Notes
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[1]
Cet article a été réalisé à la suite d’une maîtrise (Fleury, 2000). Il a bénéficié du soutien et des conseils de Thérèse Saint-Julien et de Catherine Rhein que je remercie très chaleureusement.
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[2]
La rue Oberkampf peut être divisée en trois sections qui se distinguent nettement : voir figure 2.
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[3]
L’observation directe (Chapoulie, 2000) est apparue comme une approche pertinente de la rue : observation des paysages, des usages, des cheminements, des « situations », etc. L’observation « participante » (Hannerz, 1983) en est une variante : l’observateur tente de vivre au rythme de la rue en essayant d’écouter, de communiquer avec ses usagers. Les observations d’une année ont été consignées dans des carnets qui ont ensuite été exploités de manière rigoureuse, afin de dégager des régularités, des invariances.
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[4]
Il existe même des monographies consacrées à la géographie d’une rue, comme celle de Charles-Anthelme Roux consacrée au cours Berriat à Grenoble (Montigny, 1992).
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[5]
Lotissement « Ville d’Angoulême ». Anciens terrains ecclésiastiques lotis à partir des années 1780 selon un plan en damier axé sur la rue de Malte, perpendiculaire à la rue Oberkampf et parallèle au boulevard du Temple.
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[6]
Les comptages de véhicules et de piétons, en divers lieux et à divers moments, complètent les données de la RATP et de l’Observatoire des déplacements de la Mairie de Paris.
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[7]
Plus de 600 véhicules entre 17 heures et 19 heures selon l’Observatoire des déplacements.
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[8]
L’itinéraire de la ligne 96 emprunte la rue Oberkampf dans presque toute sa longueur.
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[9]
La réponse à la question « Qu’est-ce qui vous déplaît dans la rue Oberkampf ? » a toujours plus ou moins à voir avec l’automobile et ses nuisances.
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[10]
La rue est relativement étroite et encaissée, l’air a du mal à se renouveler et les gaz d’échappement s’accumulent, d’où une pollution supérieure à 70 mg/m3 de dioxyde d’azote selon les travaux d’Airparif et de l’IAURIF qui ont mesuré la pollution dite « de proximité » (taux de dioxyde d’azote à environ 1,5 mètre du sol).
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[11]
La section 2 a été privilégiée. Trente-sept personnes ont répondu. Ce nombre relativement réduit s’explique par la réticence des passants, et surtout par la difficulté de les interroger de manière aléatoire. La quantité d’informations et le manque de représentativité de l’échantillon n’ont pas permis de mener un traitement statistique, l’exploitation a été avant tout qualitative. L’enjeu pour l’avenir sera de poursuivre les recherches méthodologiques déjà engagées (Augoyard, 1979 ; Piolle, 1979) pour mettre en place une véritable méthode permettant de prendre en compte et d’analyser le discours des usagers de l’espace public.
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[12]
L’auteur appelle « rue-marché » toute rue où l’on peut trouver plus de huit boutiques d’alimentation pour 100 mètres.
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[13]
Les critères énumérés par Anne Raulin sont les suivants : origine du patron ou des employés, origine des capitaux, circuits de distribution, style adopté par le magasin dans son agencement, sa décoration, ses faire-valoir publicitaires.
-
[14]
Virginia Woolf, Orlando, éd. Stock, tome 2, p. 69-70 citée par Joseph, 1984.
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[15]
Une trentaine de personnes fréquentant les cafés branchés ont été interrogées au cours de l’année 2000, sous forme de conversations informelles. Elles ont entre 22 et 32 ans. Leurs lieux de résidence sont très divers : 6e, 14e, 15e, 18e et 20e arrondissements, ainsi que les banlieues ouest et sud. Ils relèvent soit de communes ou de quartiers relativement favorisés, soit de quartiers en voie de gentryfication. Il en est ressorti quantité d’informations sur les motivations de leur fréquentation mais surtout sur les perceptions et sur les représentations de la rue.
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[16]
« La rue-corridor à deux trottoirs, étouffée entre de hautes maisons doit disparaître », écrit Le Corbusier. La Charte d’Athènes s’attaque à la rue en tant que forme urbaine ainsi qu’à la diversité de ses usages. D’une part, il doit être mis fin à l’alignement des immeubles le long des voies, dans une logique de sécurité et d’hygiène. D’autre part, la rue est jugée inadaptée au nom de la nécessaire séparation des fonctions ainsi que des différents niveaux de circulation.
1 La rue Oberkampf [1] est une rue du 11e arrondissement de Paris, entre le Marais et les pentes de Ménilmontant. De son histoire de « rue-faubourg » — elle a été le vecteur de l’urbanisation hors les murs dans cette portion de l’espace parisien dès la fin du xviiie siècle — cette rue a non seulement conservé un paysage relativement hétéroclite mais, surtout, un caractère structurant dans les quartiers qu’elle traverse. Dans les années 1990, c’est devenu un lieu à la mode, un lieu que le langage courant dit « branché ». Les fonctions liées aux loisirs s’y sont largement diffusées, et même jusque dans les environs, au point de définir un quartier : Oberkampf. Ces processus de diffusion et de spécialisation sont plus ou moins avancés selon la portion concernée [2]. Et les branchés fréquentent une rue qui garde ses paysages hérités, ses usages quotidiens pour les habitants du quartier, ainsi que sa dimension multiculturelle. C’est donc un espace composite, un emboîtement d’échelles, d’usages et de représentations qui se côtoient dans un même lieu, se recouvrent, s’ignorent, se concurrencent. L’espace de la rue, complexe et mouvant, est difficile à saisir. Ainsi la méthode envisagée pour son approche est-elle largement qualitative, s’appuyant principalement sur l’observation systématique des pratiques de l’espace [3] ainsi que sur des entretiens. Difficile à saisir, cet espace commun de la rue n’en est que plus intéressant à explorer. Il apparaît en fait comme un lieu privilégié pour analyser à grande échelle les dynamiques qui font la ville, qu’elles soient spatiales et plus généralement sociales. Car aux dynamiques urbaines à petite échelle correspond une triple évolution des paysages de la rue, de ses pratiques et de ses représentations, dans une interrelation complexe. L’analyse du cas particulier qu’est la rue Oberkampf, où une véritable centralité des loisirs s’est affirmée à côté de pôles plus attractifs comme Bastille, permet de poser un nouveau regard sur les recompositions de la centralité telles qu’elles sont vécues par les citadins, à l’intérieur de la grande ville.
La rue Oberkampf : une « rue-faubourg » de Paris
2 La rue constitue par excellence le terrain du géographe classique qui étudie la ville [4] : le tracé de certaines rues, le parcellaire sont le palimpseste d’une évolution passée. Cette dimension de l’étude urbaine conserve tout son intérêt, même si la géographie ne peut s’y réduire. Appliqué à la rue Oberkampf, ce type de méthode conduit à définir une « rue-faubourg » : « il s’agit de voies qui vont du centre vers les portes de la ville [celles du rempart de Charles V]… ou encore issues des portes » (Rouleau, 1988) et qui possèdent un certain nombre de traits communs, tant dans le paysage bâti — élargissement progressif vers la périphérie, cours et passages — que dans les fonctions : ce sont souvent des voies commerçantes et des axes de circulation intense. Le tracé de la rue Oberkampf (fig. 1) s’accorde à la topographie : l’ancien chemin rural part des fossés, sur un bras mort de la Seine, avant d’escalader les premières pentes de Ménilmontant. Du boulevard du Temple, sur le tracé du rempart de Charles V, au boulevard de Ménilmontant, en lieu et place de la barrière des Fermiers généraux, la rue s’est formée par urbanisation progressive à partir de la fin du xviiie siècle, sans aucune planification si ce n’est ponctuellement [5]. Aux maisons ne dépassant pas un étage, avec commerces sur rue, et dont il reste quelques exemples aujourd’hui encore, ont succédé les passages encadrés de nouvelles maisons et d’ateliers (photo 1). Les quartiers qui en découlent se caractérisent par un parcellaire très morcelé, en lames de parquet, ainsi que par un grand nombre de cours et de cités de desserte privée. Au fil des années, la surélévation des maisons et le bourrage des cours (Loyer, 1987) ont accentué le caractère hétéroclite du bâti.
La rue Oberkampf dans l’Est parisien
La rue Oberkampf dans l’Est parisien
La rue-faubourg et ses paysages : la cité Durmar
La rue-faubourg et ses paysages : la cité Durmar
Le passage est bordé de maisons à un étage et d’ateliers. Noter l’architecture vernaculaire du bâti, le bourrage des parcelles par des constructions légères (à gauche). Certains ateliers ont été reconvertis en bureaux ou en galeries d’art. Au fond, les arbres rappellent le passé du faubourg qui a longtemps conservé une part de ruralité. © A. Fleury3 Les habitants sont depuis l’origine des gens modestes : commerçants et petits entrepreneurs, ouvriers et artisans. Le commerce est l’une des activités traditionnelles de la « rue-faubourg », en particulier le commerce de détail, encore largement présent aujourd’hui. Les autres, artisanat et petite industrie, ont désormais disparu. Pourtant, ils ont longtemps tenu une grande place. Le travail des métaux et la petite mécanique y dominent dès le xixe siècle : batteurs d’or, chaudronniers, fondeurs de métaux (Hillairet, 1991). Aux marges du faubourg Saint-Antoine, la rue accueille également des charpentiers, des menuisiers et des parqueteurs. Le travail des peaux et cuirs est aussi très représenté. Car la rue Oberkampf est située au cœur des anciens quartiers industriels de Paris, dans cette première couronne prenant en écharpe les arrondissements centraux à l’est et au nord.
4 Les lieux ont fait l’objet de nombreux aménagements au cours des xixe et xxe siècles (fig. 2) pour des raisons stratégiques ou urbanistiques (Hillairet, 1991). Le premier d’entre eux, c’est le canal Saint-Martin (1822-1825) dont le creusement a introduit une discontinuité majeure, dans les formes urbaines et les structures sociales, que n’a pas fait disparaître son couvrement en 1859. Les percées ont elles aussi mis à mal la continuité de la rue : l’avenue de la République (1857-1892), le boulevard Voltaire (1860) et l’avenue Parmentier (1876-1883) la franchissent en deux points, créant des carrefours fréquentés où l’architecture monumentale et l’ampleur du trafic tranchent avec la rue héritée. Alors que ces voies fonctionnent à l’échelle de la ville, la « rue-faubourg » n’existe plus qu’à l’échelle des quartiers. Moins voués à la circulation qu’à l’aération des faubourgs, quelques aménagements locaux ont eu lieu par la suite le long de la rue Oberkampf elle-même, qui ont surtout consisté à élargir d’anciens passages ou à percer des voies perpendiculaires : ce sont les rues Moret (1853) et Crespin du Gast (1884 et 1924), l’avenue Jean Aicard (1934). Avec les rénovations des années 1960-1970, on change d’échelle et de méthode. Un îlot insalubre est défini à l’angle de la rue Oberkampf et du boulevard de Belleville. Les nouvelles constructions rompent l’alignement de la rue, elles lui sont totalement extérieures et créent une dissymétrie entre ses deux rives, à la fois au niveau du paysage, des commerces et de l’animation. Toutes ses discontinuités, relativisant la cohérence de la « rue-faubourg », ont eu des conséquences diverses, en particulier sur les pratiques de la rue.
La rue Oberkampf et ses quartiers
La rue Oberkampf et ses quartiers
Trajectoires de la centralité
5 La « rue-faubourg » est un ensemble de lieux hérités. En pratiquant ces lieux, les citadins définissent un espace de circulation qu’il faut désormais analyser, tout en sachant que ces deux dimensions sont inséparables. On peut, entre autres, s’appuyer sur la mesure [6] des flux en fonction des lieux, des moments et des trajectoires, et à différentes échelles, afin de démontrer que les trajets et trajectoires dessinent une géographie de la centralité.
La rue et les échanges centre-périphérie à l’échelle de la ville
6 La rue Oberkampf est placée sur un itinéraire centre-périphérie à l’échelle de la ville, où les déplacements sont motorisés. Elle s’inscrit dans un système de voies hiérarchisées mis en place au xixe siècle, où elle joue un rôle secondaire mais non négligeable. D’une part, elle constitue un itinéraire alternatif de la centralité. Cette fonction de transit apparaît d’autant plus importante dans la section 1 que l’axe est peu commerçant : elle redistribue les flux en provenance du centre de Paris vers la section 2 et surtout vers les boulevards Voltaire ou Richard-Lenoir. La section 3 apparaît comme un axe plus complet : grâce à sa largeur, elle assure les échanges centre-périphérie dans les deux sens (contrairement au reste de la rue en sens unique). Le carrefour Parmentier constitue une plaque tournante à l’échelle de la ville, même s’il vient après les places de la Bastille et de la République dans la hiérarchie des carrefours parisiens. Cette situation de la rue Oberkampf dans les échanges intra-urbains explique la circulation automobile relativement intense par rapport à ses dimensions : même si la section 2 est moins passagère, les deux autres portions de la rue sont très fréquentées, notamment la section 3 où l’intensité de la circulation aux heures de pointe est comparable à celle de l’avenue de la République [7].
7 Pour les automobilistes, l’identité de la rue se limite bien souvent à cette fonction de transit, notamment lorsque la circulation est fluide. Les intersections ont un statut à part. En effet, c’est là que s’élargit le champ de vision ; ce sont aussi des espaces d’attente parce que souvent encombrés. Plus clairement identifiées, elles sont aussi souvent considérées comme répulsives (carrefours Parmentier et Saint-Maur). Il en va de même pour le reste de la rue, qui sort de l’anonymat lorsque la circulation est plus difficile : certains des usagers n’hésitent alors pas à qualifier la rue de chaotique, la réduisant aux encombrements qu’elle occasionne.
La rue : des centralités à l’échelle du piéton
8 La rue constitue également un centre parcouru par des piétons à l’échelle du quartier : « L’histoire en commence au ras du sol, avec des pas » dont les jeux sont « façonnages d’espaces » (de Certeau, 1980). C’est la foule des passants qui fait vivre la rue en permanence, par son mouvement continu. Les cadences sont multiples. Elles sont globalement rapides dans la section 1, peu fréquentée, et où l’on ne fait souvent que passer. Le rythme de la section 2 est plus lent : une multitude d’usages s’y enchevêtre, en particulier ceux liés au commerce, créant autant de trajectoires différentes ; l’étroitesse des trottoirs et les sollicitations sensorielles de la rue ralentissent le pas. D’ailleurs la rue se distingue des boulevards par le fait qu’elle sollicite une marche plus heurtée et plus sinueuse (Sansot, 1988). La section 3 se différencie nettement : les itinéraires s’y enroulent autour de différents pôles. Le carrefour Parmentier se caractérise par un enchevêtrement de trajectoires où le métro joue un rôle prépondérant, ouvrant le quartier sur toute la ville. L’intersection avec la rue Saint-Maur, lien avec le reste du quartier, constitue un véritable carrefour à l’échelle des piétons (photo 2). Plus haut, le carrefour Ménilmontant est encore plus fréquenté, parcouru de trajectoires complexes ; il constitue l’un des centres de Ménilmontant. La section 3 accumule de grandes disparités quant aux cadences, faisant écho aux disparités de la fréquentation et des usages.
Le centre du quartier Oberkampf
Le centre du quartier Oberkampf
Il s’agit du carrefour entre la rue Oberkampf et la rue Saint-Maur. Ce carrefour est très animé, fréquenté aussi bien par les piétons que par les automobilistes. Aux commerces traditionnels (boucherie, boulangerie) se sont ajoutés les cafés. C’est ici, au centre du quartier branché que se situent les principaux : on aperçoit à droite le café Mercerie et Chez Justine. © A. Fleury9 Quels qu’ils soient, tous ces usagers sont présents physiquement, corporellement dans la rue. C’est de cette manière que commence l’appropriation, chacun à son rythme. « Sans doute l’appropriation de l’espace commence par l’appropriation du corps. Celui qui n’est pas maître de son corps peut-il jamais être à l’aise dans l’espace et éprouver la familiarité des objets ? » (Chombart de Lauwe, 1982). C’est aussi le cas de celui qui utilise l’autobus, « dedans ambulant » (Sansot, 1988), à la fois dans la rue et à l’écart de la rue. Le passager la regarde en surplomb, sans les contraintes qui pèsent sur le piéton. Il se l’approprie par l’utilisation constante d’un même trajet qui assure l’unité d’une rue et, au-delà, de la section de ville traversée [8]. C’est une modalité différente d’appropriation : le bus « irréalise » la rue en même temps qu’il permet de l’appréhender.
La rue et le choc des échelles
10 Il existe une réelle concurrence pour l’espace entre automobiles et piétons, qui se fait le plus souvent aux dépens des seconds. Elle se lit en particulier au niveau des intersections. Ainsi, le carrefour Parmentier et ses aménagements ralentissent et compliquent le cheminement du piéton qui doit s’arrêter aux feux et contourner les barrières. Dans la rue à proprement parler, les différents niveaux de centralité aboutissent à de multiples flux, par le biais de modes de transport divers qui ne sont pas toujours compatibles : la section 3 est la première à en pâtir puisqu’elle est sur le chemin des échanges centre-périphérie à l’échelle de la ville, tout en attirant des usagers venant des quartiers proches comme du reste de la ville. L’automobile crée de l’insécurité : c’est du moins le reproche le plus récurrent dans le discours des personnes interrogées [9]. Traverser la rue Oberkampf peut s’avérer périlleux, et les étroits trottoirs obligent parfois les passants à descendre sur la chaussée. La vitesse est jugée trop souvent excessive. Quant à la pollution, elle est aussi bien sonore qu’atmosphérique [10]. On le voit, les itinéraires de la centralité se juxtaposent en un même lieu, créant des difficultés et des heurts.
La rue Oberkampf au centre d’un quartier
11 La rue ne peut se réduire à la circulation, elle est le lieu d’usages multiples. Outre l’observation et les entretiens informels, des questionnaires ont été proposés à des passants [11] pour déterminer ces usages et leurs variations. Il en est ressorti qu’à l’espace de la rue correspondent des pratiques et des représentations qui dépassent ce cadre strict pour prendre sens à d’autres échelons, notamment à celui du quartier.
La rue Oberkampf : une « rue-marché » multiple
12 La section 2 (fig. 2) de la rue Oberkampf apparaît comme un archétype de la « rue-marché » (Rouleau, 1988) [12]. L’étroitesse de la rue à ce niveau limite la circulation automobile au profit des piétons et favorise la fonction commerciale. Les commerces de détail drainent la population de tout un quartier : ils représentent plus d’un quart des commerces installés dans cette section. Avec les bistrots de quartier qui leur sont associés, ils font l’ambiance de la rue dont ils rythment le quotidien. Parmi les passants interrogés, la grande majorité sont des habitants de la rue et des alentours. Étudiants et retraités dominent dans la journée, les actifs ne faisant leur apparition qu’en fin d’après-midi. Pour eux, la fonction commerciale constitue la caractéristique majeure de la rue, mais elle prend un sens différent selon l’âge et la situation socioprofessionnelle. Ainsi, les personnes âgées englobent des relations nombreuses qu’elles nouent dans leur rue, mais l’espace fréquenté est relativement restreint. Au contraire, les actifs tendent à considérer la rue de façon plus fonctionnelle, comme un centre parmi d’autres. Dans tous les cas, la section 1 est passée sous silence. Cette portion de rue constitue un pôle mineur, peu fréquenté et à faible identité. Ses commerces sont hétéroclites : commerces de recours occasionnel (artisanat) ou exceptionnel (loisirs, luxe) principalement, peu de commerces de détail. Cet état de fait est sans doute lié à une crise de la « rue-marché » à ce niveau, et à un certain nombre d’héritages, notamment en ce qui concerne l’artisanat (plombiers, carreleurs, électriciens). Cette dernière activité ne stimule que très peu le passage, mais profite de l’accessibilité. Les commerces de loisirs ou de luxe d’;une part, et les cabinets d’architecture et de design (cité de Crussol) d’autre part, se développent quant à eux dans la continuité du centre de Paris.
13 Le modèle de la rue-marché possède sa variante populaire, la section 3 (photo 3). On y trouve le même type de commerces que dans la section 2, mais sous la forme de « commerces ethniques » (Raulin, 1987) [13], comme les boucheries Halal par exemple. Globalement, les prix sont plus abordables que dans la section 2, où l’on valorise plutôt la qualité. Cette portion de rue possède un certain nombre d’aspects identitaires bien marqués, en marge de Ménilmontant. Comme Belleville, ce « quartier sociologique » (Bertrand, 1978) ne se réduit pas à un « enchaînement de relations sociales constitué sur la base de la proximité résidentielle » : plus complexe qu’une simple « unité de voisinage », au point de se donner « une conscience et une personnalité collectives ». Ancien village annexé à Paris en 1860, Ménilmontant a été peuplé par vagues successives à partir de la Restauration par des populations ouvrières provenant du centre de Paris à l’origine, puis des autres départements, et plus récemment d’Afrique. La polarisation qu’exercent ses équipements socioculturels est incontestable. En marge de Ménilmontant, la rue Oberkampf est peu équipée ; elle voit disparaître progressivement ces caractères identitaires en direction de l’avenue de la République. Nous faisons d’ailleurs l’hypothèse que cette situation de la rue Oberkampf a permis son évolution actuelle vers la spécialisation ludique, le processus étant netement moins affirmé dans la rue du Faubourg-du-Temple pourtant toute proche ; celle-ci garde en effet sa cohérence jusqu’aux alentours de la place de la République.
Les commerces de la rue populaire
Les commerces de la rue populaire
Ces commerces sont souvent de petite taille. À gauche, un tailleur, activité en voie de disparition. Le nom du coiffeur et la boucherie Halal entrent dans la définition des commerces « ethniques ». Le contraste avec les cafés branchés est considérable. © A. FleuryCentralité et urbanité
14 La centralité de la rue Oberkampf à l’intérieur de différents quartiers en fait une rue très animée, fréquentée par des populations diverses, tant par leur âge que par leur origine sociale. L’espace de la rue apparaît donc d’abord comme un lieu de rencontres et de rassemblements. C’est du moins ce que de nombreux habitants viennent y trouver. Il y a les bistrots de quartier, fréquentés par des habitués ; les conversations inopinées dans la rue ou chez les commerçants. Il y a aussi les barrières du carrefour Ménilmontant, un exemple significatif : destinées à séparer les trottoirs de la chaussée, elles se sont imposées, par tous les temps et tout au long de l’année, comme un lieu majeur de sociabilité. Espace de contacts, accessible à tous et à tout moment, la rue constitue un emblème de l’urbanité (en tant que celle-ci désigne à la fois les relations qu’une société urbaine entretient avec son milieu de vie et celles que les individus établissent entre eux dans ce cadre). Si la ville est une « une façon de vivre ensemble » (Ledrut, 1977), la rue en est donc le principal artisan.
15 La centralité existe également par les signes que la rue offre aux sens : éclats de voix des vendeurs, couleurs des étalages de fruits et de légumes, poulets sur leur rôtissoire, enseignes et décorations lumineuses, musique des cafés, contacts des corps sur des trottoirs trop étroits… Ces sollicitations de tous les instants font de la rue Oberkampf comme de bien d’autres rues, un spectacle spontané et permanent qui donne lieu à la flânerie, pour tous, partout et à toute heure. « Le flâneur a une “perception élémentaire d’huître, un œil énorme”. Il est sensible aux coalescences subites des rapports sociaux, aux cristallisations de flux communicatifs » [14]. La figure du badaud à l’affût des micro-événements est emblématique : au-delà du simple aspect fonctionnel, cette dimension ludique constitue l’un des ciments de la rue. En tant que pratique spécifique à la ville, elle est même bien plus que cela, l’un des fondements de l’urbanité. L’identité d’une rue sera donc d’autant plus forte que les potentialités de jeu seront nombreuses. Ainsi la rue Oberkampf est-elle radicalement différente entre la section 1 avec une dimension ludique minimale, la section 2, lieu par excellence de la flânerie, et la section 3 où la dimension récréative est exacerbée.
Oberkampf : une centralité récréative dans la ville
16 La rue Oberkampf ne peut pas se réduire aux seuls quartiers qu’elle polarise. Son originalité réside dans la double spatialité qui la caractérise : aux relations de proximité s’ajoutent de nouvelles pratiques sociospatiales, correspondant à une nouvelle centralité — à l’échelle de la ville tout entière cette fois — avec ses lieux, ses temporalités et ses dynamiques propres.
La rue branchée : ses lieux et ses usagers
17 Oberkampf, c’est d’abord une rue de cafés et de restaurants : il y a une quinzaine d’établissements fortement concentrés dans la section 3. Le carrefour avec la rue Saint-Maur (photo 2) est le centre de ce qui est devenu un véritable quartier branché comprenant désormais les rues Saint-Maur et Jean-Pierre-Timbaud, et où jouent les complémentarités. Les clients sont des étudiants ou des jeunes actifs. Même si certains habitent le quartier — et ils sont de plus en plus nombreux, profitant du bas prix des loyers —, ils ne sont pas majoritaires. Ils résident le plus souvent dans Paris ou sa proche banlieue. Ils tranchent par rapport aux autres passants, notamment par leur style vestimentaire, par leurs lectures, par leur façon de parler, trois éléments parmi d’autres d’un mode de vie. Pour eux, la rue n’a de raison d’être que comme espace de loisirs. Ils la fréquentent de manière discontinue et plus ou moins irrégulière. Leur appropriation est partielle : c’est dans les cafés qu’ils se retrouvent, moins souvent ailleurs. En définitive s’est donc juxtaposée à la centralité traditionnelle, populaire et liée au commerce, une centralité des loisirs, partielle et intermittente. Les pratiques liées à cette nouvelle centralité ne s’inscrivent pas dans les mêmes lieux — les branchés ont leurs cafés, leurs restaurants — : elles introduisent des discontinuités spatiales dans la rue. Et l’on observe en quelque sorte une relativisation de l’urbanité : censée autoriser une vie publique où le jeu de la relation sociale se déroule indifféremment à la situation de chacun, la rue ne joue pas pleinement ce rôle ici. Même s’il existe des rencontres, des échanges, c’est surtout à l’intérieur de chacun des groupes fréquentant la rue.
Oberkampf : une centralité nocturne
18 Non seulement les pratiques liées à la centralité ludique ne s’inscrivent pas dans les mêmes lieux, mais elles ne s’inscrivent pas non plus dans les mêmes temporalités : rarement le matin, plutôt en fin d’après-midi et surtout en soirée. Outre les discontinuités spatiales, la rue branchée introduit des discontinuités temporelles, notamment entre le jour et la nuit. La nuit, le paysage est complètement modifié : seuls les cafés branchés sont éclairés, alors que les autres commerces sont dans l’ombre. L’ambiance est différente : lumière, bruit et animation très tard dans la nuit. La rue n’est plus fréquentée que par les branchés. Les cafés polarisent toute l’animation, et la rue n’est plus alors qu’un entre-deux : Oberkampf la nuit, ce n’est que la juxtaposition d’une multitude d’intérieurs qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement dans la rue elle-même. Une étape parmi les pôles de la nuit, différents de ceux du jour : « tubes ou labyrinthes, parcours fléchés ou errances, le passager de la nuit sort de chez lui (une case) et y entre. […] Entrer, sortir, la boule de flipper est lancée, elle retombera dans son trou. […] Mais entre temps, le parcours “libre” sera ponctué par des entrées dans d’autres cases : les boîtes, bars, restaurants, salles de cinéma.» (Cauquelin, 1977). En définitive, la rue Oberkampf est un pôle d’attraction aussi bien le jour que la nuit : à sa centralité diurne, essentiellement commerçante, s’ajoute donc une centralité nocturne qui se lit à l’échelle de la ville. Elle s’inscrit dans ces parcours de la nuit qui redessinent la ville et ses centralités. Si tant est qu’il y ait un groupe social homogène se retrouvant dans l’identité d’Oberkampf, avec des goûts similaires et attiré par les mêmes modes, c’est véritablement la nuit qu’il se forme.
Le quartier branché : un type d’espace spécifique
19 Une question se pose : pourquoi et comment un quartier branché a-t-il prospéré dans ces lieux ? La rue a d’abord été investie, dans les années 1970-1980, entre autres par de jeunes intellectuels et artistes, tous attirés par les bas prix des loyers et par le côté populaire d’un quartier somme toute accessible. Les boulevards de Ménilmontant et de Belleville tout proches, avec leurs marchés, leurs restaurants de couscous, leurs épiceries africaines, exercent aussi un attrait certain. Ces individus ont lancé une mode. Des bars se sont ouverts, et le phénomène s’est amplifié à partir des années 1990, emmené par le café Charbon, vieux café-concert du début du siècle, précurseur des cafés branchés, puis la boîte de nuit le Cithéa. Chaque génération redécouvre des lieux dans la ville qui correspondent aux besoins et aux représentations du moment. Il devient indispensable de les fréquenter. La rue Oberkampf est de ceux-là, comme beaucoup d’autres lieux à Paris et ailleurs. C’est l’une des versions parisiennes d’un type d’espace que l’on retrouve à New York, à Londres ou à Berlin sous différentes formes, mais dont les conditions d’existence sont similaires. Le quartier branché n’existe qu’à l’échelle de la ville tout entière, il est en quelque sorte surimposé au quartier préexistant et aux pratiques qui le définissent, même si, avec le temps, l’espace préexistant finit par s’adapter, par changer dans sa population, dans ses activités et dans ses paysages. Il est en relation avec d’autres lieux du même type, dans d’autres villes — certaines personnes interrogées n’hésitent pas à comparer Oberkampf avec des quartiers de Londres, de New York ou de San Francisco — ou avec d’autres quartiers de la même ville.
La rue branchée dans la dynamique des loisirs
20 Si le quartier branché n’a pas une durée de vie très longue, sa vocation ludique survit généralement aux modes. Car il s’inscrit dans le réseau des lieux voués aux loisirs dont il a d’abord été une sorte de tête de pont plus ou moins voilée, avant d’être complètement intégré. Le quartier branché s’inscrit dans une double dynamique (fig. 3) : d’une part, un phénomène d’extension et de diffusion du modèle créé ; d’autre part, un phénomène d’embourgeoisement et d’institutionnalisation de son centre qui peut aller jusqu’au dévoiement du modèle initial : « au cours de sa réalisation, la concentration toujours fléchit et craque. Il faut un autre centre, une périphérie, un ailleurs. […] Ce mouvement, produit par l’urbain, produit à son tour l’urbain » (H. Lefebvre cité par Paquot, 1992). Telle est la dynamique qui affecte tout quartier branché. Ainsi, Oberkampf n’est en fait qu’une marge créatrice par rapport à des quartiers comme le Marais ou Bastille, de plus en plus saturés, spécialisés et coûteux, chacun à leur manière. Une marge de moins en moins créatrice d’ailleurs, et qui tend à son tour à s’institutionnaliser. La question qui se pose alors, c’est de savoir où vont migrer les premiers usagers et l’innovation qui leur était associée. On constate actuellement une diffusion de proche en proche, dans les rues adjacentes. Mais le phénomène le plus notable, c’est le processus de diffusion en direction du 10e arrondissement et des abords du canal Saint-Martin dont la situation et l’accessibilité sont un atout majeur. Si elle reste un pôle dans le système des loisirs, la rue Oberkampf n’aura été qu’une étape dans une dynamique qui se poursuit au-delà.
Oberkampf et la dynamique des loisirs dans l’Est parisien
Oberkampf et la dynamique des loisirs dans l’Est parisien
Oberkampf au prisme des représentations
21 L’observation et les entretiens ont permis de formaliser les représentations des nouveaux usagers de la rue Oberkampf [15]. Pour une certaine catégorie de population, le nom d’Oberkampf renvoie surtout à un ensemble de valeurs partagées, à une identité commune : la valorisation de l’identité, les loisirs y tiennent une place considérable. Pour comprendre les processus qui transforment la rue dans le cadre de sa nouvelle centralité, l’analyse des représentations collectives est incontournable, d’autant plus qu’elles s’inscrivent nettement dans le paysage.
La « rue faubourg » : un décor et un emblème
22 La « rue-marché » donne à voir quantité de signes liés à la fonction commerciale, et en particulier nombre d’enseignes assez banales. Les raisons sociales font preuve de peu d’originalité : Le Lutécia, café du Commerce, boucherie Oberkampf pour ne citer que celles-là. Le paysage constitué par la rue branchée est tout autre. Les cafés ont un certain nombre de points communs : un air désuet, des devantures en bois. Leur nom renvoie plus au passé industrieux de la rue qu’à sa fonction commerciale : café Charbon, Mécano Bar, La Forge, café Mercerie, Les Machines à coudre. Les cafés ont tous un nom qui leur est propre, une enseigne unique, dans sa typographie et dans ses couleurs. De même pour les décors, à l’intérieur : un vieux café-concert, avec un haut plafond, des fresques rappelant la Belle Époque, un atelier de mécanique, une ancienne forge, un magasin de machines à coudre, etc. L’esthétique du kitsch — l’un des cafés porte d’ailleurs ce nom — et le mélange des genres dominent. L’image du faubourg tel que les usagers branchés de la rue se le représentent en est le plus souvent à l’origine. Ces images finissent donc par prendre corps dans le paysage, en grande partie sous l’impulsion des stratégies commerciales qui les mobilisent. Et le paysage se fait décor. Si la rue-marché perpétue la rue-faubourg, sans originalité, la rue branchée la reconstruit telle que les nouveaux usagers se la représentent.
Un exemple de café branché: le Mécano Bar
Un exemple de café branché: le Mécano Bar
Ce café occupe l’emplacement d’un ancien atelier de mécanique. La devanture « Machines-outils et outillage moderne » rappelle cette ancienne activité, tout comme la décoration intérieure. L’été, le café est ouvert sur la rue. Dans tous les cas, la vitrine contribue à la mise en spectacle de ses usagers. © A. Fleury23 Cette reconstruction renvoie à un certain nombre de valeurs adoptées par la population branchée. L’image du faubourg est d’abord celle d’un lieu « particularisé » (Sansot, 1988) contrairement à la banlieue. C’est un espace de marge, entre ville et campagne, refuge pour « l’homme traqué », lieu de toutes les révoltes. S’agissant des paysages, le caractère hétéroclite et le mélange des genres l’emportent. Des valeurs de convivialité et de simplicité dans la manière de vivre sont associées au faubourg : il est aussi un espace de la fête. Ces images constituent un vecteur d’identification collective et de ralliement pour un certain nombre de branchés. Et la rue se fait emblème. Oberkampf : le fondateur de la manufacture de Jouy-en-Josas est désormais oublié, et son nom apparaît comme incongru, mais c’est précisément cela qui symbolise bien le caractère « différent » et « atypique » qu’on lui confère, l’image de lieu cosmopolite qu’on lui accole.
Oberkampf, entre loisirs et spectacle
24 La dimension ludique est fondamentale dans la ville. Oberkampf généralise cet aspect, le banalise. Ses usagers ont un rapport distancié et ludique à la ville : la rue apparaît comme un jouet qu’on manipule, qui amuse, mais que l’on peut délaisser. En fonction du moment, des modes, de ses envies. Mais l’essentiel est dans les règles du jeu, les codes de la rue branchée. Les rapports sociaux y sont mis en scène. Il y a tout d’abord une sorte de rite de passage pour les usagers : dans tous les cas, ce sont des amis qui les ont amenés dans cette rue la première fois. Puis ils y sont revenus. Une fois intégré, l’usager se soumet à des codes vestimentaires, langagiers, comportementaux. Il devient un acteur de la rue, cet espace où les rapports humains sont théâtralisés de manière exacerbée, où l’on se donne consciemment en spectacle, comme en témoigne la récurrence de ce champ lexical dans les entretiens. L’essentiel pour les usagers de la rue branchée, c’est d’être ici, un lieu à la mode où ils peuvent s’amuser mais aussi se montrer tels qu’ils veulent ou croient vouloir être, essentiellement par leurs vêtements, leur style. Les vitrines des cafés créent un dialogue entre la rue et l’intérieur, comme autant de scènes ouvertes à tous : elles montrent les clients et l’ambiance du café, sans jamais tout dévoiler, suscitant par là même le désir d’entrer. Les noms sont inscrits sur les vitrines, comme une estampille, un label. On est loin des commerces alimentaires et des bars de quartier, complètement ouverts sur la rue.
25 Oberkampf comme lieu de loisirs et de spectacle vit surtout la nuit. La nuit recrée la rue, elle en fait un monde à part où les loisirs, l’amusement et la liberté l’emportent face aux contraintes de la journée. L’éclairage contribue au spectacle de la rue. Il ne se contente pas d’être fonctionnel, comme dans la rue héritée, il met en scène l’espace, crée un décor. Ce sont les jeux de lumière qui font l’attractivité des cafés, tant dans l’aspect que dans l’ambiance qu’ils forgent. La différence est flagrante entre, d’une part, les bistrots de quartier éclairés par une lumière forte et blafarde et, d’autre part, les cafés, leurs bougies et leurs lumières tamisées. Cet éclairage favorise également l’imaginaire et le rêve : la nuit, c’est le lieu de tous les mystères, comme en témoignent aussi les noms de café, comme le Styx. Bref, la nuit renforce le simulacre des lieux et des actes. Pourtant, la rue profite à ce moment de la vie des cafés et, paradoxalement, la rue branchée donne sens à la rue héritée, à l’heure où celle-ci souffrait d’un déficit de sens. Elle crée un paysage nocturne qui apparaît comme l’égal du paysage diurne, cohérent et organisé, signifiant. Bien plus, les images du jour peuvent apparaître comme le pâle reflet des images de la nuit, puisque c’est à ce moment que la rue branchée acquiert toute son ampleur.
Oberkampf et la représentation de la ville
26 Le paysage de la rue Oberkampf, l’identité même de la rue-faubourg correspondent à une représentation bien particulière de la rue, en l’occurrence à un âge d’or de l’urbanité. La rue comme lieu de rencontre et d’échanges, l’ambiance Oberkampf, tout cela est plus fantasmé que vécu. Le faubourg comme lieu de sociabilité, comme lieu particularisé et localisé, a vécu. Avec l’urbanisme moderne [16], les liens sociaux et culturels qui unissent les hommes ont eu tendance à passer au second plan, au profit d’un strict aménagement des relations spatiales entre volumes et tracés. Le citadin s’est alors trouvé déraciné, extérieur à la ville moderne. Les nouvelles pratiques de la ville et les représentations qui en découlent ont accentué le phénomène : on assiste depuis les années 1960 à un fort développement des échanges et des déplacements. De nouveaux espaces ont émergé : espaces de la circulation, espaces du commerce. Ces espaces du passage sont homogénéisés, rationalisés, et parfois créés ex nihilo. Ce sont des « non-lieux » (Augé, 1992) que l’on retrouve identiques dans toutes les villes. Le besoin de passé, de mélange des genres trouve sans doute aussi son origine dans cette évolution. Les citadins cherchent à s’inscrire dans la continuité d’une ville avec laquelle ils ont perdu contact. Ils ont la nostalgie des lieux : le quartier, la rue commerçante font référence à une identité spatiale définie qu’ils ont souvent perdue dans leur quotidien. Comme la fonctionnalité continue cependant à l’emporter en ce qui concerne le logement, le travail ou la plupart des pratiques spatiales, l’idéal du citadin se lit d’autant mieux dans ses loisirs : ceux-ci s’inscrivent souvent dans l’univers délimité et clos de la ville héritée comme c’est le cas rue Oberkampf. Ce type d’espace apparaît comme la tentative impossible de réconciliation du citadin avec la ville et avec lui-même. C’est un « non-lieu » au sens de « manière de passer » (de Certeau, 1980), et une manière de regarder aussi.
Conclusion
27 La rue Oberkampf a été affectée par des mutations considérables ces dernières décennies : nouveaux usagers, redistribution des activités, évolution des paysages urbains. Elle témoigne à la fois des recompositions de la centralité à l’échelle de la ville, et de ses enjeux aussi bien spatiaux que socioculturels. Au-delà du cas particulier, on retrouve à l’œuvre des dynamiques communes aux grandes villes occidentales. Sous l’effet de nouveaux comportements, favorisés par la mobilité, la centralité tend à se fragmenter pour mieux se spécialiser, en donnant d’ailleurs une place croissante aux loisirs. Les lieux centraux hérités retrouvent un attrait certain mais ambivalent puisqu’ils subissent de profonds changements, en particulier une privatisation et une marchandisation de leurs espaces publics. Ces processus sont complexes, ils touchent les lieux selon des modalités et des degrés divers. L’effet du contexte ne peut pas être négligé, contexte du quartier et contexte de la ville. Loin de ne constituer qu’un espace recréé pour les loisirs, la rue Oberkampf est un lieu de permanences, affecté — en partie seulement — par ces processus complexes. C’est d’ailleurs le gage de sa réussite.
28 La rue Oberkampf témoigne aussi de l’exceptionnelle adaptabilité d’une forme urbaine qui concilie des motivations à la fois diverses, divergentes et changeantes, assure l’équilibre entre les dimensions contradictoires de la ville, entre ancrage et passage, entre lieu et non-lieu. À la manière de la section 3, en même temps « rue-marché » ancrée dans un quartier et rue branchée attractive à l’échelle de la ville entière. Cette forme urbaine est le lieu des différences et non de la ségrégation, un lieu de relations, qu’elles soient réelles ou seulement vécues comme telles. C’est la multifonctionnalité ou diversité fonctionnelle qui non seulement explique l’animation et la fréquentation, mais favorise aussi les contacts. Toutes ces caractéristiques placent la rue au cœur de l’urbanité. Principal vecteur d’appropriation de la ville, la rue en est également le signe. Sa circulation, ses enseignes, ses bruits manifestent la ville. « Sans la rue, la ville s’empâterait, n’aurait aucune expression — comme on dit d’un visage épais et peu mobile qu’il ne parle pas. Ce ne serait pas une ville mais un gros bourg où les passions ne franchissent pas le seuil des portes […]. On a donc l’impression que la ville ne peut prendre conscience d’elle-même qu’à travers cette scissiparité et cet éclatement. » (Sansot, 1988). En définitive, la rue met en relation les individus, les communautés, les espaces privés, les quartiers, les activités. Et mue cette juxtaposition en une totalité, la ville.
Bibliographie
Références
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- Chombart de Lauwe P.-H. (1982). La Fin des villes : mythe ou réalité ? Paris : Calmann-Lévy, 246 p.
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- Hannerz U. (1983). Explorer la ville : éléments d’anthropologie urbaine (traduction par Isaac Joseph de Exploring the city). Paris : Éditions de Minuit, 418 p.
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- Joseph I. (1984). Le Passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public. Paris : Librairie des Méridiens, 146 p.
- Le Corbusier, Charles-Edouard Jeanneret dit (1971). La Charte d’Athènes. Paris : Le Seuil, 190 p.
- Ledrut R. (1977). L’Espace en question ou le nouveau monde urbain. Paris : Anthropos, 361 p.
- Loyer Fr. (1987). Paris xixe, l’immeuble et la rue. Paris : Hazan, 478 p.
- Montigny G. (1992). De la ville à l’urbanisation. Essai sur la genèse des études urbaines françaises en géographie, sociologie et statistique sociale. Paris : L’Harmattan, 376 p.
- Paquot Th., Roncayolo M. (1992). Villes et civilisation urbaine (xviiie-xxe siècles). Paris : Larousse, coll. « Textes essentiels », 687 p.
- Piolle X. (1979). Les Citadins et leur ville : approche de phénomènes urbains et recherche méthodologique. Toulouse : Privat, 432 p.
- Raulin A. (1987). « Où s’approvisionne la culture ? » in Gutwirth J., Pétonnet C. (dir.). Les Chemins de la ville, enquêtes ethnologiques. Paris : Éditions du CTHS, 270 p.
- Rouleau B. (1988). Le Tracé des rues de Paris. Paris : Presses du CNRS, coll. « CNRS Plus », 129 p.
- Sansot P. (1988). Poétique de la ville. Paris : Klincksieck, 422 p.
Notes
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[1]
Cet article a été réalisé à la suite d’une maîtrise (Fleury, 2000). Il a bénéficié du soutien et des conseils de Thérèse Saint-Julien et de Catherine Rhein que je remercie très chaleureusement.
-
[2]
La rue Oberkampf peut être divisée en trois sections qui se distinguent nettement : voir figure 2.
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[3]
L’observation directe (Chapoulie, 2000) est apparue comme une approche pertinente de la rue : observation des paysages, des usages, des cheminements, des « situations », etc. L’observation « participante » (Hannerz, 1983) en est une variante : l’observateur tente de vivre au rythme de la rue en essayant d’écouter, de communiquer avec ses usagers. Les observations d’une année ont été consignées dans des carnets qui ont ensuite été exploités de manière rigoureuse, afin de dégager des régularités, des invariances.
-
[4]
Il existe même des monographies consacrées à la géographie d’une rue, comme celle de Charles-Anthelme Roux consacrée au cours Berriat à Grenoble (Montigny, 1992).
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[5]
Lotissement « Ville d’Angoulême ». Anciens terrains ecclésiastiques lotis à partir des années 1780 selon un plan en damier axé sur la rue de Malte, perpendiculaire à la rue Oberkampf et parallèle au boulevard du Temple.
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[6]
Les comptages de véhicules et de piétons, en divers lieux et à divers moments, complètent les données de la RATP et de l’Observatoire des déplacements de la Mairie de Paris.
-
[7]
Plus de 600 véhicules entre 17 heures et 19 heures selon l’Observatoire des déplacements.
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[8]
L’itinéraire de la ligne 96 emprunte la rue Oberkampf dans presque toute sa longueur.
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[9]
La réponse à la question « Qu’est-ce qui vous déplaît dans la rue Oberkampf ? » a toujours plus ou moins à voir avec l’automobile et ses nuisances.
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[10]
La rue est relativement étroite et encaissée, l’air a du mal à se renouveler et les gaz d’échappement s’accumulent, d’où une pollution supérieure à 70 mg/m3 de dioxyde d’azote selon les travaux d’Airparif et de l’IAURIF qui ont mesuré la pollution dite « de proximité » (taux de dioxyde d’azote à environ 1,5 mètre du sol).
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[11]
La section 2 a été privilégiée. Trente-sept personnes ont répondu. Ce nombre relativement réduit s’explique par la réticence des passants, et surtout par la difficulté de les interroger de manière aléatoire. La quantité d’informations et le manque de représentativité de l’échantillon n’ont pas permis de mener un traitement statistique, l’exploitation a été avant tout qualitative. L’enjeu pour l’avenir sera de poursuivre les recherches méthodologiques déjà engagées (Augoyard, 1979 ; Piolle, 1979) pour mettre en place une véritable méthode permettant de prendre en compte et d’analyser le discours des usagers de l’espace public.
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[12]
L’auteur appelle « rue-marché » toute rue où l’on peut trouver plus de huit boutiques d’alimentation pour 100 mètres.
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[13]
Les critères énumérés par Anne Raulin sont les suivants : origine du patron ou des employés, origine des capitaux, circuits de distribution, style adopté par le magasin dans son agencement, sa décoration, ses faire-valoir publicitaires.
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[14]
Virginia Woolf, Orlando, éd. Stock, tome 2, p. 69-70 citée par Joseph, 1984.
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[15]
Une trentaine de personnes fréquentant les cafés branchés ont été interrogées au cours de l’année 2000, sous forme de conversations informelles. Elles ont entre 22 et 32 ans. Leurs lieux de résidence sont très divers : 6e, 14e, 15e, 18e et 20e arrondissements, ainsi que les banlieues ouest et sud. Ils relèvent soit de communes ou de quartiers relativement favorisés, soit de quartiers en voie de gentryfication. Il en est ressorti quantité d’informations sur les motivations de leur fréquentation mais surtout sur les perceptions et sur les représentations de la rue.
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[16]
« La rue-corridor à deux trottoirs, étouffée entre de hautes maisons doit disparaître », écrit Le Corbusier. La Charte d’Athènes s’attaque à la rue en tant que forme urbaine ainsi qu’à la diversité de ses usages. D’une part, il doit être mis fin à l’alignement des immeubles le long des voies, dans une logique de sécurité et d’hygiène. D’autre part, la rue est jugée inadaptée au nom de la nécessaire séparation des fonctions ainsi que des différents niveaux de circulation.