, la plus ou moins grande aptitude à l’organisation de l’espace » (Gourou, 1948, p. 227).
17Malgré sa vision culturaliste de la géographie humaine, affirmée dans sa thèse et développée plus tard dans tous ses ouvrages, Pierre Gourou « invente » la géographie tropicale dans la première édition de Les Pays tropicaux (Gourou, 1947) et dans sa leçon inaugurale au Collège de France (1949), qui donnent une vision très pessimiste et encore très fortement teintée de naturalisme du « monde tropical ». Il élabore une sorte de modèle de ces régions chaudes et pluvieuses, caractérisées par de faibles ou même très faibles densités de population.
18Dans un tel milieu naturel, où l’homme est affaibli par les endémies et cultive des sols très peu fertiles et fragiles, aucune « civilisation supérieure », c’est-à-dire capable de fixer durablement de fortes densités de population sur de grands espaces, n’a pu se former. Une seule exception, la civilisation maya, localisée dans une région chaude et humide ; cependant elle n’a pas survécu à la ruine des sols entraînée par le raccourcissement des jachères de son agriculture sur brûlis (milpa) provoqué par un accroissement démographique. L’Asie tropicale est l’exception qui confirme la règle, car les deux « civilisations supérieures » qui ont permis à des populations nombreuses de s’y fixer sont nées dans des contrées extra-tropicales, en Inde où les apports aryens ont joué un rôle décisif et en Chine, où n’existe aucune discontinuité entre milieu tempéré et tropical. C’est ainsi que Pierre Gourou (1947, p. 136) parle des « pays tropicaux typiques, c’est-à-dire peu peuplés et de civilisation arriérée », par opposition à ces pays dotés d’une « civilisation supérieure ».
19S’il refuse toute forme de déterminisme climatique sur les hommes, les contraintes du milieu lui apparaissent comme très fortes : « Comparées aux pays tempérés, les régions tropicales sont frappées d’un certain nombre d’infériorités […] : ces climats permettent le développement d’une riche collection de maladies infectieuses qui font le milieu tropical moins humain que les latitudes tempérées » (Gourou, 1947, p. 173). Cette vision des tropiques très pessimiste en matière de développement se résume dans cette affirmation de la première édition des Pays tropicaux : « Le relèvement du niveau de vie des populations tropicales posera donc de très grands problèmes ; peut-être en soulèvera-t-il beaucoup plus qu’il n’en résoudra. À la racine de toutes ces difficultés ne faut-il pas finalement trouver la pauvreté des sols tropicaux qui ne permet pas à ceux qui les exploitent d’atteindre au même niveau de vie que les agriculteurs de la zone tempérée ? » (Gourou, 1947, p. 181).
20Le pessimisme de Pierre Gourou des années 1940, déjà sensiblement atténué dans l’édition refondue des Pays tropicaux en 1966, s’est mué en un optimisme pondéré dans les années 1980, notamment dans Terres de bonne espérance : le monde tropical. Contrairement aux ambitions globalisantes d’une géographie zonale, il circonscrit alors son champ scientifique à une « écologie humaine » et à une analyse géographique du développement agricole. L’industrialisation et l’urbanisation ne sont évoquées que dans leurs relations avec l’agriculture et jamais étudiées en elles-mêmes. Il peut être remédié au « retard agricole tropical », thème central du livre, en utilisant les avantages du milieu tropical (chaleur continue, abondance des eaux de pluie et d’écoulement, richesse et variété des espèces) à l’aide de bonnes « techniques d’encadrement ». Pierre Gourou bannit désormais de son vocabulaire l’expression d’infériorité qu’il utilisait en 1947 en comparant monde tropical et monde tempéré.
21Si Pierre Gourou est resté fidèle tout au long de son œuvre à la notion de « monde tropical » qu’il avait dès 1947 contribué à systématiser, il a fait évoluer cette notion en prenant en compte les progrès des connaissances scientifiques sur le milieu tropical et les hommes qui y vivent. Il a restreint son domaine d’application à l’agriculture et aux activités qui lui sont liées. Il a multiplié les comparaisons à l’intérieur de ce monde en prenant comme terme de comparaison les diverses civilisations caractéristiques des sociétés qui le peuplent. La tropicalité, selon Pierre Gourou, même si son contenu a beaucoup évolué et si son champ d’application s’est restreint, reste une catégorie à part, séparée du monde tempéré ou occidental moderne. Elle a été marquée par la domination coloniale de cet Occident. C’est ce que remarque Charles Robequain (1955, p. 69), recevant Pierre Gourou à l’Académie des sciences coloniales : « Comme la zone tropicale a été la zone coloniale par excellence, vous êtes amené à doser les erreurs et les bienfaits de la colonisation européenne ». Mais ne se référant que très brièvement au colonialisme et à ses effets sur les sociétés concernées, son ouvrage Les Pays tropicaux (1947) a été perçu par un militant anticolonialiste tel qu’Aimé Césaire comme substituant une « malédiction géographique », la tropicalité, à l’exploitation colonialiste et à ses ravages. Aucune grande civilisation n’étant née sous les tropiques, selon Pierre Gourou (1947), il ne fallait pas attendre un progrès significatif de l’action des populations elles-mêmes mais plutôt de celle de la science et de l’expertise provenant du monde occidental tempéré. P. Gourou était donc qualifié, malgré sa bonne foi subjective, de « chien de garde du colonialisme » et sa « géographie impure et combien séculière ! » (Césaire, 1989, p. 32 et 36). Pour des géographes britanniques se réclamant du post-colonialisme, « Pierre Gourou a élaboré un orientalisme tropical – un discours géographique et à maints égards colonialiste qui s’est focalisé sur les rapports fondamentaux et durables entre les populations tropicales et leurs milieux » (Bowd, Clayton, 2005, p. 38).
La géographie tropicale a-t-elle été une spécificité française ?
22Le rapport de la géographie britannique à la « tropicalité » a été sensiblement différent de celui de la géographie française. Elle a pourtant aussi utilisé le terme de « géographie tropicale », jusqu’à en faire le titre d’un périodique internationalement très reconnu : le Malayan Journal of Tropical Geography publié à Singapour à partir de 1953, nommé ensuite de 1958 à 1979 Journal of Tropical Geography. F. Driver et S.A.Y Brenda (2000, p. 2) disent que ce terme a été utilisé dans les versions successives de ce périodique pendant une cinquantaine d’années sans susciter de véritable questionnement ou débat. La définition qu’en avait donnée J.B. Ooi en 1959 avait été empruntée au livre de Pierre Gourou The Tropical World, dont la traduction anglaise datait précisément de 1953. Les anglophones ont longtemps fait de la géographie tropicale comme ils ont fait de la médecine tropicale, de l’agronomie ou de l’écologie tropicale, sans donner une signification épistémologique particulière à cet adjectif. Ce n’est que très récemment, en 2000, que le Singapore Journal of Tropical Geography a lancé une réflexion critique sur la tropicalité dans les sciences coloniales, en s’appuyant sur les approches postmodernes et postcoloniales, dans la lignée du livre d’Edward Saïd, Orientalism (1978). David Arnold (2000, p. 6-18), l’un des initiateurs de ce projet, a pris le livre de Pierre Gourou (1947) comme le texte emblématique ayant élaboré une représentation du monde tropical comme « autre », doté d’infériorités notables par rapport au monde tempéré, siège des civilisations supérieures.
23En France, par contre, la création d’une chaire d’« Étude du monde tropical (géographie physique et humaine) » au Collège de France (1947) pour Pierre Gourou, son enseignement qui a duré jusqu’en 1970, la création d’une section de géographie à l’ORSTOM, celle du Centre d’études de géographie tropicale, laboratoire propre du CNRS à Bordeaux (1968-1992), ont institutionnalisé une véritable branche disciplinaire au sein de la géographie. La renommée de Pierre Gourou, la qualité de ses travaux et l’exceptionnelle longévité de son œuvre scientifique ont profondément influencé ce champ de recherches dans le monde francophone, suivant ses propos de la première édition des Pays tropicaux : « Les pays chauds et pluvieux ont leur propre géographie physique et leur géographie humaine originale » (1947, p. 1), qu’il a bien nuancés par la suite [4].
24Le paradigme issu des travaux de P. Gourou et de ses élèves était devenu de fait dominant dans la géographie dite tropicale à partir des années 1960. Cependant, en 1978, Rodolphe De Koninck publiait dans les Cahiers de Géographie du Québec un numéro spécial, « Le matérialisme historique en géographie », dans lequel Michel Bruneau présentait une étude des transformations de l’espace du Nord de la Thaïlande en relation avec la pénétration du capitalisme marchand. L’accroissement des inégalités sociales et spatiales était analysé à plusieurs échelles, en particulier celle des systèmes ruraux, à partir d’enquêtes qualitatives et quantitatives dans des villages échantillons. Un peu plus tard, un débat scientifique fut lancé à trois reprises, à l’initiative de Michel Bruneau et Georges Courade sur « Géographie tropicale-géographie du Tiers-Monde » dans l’Espace géographique (1984, p. 4 et 13), puis de M. Bruneau et D. Dory sur Les Enjeux de la tropicalité dans la discipline géographique (1989) et sur les Géographies des colonisations (1994). Il fut remarqué que l’accent mis sur les études de cas portant sur des paysanneries prises dans leur ensemble, sans étudier leurs différenciations internes, avait amené cette géographie tropicale à privilégier les échelles locales plus que nationales. Les rapports de production et le rôle de l’État y étaient trop souvent passés sous silence. Certains (Bruneau, Courade, 1984, p. 314-316 et 332-337) ont opposé une « géographie du Tiers Monde » d’inspiration marxienne à une « géographie tropicale » influencée par l’idéologie du capitalisme libéral, en faisant varier le cadre spatial et les thématiques centrales.
25La géographie tropicale apparaissait ainsi, de plus en plus, comme une étape dans l’histoire de la discipline entre une géographie coloniale tournée vers l’aménagement, la mise en valeur des territoires, et une géographie du développement qui, dans le contexte post-colonial, a repris des perspectives analogues. La géographie tropicale quant à elle se voulait plus distanciée, à l’échelle des temps longs des civilisations, plus « scientifique », moins engagée dans l’action. Le concept de « civilisation » développé par Pierre Gourou avait un pouvoir évocateur, mais sans validité théorique réelle (Dory, 1989). En refusant d’intégrer les « encadrements » dans une analyse sociale, en enfermant les rapports sociaux de production dans une boîte noire, la géographie tropicale de Pierre Gourou restait délibérément à un niveau descriptif sans prise sur le réel.
26Les géographes britanniques R.W. Steel (1964), B.W. Hodder (1968), H.R. Jarrett (1977) ont abandonné beaucoup plus tôt que P. Gourou et ses élèves l’idée d’une spécificité tropicaliste de la géographie humaine ou celle « d’un développement ‘tropical’, qui serait distinct de toute autre sorte de développement » (Hodder, 1968, p. 231). Ils se sont plus tôt affranchis de la vision pessimiste des tropiques pour s’orienter vers des approches inspirées par l’économie et la sociologie du développement (Farmer, 1984). Pour eux le terme de « géographie tropicale » n’a été très tôt qu’une étiquette commode signalant la localisation géographique de leurs travaux. Pour les Français, par contre, il y a eu pendant longtemps (jusque dans les années 1980 pour certains) une ambiguïté sur le statut épistémologique de cette branche de la géographie appelée « géographie tropicale », entretenue par son institutionnalisation tardive. La géographie tropicale ne ferait-elle pas partie de « l’exception culturelle française » ?
La « nouvelle géographie tropicale » post-coloniale
27Des géographes, héritiers de cette géographie tropicale, mais ne s’en revendiquant pas car préférant parler de « pays du Sud », ont réévalué le rôle joué par les milieux tropicaux et les paysanneries, tel qu’il avait été vu par la géographie coloniale et tropicale, en prenant en compte les apports des ethnosciences. En effet, les savoirs et les pratiques des paysanneries locales modèlent en grande partie les paysages, dont l’interprétation et la compréhension par les explorateurs et géographes coloniaux avaient été souvent erronées. Prenons avec Georges Rossi (2000, p. 143-177) l’exemple des forêts tropicales et de l’agriculture sur brûlis. Il se veut l’initiateur d’une géographie critique.
28G. Rossi oppose l’approche occidentale de la nature et des milieux biophysiques, l’écologie du « Nord », dans laquelle prime une gestion rationnelle et uniforme des ressources naturelles, à celle radicalement différente des paysanneries tropicales, aux « écologies du Sud », très diversifiées en fonction de leur profonde insertion dans les milieux naturels locaux. Il remonte pour cela aux origines de l’écologisme et de l’approche développementaliste [5], qui date de l’époque coloniale, mais qui s’est perpétuée à travers les organismes de coopération et les politiques suivies par les États post-coloniaux. Il débusque les présupposés idéologiques du système de pensée dominant, moderne et occidental, dans lequel l’héritage judéo-chrétien pèse lourd (rejoignant en cela A.G. Haudricourt, 1962) : le mythe de l’Éden et du bon sauvage en parfaite harmonie avec son environnement, la notion de progrès technique et d’anthropisation connotée négativement, le catastrophisme ainsi qu’un néo-malthusianisme toujours sous-jacent.
29Les forêts « vierges », « primaires », ont été perçues comme des états d’équilibre naturel, lorsqu’il n’y avait pas d’intervention humaine (d’où la notion de climax), des paradis d’une nature foncièrement bonne, alors que l’impact de l’homme est toujours présenté comme négatif. G. Rossi a montré que ces clichés venant de la littérature des explorateurs et des services coloniaux, mais aussi des premiers travaux de la géographie coloniale, ont construit une « vérité », une « pensée unique », qui attribue tout le poids de la déforestation aux essarteurs. Ces représentations erronées se sont transmises aux administrations et aux classes urbaines des États indépendants qui ont succédé aux colonies. Les travaux des ethnologues au Viêt-nam, au Laos et en Thaïlande ont montré que les essarteurs, au contraire, étaient de véritables « paysans de la forêt » (Boulbet, 1975). Ils ont constitué des systèmes de cultures à jachère forestière qui non seulement ne détruisent pas le couvert forestier, mais qui entretiennent la biodiversité. Les véritables causes de la déforestation sont la colonisation agricole de fronts pionniers, organisés ou non par les États, qui amènent en montagne des populations des plaines sans terres, qui n’ont pas les savoirs et savoir-faire des « paysans de la forêt ». L’exploitation marchande des forêts et l’installation de plantations sylvicoles monospécifiques (eucalyptus, acacias), sous couvert de conservation et de réhabilitation de l’environnement, de même que diverses situations de conflits, sont aussi à l’origine de la déforestation.
30Cette géographie critique, qui se réfère au milieu tropical tel qu’il est interprété et utilisé par les populations minoritaires des montagnes, se situe dans la lignée de la géographie tropicale de Pierre Gourou, même si elle renouvelle son approche scientifique, en prenant en compte les apports des ethnosciences et l’étude des systèmes agraires des agronomes. Elle se fonde, comme les travaux de Pierre Gourou, sur la comparaison d’études de cas à l’échelle locale, prises dans diverses régions d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine, dont le point commun est d’être situées en milieu tropical, dans des paysanneries « traditionnelles » en évolution. Ces études de cas sont trop déconnectées des contextes culturel et socio-politique des États-nations d’où elles sont issues. Elles sont rapprochées artificiellement et comparées en tant que « sociétés traditionnelles », « du monde intertropical » ou « du Sud ». Cette approche, qui souligne l’instabilité des écosystèmes et se réfère aux théories du chaos, stigmatise le modèle écologiste du développement durable, en montrant qu’il s’appuie sur la vision d’une nature stable et en équilibre des conservationnistes, tout à fait illusoire. Mais, comme la géographie tropicale de la seconde moitié du xxe siècle, elle fait trop souvent abstraction de toute analyse sociale critique des rapports entre pays dominants, ex-colonisateurs, et pays dominés, ex-colonisés, du capitalisme mondialisé triomphant.
31Les rapports post-coloniaux de domination et d’exploitation entre pays du Nord et du Sud ne sont abordés que sous l’angle de la domination exercée par les classes dirigeantes urbaines des États post-coloniaux sur les minorités ethniques, vivant dans les milieux forestiers marginaux, à protéger pour qu’ils reviennent le plus près possible d’un illusoire « état de nature ».
32Le recours plus explicite à une approche systémiste et modélisatrice, non basée sur un raisonnement linéaire, donnant un poids égal aux héritages de la géohistoire et au milieu naturel, ainsi qu’à d’autres facteurs démographiques ou économiques, aidera à sortir du face à face milieu naturel-société que la géographie tropicale avait tendance à privilégier.
L’approche systémiste, modélisatrice, et les pesanteurs de la géohistoire
33François Durand-Dastès (1995) a développé, à propos de la géographie de l’Inde, une approche théorique nouvelle des phénomènes de très fortes densités en Asie des moussons en relation avec les milieux naturels humanisés. Partant de questions que posait déjà Pierre Gourou sur la relation entre les fortes densités et la riziculture irriguée, il entend rompre avec la logique linéaire, la recherche à tout prix de la dernière instance, du principe explicatif déterminant, qui était dominante en géographie. Il veut lui substituer une « logique de l’interaction, base des raisonnements systémistes », en introduisant la notion de « boucle de rétroaction ». Il a décrit des systèmes dotés de propriétés homéostatiques qui rendent compte de localisations jouissant d’une certaine permanence comme le « système de la riziculture irriguée ». Ce dernier est caractérisé par « une rétroaction positive entre la riziculture et de fortes densités de population : la riziculture fournit une grande quantité de calories à l’hectare (du moins par rapport à d’autres systèmes de production ‘traditionnels’) et permet donc un fort peuplement. En retour, cette forte densité de population permet la riziculture, grosse consommatrice d’heures de travail » (Durand-Dastès, 1984, p. 23). Cette boucle de rétroaction positive, si elle agissait seule, entraînerait une croissance indéfinie de la production de riz et de la densité de population. Il faut donc faire intervenir en combinaison une boucle de rétroaction négative entre les ressources limitées en sols et en eau, la production rizicole, la croissance de la population, qui se trouvent d’autant limitées.
34Le fonctionnement combiné de ces deux boucles n’est pas le seul à rendre compte de la stabilité du système, mais interviennent aussi des structures matérialisées dans l’espace, telles que les aménagements agraires existants (diguettes, digues, canaux d’irrigation, barrages, formes de l’habitat) qui contribuent fortement au maintien du système. Des structures sociales, telles que la communauté villageoise dans le cas vietnamien, vont également dans le même sens. Ce paysage humanisé, selon l’expression de Pierre Gourou, n’a pu être aménagé que parce que cette riziculture irriguée a permis de dégager des surplus, rendant possible l’apparition de villes qui abritaient des classes bureaucratiques et militaires, constitutives d’un appareil d’État relativement centralisé, lui-même capable de mobiliser la force de travail nécessaire à la constitution d’aménagements lourds grâce auxquels la riziculture s’est développée. On est bien là en présence d’une troisième boucle explicative des fortes densités de population. Cette boucle permet également de comprendre pourquoi la concentration de techniques nouvelles qu’est la révolution verte a mieux réussi en Asie qu’en Afrique tropicale. En effet, elle s’adapte bien dans les régions où les besoins de terre sont forts, où l’intensification de la riziculture est une nécessité en raison des fortes densités de population.
35Pourquoi la riziculture irriguée n’occupe-t-elle pas également toute la zone intertropicale qui lui est écologiquement favorable, à condition que l’irrigation assure une bonne régulation de l’eau face aux aléas de la pluviométrie ? Elle a en fait une localisation privilégiée en Asie des moussons. Elle y est apparue au cours des premiers siècles du premier millénaire avant J.-C., dans les plaines de Chine du Sud et dans la péninsule indochinoise. Cet événement (la mise au point de la riziculture irriguée) est localisé et localisant dans la mesure où il explique encore largement la répartition actuelle du phénomène. Il a déclenché les interactions faisant fonctionner une boucle de rétroaction positive, et engendré un système. « Le déclenchement d’une synergie entre des éléments hétérogènes a une composante aléatoire nettement affirmée ou, si l’on préfère, le hasard joue un rôle assez important, c’est ce qui explique la rareté de tels événements » (Durand-Dastès, 1988, p. 209). Cet événement localisé-localisant est suivi d’une longue période de diffusion spatiale qui obéit en grande partie aux contraintes du milieu (déterminisme) et à la distance par rapport au réseau des grandes voies de circulation. Ce phénomène de diffusion est susceptible de prévisions et modélisations. L’association de ces deux logiques, de l’évènement qui comporte une forte part d’aléatoire et de la diffusion qui est plus facile à expliquer et prédire, rend compte de la prépondérance de l’Asie et des irrégularités de la répartition à l’intérieur de cet espace.
36« Le milieu tropical et subtropical fait donc figure, dans ces perspectives, de condition nécessaire, mais non suffisante, du développement de la riziculture et de l’augmentation des densités » (Durand-Dastès, 1988, p. 210). Il comporte des probabilités d’apparition d’un tel système, mais celle-ci dépend d’une part d’aléatoire certaine. Le déterminisme non-mécaniste du milieu n’intervient que dans la diffusion.
37François Durand-Dastès considère bien comme beaucoup d’autres géographes que l’espace est un produit social, mais qu’il y a, en retour, une pesanteur de l’espace sur la société. Cette interaction entre espace et société est au cœur de sa vision géographique : « La société fabrique son espace, mais elle se fabrique en même temps par l’intermédiaire de son espace » (Durand-Dastès, 1986, p. 118). Ce sont les différentes mémoires, celles du milieu naturel et des héritages des temps historiques longs et moins longs, qui pèsent sur l’espace produit par la société. Le déterminisme physique mécaniste de la géographie coloniale, critiqué et remis en cause par Pierre Gourou, est ici dépassé dans une approche qui ne privilégie aucune relation linéaire, mais qui se base sur le système des interactions de trames spatiales non hiérarchisées. Le déterminisme n’est pas nié mais resitué dans un système complexe d’interactions dans lequel les probabilités et l’aléatoire jouent un rôle non négligeable.
D’une tropicalité centrale à une tropicalité décentrée
38La géographie coloniale puis tropicale francophone s’est développée assez tôt en Asie des moussons et plus particulièrement dans ce qui s’est appelé, pendant la première moitié du xxe siècle, l’Indochine française, fleuron de l’empire colonial de la IIIe République. C’était le milieu naturel en lui-même, tel qu’il était étudié par les sciences de la nature, qui devait être pris en compte, les peuples de la forêt étant vus comme des « sauvages nonchalants ». Un évolutionnisme et un déterminisme pas toujours avoué, étaient le produit d’un ethnocentrisme dominant jusque dans les années 1930, dans une société coloniale peu disposée à se remettre en cause et au sein de laquelle les sciences de la nature s’étaient développées bien avant les sciences sociales.
39Une première coupure épistémologique a été opérée par Pierre Gourou qui a rompu avec le possibilisme et la notion de « genre de vie », pour mettre l’Homme et ses civilisations au centre de la géographie tropicale qu’il a fondée. Les temps longs et les structures culturelles étaient privilégiés, aux dépens des rapports sociaux de production et des phénomènes géopolitiques. Cependant, la prise en compte des résultats des ethnosciences à la fin du xxe siècle a permis à ce qu’on pourrait appeler une « nouvelle géographie tropicale » ou géographie des pays du « Sud » de prendre un point de vue critique sur les politiques de développement post-coloniales.
40Une seconde coupure épistémologique intervient avec l’approche systémiste et modélisatrice de la plupart des auteurs de la Géographie universelle (volumes sur l’Asie du Sud-Est et le monde Indien) dirigée par R. Brunet, notamment François Durand-Dastès. La tropicalité, le milieu tropical, n’est plus le milieu naturel qui n’entretient aucune relation déterministe avec la société, mais une trame spatiale qui interagit au même niveau que d’autres. Les boucles de rétroactions positives et négatives rendent compte de l’accentuation et de la perpétuation de systèmes géographiques, qui comportent leur part d’aléatoire à l’origine, mais qui obéissent à des contraintes du milieu dans la phase de leur diffusion.
41Le face à face milieu naturel-sociétés, qui se trouvait au centre des problématiques de la géographie tropicale classique, est dépassé en redonnant au milieu une place analogue à celle d’autres facteurs humains d’explication des paysages et de l’espace. C’est sans doute la fin de l’exception tropicale dans la géographie francophone, qui tendait à enfermer l’Autre, l’Oriental ou le Tropical, dans une étrangeté, un exotisme, le distinguant radicalement de l’Occidental ou du tempéré, porteur de la normalité et d’une supériorité scientifique et technique (Arnold, 2000).
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : colonisation, civilisations, tropicalité, systèmes, épistémologie
Mise en ligne 01/10/2006
https://doi.org/10.3917/eg.353.0193Notes
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[1]
Une version plus longue de ce texte a été présentée au colloque « Tropicality : British and French Post-colonial Perspectives » organisé à l’université de Saint-Andrews (Écosse) par Dan Clayton et Gavin Bowd, les 12-13 septembre 2003. Elle a été publiée dans le Journal of Tropical Geography de Singapour, vol. 26, no 3, 2005. Le texte de cet article développe une approche plus épistémologique qu’historique.
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[2]
La thèse de Frédéric Thomas, La Construction d’un objet scientifique tropical : forêts et bois coloniaux d’Indochine, soutenue en 2003, permet de mieux comprendre l’élaboration de connaissances « scientifiques » sur ces milieux naturels et humains des forêts indochinoises à l’époque coloniale (1860-1940). Voir aussi F. Thomas (2004).
-
[3]
La thèse de Dany Bréelle, The regional discourse of French Geography in the context of Indochina: the theses of Charles Robequain and Pierre Gourou, soutenue en 2002 à Adelaïde (Australie), a comparé ces deux ouvrages classiques.
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[4]
Dans « Mon orientation tropicaliste », Pierre Gourou (1989) dit clairement qu’il n’y a pas une géographie tropicale mais une géographie des pays tropicaux, utilisant les mêmes méthodes que la géographie humaine en général, et que l’utilisation de ce terme traduit simplement l’intérêt scientifique d’une comparaison entre des phénomènes situés dans des régions ou des pays relevant d’un même milieu biophysique.
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[5]
Il s’agit « d’une vision ethnocentrique des sociétés humaines et des rapports de l’Homme à la nature […] que l’Occident, politiquement, économiquement et techniquement dominant, va répandre et imposer dans le monde tropical au travers de la colonisation d’abord, puis de la politique d’aide au développement des États du Nord, des grandes agences internationales et des innombrables ONG qui œuvrent dans le domaine de l’environnement et du développement » (Rossi, 2000, p. 55).