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Article de revue

Les représentations paysagères dans la géographie arabe classique des viiie-xie siècles. Méthodes et modèles paysagers

Pages 176 à 191

Notes

  • [1]
    Sens de l’observation et du détail concret. Il sera mis en lumière par C. Pellat, voir Miquel, 1967, p. 63, 223, 224.
  • [2]
    Al-Muqaddasi (MUQ) (ix e-x e siècles), célèbre géographe arabe qui publia vers 895 une description de l’empire musulman à l’époque abasside.
  • [3]
    Gahiz ‘Amr b. Bahr al-Basri (775-869), un des plus grands polygraphes et prosateurs arabes, situé à l’époque essentielle des débuts de la géographie arabe, dont il est l’un des pionniers. Pour plus de détails voir Pellat, in EI (2), t. II, p. 395-398 et A. Miquel, 1967, p. XIX et 35-57. Gahiz fut l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages fondamentaux tels que : Kitab at-tarbi’ wa t-tadwir, Kitab al-hayawan, Kitab al-amsar wa ajaib al-bulden.
  • [4]
    Ibid., voir aussi Gahiz, Hayawan, in (EI) t. III, p. 126, t. IV, p. 36 et t. VII, p. 41. Réf. où il est question de cette observation personnelle.
  • [5]
    La construction du concept « paysage » a fait l’objet d’un article spécifique et ne sera donc pas abordée ici.
    J’y propose une lecture de la production linguistique et littéraire concernant le concept de paysage dans la culture arabo-musulmane classique. Cf. Latiri, 2001.
  • [6]
    A. Miquel, 1967, p. 77. Terme utilisé par Marco Polo dans le sens de disposition, arrangement.
  • [7]
    Al-Kindi Abu Yusuf Ya’qub b. Ichaq, (796- 874 ?). Premier philosophe arabe qui transcrit Aristote et Ptolémée. Fondateur de l’une des écoles de géographie les plus réputées.
  • [8]
    A. Miquel, 1967, p. 71, sous la réserve que les noms des peuples sont parfois déjà des ébauches d’une description, d’autant plus qu’ils sont mal connus, tels que les troglodytes (peuple d’Éthiopie), ou ceux qui habitent des chariots (peuple Scythe), etc.
  • [9]
    A. Miquel, 1975, p. 142, MUQ, sur les fleuves, p. 1 et passim ; sur les montagnes, p. 18, sur les itinéraires p. 20, 22, 30 ; sur les monuments et merveilles, p. 11, 13, 20, 21, etc.; sur les villes, p. 33, 39 ; sur les produits de la terre, p. 7, 10, 11, 12 ; sur les prix, p. 17 ; sur les caractères et les mœurs, p. 18, 32 ; sur les hommes célèbres, p. 32 ; sur les spécialités locales, p. 32, 36, 37.
  • [10]
    Massudi (MAS) (m 956), grand voyageur, enquêteur passionné et consciencieux, il s’intéressa aux cultures non musulmanes. On connaît de lui surtout Murujal-thahab.
  • [11]
    Ibn Khaldun (1332-1403), né à Tunis, mort au Caire, lettré et juriste, son Histoire universelle définit l’histoire comme une science indépendante et est fort riche en approche sociologique.
  • [12]
    Ibn Hawqal (ix e-x e siècles), géographe et voyageur irakien qui visita Palerme en 973. Parmi ses écrits : Kitab surat al-ard (Configuration de la terre). Trad. G. Wiet et G. H. Kramers, Paris-Beyrouth et in BGA (Bibliotheca Geographorum Arabicanum), vol. 2, publ. M.J. Goeje, éd. Leyde. 8 vol. 1908.
  • [13]
    Muqaddasi illustre assez bien la façon dont s’est développée cette science de la Qibla. Cf. A. Miquel, 1967 et Schoy, « Qibla », in EI, t. II, p. 1045-1047.
  • [14]
    Cheminement classique de tout savant musulman, pour plus de détails voir Ibn Battuta, Voyages, t. 1. De l’Afrique du Nord à la Mecque, p. 22-24.
  • [15]
    Ibn Battuta (m 1377), géographe maghrébin, grand voyageur, très curieux. Son récit de voyage est une bonne source documentaire.
  • [16]
    Al-Tijani (xiv e siècle), géographe maghrébin, connu pour son ouvrage rihla’t al-tijani.
  • [17]
    Le travail lexicographique sur le concept même de paysage dans la langue arabe a fait l’objet d’un article (Latiri, 2001).
  • [18]
    Ibn al-Faqih (FAQ), géographe-historien d’origine persane, il a écrit vers 903 une encyclopédie de la culture générale de l’époque : Kitab al-bulden.
  • [19]
    Coran, XVI, 15, XXI, 32, XXXI, 9, XXVII, 62, XLI, 9, LXXVIII, 6, 7.
  • [20]
    FAQ, p. 25, partiellement repris par MUQ, p. 137.
  • [21]
    Pour les auteurs cités, la montagne se pénètre moins qu’elle ne se gravit, car ce n’est pas la vallée, mais la ‘aqaba (le col, la passe, la montée) qui porte dans les esprits le poids de la lutte et du triomphe sur la montagne. Le plus souvent, la ‘aqaba reste l’événement majeur de l’étape. Elle mérite une annotation pour peu que le relief présente une importance par sa masse, comme par exemple au Zagros ou au Fars : « mieux vaut escalader les chaînes par les cols élevés […] que de s’aventurer dans les vallées […], effroyables canions, inaccessibles et infranchissables, […].
  • [22]
    HUR, p. 43, 44 ; FAQ, p. 200, 201 ; IST, p. 78 ; HAW, p. 276, 282, 288, 473 ; MUQ, p. 35, 259, 420, 434, 437, 455. Le si’b Bawwan est chanté par les poètes, notamment Mutanabbi, cf. FAQ, p.200 ; HAW, trad. Wiet, p. 265.
  • [23]
    Miquel, ibid., p. 150. Sabusti ne parle que de ce qui peut procurer plaisir et agrément (ma latha wa taba), belles descriptions, ce qui fait plaisir, belles histoires, etc.
  • [24]
    HUR, p. 126, 147 ; QUD, p. 186, 191 ; YAQ, p. 311 ; RST, p. 175, 184 ; MUQ, p. 251, 253. Aujourd’hui Birkat al-Aqaba.
  • [25]
    MUQ, p. 424, sur le sens du participe « daniya » (facilisnactus), cf. BGA, IV, p. 238.
  • [26]
    HAW, p. 108, 147, 174, 236, 363, 400, 464, 494, 507, 509.
  • [27]
    Pour cette traduction voir A. Miquel, 1980, p. 89, et Wiet. Les commentaires qui suivent ont paru, avec quelques variations de forme in « Un géographe arabe à la campagne », L’Arc, 72 (hommage à G. Duby), 1978, p. 43, 48.
  • [28]
    Cf. Latiri, 1999, le paysage panoramique, p. 437, il est question de plusieurs citations où une très grande importance est accordée au point de vue pour la contemplation des paysages.
  • [29]
    Al-mantharatu : un endroit au sommet de la montagne d’où un garde peut voir l’ennemi et surveiller le col de la montagne : mawka’ fi ra’s al-jabal fihi rakib yandhuru al’aduwi, yahrusuhu. Al mantharatu : l’observatoire, al markabatu. Il est clair que, dans cette première acception, il est question de site stratégique d’observation en situation de conflit ou de guerre.
  • [30]
    Tafarij : futuhat, tafarij al-kiba’ wal darabazin wa ma achbaha, khurukuha : ouvertures dans les coupoles ou les garde-fous renvoyant à la capacité de voir au travers, à partir du cadrage induit par ses structures architecturales. Cf. Latiri, 1999, t. 1, p. 14.
  • [31]
    Une notation comme celle MUQ, p. 381, sur les labours en rapport avec l’humidité ou le degré de fermeté du sol est exceptionnelle.
  • [32]
    Jacques Berque, Les Dix Grandes Odes arabes de l’anté-islam. Une nouvelle traduction des Mu’allaqât. Éd. Sindbad/Actes Sud, 1995. Pour plus de détails sur certains textes anciens parlant du désert, cf. Dédales n° 7 et 8, Désert, vide errance écriture. Éd. Maisonneuve et Larose, 1998 ; p. 58 Imru’al-Qays ; p. 64 Zubayr Ibn Abi Sulma ; p. 70 Labid Ibn Rabi’a ; p. 77, Nabigha Dhobyâni, etc.
  • [33]
    Trad. A. Miquel, ibid., p. 90, 91 ; cf. Le Strange, The Lands of the Eastern Caliphate, p. 19, 44, 46, BGA, IV, p. 378.
  • [34]
    Coran, XIV, 37, 32 ; XVI, 11 ; II, 20, 22 ; VII, 55, 57 ; XIII, 3, 40, 37 ; XVI, 69, 67 ; XXXV, 25.
  • [35]
    Très clair chez MUQ, p. 388-389, 409 : un paradis (janna) où paissent des vaches.
  • [36]
    HAW, p. 500 ; MUQ, p. 378, on note janna et rawdha avec hadiqa, p. 384, janna, rawdha, busten.
  • [37]
    Voir, pour plus de détails, Lagardère, p. 50-113.
  • [38]
    Certains passages sont très explicites sur l’importance des odeurs et des sensations tactiles dans les descriptions. Cf. Latiri, 1999, t. 1, p. 124, 130, 171, 433.
  • [39]
    Cf. Latiri, 1999. Ici la référence renvoie aux origines élitaires de la construction paysagère et les modèles d’organisation spatiale qui s’y réfèrent tels que les Muniya, les Rahal, les Day’a, les Qura.

1 Quel est le lien entre la géographie arabe classique, la vision religieuse de la nature et la représentation paysagère ? Tel est l’objet de cet article. La géographie arabe était conçue à ses origines comme une science rationnelle et objective avec une méthode très rigoureuse. La religion qui l’inspire devient un motif de découverte et le paysage n’est autre que le fil conducteur et le catalyseur des représentations sociales profanes et sacrées.

Géographie et méthode

Contenu du corpus géographique

2 Lorsque les sciences géographiques arabes ont été élaborées au cours du viii e siècle, héritage de Ptolémée, elles furent conçues comme une science objective faisant appel à une méthodologie rigoureuse. Parallèlement à cet héritage hellénistique, elles se sont inspirées des méthodes d’analyse religieuse : l’exégèse. La corrélation entre les différentes terminologies techniques abordées plus loin et qui se retrouvent dans les deux disciplines, explique le lien entre la description géographique de la terre (sûrat-al-ard) et les différents recours au Coran dans la conception religieuse du monde.

3 Techniquement, la shari’a est un corpus de règles de droit élaboré à partir des ussul (les sources du droit, fondements) et en conformité avec leurs commandements tant du point de vue « matériel » que « formel ». Du point de vue matériel, la règle de droit doit avoir un contenu directement inspiré des préceptes islamiques. Du point de vue formel, elle doit se rattacher à une des sources officielles du droit, qui sont dans l’ordre : le Coran, la Sunna (la Tradition du prophète), le ijmaa (le consensus), le qiyas (l’analogie). Ces sources du droit sont structurées selon un schéma strictement pyramidal, notamment parce que toute norme de droit doit pouvoir se rattacher à une hiérarchie de règles qui remonte jusqu’au Coran. Ce schème des ussul a inspiré la géographie arabe dont trois règles participent à la structure.

4 • Le raisonnement analogique (qiyas) consiste à confronter ses propres observations à d’autres sources et à relever les différences ou similitudes. S’y ajoute le ta’aruf qui relève de l’usage commun attribué aux choses. Ces deux procédés soulignent la justesse des observations et leur objectivité.

5 • La description des pays relève de l’iyan[1]. Elle nécessite une observation directe et une appréciation personnelle, istihsan. Une grande place est donc donnée à l’observation empirique, mais aussi à l’aventure personnelle, dont Gahiz a jeté les bases au milieu du ix e siècle. Muqaddassi [2] en a fait l’un des fondements de sa méthode, en considérant que l’expérience du réel devient objet de recherche. Cet engouement pour tout ce qui est observation, classification, catégorie, comparaison, échelle de valeurs, n’est pas un trait propre de la géographie arabe, héritière de la géographie hellénistique, mais est une constante quasi universelle. À ce propos, Gahiz [3] rapporte : « Les choses ne sont pas comme les gens le prétendent, il n’est pas d’erreur plus scandaleuse, de théorie plus ridicule ni plus révélatrice d’un entêtement forcené ou une légèreté par trop grande, que de parler en sachant qu’on va contre l’observation du réel » [4]. Ici l’accent est mis sur le besoin de rationalité et d’objectivité dans l’élaboration des sciences géographiques pour dépasser le stade des mythes et légendes et aller vers une description du réel fondée sur l’observation. Les géographes arabo-musulmans des viii e-xi e siècles se sont donné pour tâche de décrire les pays, faisant l’objet de leurs investigations, dans leurs originalités, leurs différences et d’insister sur les conditions de vie de l’homme en société (‘Umran, hadhara).

6 • Le merveilleux, l’insolite, le hors du commun, le bizarre relèvent quant à eux de l’adab (littérature). Ils laissent apparaître une reconnaissance identitaire, dans les croyances, les usages et les coutumes.

7 De l’iyan et de l’adab, découlent une description et des modèles « paysagers » qui s’apparentent aux notions de « local » et de « bucolique » établies par l’Occident au xv e siècle. Ils véhiculent des représentations de la nature et du paysage [5] et permettent de relever les différents modèles paysagers en vigueur à cette époque. À ces deux notions, viendront se superposer certains procédés de compréhension directement empruntés à la Tradition (Sunna du prophète). Tel est le cas de l’appréciation personnelle istihsan, du raisonnement analogique qiyas, et de l’usage commun qui se traduit en français par l’expression « bon sens » ta’aruf. Cette construction méthodologique de la science géographique prend tout son sens et est confortée par le corps même des textes qui comportent des informations de nature différente. On y retrouve :

  • les akhbar (récits, informations) ;
  • les ahdath (événements marquants) ;
  • les tawarikh (chronologies et datations) ;
  • les siyar (biographies de hauts personnages religieux ou politiques) ;
  • les bulden (villes et pays) ;
  • les mamalik et masalik (routes et provinces) ;
  • les athâr (traces, vestiges, propos tenus, œuvres).
Toutes ces informations constituent la matière vive de ces ouvrages et sont à la base d’une préoccupation de méthode. On s’intéresse à tout khabar qui a pour objet l’homme, ses rapports avec son milieu naturel, social et culturel, ses rapports avec Dieu, avec toutefois une restriction : ce khabar se distingue du discours de fiction de type khurafa ou qaçaç (fictions et contes). Il s’agit de réunir les éléments dispersés de la géographie, suivant les règles de la rigueur et de la clarté, en évitant de glisser vers la khurafa (la fiction) ou al-kathib (le mensonge). Ces différentes informations ont d’abord pour support la mémoire des hommes. La phrase écrite est un aboutissement ou mieux un relais, non un point de départ. En principe, elle se justifie plutôt comme un auxiliaire de la mémoire en cas de défaillance. L’ensemble des akhbar forme la somme de ce que la mémoire collective tient à conserver et à maintenir en circulation sous une forme ou une autre.

8 Par ailleurs, les opinions des géographes de l’époque sont abordées et étudiées par deux voies : le khabar et le nathar.

9 • Le khabar désigne ce qui est rapporté ou ce que l’on entend dire, ce que l’on sait ou croit savoir d’après un autre. C’est donc une connaissance transmise et une parole qui prétend à l’information. Ce peut également être une nouvelle, c’est-à-dire une information sur un événement, mais qui continue de viser directement la déclaration qui le rapporte. Ainsi le terme de khabar laisse en arrière-plan la réalité de l’énoncé, et met l’accent sur l’énonciation qui en est le relais. Il fait toujours appel à l’audition.

10 • Le nathar, quant à lui, se situe dans une autre perspective. Dans son sens concret et premier, c’est le regard. Mais au sens technique en théologie musulmane (‘ilm al-kalam), c’est le regard de l’intelligence : la spéculation, l’activité de l’intellect (aql). On se situe ici dans le domaine du raisonnement judicatif, qui élabore et discerne la validité logique des affirmations, et cherche la connaissance par la réflexion.

11 Le khabar et le nathar diffèrent par plusieurs points. Le premier est tourné vers le sensible, il apporte au sujet passif une connaissance qui lui vient de l’extérieur. Le second évolue dans la sphère conceptuelle. Comme son nom l’indique, le nathar est assimilé à la vision. Celui-là est à l’origine de toutes les sciences reçues par la Tradition, qui portent, selon l’expression arabe al-sam’iyyat (sur ce qu’on a entendu), celui-ci a pour domaine les sciences conçues par la raison qui portent sur les aqliyyat, (« ce qu’on a intelligé ») (Monnot, 1986, p. 98).

12 Ainsi, dans ces récits, nous pouvons discerner deux ensembles de mots techniques. D’un côté, le khabar, qui prélude à l’information et, de l’autre, le nathar qui est en corrélation avec la théologie dialectique, kalam, et la réfutation, kalam ‘ala, radd, fruit de la controverse, jadal.

13 Une distinction est faite entre les relevés dits scientifiques et ceux dits littéraires à travers la syntaxe, même s’ils cohabitent dans un même corps de texte. Les premiers documents sont constitués par les récits, au sens le plus large. Les spécialistes de l’histoire musulmane (Monnot, 1986, p. 28) rapportent que la curiosité des Arabes était exacerbée par leur vie au milieu des sociétés qu’ils venaient de conquérir et soumettre. Les perspectives qui s’ouvraient alors à eux pouvaient véhiculer une somme d’histoires étranges sur des contrées lointaines. Le commerce maritime, venant à la rescousse des expéditions militaires, ouvrait la voie aux explorations. C’est souvent pour ces raisons que le lecteur arabe était avide de ces akhbar, transmettant le témoignage direct de l’auteur qui a voyagé et qui relate des souvenirs personnels et circonstanciés, enrichissant les descriptions et ouvrant par là même de nouvelles pistes pour un commerce lucratif, pilier économique de la culture arabo-musulmane.

Unité du corpus

14 Cette rigueur méthodologique ne saurait résister à la critique, si elle ne faisait l’objet d’une certaine unité à travers les différents auteurs des viii e-xi e siècles. En effet, pour A. Miquel, l’ensemble du corpus géographique de cette période montre l’unité du concept de monde musulman. L’émergence de la Mamlaka et de sa géographie, à travers les écrits des auteurs de masalik-wa-mamalek (routes et royaumes), invite à la description d’un monde et d’un territoire saisi comme un ensemble cohérent au-delà des vicissitudes politiques et des décalages culturels. Le « domaine » des Arabes et celui des non-Arabes se rassemblent en un domaine unique, dit de l’islam : mamlakat al-islam. Cela est particulièrement probant chez les géographes de l’école de Muqaddasi.

15 C’est à travers la « subjectivation » de la géographie de Ptolémée, et l’étude de l’écoumène, que les Arabes affirment leurs possessions acquises à l’islam [6], significatives de la volonté d’établir, à l’intérieur de la terre habitée, la carte de l’islam, de ses itinéraires (masalik) et des terres possédées (mamalik). L’homme en rapport avec son environnement socioculturel sera abordé à travers les ouvrages traitant de l’image de la terre (sûrat-al-ard). Ce sera le fondement de la géographie de l’école de Kindi [7]. Se dessine alors un paysage où l’homme, à travers la description de la terre, son écoumène, prévaut, et non celle de la terre en tant qu’élément d’un système astronomique ou physique. Cette conception ouvre la voie à deux pôles de recherches : l’étude particulière des pays et l’étude de la terre. Or, dans chacune de ces approches, l’homme a sa place, à travers les localités et les peuples se trouvant à la surface de la terre réelle. Il s’agit donc de retracer l’histoire des sociétés et de les localiser [8].

16 De cette vie nomade, les auteurs des routes et royaumes ont été les illustrateurs exemplaires. Muqaddasi en donne l’appréciation suivante : « le savoir c’est celui qu’on cueille, avec la vie et l’aventure, au fil des routes : paysages, itinéraires, monuments ou merveilles, villes, produits du sol ou de l’industrie des hommes, tarifs commerciaux, tableaux de mœurs, célébrités, spécialités locales [9]. » Routard ou globe-trotter avant l’heure ? Les vertus du voyage sont diverses, outre les profits mercantiles, la fortune rapide, la spéculation dans l’état d’esprit de cette époque, le voyage permet à tout un chacun d’acquérir un savoir et une éthique qui se cachent derrière les pérégrinations (Latiri, 1999, t. 1, p. 86). Le thème du dépaysement (istigh’rab) est souvent repris par Gahiz et est à l’opposé de l’attachement à la terre natale. À travers la géographie musulmane s’impose l’image d’un homme de savoir courant le monde pour son plaisir ou du moins trouvant du plaisir aux obligations que lui imposent ses fonctions, subordonnant tout à la possibilité de voir de ses yeux le plus grand nombre de choses.

17 Massudi [10], né à la fin du ix e siècle à Bagdad, consacra vingt-cinq ans de sa vie à parcourir l’immense empire des califes et les provinces environnantes. Ses observations furent publiées, et le plus important de ses ouvrages fut Murujal-thahab (Les Prairies d’or). Ibn Khaldun [11], qui écrivit quatre siècles plus tard, l’apprécie de la façon suivante : « Dans Les Prairies d’or, Massudi a dépeint l’état où se trouvaient les peuples et les pays de l’Orient et de l’Occident à l’époque où il écrivait, c’est-à-dire en l’an 330 de l’hégire. Ce traité nous fait connaître leurs croyances, leurs mœurs, la nature des contrées qu’ils habitent, leurs montagnes, leurs mers, leurs royaumes, leurs dynasties, les ramifications de leur race et celles des nations étrangères ; aussi est-il un modèle sur lequel les autres historiens se règlent, un ouvrage fondamental sur lequel ils s’appuient pour montrer la vérité d’une bonne partie de leurs enseignements » (Le Bon, 1883, p. 356). L’idée est que la géographie de l’époque prétend donner un tableau exhaustif des divers pays, fait place aux mœurs, aux idées et aux légendes. Elle prend un caractère encyclopédique qui tend à rassembler tous les renseignements épars. Ses ouvrages sont donc conçus comme une histoire générale (tharikh ‘âmm). À l’époque d’Ibn Khaldun, une nouvelle ère géographique s’ouvre, les descriptions sont doublées d’une analyse des événements restreints aux dimensions du Maghreb et non plus à l’ensemble du monde musulman. La restriction du champ d’analyse se justifie par les différents bouleversements qu’a connus le Maghreb au xiv e siècle.

18 Ibn Hawqal [12], né aussi à Bagdad, commença ses voyages lorsque Massudi venait de finir les siens. Il a donné lui-même de son livre la description suivante : « J’ai décrit la terre en long et en large, et j’ai fait connaître les provinces musulmanes. Chaque région particulière est accompagnée d’une carte qui en offre la situation respective. J’indique les limites de chaque région, les villes et les cantons qui s’y trouvent, les rivières qui l’arrosent, les dépôts d’eau qui en modifient la surface, les ressources qu’elle présente, les impôts de diverses natures qu’elle paye, les routes qui la traversent, les distances qui la séparent des contrées voisines, le genre de commerce qui y réussit le mieux ; en un mot, j’ai rassemblé tous les renseignements qui ont fait de la géographie une science qui intéresse les princes et les personnes de toutes les classes » (MAS, p. 357). Le même souci d’objectivité et de rigueur méthodologique anime Ibn Hawqal, qui prétend mettre à la disposition de toute personne le souhaitant, les données et informations nécessaires aux voyages, un mélange d’atlas géographique et de « guide du routard », version viii e-xi e siècles !

Voyages et représentations paysagères

Les raisons du voyage

19 Les motifs du voyage sont multiples, mais dans le contexte que nous étudions, ils sont d’abord politiques pour satisfaire aux commandes des califes. Derrière les descriptions d’un espace maîtrisé par la civilisation musulmane, se dessinent les territoires d’expansion convoités. Décrire le territoire est la meilleure façon de connaître ses potentialités, ses ressources, sa géographie et de définir la meilleure stratégie pour l’annexer et répondre aux exigences d’une science géographique qui se veut rigoureuse, fondée sur la description du réel.

20 Le relevé des modes d’occupation du sol, du milieu de vie produit par une société, des originalités identitaires et des activités économiques donne un état des lieux qui s’apparente à des préoccupations géopolitiques évidentes. Ces descriptions dressent le tableau de l’organisation de l’homme autour de la nature et la manière dont il l’a aménagée. Le désir d’un inventaire des richesses créées et exploitées par l’homme aussi détaillé que possible, renvoie à la mise en forme de la nature, née d’une volonté politique et sociale. C’est dans cette volonté matérialisée par l’aménagement du territoire que se profilent des modèles et des stéréotypes qui préludent à la construction des paysages dans lesquels les sociétés se reconnaissent.

21 Deuxièmement, il était capital pour une communauté établie loin de son territoire d’origine, de connaître la configuration générale du globe afin d’y trouver aux heures canoniques la direction de la prière [13].

22 Troisièmement, l’enseignement de la Tradition sur lequel se fonde l’ensemble de la doctrine islamique ne peut se faire que suivant une chaîne rigoureuse de transmission orale qui, d’élèves à maîtres, remonte jusqu’à l’auteur de l’ouvrage. Or, les personnages se trouvant à l’extrémité contemporaine de la chaîne sont dispersés dans les différents centres de l’islam, et le croyant désireux de parfaire sa connaissance doit parcourir ce circuit de savants [14]. De ce fait et simultanément, les géographes musulmans sont en quête de ce savoir religieux, et profitent de ces pérégrinations pour décrire ce qu’ils ont pu voir.

23 Quatre siècles après les géographes de l’an mil, c’était un procédé encore en usage. Tel est le cas d’Ibn Battuta [15], géographe maghrébin contemporain de Marco Polo, d’Al-Tijani [16] et de bien d’autres qui cherchaient, d’une part, à parfaire leurs connaissances religieuses et, d’autre part, à satisfaire aux exigences de leur profession.

24 Enfin, certaines descriptions étaient commentées à travers le prisme des explications coraniques. Le voyage devient une raison pour confronter l’observation du réel à l’information livrée par le Coran ce qui, par ailleurs, contribue à donner un caractère sacré à certains types d’espace. Mais, comme nous l’avons explicité précédemment, la science géographique était conçue comme une histoire générale (Tharikh ‘âmm) dressant un tableau des nations où seraient réunies leurs conditions générales à travers le temps et l’espace. Ce qui amène à dire que les descriptions religieuses ne constituent qu’une rubrique parmi d’autres.

Les modèles paysagers qui en découlent

25 Dans mon article [17] « Qu’est-ce que le paysage dans la culture arabo-musulmane classique ? », il ressort que les paysages sont appréciés selon plusieurs critères : visuels, esthétiques et sensoriels. En l’occurrence, la langue arabe possède deux mots pour désigner le paysage : littéralement mandhar et machhad. Ces deux termes peuvent désigner aussi bien l’objet que la représentation de cet objet. Dans le corpus géographique des viii e-xi e siècles, quel que soit l’auteur, le terme de machhad ou mandhar est souvent utilisé pour expliciter et décrire ce qui est ressenti face à un spectacle perçu comme tel. Les extraits de textes présentés plus avant corroborent ce propos. Premièrement, aux différents niveaux descriptifs du territoire existe une correspondance avec un type de représentation spécifique. Plusieurs catégories d’espaces, nettement différenciées, peuvent dans certains cas revêtir des caractéristiques communes en fonction des préoccupations et des thématiques abordées par les géographes. Deuxièmement, en fonction des circonstances, un espace revêtira un caractère religieux, profane, bucolique, pittoresque, fantastique ou simplement utile. Dans les espaces les plus fréquemment décrits : la montagne, le désert et la campagne, un jeu subtil entre sacré et profane se profile au gré des pérégrinations et des explications livrées par les auteurs.

26 Les représentations liées à l’espace montagneux.– Dans le registre des explications religieuses du système terrestre, on observe une description théologique du territoire à travers le Coran. L’espace est compris et interprété sous son égide. Les versets coraniques sont présents dans les textes des géographes parce qu’ils imprègnent l’être du musulman. Lorsque le Coran, khabar de Dieu, parle d’autres religions, de la nature, etc., la vérité historique sur elles est fixée pour le croyant, et ne peut être infirmée par aucune autre information, comme on le verra plus loin. Cette conception religieuse du monde est à rapprocher de la théologie scientifique occidentale des xv e et xvi e siècles.

27 Par exemple, pour expliquer l’armature de la terre, Massudi, Faqih [18], Muqaddasi font appel au Coran qui présente le corps de la terre comme une ossature supportant les montagnes [19] : « Dieu a posé sur notre globe, comme des ancres ou des pieux, des masses salvatrices qui l’empêchent, et les hommes avec elles, de tanguer ». Cette image est reprise mot pour mot par la majorité des géographes arabes de l’époque. De ce fait, les montagnes sont représentées comme constituant une unité organique d’un bout à l’autre du monde. Une première classification les range selon la tradition grecque revue et corrigée à la lumière de la culture des territoires que venait de conquérir l’islam. Lorsque l’on atteint la Syrie-Palestine, la montagne est investie d’une véritable identité. Ibn al-Faqih (FAQ, p. 19, 20) répète un propos de Qatâda (Pellat, in EI (2), IV, p. 778), selon lequel, la ka’ba fut bâtie avec six montagnes, le Sinaï, le mont des Oliviers, Uhud, le Liban, Al-Hira et Tabir. Soit un nom pour la tradition mosaïque, deux pour la chrétienté et trois pour l’islam : Al-Hira, le lieu béni des premières révélations, son voisin Tabir (Yaqut, p. 202) et Uhud, le mont des Martyrs, qui abrita dans l’une de ses grottes, le prophète blessé : « Le Mont qui nous aime dit Mahomet, et que nous aimons, car il vient vers nous, il marche vers nous, en faisant acte d’adoration [20] ». Muqaddasi (MUQ, p. 136, 137) annonce quatre montagnes issues du paradis et dont il ne nomme que trois : Uhud, le Sinaï et Majanna. Cette dernière, en pays mecquois, n’est évoquée que pour son rapprochement avec le nom du paradis (al-janna) (Yaqut, IV, p. 58, 59).

28 Massudi (MAS, p. 198, 268), quant à lui, réserve une place spéciale à quatre montagnes de la chrétienté, désignées sous le nom de Tur : le Sinaï (Tur-sinâ), le mont Aaron (Tur-harûn) qui est le Hor, près de Petra, le mont des Oliviers (Tur Zauta) et le Tur al-Urdunn, entre la Palestine et Tibériade, qui porte aujourd’hui le nom de Jabal at-Tur. Toutes ces références au monde religieux et aux représentations auxquelles elles renvoient donnent à la montagne le statut d’un espace sacré (Latiri, 1999, t. 1, p. 76). Dans ce contexte précis, une part des descriptions est vouée à la nature « sauvage » dans son acception première. Les géographes sacralisent cette nature, autour de laquelle se brodent des légendes en référence au monde biblique et coranique (Miquel, 1967). Le concept de nature sacrée trouve sous cette rubrique sa place, que le territoire décrit soit ou non sous domination musulmane. Il semble que cette configuration participe à ce que la montagne s’instaure en facteur identitaire et de reconnaissance, puisqu’elle donne son nom à une ville, une province ou un village. Ainsi, le nom du lieu, assurant la survie du stéréotype, en donne la position et celui-ci suffit à une géographie largement imaginaire qui se développe en marge du monde réel parcouru et vécu, lui servant d’horizon de référence. La fonction du nom du lieu affiche le contenu de ce qu’il recèle.

29 La montagne perd son caractère sacré lorsque les textes livrent d’autres lieux placés sous des auspices favorables qui permettent à la poésie de s’exprimer pleinement. La montagne n’est plus appréhendée comme le principe de toute l’architecture terrestre, mais est présentée comme l’origine des sources, de la verdure et de la vie. Lorsqu’une voie d’accès y est possible, que la communication devient aisée, l’homme installe villages, champs, jardins et vergers. Certains auteurs insistent sur la profusion de la végétation qui rend les villages invisibles jusqu’au moment d’y pénétrer. L’aisance vécue et ressentie est enfin à la mesure d’un paysage accueillant. La montagne n’est plus un milieu hostile [21] à traverser au péril de sa vie, mais un espace qui prodigue eau et fraîcheur [22]. Des cas de ce genre sont assez rares, et c’est parce qu’ils sont exceptionnels que le plaisir qu’ils procurent est plus évident. Sabutsi, par exemple, accorde une place importante à la littérature du plaisir [23]. À travers l’eau qui y coule, la verdure qui l’habille, la montagne transmet l’image de l’Arcadie. C’est le cas de certains fonds de vallée très encaissés, la ‘aqaba[24] où Ibn Hawqal (HAW, 363) décrit l’une de ces gorges en ces termes : « […] y repaîtrons-nous une dernière fois notre vue du pays délicieux et enchanteur, que nous allons quitter et qui est là, à nos pieds, nous offrant, comme un au revoir sa double ville et les frondaisons de ses campagnes. » Cet espace participe à la métamorphose du pays en paysage, par le point d’observation privilégié qu’il offre, mais aussi par la médiation de l’écriture. La ‘aqaba offre un paysage intermédiaire et contrasté, nettement circonscrit entre celui de la montagne et celui de la vallée. Le mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montre la main des hommes en des lieux où l’on aurait cru qu’ils n’avaient jamais pénétré. Tout se passe comme si la sensibilité paysagère s’étendait de proche en proche aux versants montagneux sans pour autant s’élever jusqu’aux sommets neigeux.

30 L’eau que distribue la montagne à la plaine et à la campagne dessine le tableau serein d’un terroir fertile et riche. Hawqal (HAW, p. 338) écrit à ce propos « Les fruits et l’agrément de la vie sont liés aux eaux et aux eaux seules, qui viennent dévaler jusqu’ici depuis une haute montagne » ; « Quand je vis ce pays, il était aussi beau et odorant qu’un bouquet de fleurs ». Et Muqaddasi, pour la région de Sabur au Fars : « On y voit courir les rivières, des fruits qui poussent tout seuls, des villages à perte de vue, et l’on marche des parasanges entières, à l’ombre des arbres » [25]. Chez ces auteurs, revient le motif fréquent d’une vie « enfouie » dans la verdure, de villages dérobés au regard par l’épaisseur des frondaisons ou noyés dans les jardins (MUQ p. 228, 230, 320, 425). Quant à Ibn Hawqal, il exalte la splendeur des campagnes ou des oasis d’Andalousie, de Sicile, d’Égypte, de Syrie, d’Irak ou d’Asie centrale. Il parle longuement de la Transoxiane, et évoque les raisons profondes de son enchantement [26] : « Il n’est pas de ville, dans tout l’islam, dont les environs offrent plus beau spectacle, ni soient plus renommés que ceux de Bukhara. Du haut de la citadelle, le regard ne tombe, un peu partout, que sur une verdure dont la couleur vient lécher celle du ciel, et le firmament apparaît comme une chape [couvercle, mikabba] bleue sur un tapis vert. Là-dessus, de-ci de-là, les châteaux surgissent comme écus du Tibet ou boucliers d’antilope, comme astre au zénith de leur fulguration, entre les terres des domaines, tirées au cordeau [muqawama bil-istiwa] et auxquelles l’extrême industrie des hommes prête l’apparence rigoureuse d’un miroir. Aucun pays, en Transoxiane ou ailleurs, n’offre une aussi belle disposition au faire-valoir des domaines, dans l’immense étendue de riants paysages et l’ampleur des horizons : c’est là, vraiment un apanage exclusif de cette contrée » [27].

31 Il devient patent à travers le témoignage de ces auteurs qu’une importance majeure est accordée aux points de vue pour embrasser le paysage. Le panorama [28] (machhad ‘am) suppose en langue arabe al-mantharatu[29], le sommet de la montagne, l’observatoire, ou un point haut qui en l’occurrence est la citadelle dans l’exemple cité, permettant d’avoir une vue d’ensemble sur le territoire. Il s’agit donc d’un lieu isolé par le regard et contemplé. Le paysage se définit alors par la sélection d’objets parmi ceux qui s’offrent à la vue, qui sont regardés comme composants de paysage dans les seuls cas où l’ensemble vu plaît ou rebute. Al mantharatu et le concept de tafarij[30] insistent sur l’espace cadré, c’est-à-dire une découpe signifiante de l’espace observé. Le mécanisme de construction du concept du paysage dans la culture arabo-musulmane permet d’avancer trois constats. Le premier est que la construction des modèles paysagers est similaire à celle de l’Occident, à la différence majeure que la définition arabe ne renvoie à aucun moment aux représentations picturales. C’est par le biais des points de vue, de la poésie et de la littérature que le pays s’instaure en paysage. Deuxièmement, la définition arabe n’exclut pas les paysages inesthétiques, il s’agit de ce qui peut plaire ou déplaire, ceci est contraire à l’acception occidentale où le paysage ne véhicule que des valeurs positives (Luginbühl, 2001). Troisièmement et dans un autre registre, si l’on résume les différentes représentations liées à l’espace montagneux, on constate que la montagne a d’abord été liée à la compréhension de l’œuvre divine. Par la suite, elle a eu une fonction utilitaire. La montagne est diversement utile : elle renferme de nombreuses richesses exploitables ; les animaux, les plantes, les arbres y jouent un rôle dans la formation des vents et dans la circulation des eaux… Autant de fonctions qui mettent en évidence le dessein du Créateur, qui a soumis la nature à l’usage de l’homme. Comparativement, durant le xviii e siècle, l’Occident laisse apparaître deux aspects de la perception de la nature qui s’inscrivent dans le courant du grand changement des mentalités en rapport avec les nouvelles préoccupations scientifiques. Nous faisons allusion aux fonctions esthétiques et curatives du monde alpin. Les montagnes sont en passe de devenir belles, elles sont à la source des nouvelles créations artistiques, et véhiculent l’idée de la salubrité à travers le discours hygiéniste et l’importance de l’air pur sur la santé de l’homme. Or, c’est à partir du début du ix e siècle que ces idées circulèrent dans le monde musulman (Latiri, 1999, t. 1, p. 134). Des géographes comme Faqih, Muqaddasi, Massudi parlent explicitement des avantages du climat montagneux pour échapper à la fournaise de l’Arabie. Certes, il est vrai que la perception utilitaire et anthropocentrique du milieu constitue une constante universelle, mais cela n’a pas exclu la construction et l’appréciation d’un idéal spatial. La culture arabo-musulmane, dès l’époque abbasside, à travers l’œuvre de Gahiz et Gazali, s’est bâti ses théories sur le beau et avait dès la fin du ix e siècle investi la montagne de caractères esthétiques pour en faire le paysage phare de son empire. C’est tout le processus de la construction du discours poétique et l’esthétique qui procèdent à l’élaboration du statut paysager d’un espace.

32 Dans un autre passage, Ibn Hawqal écrit : « À partir de Bukhara, en suivant le fleuve de Sogdiane, on voit, de droite à gauche, un terroir cultivé sans interruption jusqu’aux monts du Buttam. La végétation, ici, est sans faille huit jours durant, sa splendeur, dans un lacis de potagers, de verdures, de jardins et de prés, sertis de rivières qui coulent toujours ; au beau milieu de cette campagne, des bassins entretiennent la verdure des arbres et des cultures, qui s’étendent des deux côtés du fleuve. Au-delà de cette ligne verte, toujours de part et d’autre du fleuve, sont les champs, eux-mêmes gardés, en arrière, par les pâtures des bestiaux et par les châteaux. De chaque ville, de chaque bourg, une citadelle vient briller au sein de cette verdure, et l’on dirait un brocart vert, strié par l’eau vive et décoré par l’alignement des châteaux. » Le paysage comprend strictement trois formes de vie : le terroir des sédentaires, l’économie pastorale et la vie urbaine.

33 Nulle trace d’une quelconque nature vierge. Celle qui est présentée est domptée, aménagée par l’industrie de l’homme. Cette quasi-obsession du vert que l’on relève chez les auteurs renvoie à deux préoccupations de l’ordre de la représentation ; la première est esthétique, comme on le verra plus loin en abordant la campagne ; la seconde est beaucoup plus fondamentale dans le sens où tout se passe comme si l’évocation du terroir cultivé (‘amir) gommait le sol en sa constitution même [31], et comme si, à l’inverse, la mention d’une roche précise renvoyait, quasi automatiquement, à un espace inanimé, austère et minéral (ghamir). Mais gardons-nous de toute conclusion hâtive, un ensemble important de notations renvoie à une classification des sols, dont certains hautement spécialisés, structurent l’espace et lui donnent un caractère paysager spécifique (Latiri, 1999, t. 1, p. 136).

34 Les représentations liées à l’espace désertique.– Cette digression sur les espaces austères et minéraux permet d’introduire le désert qui, bien avant l’avènement de l’islam, fut célébré par des poètes, dont les œuvres subsistent dans les dix grandes odes arabes de l’anté-islam, les Mu’allaqât. Leur origine remonte à la période où s’organisaient à La Mecque des compétitions poétiques lors du pèlerinage annuel. La foule passionnée arbitrait cette joute en vers, au cours de laquelle la tribu qui possédait le meilleur poète avait toutes les chances de gagner. Les vainqueurs de ces compétitions sont vénérés. Leurs qasida (poèmes) sont alors transcrits en lettres d’or sur de la soie noire suspendue dans l’enceinte du sanctuaire de la Ka’ba pendant un an, afin qu’ils soient connus de tous. Les poèmes couronnés reçoivent le nom de Mu’allaqât, c’est-à-dire « les suspendus ». La tradition de couvrir la Ka’ba d’une tenture noire, la Kiswa, s’est prolongée jusqu’à nos jours. Les poèmes ont été remplacés par des versets du Coran.

35 Porte-parole de la société du désert organisée en clans et en tribus, les poètes en sont les « chroniqueurs ». Ainsi, Imru’al-Qays (milieu du vi e siècle), reconnu comme étant « le poète inaugural » des Arabes, est présenté depuis bientôt quatorze siècles comme le premier poète lyrique arabe. L’ode de Imru’al-Qays est présentée par J. Berque [32], comme une séquence de tableaux « dont la violence sensuelle s’aiguise d’un majestueux jamais plus ». Ces nomades, qui ont pour patrie le désert, le conçoivent comme un départ pour d’éternels retours. Les Mu’allaqât abordent différents thèmes, tels que les rapports entre les hommes et la nature, les relations entre tribus, etc.

36 Comme le montre J. Berque, les Mu’allaqât procurent à l’historien un grand nombre d’informations sur la société arabe de la fin du paganisme, concernant les rites, les droits coutumiers et une analyse des faiblesses ou de la vertu de l’organisation tribale. Dans l’ode du poète T’arafa, contemporain d’Imru’al-Qays, l’étendue sans limite du désert va sauver le sujet du désespoir. Sa célébration par la voie de la métaphore lui inspire une accumulation d’images, un inventaire d’êtres et de choses dont le rapport mutuel se réfère à d’antiques métamorphoses. Le désert dans son immensité rappelle la condition précaire de l’homme, hanté par le souvenir de la mort et de son impuissance face à la volonté des Dieux.

37 Force est de constater que le désert opère dans l’imaginaire arabe comme la forêt dans l’imaginaire occidental. L’un des essais les plus passionnants sur les forêts dans l’imaginaire médiéval chrétien est celui de J. Le Goff (1985). Il compare et oppose les déserts judaïques et les forêts du christianisme comme un espace parallèle de transcendance. Il analyse le motif de la forêt comme refuge sauvage et bienveillant pour les amoureux Tristan et Iseut. Le désert, au même titre que la forêt, a servi de décor à des romances impossibles comme celles de Antar et Abla, Majnoun et Leila, et Jamil et Buthayna.

38 Dans un tout autre registre, on trouve dans la Divine comédie de Dante une interprétation intéressante de la théologie poétique à l’œuvre dans les allégories de la forêt et du désert (Mazzota, 1981, p. 227 et 274). Braudel (1966) avance même l’hypothèse que Dante s’était inspiré de la littérature arabe : « s’étonnera-t-on qu’on découvre des sources musulmanes de la divine comédie, qu’à Dante, les Arabes apparaissaient comme de grands modèles à imiter ou qu’il existe, à Saint Jean de la Croix, de singuliers précurseurs musulmans dont l’un, Ibn Abbad, le poète de Ronda, avait développé bien avant lui, le thème de la “nuit obscure”. »

39 Le fait que les Arabes aient attribué au désert un grand nombre de noms et l’aient peuplé de créatures fantasmagoriques, nombreuses et diverses, suppose que tous les déserts ne sont pas semblables et qu’ils offrent des paysages tout aussi variés. Ressentir le besoin de les différencier prouve qu’il existe un système de représentations qui y renvoie. On pourrait avancer sans verser dans la caricature que toutes les créatures qui hantent le désert jouent le rôle des dieux et demi-dieux qui habitent les forêts de l’Occident. Les Métamorphoses d’Ovide pourraient trouver place dans le désert ; les dieux seraient alors les goules qui changent d’apparence pour mieux tromper celui qui s’y hasarde, ainsi que les hors-la-loi, les mystiques et ceux qui cherchent à fuir le monde des hommes (Harrison, 1994). Les oasis joueraient alors le rôle du bois sacré, paradis perdu, Arcadie de l’Occident.

40 L’Occident a défriché son espace au cœur des forêts, et fondé ses institutions dominantes : la religion, le droit, la famille, la cité. L’islam, quant à lui, s’est trouvé confronté au désert comme espace dominant ; il a donc construit son imaginaire à travers la représentation paradisiaque des oasis pour mieux fuir son opposé : le désert. Paradoxalement, ce dernier attire par sa dimension transcendantale et fait fuir par sa solitude. Une alternative s’offrait à cette civilisation : il fallait le cultiver pour le rendre habitable ou le quitter pour un ailleurs plus clément. Le caractère éprouvant de la traversée transparaît tout au long du voyage et des descriptions qu’en font les géographes. Leur pensée est fort bien résumée dans l’ouvrage de Heidegger qui discute à plusieurs reprises la formule de Nietzsche : « le désert croît : malheur à celui qui protège le désert ». Heidegger (1959, p. 35-36) écrit : « La désolation s’entend. Désolation est plus que destruction. Désolation est plus sinistre qu’anéantissement. La destruction abolit seulement ce qui a crû et qui a été édifié jusqu’ici. Mais la désolation barre l’avenir à la croissance et empêche toute édification […]. Le Sahara en Afrique n’est qu’une forme de désert. La désolation de la terre peut s’accompagner de l’atteinte du plus haut standing de vie de l’homme, et aussi bien de l’organisation d’un état de bonheur conforme de tous les hommes. La désolation peut être la même chose dans les deux cas, et tout hanter de la façon la plus sinistre, à savoir en se cachant. La désolation n’est pas un simple ensablement. La désolation est à la cadence maxima, le bannissement de Mnémosyne. »

41 Dans l’imaginaire arabe, on l’a compris, oasis et désert fonctionnent par opposition et dualité. Binôme inséparable, l’un ne saurait exister sans l’autre.

42 Les représentations liées à la campagne.– Dans cette perspective, la campagne semble être le contrepoint du désert. Aux grands espaces de la solitude, elle oppose celui de l’horizon cultivé, à l’aridité absolue, la végétation compacte. La verdure est la pièce maîtresse du système, sa couleur symbolisant à la fois l’étendue de l’activité humaine et sa densité. Ibn Hawqal écrit ces lignes : « Selon Abû Utman al-Gahiz, la couleur poudreuse des champs, au beau milieu d’une verte végétation, n’est pas sans grâce. Soit ! Mais à l’inverse, dès l’instant où le regard ne perçoit plus, sur le gris terreux d’un sol déployé, l’organisation de la vie, ce sol-là reste triste et sans éclat, dépouillé de parure et d’agrément, vide de douceur et de joie et prive de tout plaisir celui qui voudrait s’y délasser. La Transoxiane, elle, est comblée et déborde de grâce : tout le pays compris par exemple dans l’enceinte des remparts qui, sur douze parasanges de diamètre, enferment Bukhara, ses villages et leurs champs, est florissant, prospère, luxuriant [33] ».

43 Il établit là le modèle de la campagne idéale. Le champ grisâtre où l’on voit la terre, même entre des cultures, n’est donc acceptable qu’isolé, que jouxté par une végétation vraie. Étendu, déployé, il est insoutenable. Dans la continuité, la terre n’est gracieuse que recouverte du tapis ordonné que les hommes posent sur elle. C’est le vert seul qui enchante, un vert sans rupture, dont l’étendue « sans faille », créant le sentiment même de densité, finit par lui faire rejeter comme inacceptable ces taches grises : « On se réfère, pour les lieux les plus agréables du monde à la Sogdiane de Samarqand, au Nahr al-Ubulla et à la Guta de Damas, encore que Sabur et Gur, au Fars, ne le cèdent en rien à la Guta : car lorsqu’on est à Damas, on a sous les yeux, à une parasange et même moins, des montagnes désolées dépourvues de plantes et d’arbres, et des lieux sans vie. Or le paysage le plus plaisant est celui qui emplit le regard, épuise l’horizon et n’en finit pas de proposer ses charmes. Au Nahr al-Ubulla et dans toute sa région, partout le regard bute à une parasange environ, et l’on ne peut monter nulle part afin de voir plus loin que cette distance. Allez donc comparer pour l’agrément, un lieu enfoui, d’où la vue ne saurait porter plus loin qu’à découvert et un autre d’où l’œil est saisi par l’ampleur de la perspective et vagabonde sur le paysage, transmettant son plaisir jusqu’à l’âme ! Dans la Sogdiane de Samarqand, je ne sais aucun site, aucune localité où, du haut de la citadelle, le regard tombe sur des montagnes sans arbres ou sur des plaines (sahra’) grisâtres, car ici, les terres cultivées sont prises entre les frondaisons et chargées de verdure. »

44 Voila enfin éclaircies et rassemblées les conditions du plaisir de la campagne. Les deux faux modèles, ceux de Damas et du bas Irak, pèchent par défaut, respectivement, de constitution et de perception : la densité de la verdure est tantôt saisissable à la vue, mais imparfaite dans la réalité, tantôt réellement parfaite, mais insaisissable en sa totalité. Pour que le tableau soit achevé, il faut donc non seulement qu’il le soit effectivement, mais encore qu’on puisse percevoir cette vérité. Pas plus qu’il n’est de belle nature sans l’effort de l’homme pour en faire une campagne, il n’est de vraie campagne sans l’œil de l’homme pour en faire un spectacle et un paysage. L’analyse du texte d’Ibn Hawqal révèle que c’est d’une citadelle qu’il contemple le pays. Ibn Hawqal, avec les géographes des masalik wal-mamalik, fonde son information et sa science sur le regard, l’observation directe et personnelle, le iyan. Mieux encore, il s’autorise, en voyageur qu’il est, à transformer, comme ici, ce principe d’information en plaisir.

45 Les paramètres du jugement associeront donc le sentiment, et même la jouissance du spectateur à la réalité de ce qu’il observe. La campagne parfaite est celle qui concilie les inconciliables. Sa verdure doit être totale sans le moindre accroc, sans la moindre tache grise qui vienne rompre l’ensemble. Elle doit fermer l’horizon, mais cet horizon doit être infini et plan, tout au plus à peine ondulé, sous peine d’opposer au regard quelque montagne dénudée. Simultanément, il lui faut renfermer en son centre une élévation d’où cet étalement puisse être rassemblé par le regard : dans ce paysage entièrement animé, la citadelle est donc le substitut de la montagne proscrite. Cette hauteur bâtie par l’homme est le belvédère qui lui permet de contempler son œuvre : champs, arbres et maisons imposés à la nature brute. La campagne, rivée au regard que l’on porte sur elle, n’est pas que la trace des hommes sur la terre. Le travail littéraire de description prolonge la présence de l’homme au-delà du travail des champs. Et l’écrivain qui porte au cœur le souvenir ébloui du paysage qu’il embrassa d’un seul coup d’œil sous le ciel bleu, depuis le sommet d’une forteresse, enferme la nature et les êtres dans les pages d’un livre poétique. De ces descriptions ressortent les éléments constitutifs d’une esthétique de la campagne musulmane qui n’acquiert son statut de paysage à part entière que lorsqu’elle est noyée dans la luxuriance végétale. Dans d’autres passages, la campagne peut se charger de certaines qualités religieuses à partir du moment où elle prend l’aspect de l’Éden. La notion de campagne paradisiaque est double : elle est religieuse parce qu’elle renvoie à des références coraniques : « Dieu est celui qui a créé les cieux et la terre, et fait descendre du ciel une eau d’où Il tire votre lot quotidien de fruits […]. Par cette eau, Il fait pousser pour vous les semences, l’olivier, le palmier, les raisins et tous les fruits : il y a là, en vérité, un signe pour les hommes qui réfléchissent » [34]. Mais par la transgression du sens premier de janna, paradis, et son introduction dans le langage courant, elle porte des caractères profanes qui désignent simplement la végétation luxuriante. En effet, le terme de janna n’est pas toujours un superlatif [35]. L’agrément peut disparaître derrière le jardin tout court. C’est alors que janna s’associe avec rawdha (pl. riyâdh), qui se réfère au jardin plaisant à la vue. L’emploi simultané des deux termes est une redondance, qui renforce le caractère idyllique du jardin [36]. Le sens de rawdha reflète un beau jardin irrigué et prospère, mais dans certains cas, il évoque une terre sauvage où l’herbe pousse en abondance.

46 On assiste à l’avènement d’une sensibilité qui se construit progressivement, faisant d’emblée appel à un jugement esthétique. Relayée par la littérature et la poésie, la même sensibilité paysagère s’exprime chez Gahiz et Faqih, qui dressent le modèle campagnard idéal. La campagne, appréhendée comme un jardin à l’échelle du territoire, répond à des critères esthétiques bien définis. Elle ne devient paysage que lorsque ceux-ci sont vérifiés. Ces critères vont permettre d’explorer d’autres catégories d’espace. À travers les exemples des résidences califiennes, palatines et bourgeoises, se dessinent les projets sociaux et spatiaux imaginés par l’élite sociale musulmane. Les descriptions données par les géographes arabes sur ces complexes urbains distinguent les zones des propriétés foncières urbaines entourant immédiatement les villes et occupées par les muniya des souverains, les rahal de l’aristocratie, les day’a des citadins, avec les qura, villages libres des environs [37]. Selon les descriptions, il apparaît que les jardins proposent le local comme l’un des principes fondamentaux du mode d’insertion d’éléments architecturaux dans un site. Mais notre propos s’arrête ici, où s’ouvre la perspective d’un autre travail.

Conclusion

47 L’espace ainsi décrit présente un paysage apprécié. Si la montagne et la campagne offrent à profusion de l’eau et de la végétation, le travail de l’homme domestique la nature et la transforme en jardins cultivés et en champs où les canaux d’irrigation révèlent un paysage qui assure l’existence de tous. C’est la terre travaillée un peu partout sur le territoire musulman qui attire le regard des géographes, car c’est à travers l’abondance que toute forme de plaisir devient possible.

48 Sentir, respirer, entendre et observer une nature généreuse, chaque géographe l’a expérimenté et a construit un paysage visuel, sonore et olfactif [38]. Il devient patent que le paysage musulman est poly-sensoriel. L’espace devient une succession de tableaux où la nature est célébrée sous toutes ses facettes. Plusieurs niveaux descriptifs s’élaborent d’une description paysagère où les différentes lectures du territoire s’entremêlent, mais sont nettement différenciées. À travers la construction lexicographique se bâtit un système de représentation complexe. Un schéma du territoire idéal apparaît, ou ce à quoi on voudrait qu’il ressemble. La visée prospective est doublée d’un sentiment esthétique qui fait que l’espace décrit devient paysage.

49 Les géographes dressent un tableau fascinant du paysage rural de leur époque et tracent avec précision la nature des rapports entre la Cour, le paysage rural et la nature [39]. Le paysage tel qu’il était entendu par les géographes arabo-musulmans se révèle par contraste, par opposition ou par complémentarité par rapport aux différents types d’espace, leur topographie et les marques que le travail de l’homme y imprime. La lexicographie arabe, les homophones et le vocabulaire technique viennent renforcer ou atténuer l’importance des caractéristiques physiques d’un site et révéler la nature du paysage qui y est inscrit. Les descriptions objectives et subjectives du territoire permettent de lire les rapports qu’entretenaient les géographes avec ces espaces. Elles reflètent leur vision de la nature, de ses composantes et donc du paysage. Leur approche met en exergue la belle ordonnance de la nature travaillée (Luginbuhl 1989, p. 898) et révèle donc le caractère construit du paysage qui trouve ses racines dans les idéologies qui l’ont produit, tant sur le plan esthétique que symbolique.

50 D’évidence, que l’on reprenne les écrits d’Ibn Hawqal, Massudi, Ibn al-Faqih ou d’autres géographes entre le viii e et le xi e siècle, on relève une production et une utilisation de modèles paysagers dans la construction desquels les géographes musulmans ont joué un rôle déterminant. Leur rôle s’apparente à celui joué par les peintres et la peinture en Occident. Ce constat permet de poser une question cruciale : le paysage relève-t-il uniquement du visuel pour transmettre des manières de concevoir le rapport des sociétés à la nature ou en existe-t-il d’autres ?

51 L’exemple de la géographie arabe démontre qu’il existe d’autres voies exploratoires à l’émergence du paysage. La culture arabo-musulmane a fait naître sa conception de la nature et du paysage à travers l’écrit, elle lui a donné une dimension poétique indéniable avant que l’Occident ne la découvre ou plus exactement ne la formule.

52 La présentation de la géographie arabe, à travers un ensemble de textes, donne l’impression qu’une grande part de ce qui fonde le concept de « paysage » tant dans son mode de pensée, dans l’élaboration de la sensibilité que dans l’idée de projet, forge la pensée paysagiste musulmane. La tentative de ré-articulation de la société à la nature et de la biophysique à la société et à l’espace a été l’un des fondements de la géographie musulmane. Les géographes arabes avaient déjà couvert le champ de la géographie, en avaient exploré les différentes facettes et obéissaient au désir de découverte. Lors de son émergence, cette géographie s’inscrivait aussi dans le cadre d’une théologie scientifique au même titre que la géographie occidentale, à presque quatre siècles d’intervalle. Certains de ces textes prennent encore plus de valeur puisqu’ils nous éclairent sur les évolutions dans le temps des représentations et pratiques sociales, dans des contextes historique, social, politique, culturel et économique différents des nôtres.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : religion, paysage, laïcité, géographie arabe classique

https://doi.org/10.3917/eg.342.0176

Notes

  • [1]
    Sens de l’observation et du détail concret. Il sera mis en lumière par C. Pellat, voir Miquel, 1967, p. 63, 223, 224.
  • [2]
    Al-Muqaddasi (MUQ) (ix e-x e siècles), célèbre géographe arabe qui publia vers 895 une description de l’empire musulman à l’époque abasside.
  • [3]
    Gahiz ‘Amr b. Bahr al-Basri (775-869), un des plus grands polygraphes et prosateurs arabes, situé à l’époque essentielle des débuts de la géographie arabe, dont il est l’un des pionniers. Pour plus de détails voir Pellat, in EI (2), t. II, p. 395-398 et A. Miquel, 1967, p. XIX et 35-57. Gahiz fut l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages fondamentaux tels que : Kitab at-tarbi’ wa t-tadwir, Kitab al-hayawan, Kitab al-amsar wa ajaib al-bulden.
  • [4]
    Ibid., voir aussi Gahiz, Hayawan, in (EI) t. III, p. 126, t. IV, p. 36 et t. VII, p. 41. Réf. où il est question de cette observation personnelle.
  • [5]
    La construction du concept « paysage » a fait l’objet d’un article spécifique et ne sera donc pas abordée ici.
    J’y propose une lecture de la production linguistique et littéraire concernant le concept de paysage dans la culture arabo-musulmane classique. Cf. Latiri, 2001.
  • [6]
    A. Miquel, 1967, p. 77. Terme utilisé par Marco Polo dans le sens de disposition, arrangement.
  • [7]
    Al-Kindi Abu Yusuf Ya’qub b. Ichaq, (796- 874 ?). Premier philosophe arabe qui transcrit Aristote et Ptolémée. Fondateur de l’une des écoles de géographie les plus réputées.
  • [8]
    A. Miquel, 1967, p. 71, sous la réserve que les noms des peuples sont parfois déjà des ébauches d’une description, d’autant plus qu’ils sont mal connus, tels que les troglodytes (peuple d’Éthiopie), ou ceux qui habitent des chariots (peuple Scythe), etc.
  • [9]
    A. Miquel, 1975, p. 142, MUQ, sur les fleuves, p. 1 et passim ; sur les montagnes, p. 18, sur les itinéraires p. 20, 22, 30 ; sur les monuments et merveilles, p. 11, 13, 20, 21, etc.; sur les villes, p. 33, 39 ; sur les produits de la terre, p. 7, 10, 11, 12 ; sur les prix, p. 17 ; sur les caractères et les mœurs, p. 18, 32 ; sur les hommes célèbres, p. 32 ; sur les spécialités locales, p. 32, 36, 37.
  • [10]
    Massudi (MAS) (m 956), grand voyageur, enquêteur passionné et consciencieux, il s’intéressa aux cultures non musulmanes. On connaît de lui surtout Murujal-thahab.
  • [11]
    Ibn Khaldun (1332-1403), né à Tunis, mort au Caire, lettré et juriste, son Histoire universelle définit l’histoire comme une science indépendante et est fort riche en approche sociologique.
  • [12]
    Ibn Hawqal (ix e-x e siècles), géographe et voyageur irakien qui visita Palerme en 973. Parmi ses écrits : Kitab surat al-ard (Configuration de la terre). Trad. G. Wiet et G. H. Kramers, Paris-Beyrouth et in BGA (Bibliotheca Geographorum Arabicanum), vol. 2, publ. M.J. Goeje, éd. Leyde. 8 vol. 1908.
  • [13]
    Muqaddasi illustre assez bien la façon dont s’est développée cette science de la Qibla. Cf. A. Miquel, 1967 et Schoy, « Qibla », in EI, t. II, p. 1045-1047.
  • [14]
    Cheminement classique de tout savant musulman, pour plus de détails voir Ibn Battuta, Voyages, t. 1. De l’Afrique du Nord à la Mecque, p. 22-24.
  • [15]
    Ibn Battuta (m 1377), géographe maghrébin, grand voyageur, très curieux. Son récit de voyage est une bonne source documentaire.
  • [16]
    Al-Tijani (xiv e siècle), géographe maghrébin, connu pour son ouvrage rihla’t al-tijani.
  • [17]
    Le travail lexicographique sur le concept même de paysage dans la langue arabe a fait l’objet d’un article (Latiri, 2001).
  • [18]
    Ibn al-Faqih (FAQ), géographe-historien d’origine persane, il a écrit vers 903 une encyclopédie de la culture générale de l’époque : Kitab al-bulden.
  • [19]
    Coran, XVI, 15, XXI, 32, XXXI, 9, XXVII, 62, XLI, 9, LXXVIII, 6, 7.
  • [20]
    FAQ, p. 25, partiellement repris par MUQ, p. 137.
  • [21]
    Pour les auteurs cités, la montagne se pénètre moins qu’elle ne se gravit, car ce n’est pas la vallée, mais la ‘aqaba (le col, la passe, la montée) qui porte dans les esprits le poids de la lutte et du triomphe sur la montagne. Le plus souvent, la ‘aqaba reste l’événement majeur de l’étape. Elle mérite une annotation pour peu que le relief présente une importance par sa masse, comme par exemple au Zagros ou au Fars : « mieux vaut escalader les chaînes par les cols élevés […] que de s’aventurer dans les vallées […], effroyables canions, inaccessibles et infranchissables, […].
  • [22]
    HUR, p. 43, 44 ; FAQ, p. 200, 201 ; IST, p. 78 ; HAW, p. 276, 282, 288, 473 ; MUQ, p. 35, 259, 420, 434, 437, 455. Le si’b Bawwan est chanté par les poètes, notamment Mutanabbi, cf. FAQ, p.200 ; HAW, trad. Wiet, p. 265.
  • [23]
    Miquel, ibid., p. 150. Sabusti ne parle que de ce qui peut procurer plaisir et agrément (ma latha wa taba), belles descriptions, ce qui fait plaisir, belles histoires, etc.
  • [24]
    HUR, p. 126, 147 ; QUD, p. 186, 191 ; YAQ, p. 311 ; RST, p. 175, 184 ; MUQ, p. 251, 253. Aujourd’hui Birkat al-Aqaba.
  • [25]
    MUQ, p. 424, sur le sens du participe « daniya » (facilisnactus), cf. BGA, IV, p. 238.
  • [26]
    HAW, p. 108, 147, 174, 236, 363, 400, 464, 494, 507, 509.
  • [27]
    Pour cette traduction voir A. Miquel, 1980, p. 89, et Wiet. Les commentaires qui suivent ont paru, avec quelques variations de forme in « Un géographe arabe à la campagne », L’Arc, 72 (hommage à G. Duby), 1978, p. 43, 48.
  • [28]
    Cf. Latiri, 1999, le paysage panoramique, p. 437, il est question de plusieurs citations où une très grande importance est accordée au point de vue pour la contemplation des paysages.
  • [29]
    Al-mantharatu : un endroit au sommet de la montagne d’où un garde peut voir l’ennemi et surveiller le col de la montagne : mawka’ fi ra’s al-jabal fihi rakib yandhuru al’aduwi, yahrusuhu. Al mantharatu : l’observatoire, al markabatu. Il est clair que, dans cette première acception, il est question de site stratégique d’observation en situation de conflit ou de guerre.
  • [30]
    Tafarij : futuhat, tafarij al-kiba’ wal darabazin wa ma achbaha, khurukuha : ouvertures dans les coupoles ou les garde-fous renvoyant à la capacité de voir au travers, à partir du cadrage induit par ses structures architecturales. Cf. Latiri, 1999, t. 1, p. 14.
  • [31]
    Une notation comme celle MUQ, p. 381, sur les labours en rapport avec l’humidité ou le degré de fermeté du sol est exceptionnelle.
  • [32]
    Jacques Berque, Les Dix Grandes Odes arabes de l’anté-islam. Une nouvelle traduction des Mu’allaqât. Éd. Sindbad/Actes Sud, 1995. Pour plus de détails sur certains textes anciens parlant du désert, cf. Dédales n° 7 et 8, Désert, vide errance écriture. Éd. Maisonneuve et Larose, 1998 ; p. 58 Imru’al-Qays ; p. 64 Zubayr Ibn Abi Sulma ; p. 70 Labid Ibn Rabi’a ; p. 77, Nabigha Dhobyâni, etc.
  • [33]
    Trad. A. Miquel, ibid., p. 90, 91 ; cf. Le Strange, The Lands of the Eastern Caliphate, p. 19, 44, 46, BGA, IV, p. 378.
  • [34]
    Coran, XIV, 37, 32 ; XVI, 11 ; II, 20, 22 ; VII, 55, 57 ; XIII, 3, 40, 37 ; XVI, 69, 67 ; XXXV, 25.
  • [35]
    Très clair chez MUQ, p. 388-389, 409 : un paradis (janna) où paissent des vaches.
  • [36]
    HAW, p. 500 ; MUQ, p. 378, on note janna et rawdha avec hadiqa, p. 384, janna, rawdha, busten.
  • [37]
    Voir, pour plus de détails, Lagardère, p. 50-113.
  • [38]
    Certains passages sont très explicites sur l’importance des odeurs et des sensations tactiles dans les descriptions. Cf. Latiri, 1999, t. 1, p. 124, 130, 171, 433.
  • [39]
    Cf. Latiri, 1999. Ici la référence renvoie aux origines élitaires de la construction paysagère et les modèles d’organisation spatiale qui s’y réfèrent tels que les Muniya, les Rahal, les Day’a, les Qura.
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