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Article de revue

La forme privative du fait de l'urbanité: emprise sécuritaire et homogénéisation socio-spatiale à Caracas

Pages 114 à 130

Notes

  • [1]
    Entre sa définition weberienne d’outil méthodologique pour le filtrage du réel, et son usage comme modèle de réalisation martelé par la modernité, il faut signaler la confusion de genres dont l’idéal-type est souvent l’objet.
  • [2]
    Non seulement la contiguïté entre urbanizaciones et barrios est une spécificité caraquénienne (différence fondamentale avec d’autres métropoles latino-américaines soumises à une forte ségrégation socio-spatiale, par exemple Bogotá, divisée en deux blocs — nord et sud — facilement identifiables), mais jusqu’aux années 1980, les impératifs de convivialité se sont fréquemment imposés dans les épreuves de la mitoyenneté.
  • [3]
    L’urbanité privative est l’une des formes d’un répertoire (dont font partie également les formes autoritaire, citadine, réglementaire et civique) construit dans un esprit simmelien, pour caractériser les modalités « situées » propres à une anthropologie de l’urbanité à Caracas (García Sánchez, 2002a).
  • [4]
    Nous ne traitons pas dans cet article d’autres expressions récentes de l’urbanité privative : (1) la création gouvernementale des « zones de sécurité militarisées » autour des installations publiques jugées « prioritaires » ; (2) la territorialisation exclusive des espaces publics des quartiers centraux et des quartiers populaires exercée par les « cercles bolivariens » partisans du régime ; (3) l’occupation des places centrales de l’Est par des militaires dissidents et leurs partisans d’opposition. Même si ces expressions se font dans la continuité historique de logiques d’action propres à l’urbanité privative, elles matérialisent un syncrétisme avec les formes autoritaire et réglementaire qui demande un autre cadre d’analyse.
  • [5]
    Même si les DRU sont plus couramment appelées « guérites de surveillance », leur généalogie et l’organisation qui les met en place permettent de les dénommer « douanes ». Il ne s’agit pas de dispositifs marchands interurbains qui imposent des taxes fiscales aux biens de consommation. Les DRU s’inspirent plutôt de la tradition de surveillance et de contrôle des passants par la mise en place de barrages et de filtres (fixes ou inopinés) à la circulation qui est une pratique courante des politiques de sécurité publique des forces de l’ordre à Caracas. Toute une organisation qui articule des compétences humaines, un certain aménagement de l’espace, la disponibilité des objets de contrôle et la régularisation des routines de travail est ainsi sollicitée. Les DRU vont donc bien au-delà de la neutralité d’une « guérite » et d’une simple action de surveillance. (García Sánchez et Villa, 2001).
  • [6]
    On peut établir une corrélation historique entre les figures sociopolitiques du paterfamilias de la Colonie, du vecino de l’époque de l’Indépendance et du « riverain » de la période démocratique actuelle. Ils incarnent la partie saine du peuple (Hébrard, 1996) qui, grâce à son instruction, son statut de propriétaire et son appartenance socio-économique, est en mesure d’exercer un pouvoir pour faire valoir ses intérêts. Avec la perte de crédibilité des partis politiques depuis les années 1980, les lois d’administration urbaine privilégient la participation de cette figure résidentielle du citoyen.
  • [7]
    « La grande familiarité qui existait auparavant entre les riverains, la liberté qu’on accordait à nos enfants, c’est fini. Tout le monde a commencé à se renfermer et à déserter le dehors. On ne se voit que sporadiquement pour savoir où, quand et comment on sort » (riveraine de Terrazas).
  • [8]
    Pour approfondir la question des procédures et les déboires de la « formalisation institutionnelle de l’autodéfense des communautés », cf. García Sánchez et Villá, op. cit.
  • [9]
    Devant l’impossibilité d’obtenir des dénombrements démographiques officiels de la surface urbanisée et des habitants concernés par l’urbanité privative, on a fait des estimations approximatives à partir du dernier recensement (2001), des données de cadastre offertes par les municipalités de Baruta et de Chacao et des enquêtes de terrain. Sur les cinq municipalités qui constituent le District Capital (Libertador, Chacao, Sucre, Baruta, El Hatillo), les DRU et les quartiers privés se déploient dans plus de 75 % de la surface urbanisée correspondant aux municipalités de Baruta et de El Hatillo, dans moins de 30 % de celle qui correspond aux municipalités de Sucre et de Chacao et dans moins de 10 % du territoire administré par la municipalité de Libertador. Si l’on observe la figure 1 (où, par ailleurs, ne sont pas prises en compte les urbanizaciones), cela représente un peu moins d’un tiers de la surface urbanisée de la métropole. Sur les 1 836 286 habitants comptabilisés pour le District Capitale dans le recensement de 2001, entre 20 % et 27 % habitent dans des zones où l’urbanité privative s’est installée.
  • [10]
    La crise de polarisation sociopolitique, qui s’est emparée de la nation vénézuélienne depuis le début de la « révolution chaviste » en 1999, n’a fait que répandre et aggraver cette « correspondance critique » et l’absence de retour réflexif. Les nouvelles expressions de l’urbanité privative (cf. note 4) représentent un petit échantillon de la continuité de cette tendance et de son inscription dans l’espace métropolitain.

L’urbanité dans une cité vulnérable

1 En général, les villes ne cessent de se concevoir elles-mêmes en termes de cité, c’est-à-dire « sous leur aspect de personne morale » (Le Petit Robert). Les exigences communes et les impératifs d’ordre, les plannings d’aménagement et les programmes d’action, les principes éthiques et les mises en forme politiques apparaissent alors comme autant d’instruments pour dessiner son horizon. Pourtant, si, de la ville à la cité, il n’y a pas que l’urbain (Choay, 1994 ; Delgado, 1999), une ville ne devient cité qu’à condition de (re)connaître sa condition vulnérable, de l’évaluer et d’agir en conséquence.

2 Dans son article de 1938, « Urbanism as a way of life », L. Wirth définit d’une façon formelle et générale tantôt un objet d’étude, tantôt un contexte épistémologique. Même si « urbanism » n’a pas toujours été traduit par « urbanité », les critères de densité, de taille et d’hétérogénéité ont servi de modèle de référence idéal-typique pour l’identification tant urbanistique que socioculturelle de la métropole [1]. Néanmoins, la pertinence de la dichotomie rural/urbain sous-jacente au modèle de Wirth et de Lewis (1951), a été l’objet de critiques (Redfield, 1942 ; Gans, 1962). Ce qui a eu la vertu de montrer l’impossibilité d’envisager les communautés urbaines en dehors de la question du « contexte » : « La taille, la densité et l’hétérogénéité n’ont aucune raison de se combiner de la même manière dans toutes les villes […] Elles relèvent de continuités différentes ; ou encore il existe tant de dimensions dans chacune de ces variables qu’il n’est pas facile du tout de trouver un moyen de les aborder ensemble avec le même instrument de mesure » (Hannerz, 1983, p. 96-97).

3 Notre réflexion sur l’urbanité est envisagée à partir de cette mise au point théorique. Ainsi, l’urbanité se constitue à travers des formes socio-spatiales et des usages citadins divers. Sa mesure s’établit moins par rapprochement avec l’idéal-type de la ville que par les épreuves d’ajustement (gestionnaires, politiques) entre les formes et les usages.

4 El Caracazo de 1989 est passé à l’histoire comme un bouleversement sociétal majeur qui a concentré des émeutes généralisées, une répression meurtrière et la mise en visibilité sans précédent de l’extrême vulnérabilité de la cité. Cet événement non seulement a secoué les structures sociales et politiques de la société vénézuélienne, mais a encouragé également le déclin d’une distribution métropolitaine basée traditionnellement sur la contiguïté socio-spatiale des différentes classes sociales [2]. La gestion contemporaine des problèmes de violence urbaine (dans leur capacité à produire de l’insécurité et un éventail de sentiments s’y rapportant) s’est traduit depuis par le développement intensif d’une urbanité privative. Cette forme élémentaire de l’urbanité [3] acquiert progressivement une légitimité territoriale et sociopolitique basée sur des présupposés moraux ordinaires, des figures juridiques et institutionnelles, des découpages géographiques et des objets urbanistiques. Elle se rend perceptible notamment dans l’environnement des ensembles résidentiels sécurisés [4]. Nous analysons ce processus dans des quartiers traditionnellement ouverts, soumis à des dynamiques de clôture de degré variable, mises en place à travers des dispositifs de contrôle sécuritaire dans leurs espaces publics. Associations, usagers, administrations urbaines, riverains, compagnies de sécurité et vigiles sont saisis à travers certaines figures de l’interaction sociale et politique, notamment dans les expériences conflictuelles concernant l’usage de l’espace. On reste enfin attentif au rôle joué par la confiance (et son défaut) sur les supports institutionnels et situationnels de ces figures et leur ascendant sur le « vivre ensemble ».

5 Le dessin d’une mosaïque de territoires peu perméables à la présence étrangère, interprétée le plus souvent comme dangereuse, caractérise l’empreinte spatiale de ce processus social. En multipliant les ensembles résidentiels sécurisés, les habitants de Caracas tendent à appréhender idéalement l’espace public urbain comme un refuge, un espace proximal, un territoire domestique, hermétique aux différences. Ainsi, du point de vue du citadin, la ville se trouve ramenée au territoire circonscrit du « chez-soi » (celui de l’accessibilité restreinte), où chacun peut voisiner dans une tranquillité assurée, et où la propriété privée (qui exerce le privatif par le contrôle) se trouve érigée en paradigme de la communauté urbaine. Cette configuration segmentaire contribue grandement à la condition vulnérable de la cité caraquénienne d’aujourd’hui.

« Vous n’habitez pas ici, nous ne vous connaissons pas, alors à quoi bon venir ? »

6 Les formes de la territorialisation à travers lesquelles les quartiers résidentiels établissent des repères et des pratiques d’autonomie et de segmentation par rapport au modèle métropolitain varient selon la façon dont le statut et le partage public-privé de l’espace sont définis.

7 Comme nombre de villes états-uniennes et latino-américaines dans les années 1980-1990, Caracas a vu se multiplier des ensembles résidentiels sécurisés, autant à travers la construction ex nihilo de urbanizaciones cerradas, à Manzanares, Monteclaro, Lomas del Mirador, etc., qu’à travers l’installation progressive et discrète de « douanes résidentielles urbaines » (DRU), prédominantes dans les beaux quartiers périphériques (fig. 1). Les DRU sont les dispositifs techniques de contrôle et de privation de la libre circulation des citadins sur la voie publique (trottoir et rue). Une barrière mobile (remplacée parfois par une grille) traverse ainsi la rue d’un extrême à l’autre pour bloquer le passage (photos 1 et 2). Elle est activée par des gardiens privés installés dans une guérite édifiée sur le trottoir (ou au milieu de la rue), chargés d’interpeller les passants inconnus. Ces gardiens sont parfois accompagnés de chiens et équipés d’armes à feu. Des dérivés des DRU prolifèrent également : des grilles inamovibles, des piliers en ciment fixés au sol et liés par des chaînes, des murs en brique remplaçant la barrière (photos 3 et 4) et, parfois même aussi, une guérite clôturant totalement la voie [5]. Les différences et les ressemblances entre ces deux modalités d’aménagement de l’urbanité privative des métropoles contemporaines sont importantes à souligner en raison des enjeux sous-jacents tant historiques qu’urbanistiques.

Fig. 1

Douanes résidentielles urbaines et quartiers privés à Caracas

Fig. 1

Douanes résidentielles urbaines et quartiers privés à Caracas

Photos 1 et 2

Douanes résidentielles urbaines dans le quartier de Prados del Este (à gauche) et de la Redoma de San Luis (à droite)

Photos 1 et 2

Douanes résidentielles urbaines dans le quartier de Prados del Este (à gauche) et de la Redoma de San Luis (à droite)

Photos 3 et 4

Les dérivés des douanes résidentielles urbaines dans le quartier de Prados del Este

Photos 3 et 4

Les dérivés des douanes résidentielles urbaines dans le quartier de Prados del Este

8 Du fait de leur origine strictement privée, les urbanizaciones cerradas surgissent sur la base d’une grande autonomie politique et sociale. L’exclusivité des usages produite par leur statut privé se fonde sur la propriété et la gestion des parcelles résidentielles, mais aussi des parties communes. Cette disposition privative prend souvent appui sur la figure contractuelle de la copropriété. Cela permet à leurs habitants de jouir d’une autonomie relative par rapport aux fonctions urbaines, à la prestation des services et à l’usage des espaces de loisir et de circulation. Là, les contraintes de l’accessibilité exercées par la présence des guérites de surveillance, des gardiens, des grilles et des murs ne se traduisent pas par des processus de privatisation des espaces publics comme dans le cas des quartiers sous le contrôle des DRU. Dans l’enceinte surveillée de l’urbanización cerrada, le statut public des espaces est d’ores et déjà relativisé, puisque tout le territoire est juridiquement privé, avec une gradation d’usages qui va du résidentiel familial au communautaire ou au collectif. Une partie des problèmes de gestion de l’aménagement, de ségrégation socio-spatiale et de transformation politique et administrative des territoires urbains de ces ensembles résidentiels est envisageable dès leur planification et leur construction.

9 L’urbanisation de Caracas s’est ralentie depuis la fin des années 1980 en raison de la crise économique et des effets de redistribution entraînés par le processus de décentralisation entamé à l’époque (Cilento et Fossi, 1998). C’est donc surtout dans la banlieue lointaine, celle qui s’est développée dans le périmètre de la « zone de protection naturelle » et des municipalités du Sud-Est et du Sud-Ouest de la région capitale, avec ses paysages semi-ruraux, que les urbanizaciones cerradas se sont installées à Caracas.

10 Les qualités « fermée » et « privée » des nouveaux ensembles résidentiels bâtis pour les classes moyennes sont devenues les fers de lance de l’offre immobilière actuelle. L’existence de ce type de quartiers était véritablement minoritaire à Caracas jusqu’à la fin des années 1980, se réduisant aux couches les plus riches de la population : le Country Club dans le Nord-Est et La Lagunita Country Club dans le Sud-Est de la ville. Mais, après le Caracazo, la logique de ségrégation urbaine, fondée sur la privatisation de l’espace public des zones résidentielles des classes moyennes et aisées, s’est nettement approfondie. Le fossé économique, les rancunes sociales et les préjugés culturels ne sont plus seulement implicites, ils s’exposent et s’inscrivent matériellement dans l’espace urbain avec de moins en moins de réserve. Le contrôle vigilant de l’accès des quartiers auparavant ouverts finit par s’imposer comme un nouvel opérateur urbanistique qui redéfinit, en les homogénéisant, les découpages géographiques et les usages socio-spatiaux.

11 Les DRU ont ainsi proliféré dans les années 1990 dans la majorité des quartiers de l’Est, du Sud-Est et du Sud-Ouest caraquénien : Terrazas del Club Hípico, El Peñón, La Trinidad, La Tahona, La Alameda, Santa Paula, Santa Fe, San Luis, Caurimare, Alto Prado, Macaracuay, Prados del Este… La plupart de ces quartiers sont composés d’une succession de parcs résidentiels de basse densité ou de villas relativement isolées dont l’accès se fait presque exclusivement en voiture. Leur construction a suivi les règlements du cadastre municipal qui exigent des promoteurs immobiliers la cession aux administrations urbaines des voies de circulation et des espaces d’usage commun (les places, les centres de services, etc.) pour leur gestion et leur usage publics. Ils sont en général éloignés de l’axe central de la métropole (El Silencio-Sabana Grande-Altamira) (fig. 2 et 3).

Fig. 2

Localisation des douanes résidentielles urbaines dans les quartiers de San Luis et de Caurimare

Fig. 2

Localisation des douanes résidentielles urbaines dans les quartiers de San Luis et de Caurimare

Fig. 3

Localisation des douanes résidentielles urbaines dans la zone d’El Cafetal, 1996

Fig. 3

Localisation des douanes résidentielles urbaines dans la zone d’El Cafetal, 1996

12 Le travail de terrain a eu lieu à San Luis, Prados del Este et Terrazas del Club Hípico. Ces quartiers appartiennent à la municipalité de Baruta. C’est la seule parmi les cinq municipalités qui composent la mosaïque politico-administrative caraquénienne à avoir créé un cadre juridique pour légitimer et réguler la prolifération des DRU. C’est donc dans ce contexte, à la fois historique, fonctionnel, politique et moral, que la phrase « Si vous n’habitez pas ici et que nous ne vous connaissons pas, à quoi bon venir ? », avec laquelle les vigiles, les responsables des associations de riverains et les riverains eux-mêmes accueillent les inconnus, devient la justification première du processus qui construit la forme privative de l’urbanité à Caracas.

Les associations de riverains à but sécuritaire : du statut civil à la convenance instrumentale

13 L’installation et l’essor des DRU à Caracas demandent l’établissement d’un support organisationnel dont le caractère associatif, civil et à but non lucratif, non seulement désigne un statut juridique, mais aussi leur accorde une spécificité politique liée à leur statut. Comment la mitoyenneté se trouve-t-elle au cœur du lien associatif ? Quelles convenances instrumentales met en jeu ce modèle d’organisation ?

14 Les quartiers dont l’accès est restreint par les DRU et leur dérivés, à la différence des urbanizaciones cerradas dans lesquelles la sécurité est un service « intégré », doivent construire le cadre d’action de leur organisation interne à travers la figure juridico-politique de l’association civile, riche en possibilités et en contraintes, mais différente de la copropriété. Les actions des associations civiles se décident sur la base de la participation d’un groupe de personnes liées par un objectif commun, du temps prévu pour l’engagement et des effets que les associés en attendent. Ces associations fonctionnent au gré des échanges, des interlocutions et des interpellations. La contractualisation de l’engagement n’occupe pas la place centrale, comme dans le cas des copropriétés. Cette place est prise par d’autres mobiles comme le partage des sensibilités, le débat d’idées ou la conduite de projets qui se donnent un cadre organisationnel nécessaire pour aboutir. Les conditions dans lesquelles la confiance « lubrifiera » l’échange (Arrow, 1974) et se géreront les contraintes propres à une relation où « la position relative des partenaires n’est pas spécifiée » (Servet, 2000) différencient ces associations d’autres modèles d’organisation comme les copropriétés ou les sociétés anonymes.

15 Le vecino (habitant voisin, riverain) est un acteur incontournable dans le contexte caraquénien depuis l’époque coloniale lorsqu’il incarnait la figure du paterfamilias[6]. Que ce soit à partir d’une référence métropolitaine, communautaire ou de quartier, ce traitement du citoyen en « riverain » souligne la place occupée par la proximité socio-spatiale et l’autorité domestique dans le devenir sociopolitique du caraquénien. Le partage du bien commun et l’échange civil sont ainsi censés être entretenus dans des conditions accrues de familiarité et de régularité. Il n’y a cependant pas de formule pour traduire la proximité en partage ou en coexistence. L’identification du vecino des beaux quartiers comme « riverain » précise sa participation plus ou moins active dans les démarches visant à restreindre l’usage des espaces publics.

16 L’installation de la DRU de La Redoma de San Luis débute en 1990, lorsque des habitants de la zone s’organisent pour se procurer un dispositif de sécurité urbaine distinct de ceux qui sont habituellement fournis par les services publics de police. Une partie des résidants avait déjà échangé des idées à ce propos, dans le cadre (strictement rassembleur et volontariste) de l’association d’habitants du quartier. Cependant, ils ont dû se constituer en « association civile sans but lucratif », car ce statut juridique, inscrit dans le Registre Civil, leur permettait d’acquérir légalement des droits et d’établir des compromis face aux membres de la communauté et aux tiers, point incontournable pour engager des services de sécurité privée. Cependant, l’assemblée de l’association civile ne se réunit que rarement. C’est plutôt le Conseil de direction qui exerce les tâches politico-administratives. Le commentaire des faits divers rapportés par les dirigeants de l’association et la prise de décisions sur les réajustements du travail sécuritaire accompli par la DRU constituent l’ordre du jour des réunions de ce « petit comité ».

17 Même s’il existe un double fond de partage (le voisinage et l’emprise sécuritaire), le problème de soumettre l’économie liée au fonctionnement du dispositif à un régime d’ajustement et d’accord est présent dans de nombreuses associations. La participation des riverains aux frais de fonctionnement et les problèmes de gestion ainsi engendrés font surgir des divergences qui ne sont pas étrangères au caractère associatif de l’engagement. Tout se passe comme si le noyau conflictuel du lien civil censé être établi et consolidé par ces associations demandait de « transformer les contrats fragiles en engagements crédibles » (Karpik, 1996). Ces associations civiles voient ainsi le jour autant en fonction d’une convenance instrumentale que pour une communauté spontanée d’objectifs.

18 Bien que le statut « civil » de ces associations représente un recours juridique permettant d’engager des démarches, il contribue aussi à façonner les modalités et les contraintes des engagements civiques et des territoires urbains. Le fait de s’associer dans un but sécuritaire, lorsque la sécurité publique fait défaut, et de donner un cadre juridique à cette association constitue ainsi le point d’amorce d’une situation trouble qui est au cœur de la culture civique à Caracas : la cristallisation politique et administrative de la sociabilité de surveillance.

La sociabilité de surveillance : condition civile de l’urbanité privative

19 La sociabilité de surveillance donne lieu à des usages et des rituels par lesquels non seulement la civilité ordinaire de l’urbanité privative se met en place, mais aussi se manifestent les résistances et les contournements qu’elle engendre. Ce n’est pas le seul registre de sociabilité se déroulant dans les territoires des riverains, car les DRU encouragent la configuration d’un « dedans » qui conforte la sociabilité communautaire. Néanmoins, la normalisation de l’urbanité privative apparaît comme une preuve incontestable de l’emprise des grandeurs domestiques (Boltanski et Thévenot, 1991) sur la constitution ordinaire de l’ordre public à Caracas. Par quelles expressions l’« esprit riverain » des beaux quartiers de l’Est de Caracas conforte-t-il cette sociabilité ?

20 La sociabilité de la rue qui se construit à partir des relations de trafic propres aux environnements urbains (Hannerz, op. cit.) prend à Caracas la forme du soupçon et de la probabilité constante de l’agression. Les riverains des quartiers huppés et des classes moyennes désertent la rue pour s’enfermer dans des foyers dont l’équipement emprunte toujours davantage à l’univers carcéral : grilles, cadenas, hauts murs, chiens dressés contre les étrangers, armes, caméras de surveillance, dispositifs électriques et électroniques de dissuasion, etc. Ce phénomène qui, jusqu’aux années 1980, avait en général seulement investi l’espace domestique, a été transféré à l’espace public urbain. Par ce biais, celui-ci devient l’espace communautaire des riverains. Là, les qualités de coprésence et de coproduction forgées par les usages citadins des rues, des trottoirs, des squares et des parcs sont relativisées.

21 La sociabilité de surveillance agit comme moyen de défense d’un territoire permettant de « posséder » (dixit un riverain interrogé) un minimum de sécurité. À Caracas, aujourd’hui, disposer ou non d’un service privé de surveillance n’est pas seulement le symbole d’un statut socio-énonomique privilégié, ni un effet de mode. Cela sert aussi à justifier une communauté morale qui fonde toute une conception de la civilité et de l’hospitalité métropolitaines. L’espace urbain situé en dehors du foyer est considéré comme « souhaitable » et « habitable » dans la mesure où il est possible d’y retrouver les modes relationnels propres à l’espace domestique traditionnel où les différends sont résolus par le recours à l’autorité et à la force.

22 L’autre alternative d’usage est le déplacement, acte de mobilité urbaine dans lequel comptent le départ et l’arrivée plus que l’environnement parcouru qui devient ainsi une sorte de no man’s land. C’est, par exemple, le cas de l’une des avenues du quartier de Terrazas del Club Hípico, qui est la seule artère sans DRU de ce quartier. De ce fait, c’est un espace public stigmatisé par les riverains (« Si tu cherches des problèmes, c’est là que tu en trouveras »), démuni de référents encourageant un usage autre que le déplacement rapide, et déserté par cette communauté (García Sanchez et Villá, op. cit.).

23 Voici donc une double défaillance sur laquelle se fonde la perte des qualités citadines et citoyennes qui affectent la condition urbaine des Caraquéniens. D’une part, quel que soit l’usage pratiqué, il leur est difficile, en tant qu’acteur social et politique, de s’assumer, de se manifester et de se reconnaître comme « public ». D’autre part, en tant qu’acteur urbain, l’expérience d’un habiter résidentiel qui, au-delà de la maison, se permet d’explorer la proximité comme « lieu d’édification de la personnalité » (Breviglieri, 2002), ne leur est pas non plus aisée.

24 Un comportement policier semble envahir ces quartiers sous le contrôle des DRU où l’« esprit riverain » se conjugue avec la sociabilité de surveillance. Pour s’investir dans l’établissement de rapports différents avec autrui, les riverains restent partagés entre la sauvegarde de leur intimité et le repérage et l’identification des étrangers. C’est ainsi que se construit le passage de la sociabilité familiale, où seule la confiance domestique ou intime est le ciment du lien civil, à la sociabilité de surveillance, où ce lien se forge par une association d’objectifs et de moyens d’autorité, de contrôle et de privatisation ayant pour objet la sécurité [7]. Si la sociabilité familiale se dissout dans la sociabilité de surveillance jusqu’à se confondre avec elle, cette dernière rend l’étranger suspect de menacer la propriété privée et « l’intégrité physique et morale des propriétaires ». Dans les situations de coprésence citadine propre aux espaces publics urbains, la sociabilité de surveillance encourage au maintien des distances et à leur défense ferme.

25 Le sens communautaire défini par la sociabilité de surveillance va bien au-delà des dimensions légales et pratiques de l’acte d’association civile des riverains qui veillent pour leur sécurité. Il s’enracine dans une conception « aréolaire » du territoire (Monnet, 2000) qui l’institue tantôt comme objet « souverain », tantôt comme expression publique d’une hiérarchisation fondée sur l’acte d’appropriation. Ce sens communautaire se construit dans le partage et la caution de la sémantique de la peur qui est ainsi affrontée non seulement sans sortir de sa logique, mais également en la confortant.

« L’exaltation du territoire communautaire cadre parfaitement avec le système, parce qu’elle conduit à se protéger du monde extérieur plutôt qu’à le mettre en question. Quand une communauté lutte sur ce plan, elle cherche à s’isoler, à se libérer de ses responsabilités politiques plutôt qu’à changer l’appareil politique lui-même. Voilà pourquoi la logique émotionnelle de la communauté aboutit à une dépolitisation et à une évasion […] L’expérience de la vie communautaire locale, censée constituer une expérience fraternelle dans un monde hostile, devient souvent dans la réalité un véritable fratricide »
(Sennett, 1979, p. 232, 237).
Les riverains commencent donc par s’assumer comme « victimes de l’insécurité » et finissent par agir en dépit de la citoyenneté. Une attitude ségrégationniste qui crée des différences dans le traitement d’autrui est ainsi engendrée et exposée dans l’espace. Cette ségrégation se fonde sur la définition d’un ordre qui interprète les coutumes, les normes, les modes de vie et les personnes différentes de soi et de son entourage comme étant autant d’éléments perturbateurs, irrationnels ou suspects :
« Un suspect peut être quelqu’un qui arrive dans une voiture sans immatriculation, qui a une barbe, ou qui est nerveux lorsqu’on lui demande de s’identifier. Il se peut même qu’un suspect soit celui qui vient pour la première fois et hésite un peu quand il me donne les coordonnées du propriétaire »
(gardien de la DRU de La Redoma).
La rue résidentielle en tant que scène de l’urbanité privative se construit dans la différenciation de deux « régions morales » (Park, 1926) : celle du dehors où l’on est soumis à l’ordre trouble gouverné par la sémantique de la peur, et celle du dedans, lieu aussi privé que possible où règne la confiance domestique. Ces rues sont exposées à une profonde et pérenne vulnérabilité si leur statut public, tant en termes de personnes que d’équipements et d’activités, est craint, exécré ou simplement substitué par un sens communautaire qui impose des valeurs domestiques et délimite de façon segmentaire l’espace. Dans ce contexte, la question qui interpelle le sens même de la civilisation urbaine reste toujours latente : l’ouverture de la communauté n’est-elle pas la qualité propre à la civilité (Ferry, 2001) ?

« Tout le monde fait semblant de ne pas voir »

26 Si les DRU servent de vecteur à la restriction de la publicité du « territoire social » (Lofland, 1998) constitué par les rues, les trottoirs et les squares résidentiels, elles sont pourtant l’objet d’une représentation publique dont les signes, les processus et les mesures divergent. Comment ces divergences se formulent-elles ? Quels enjeux entraîne leur visibilité ordinaire, administrative et médiatique ? Comment ce glissement du « privé » dans le domaine public appelle-t-il des formes de discrétion urbaine ?

27 L’évidence visuelle du phénomène joue un rôle important dans sa normalisation, quel que soit le cadre d’action :

« Cela fait déjà quelques années que l’on voit ces guérites qui poussent un peu partout comme de la mauvaise herbe. Je suis déjà habitué. C’est un peu gênant d’avoir à rendre des comptes sur l’endroit où tu vas à des vigiles. Mais, c’est mon travail d’aller et de venir en passant partout. Si ces guérites servent à quelque chose face à l’insécurité, je n’en sais rien. Mais, enfin, à quoi ne s’habitue-t-on pas en habitant à Caracas ? »
(chauffeur de taxi « au noir »).
L’étendue et la multiplication des DRU à Caracas, qui peut apparaître aux yeux d’un étranger comme quelque chose de « choquant » et « violent », semble aujourd’hui simplement « normal » pour le citadin caraquénien. La présence physique des DRU tend à être surexposée dans l’espace public de certains quartiers de la ville. Les dérivés des DRU sont parfois aménagés de façon que tout le monde puisse les repérer de loin et que la dissuasion du passage puisse s’effectuer à distance. Dans d’autres occasions, au contraire, leur présence est dissimulée et se confond avec les autres constructions qui structurent la forme urbaine des espaces. C’est le cas d’un mur aménagé de sorte à prolonger deux maisons situées à chacun des angles de la rue dans le quartier de Los Samanes. Ce mur, peint en rose comme ceux des maisons mitoyennes, dispose, sur sa façade, de petites ouvertures en forme de fenêtre de maison coloniale. À moins que l’on ne remarque le dénivelé des trottoirs ou que l’on ne s’approche des « fenêtres », il est difficile de reconnaître ce « trompe-l’œil ». La dérive sécuritaire dans les beaux quartiers de Caracas oscille aussi de l’extrême visibilité à l’extrême discrétion.

28 Pourtant, ce travail de représentation semble s’estomper dans l’ordinaire administratif des bureaux municipaux. À l’exception de la municipalité de Baruta, l’attitude des administrations urbaines concernant le suivi, la mesure et le cadrage du phénomène est ambiguë.

« Il est plus confortable de gérer ce problème sans le rendre visible, n’est-ce pas ? Tout le monde fait semblant de ne pas voir et, point final, il y a moins de complications comme ça. De toutes façons, à Caracas il y a des guérites partout »
(président de la Commission de sécurité du Conseil municipal de Baruta).
À l’échelle métropolitaine, il n’y a pas de statistiques fiables concernant le nombre des DRU, de même qu’il n’existe pas non plus de cartographie sérieuse permettant de visualiser leur emplacement précis. Nous avons pourtant pu recueillir des estimations approximatives, à partir de plusieurs sources. Celles-ci parlent de 320 douanes éparpillées dans les différentes circonscriptions municipales composant Caracas en octobre 1994, et de 480 vers la fin de 1997. Pour le mois d’avril 1997, la Commission municipale de Baruta recense 133 DRU, ayant été « formalisées, régularisées et autorisées ». Cette comptabilité ne tient pas compte des DRU qui ont été mises en place malgré le refus de la commission municipale, ni des modalités autres que les douanes « typiques » situées dans les artères principales, ni des « dérivés » des DRU comme les murs, les pilotis fixés au sol et reliés par des chaînes ainsi que les grilles [8].

29 Mais, si le nombre des publications statistiques relatives aux délits et aux crimes croît de façon exponentielle, pourquoi se font-elles rares dans le cas des DRU ? Qu’est-ce qui détermine ce parti pris des administrations urbaines consistant à ignorer la multiplication des DRU sur leur territoire ainsi que leur représentation publique [9] ? Est-ce seulement une conséquence supplémentaire du morcellement politique et administratif de la ville, ou s’agit-il d’une orientation politique visant à maintenir le phénomène des DRU dans un flou cognitif afin de le laisser stagner dans des « limbes » politiques et urbanistiques ? L’une et l’autre hypothèses sont complémentaires : chaque municipalité mène à ce sujet ce qu’elle estime être la « véritable » politique, sans souci de coordination avec les autres municipalités de la métropole. Ne sommes-nous pas alors face à des situations où l’action s’oriente selon les fluctuations du couple de compétences « visibilité-effacement » à travers lequel les acteurs concernés se positionnent, réalisent une action et font voir sa pertinence ?

30 Si, pour les associations de riverains des quartiers aisés, les DRU sont plus nécessaires que visibles, pour la plupart des administrations urbaines caraquéniennes, elles ont droit de cité tant que leurs promoteurs agissent discrètement. Cette discrétion urbaine est très importante car elle définit la modalité pragmatique à travers laquelle l’essor des DRU impose son passage de l’ordinaire quotidien des habitants de Caracas vers l’ordinaire administratif des institutions. Cette discrétion sert aussi à mesurer la façon dont la multiplication des DRU traduit la légitimité de leur présence publique et leur rôle de marqueur territorial.

31 Le phénomène des DRU n’a donc réussi à occuper que faiblement l’espace médiatique, dont on sait que l’effet de choc est surtout ponctuel et n’induit pas forcément de réelles politiques de prise en charge. Que ce soit lors de la démolition de la guérite de Las Palmas en 1992, ou lors du conflit de Sabas Nieves en 1996 (García Sánchez, 2002b), ou lorsqu’un habitant du quartier de Macaracuay, dans le Sud-Est de la ville, este en justice contre l’installation d’une DRU dans sa rue et gagne en 2000, c’est un acteur civil qui est à l’origine de la dénonciation d’entrave à l’usage public d’une voie. Depuis, le discret retour médiatique du phénomène des DRU est toujours en rapport avec des démêlés « insécuritaires » qui ont lieu entre les suspects, les délinquants, les riverains et les vigiles. Entre cette omniprésence visible dans l’espace public des quartiers résidentiels et l’attention très discrète des administrations publiques, le phénomène des DRU à Caracas reste surtout une question d’expérience ordinaire, de nécessité et de débrouille.

« Les municipalités et les autorités traînent à l’arrière du processus, les chevaux vont derrière le chariot. Nous ne l’encourageons pas, mais nous ne le freinons pas non plus. Notre laisser-faire est devenu une forme de promotion des DRU. C’est aussi une façon de reconnaître que les autorités en général ont été débordées complètement et depuis longtemps par le problème de l’insécurité. Les citadins ont donc cherché leurs propres solutions qui ont, soi-disant, « marché », et nous n’arrêtons pas le processus déclenché. Ainsi, la grandeur du problème s’est réduite et notre responsabilité aussi »
(président de la Commission de sécurité du Conseil municipal de Baruta).
On voit donc comment s’est construit ce glissement sémantique qui a transformé les questions relevant de la sécurité et de l’ordre public dans les beaux quartiers résidentiels à Caracas en problèmes d’insécurité. L’ampleur estimée du phénomène fait que les agents des services de police publics ne sont plus les seuls à y avoir un droit d’intervention. L’atmosphère d’« illégalité légitime » qui, en général, entoure les DRU, semble ne pas y être pour rien. La façon dont la sécurité publique devient un domaine investi par les logiques marchandes est un processus qui s’opère aussi dans la discrétion.

El Negociazo (L’« affaire juteuse »)

32 L’ensemble des démarches requises pour aboutir à l’installation d’une DRU devient une source possible et non négligeable d’« affaires » pour les acteurs impliqués : les constructeurs immobiliers, les « médiateurs communaux » avec la municipalité, les « contrôleurs » des administrations urbaines, etc. S’interroger sur le développement accru du marché de la sécurité privée permet de comprendre pourquoi, même lorsque cette mainmise des DRU sur la ville est l’objet d’une normalisation institutionnelle, elle continue à rester dans le flou cognitif, l’arbitraire privatif, la confusion administrative et l’ambiguïté politique.

33 Les compagnies de sécurité doivent s’inscrire comme entreprises auprès du ministère de l’Industrie et du Commerce (MIC). Leur contrôle public relève de la Direction du service de surveillance et de protection des propriétés (DSSPP) et de la Direction nationale des armes et des explosifs du ministère de l’Intérieur et de la Justice (MIJ). Les registres de la Direction du registre et notariat du MIC et du MIJ soulignent l’augmentation du nombre de compagnies légalement enregistrées : 325 en 1989, 509 en septembre 1994 et 721 en avril 1997, soit plus de 120 % d’augmentation en moins de 10 ans. Selon les estimations du responsable de la DSSPP, ce nombre devrait doubler si l’on ajoute celles qui opèrent illégalement. La débâcle des services de sécurité et d’ordre public depuis les vingt dernières années à Caracas a été inversement proportionnelle à la croissance du nombre des compagnies de sécurité privée et à leur chiffre d’affaires : « Les services de surveillance privée se sont transformés en une affaire juteuse (un negociazo), car aujourd’hui, ces entreprises sont carrément en train de se substituer à la police, et leurs revenus sont énormes » (responsable de la DSSPP du MIJ).

34 Mais, selon ce directeur ministériel, la responsabilité de l’existence d’un si grand nombre de compagnies « pirates », opérant sans aucun contrôle, revient aux demandeurs de ces services qui privilégient les entreprises dont les coûts sont les plus bas. L’objectif principal de la distinction entre un statut légal ou illégal est éminemment marchand : « ces dernières ne paient pas d’impôts ». L’inscription et l’appartenance à la Chambre nationale de surveillance et protection (CANAVIPRO) suppose un deuxième contrôle qui représente le véritable gage de confiance par rapport à l’efficacité de l’entreprise. Pourtant, en 1994, sur 509 compagnies inscrites formellement au MIC et au MIJ, seulement 87 étaient reconnues par la CANAVIPRO. Les autorités montrent les limites de leur « autorité » et les justifient :

« Bon nombre de compagnies recrutent n’importe qui dans la rue. Un mois après, ils le renvoient. Si ces malheureux ont des casiers judiciaires, ils sont menacés d’être renvoyés en prison. Mais si les compagnies font réellement une sélection, elles font faillite. Il faut donc concilier les intérêts de l’État et des particuliers. Moi qui connais ces entreprises de l’intérieur, je peux dire que les problèmes qu’elles affrontent sont complexes : avec les clients, les vigiles, l’inflation… C’est très complexe »
(responsable du DSSPP du MIJ).
Mais lorsque l’on voit le laxisme des autorités face aux « difficultés » des compagnies privées pour gérer cette « complexité » (qui n’est certainement pas spécifique au champ sécuritaire), ne sommes-nous pas précisément face aux avatars d’un ordre public conçu selon des principes de force et de discipline ? Ne s’agit-il pas d’un acte réflexe visant à sauvegarder les privilèges d’une « corporation militaro-policière » (Muller Rojas, 1989) pour qui la confiance et la tranquillité publiques deviennent une sorte de « chasse gardée » ?

35 En effet, le fait que les propriétaires d’une grande partie de ces compagnies soient des militaires à la retraite (ou même actifs) et d’anciens chefs de police n’est plus un secret. Par ailleurs, le responsable de la Commission de sécurité du Conseil municipal de Baruta reconnaît que les autorités publiques ont dû progressivement laisser les questions de sécurité et de maintien de l’ordre public à l’initiative privée. Ainsi, entre l’« affaire juteuse » que ces compagnies représentent et les services de police publique, parfois mal famés, qui déclarent toujours être « à court » de moyens, l’essor des DRU à Caracas, loin d’être un phénomène anodin, apparaît comme étant l’une des solutions agréées par tous les acteurs de la « société civile » et des administrations urbaines et de sécurité face aux effets du magma insécuritaire.

« Je reconnais qu’il y en a qui sont devenus millionnaires en raison de l’essor des DRU. C’est un big business. Nous pourrions offrir le même service pour le quart du prix payé par les riverains et avoir des rentrées additionnelles pour la police municipale. Mais il est vrai que, ainsi, on serait en train de “marcher sur les plates-bandes” de certains, tu comprends ? J’ai présenté un rapport à ce sujet à deux occasions au Conseil municipal. La réponse a toujours été la même : on va l’étudier… et on l’étudie toujours »
(président de la Commission de sécurité du Conseil municipal de Baruta).
Les promoteurs actifs et passifs des DRU instaurent l’urbanité privative avec des degrés variables d’engagement. Certains d’entre eux préfèrent « s’effacer » face au phénomène faisant « comme si de rien n’était », d’autres agissent en toute discrétion et seuls les riverains affichent leur activisme en toute visibilité et parfois même avec ostentation. L’ampleur du phénomène des DRU est contrebalancée par une discrétion communicationnelle et administrative. Il s’agit d’une compétence qui apparaît, généralement, en dépit des impératifs citoyens. Dans l’exercice de cette discrétion on rencontre des acteurs habitués à opérer dans le cadre d’une culture du secret, même lorsqu’ils sont contraints de rendre compte publiquement de leurs actes. Cette difficulté à se manifester dans l’espace public sensible, communicationnel et politique est propre aux environnements de gestion qui ne sont pas soumis à des processus d’évaluation, ainsi qu’aux environnements hiérarchiques qui fonctionnent selon des principes disciplinaires et autoritaires. Le développement du marché de la sécurité privée sert tantôt à couvrir les défaillances des services publics de sécurité, tantôt à étouffer les enjeux publics qui relèvent du maintien de l’ordre. La territorialité aréolaire sur laquelle se fonde l’ethos communautaire peut ainsi se doubler d’une « territorialisation réticulaire » (Monnet, op. cit.) structurée par des réseaux de surveillance qui organisent et mettent en équivalence des évaluations, des routines de contrôle et des scénarios de « normalité ». La population riveraine peut ainsi, en se déplaçant, se reconnaître pourtant dans le repérage de certaines « façons de faire ».

L’urbanité privative se normalise

36 Pour les responsables de l’Association des riverains de La Redoma de San Luis, de même que pour bon nombre de riverains et de responsables municipaux, ministériels et policiers, les DRU et leurs dérivés, ces « contre-pouvoirs des délinquants », sont un dispositif avant tout « symbolique ». Ce caractère symbolique n’est ni simple, ni purement défensif. Lorsque les DRU apparaissent comme des « guérites » permettant non seulement de surveiller les allées et venues des étrangers, mais aussi de les contrôler, voire de les interdire, on constate le glissement pragmatique de la surveillance au contrôle, puis à la privation. Ce glissement montre les failles inhérentes à un traitement politique en termes d’« autorité » et établit le champ d’expériences qui régit l’usage de l’espace urbain à Caracas.

37 Parler d’urbanité privative qualifie tantôt la prédisposition politique et le constat géographique qui institue l’usage privé des espaces normalement destinés à un usage public, tantôt les mœurs, us et coutumes imposant progressivement un processus par lequel s’installe une culture. La forme privative de l’urbanité façonne en termes politiques, sociaux et civils les territoires des riverains comme des segments qui s’isolent du reste de la métropole dans la poursuite d’un objectif sécuritaire. Toute une redéfinition de la géographie urbaine caraquénienne se dégage ainsi. La « communauté riveraine » exerce de facto une privatisation qui affecte la « communauté métropolitaine » dans sa condition citadine : l’usage des espaces publics urbains. Bien que la plupart des beaux quartiers ne soient pas perçus par les habitants de Caracas comme des lieux centraux, leurs rues, leurs trottoirs et leurs parcs font pourtant partie du domaine public urbain. Cet exercice affecte non seulement « les autres » jugés suspects ou dangereux, mais aussi les riverains eux-mêmes, lorsqu’ils se déplacent là où ils deviennent des inconnus et réalisent avec réticence l’ampleur du phénomène :

« Si tu vas dans le quartier de Santa Paula, je te jure qu’il y a une quantité incroyable de douanes à traverser. Ma fille habite dans Colinas de Los Ruices et dans une même rue, il y a une guérite pour monter et une autre pour descendre. C’est vrai que, parfois, tu te dis que c’est absurde. C’est pour ça que je crois que nous sommes pratiquement dans un ghetto »
(habitant de La Redoma).
Dix ans après le début de leur essor, les DRU et leurs dérivés sont devenus partie prenante du « patrimoine » urbain et sécuritaire de la ville de Caracas. Leur présence s’est instituée et leur multiplication, parfois anarchique, parfois institutionnalisée, s’est normalisée. Cette normalisation se décline selon une multiplicité de registres : juridique, visuel, argumentaire, architectural, urbanistique, fonctionnel et symbolique.

38 Même si à Baruta la normalisation juridique existe, la définition d’un corpus de normes qui cadrent, légitiment et légalisent le processus ou les initiatives visant à les mettre en place, ne constitue pas le principal critère. Aujourd’hui ces dispositifs bénéficient d’une normalité visuelle : on peut les percevoir dans la plupart des zones résidentielles privilégiées de la ville. Mais ils bénéficient aussi d’une normalité argumentaire. Une bonne partie des habitants de Caracas, fussent-ils spectateurs, bénéficiaires ou victimes du phénomène, riverains ou amis, participants actifs ou passifs des différents moments de la chaîne sécuritaire communautaire les justifient en tant que solution aux problèmes de sécurité urbaine et d’ordre public qui affectent l’ensemble de la ville.

39 En ce qui concerne le traitement de l’espace bâti, on identifie une normalisation architecturale et urbanistique. On pourrait ainsi faire un catalogue compilant la variété de tailles, de formes, d’emplacements, d’équipements et d’accessoires par lesquels les DRU et leurs dérivés inscrivent leur trace dans la matérialité de la métropole. Ces dispositifs profitent également d’une normalisation fonctionnelle où le choix des associations des riverains sert à configurer des réseaux sécuritaires. Les routines de travail, les équipements et l’organisation générale du service tendent à s’uniformiser grâce à l’engagement des mêmes compagnies de sécurité privée. Il s’agit enfin d’une normalité symbolique puisque, toujours installés aux points stratégiques d’accès aux territoires devenus « communautaires », ces dispositifs non seulement dissuadent de passer, mais ils entraînent aussi chez les « passants contrôlés », un sentiment d’étrangeté, de culpabilité et d’invasion.

Conclusion

40 Qu’il s’agisse du manque de volonté politique pour affronter le phénomène, de l’enchevêtrement bureaucratique, de la démission de l’attention publique face aux problèmes de paix civile et d’ordre public ou de la mainmise sur ce domaine des intérêts marchands, l’essor des DRU et de leurs dérivés à Caracas semble incontournable. L’importance sociopolitique acquise par les associations de riverains ne doit pas être négligée. À travers la mise en place des douanes, leur objectif est de renforcer la distance sociale par la distance spatiale à l’encontre des étrangers. En tant que riverains, ils ne peuvent que soutenir une position partielle face aux problèmes de gestion urbaine et d’ordre public. On voit là, non sans ironie, l’une des conséquences du processus de décentralisation que la ville de Caracas a subi : la participation politique n’est plus le monopole des partis, mais elle s’est étendue à d’autres formes d’organisations « civiles » qui participent… pour mieux ségréger. Les beaux quartiers devenus des ensembles résidentiels sécurisés dessinent une géographie urbaine où l’espace n’est ni un « réceptacle », ni un « reflet » (Hiernaux et Lindon, 1993). L’espace devient plutôt un contexte sensible, équipé, stratégique et manipulable. Il sert à rendre compte d’une « micro-écologie d’activités » (Joseph, 1998) qui participe notablement à la constitution des figures de l’interaction par lesquelles l’urbanité privative et son corrélat d’homogénéisation d’us et de coutumes se manifestent socialement.

41 La vie urbaine ordinaire dans la métropole caraquénienne est dominée par une double dynamique sociétale qui façonne son urbanité d’une manière redoutable. D’un côté, se constitue le « magma insécuritaire » qui semble s’emparer de tout et, de l’autre côté, se privatise l’usage citadin des espaces publics des quartiers résidentiels. Ces deux dynamiques établissent une correspondance mutuelle quotidienne sans que ne surgisse jusqu’à aujourd’hui aucune perspective raisonnée, pragmatique, civile et citoyenne des problèmes sociaux, politiques et moraux qu’elles soulèvent [10].

42 Tandis que, à l’échelle résidentielle, les lotissements résidentiels sécurisés offrent un contexte global à la logique socio-spatiale fondée sur le contrôle, les rues privatisées par les DRU sollicitent la mobilisation ordinaire des acteurs pour réussir à intégrer un environnement dominé par cette logique. En tout état de cause, les ensembles résidentiels sécurisés qui ont surgi à Caracas répondent en grande mesure à une offre et à une demande sécuritaires indiscutables.

43 La forme privative de l’urbanité normalise le privilège contestable d’une morale communautaire sur une éthique citadine et fait du domaine public urbain de Caracas un domaine négligeable. Le communautarisme urbain qui en résulte néglige les précautions qui, selon E. Tassin, demandent à toute communauté politique de se tenir à égale distance de deux formes de déliaison : « celle qui résulte d’une conversion communionnelle de la communauté qui tend à effacer les pôles d’une communication possible ; celle qui résulte de son contraire, d’une dispersion et d’une désunion des parties qui s’exprime dans l’atomisation sociale » (1991, p. 25). Les ensembles résidentiels sécurisés, porteurs d’une idéologie communautariste qui louvoie entre communauté d’intérêts et quête de l’entre soi, induisent des risques d’un repli identitaire, dans lequel la communauté est circonscrite par un territoire fermé (Gouëset et Hoffman, 2002). La conséquence est aujourd’hui visible par tous : une ville de plus en plus segmentée en termes socio-spatiaux et dont la figure, comme communauté métropolitaine, est incapable de se fonder sur des bases de confiance et de citoyenneté. Sur la base de la philosophie urbanistique du defensible space (Newman, 1973) et loin de la représentation idéal-typique des métropoles modernes, une forme d’homogénéisation socio-spatiale s’installe ainsi. Elle se nourrit de la ségrégation des usages citadins et des conditions citoyennes, de la stratification des limites entre les dimensions publique, communautaire et privée des espaces, et d’une hospitalité qui se régit par la différenciation stricte des « publics » qui y sont les bienvenus.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : TERRITORIALISATION, PARTICIPATION COMMUNAUTAIRE, É, ÉNÉISATION SOCIO-SPATIALE, CARACAS

https://doi.org/10.3917/eg.332.0114

Notes

  • [1]
    Entre sa définition weberienne d’outil méthodologique pour le filtrage du réel, et son usage comme modèle de réalisation martelé par la modernité, il faut signaler la confusion de genres dont l’idéal-type est souvent l’objet.
  • [2]
    Non seulement la contiguïté entre urbanizaciones et barrios est une spécificité caraquénienne (différence fondamentale avec d’autres métropoles latino-américaines soumises à une forte ségrégation socio-spatiale, par exemple Bogotá, divisée en deux blocs — nord et sud — facilement identifiables), mais jusqu’aux années 1980, les impératifs de convivialité se sont fréquemment imposés dans les épreuves de la mitoyenneté.
  • [3]
    L’urbanité privative est l’une des formes d’un répertoire (dont font partie également les formes autoritaire, citadine, réglementaire et civique) construit dans un esprit simmelien, pour caractériser les modalités « situées » propres à une anthropologie de l’urbanité à Caracas (García Sánchez, 2002a).
  • [4]
    Nous ne traitons pas dans cet article d’autres expressions récentes de l’urbanité privative : (1) la création gouvernementale des « zones de sécurité militarisées » autour des installations publiques jugées « prioritaires » ; (2) la territorialisation exclusive des espaces publics des quartiers centraux et des quartiers populaires exercée par les « cercles bolivariens » partisans du régime ; (3) l’occupation des places centrales de l’Est par des militaires dissidents et leurs partisans d’opposition. Même si ces expressions se font dans la continuité historique de logiques d’action propres à l’urbanité privative, elles matérialisent un syncrétisme avec les formes autoritaire et réglementaire qui demande un autre cadre d’analyse.
  • [5]
    Même si les DRU sont plus couramment appelées « guérites de surveillance », leur généalogie et l’organisation qui les met en place permettent de les dénommer « douanes ». Il ne s’agit pas de dispositifs marchands interurbains qui imposent des taxes fiscales aux biens de consommation. Les DRU s’inspirent plutôt de la tradition de surveillance et de contrôle des passants par la mise en place de barrages et de filtres (fixes ou inopinés) à la circulation qui est une pratique courante des politiques de sécurité publique des forces de l’ordre à Caracas. Toute une organisation qui articule des compétences humaines, un certain aménagement de l’espace, la disponibilité des objets de contrôle et la régularisation des routines de travail est ainsi sollicitée. Les DRU vont donc bien au-delà de la neutralité d’une « guérite » et d’une simple action de surveillance. (García Sánchez et Villa, 2001).
  • [6]
    On peut établir une corrélation historique entre les figures sociopolitiques du paterfamilias de la Colonie, du vecino de l’époque de l’Indépendance et du « riverain » de la période démocratique actuelle. Ils incarnent la partie saine du peuple (Hébrard, 1996) qui, grâce à son instruction, son statut de propriétaire et son appartenance socio-économique, est en mesure d’exercer un pouvoir pour faire valoir ses intérêts. Avec la perte de crédibilité des partis politiques depuis les années 1980, les lois d’administration urbaine privilégient la participation de cette figure résidentielle du citoyen.
  • [7]
    « La grande familiarité qui existait auparavant entre les riverains, la liberté qu’on accordait à nos enfants, c’est fini. Tout le monde a commencé à se renfermer et à déserter le dehors. On ne se voit que sporadiquement pour savoir où, quand et comment on sort » (riveraine de Terrazas).
  • [8]
    Pour approfondir la question des procédures et les déboires de la « formalisation institutionnelle de l’autodéfense des communautés », cf. García Sánchez et Villá, op. cit.
  • [9]
    Devant l’impossibilité d’obtenir des dénombrements démographiques officiels de la surface urbanisée et des habitants concernés par l’urbanité privative, on a fait des estimations approximatives à partir du dernier recensement (2001), des données de cadastre offertes par les municipalités de Baruta et de Chacao et des enquêtes de terrain. Sur les cinq municipalités qui constituent le District Capital (Libertador, Chacao, Sucre, Baruta, El Hatillo), les DRU et les quartiers privés se déploient dans plus de 75 % de la surface urbanisée correspondant aux municipalités de Baruta et de El Hatillo, dans moins de 30 % de celle qui correspond aux municipalités de Sucre et de Chacao et dans moins de 10 % du territoire administré par la municipalité de Libertador. Si l’on observe la figure 1 (où, par ailleurs, ne sont pas prises en compte les urbanizaciones), cela représente un peu moins d’un tiers de la surface urbanisée de la métropole. Sur les 1 836 286 habitants comptabilisés pour le District Capitale dans le recensement de 2001, entre 20 % et 27 % habitent dans des zones où l’urbanité privative s’est installée.
  • [10]
    La crise de polarisation sociopolitique, qui s’est emparée de la nation vénézuélienne depuis le début de la « révolution chaviste » en 1999, n’a fait que répandre et aggraver cette « correspondance critique » et l’absence de retour réflexif. Les nouvelles expressions de l’urbanité privative (cf. note 4) représentent un petit échantillon de la continuité de cette tendance et de son inscription dans l’espace métropolitain.
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