Couverture de EGER_273

Article de revue

Écriture de rupture et contournement des genres dans les romans de Leo Perutz

Pages 77 à 92

Notes

  • [*]
    Jean-Pierre CHASSAGNE est Maître de Conférences à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne ; 160, chemin des Bonnets, F-38410 SAINT MARTIN D’URIAGE ; courriel : jean-pierre.chassagne@neuf.fr
  • [1]
    À ce sujet, Hans Harald Müller écrivait en 1986 : « Es gibt eine Art des literarischen Erfolgs, der in der Literaturgeschichte weder Gerechtigkeit noch Gnade findet. Der österreichische Schriftsteller Leo Perutz ist zweifellos einer der meistgelesenen vergessenen Autoren dieses Jahrhunderts, er hat nicht nur sehr erfolgreiche, sondern auch ungemein spannende Romane geschrieben. Sie sind kaum in einer Literaturgeschichte gewürdigt ». Hans-Harald Müller : « Leo Perutz – Eine biographische Skizze », in Exil, 2 (1986), p. 5. Cet article a été repris dans la postface de l’édition de Herr, erbarme dich meiner !, Reinbek : Rowohlt, 1989, p. 180.
  • [2]
    Der Marques de Bolibar, München : Albert Langen, 1920 ; München : Knaur, 1993. Le Marquis de Bolibar, trad. par Odon Niox Château, Paris : Livre de Poche, 1995.
  • [3]
    Die dritte Kugel, München : Albert Langen, 1915 ; München : Knaur, 1993. La Troisième Balle trad. par Jean-Claude Capèle, Paris : Livre de Poche, 1989.
  • [4]
    « […] ein in der Kriegsgeschichte aller Zeiten wohl einzig dastehender Fall. » (Marquis, p. 11 ; Marques, p. 9) Nous citerons chaque fois en français d’après la traduction indiquée en note.
  • [5]
    « Il connaissait les trois signaux qui devaient provoquer l’anéantissement de la garnison de La Bisbal. Et il savait que le succès de l’entreprise ne dépendait plus du colonel, mais bien de lui-même ». (Marquis, p. 45-46 ; Marques, p. 46).
  • [6]
    « Nul d’entre nous ne se douta, à ce moment, que c’était le marquis de Bolibar qui tombait, ensanglanté, sous nos balles, dans la neige épaisse. Et personne non plus ne pressentait quel maudit fardeau il nous avait légué avant de mourir. » (Marquis, p. 45-46 ; Marques, p. 46).
  • [7]
    « Car je venais de comprendre le sens de l’étrange serment qu’il nous avait arraché. En face de la mort, entouré d’ennemis, le marquis de Bolibar nous avait laissé le soin d’accomplir sa tâche ; à nous de donner le signal qui serait celui de notre anéantissement ». (Marquis, p. 73-74 ; Marques, p. 77-78)
  • [8]
    « […] von einer beinahe pathologischen Wortkargheit. » (Marquis, p. 9 ; Marques, p. 7).
  • [9]
    « romanhaft » (Marquis, p. 12 ; Marques, p. 10).
  • [10]
    Cf. Jacques. Derrida : « La différance », in Marges de la philosophie, Paris : Minuit, 1972, p. 3-29. « La différance, c’est ce qui fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit « présent », apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur ». (p. 13)
  • [11]
    Sankt Petri Schnee, Leipzig/Berlin/Wien : Paul Zsolnay, 1933 ; München : Knaur, 1994. La Neige de saint Pierre, trad. par J.-C. Capèle, Paris : Livre de Poche, 1988.
  • [12]
    Nous proposons une analyse de ce roman dans Jean-Pierre Chassagne : « Zeitliche Diskontinuität als Motiv und als Strukturelement in Zwischen neun und neun von Leo Perutz », in Meridian Critic Editura Universitatii, Suczawa, 2011, p. 81-90.
  • [13]
    « Un objet tomba à terre et se brisa. J’eus l’impression de sortir d’un gouffre et de m’élever de plus en plus vite à une vitesse folle, à la fin mais je n’étais plus debout, j’étais couché, étendu, puis j’entendis une voix, une voix d’homme : “C’est trop bête. Comment peut-on être aussi maladroit ! – Qui est là ?” m’écriais-je d’une voix anxieuse ». (Neige, p. 110-111 ; Schnee, p. 109)
  • [14]
    « Une fois, lorsqu’elle avait laissé tomber une bassine en changeant mes pansements, j’avais demandé, sans ouvrir les yeux, qui était là ». (Neige, p. 13-14 ; Schnee, p. 12)
  • [15]
    Cf. Lucien Dällenbach : Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris : Seuil, 1977, p. 81-95.
    Selon Dällenbach, ces types de mises en abyme sont « des microcosmes de la fiction, elles se surimposent sémantiquement au macrocosme qui les contient, le débordent et, d’une certaine manière, finissent par l’englober à leur tour. La mise en abyme rétro-prospective réfléchit l’histoire en découvrant les événements antérieurs et les événements postérieurs à son point d’ancrage dans le récit ». (p. 83)
  • [16]
    Nachts unter der steinernen Brücke, Frankfurt a.M. : Frankfurter Verlagsanstalt, 1953 ; München : Knaur, 1994. La Nuit sous le pont de pierre, trad. par J.-C. Capèle, Paris : Livre de Poche, 1990.
  • [17]
    Il est précédé de sept chapitres et suivi de six chapitres et de l’Épilogue.
  • [18]
    Nuit, p. 104 ; Nachts, p. 112.
  • [19]
    Nuit, p. 105-107 ; Nachts, p. 114-116.
  • [20]
    Nuit, p. 134 ; Nachts, p. 145.
  • [21]
    « […] mais il savait bien calculer, à la guerre comme en amour, ce Wallenstein, et c’est pourquoi je me demande si Vénus était vraiment dans la Grande Ourse ce jour-là. Car rappelle-toi ce que je t’ai dit dès le début au sujet de Lucrezia Landeck : elle était l’une des plus riches héritières du royaume de Bohême. Elle est morte jeune. Mais sa fortune a permis à Wallenstein de constituer deux régiments de dragons et de les mettre à la disposition de l’empereur lorsque la guerre éclata avec Venise. Et ce fut là le début d’une ascension vertigineuse à laquelle un coup de hallebarde mit fin à Eger ». (Nuit, p. 134 ; Nachts, p. 145).
  • [22]
    « […] Sa tête de Bohême était d’un bois bien tendre,/ Le cliquetis des verres il ne souffrait d’entendre./ Coqs, chiens et chats il arrêtait/ Dans tous les lieux où il campait./ Une bien grande armée jadis il rassembla,/ Pour l’empereur mainte bataille il remporta./ Il offrit aussi beaucoup de biens et d’argent,/ Et fit pendre souvent de pauvres innocents./ Il doit désormais aller le chemin des trépassés,/ Et laisser le chien japper et le coq chanter. « Extrait d’une épitaphe de Wallenstein » (Nuit, p. 97 ; Nachts, p. 105)
  • [23]
    « Un chien qui aboyait et un coq qui chantait ont été à l’origine du bonheur de Waldstein ». (Nuit, p. 134 ; Nachts, p. 144)
  • [24]
    Dällenbach (note15), p. 79-96.
  • [25]
    Nous avons étudié cet aspect dans Jean-Pierre Chassagne : « De la fresque au roman et du roman à la fresque : le dialogue au service de la polyphonie dans Le Judas de Léonard de Leo Perutz », Cahiers d’Études Germaniques 47, Dialogues (2004), p. 185-195.
  • [26]
    Der Meister des Jüngsten Tages, München : Albert Langen, 1923 ; München : Knaur, 1995. Le Maître du Jugement dernier trad. par J.-C. Capèle, Paris : Fayard, 1989.
  • [27]
    Il est de notoriété publique que Brahms composa son premier Trio pour piano en 1854, juste avant la tragique tentative de suicide de son ami Robert Schumann après laquelle ce dernier allait sombrer dans la démence. Or, cet événement douloureux allait permettre un resserrement des liens amicaux qui unissaient Brahms à Clara Schumann. Une autre similitude autorise la mise en parallèle : en 1888, soit trente-quatre ans après la composition de ce trio, Brahms le remanie de façon importante pour lui donner sa forme actuelle amputée d’un tiers de la version originale. Le scherzo est le seul mouvement qui est demeuré presque intact. De la même façon, Yosch nous livre un écrit rétrospectif, qui fut rédigé après les faits relatés, et qui présente de sérieux écarts par rapport à ceux-ci dans la mesure où l’acte criminel de leur auteur a été occulté.
  • [28]
    « Un scherzo, certes, mais quel scherzo ! Il débute par une gaieté horrifiante, un entrain qui vous fige le sang dans les veines. Au début, un rire fantomatique, une ronde de personnages démoniaques traverse la pièce dans une farandole effrénée et lugubre. Voilà comment débute cet étrange scherzo. Et soudain, une voix humaine se détache, seule, de cette bacchanale infernale ; c’est la voix d’une âme égarée, la voix d’un cœur étreint par l’angoisse et qui monte pour exprimer sa souffrance.
    Mais voilà à nouveau le rire sardonique et tonitruant de Satan qui se mêle à ces accents si purs et met en pièces la mélodie. La voix s’élève une fois encore, hésitante et douce, elle retrouve la ligne mélodique et la fait monter très haut, comme si elle voulait fuir avec elle dans un autre monde.
    Mais les démons de l’enfer ont tous les pouvoirs. Le jour pointe, le jour ultime, celui du Jugement dernier, et Satan triomphe de l’âme pécheresse. La voix humaine qui se lamente est précipitée des hauteurs où elle planait et sombre dans le rire désespéré de Judas ». (Maître, p. 20-21 ; Meister, p. 20-21.)
  • [29]
    « einem Kunstwerk […] — mir enthüllt es die zerstörte Seele seines Schöpfers. » (Maître, p. 210 ; Meister, p. 206).
  • [30]
    À ce sujet, on peut lire le très intéressant chapitre que Jean Ricardou consacre à la mise en abyme dans son ouvrage sur le nouveau roman, Jean Ricardou : Le Nouveau Roman, Paris : Éditions du Seuil, 1973/1990, p. 62-85.
  • [31]
    Nous proposons une analyse de la dimension éthique du roman perutzien dans notre ouvrage, Jean-Pierre Chassagne : Leo Perutz et le scepticisme viennois. L’ébauche d’une éthique du désenchantement, Saint-Étienne : PUSE, coll. Les Scripturales, 2012.

1L’immense succès populaire des romans de Perutz, dans la période de l’entre-deux-guerres, est sans aucun doute lié à l’art de raconter des histoires fascinantes d’une lecture aisée. Mais dans le même temps, cette qualité fut indéniablement responsable du désintérêt de la critique universitaire qui, après la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’à une époque récente [1], desservit cet œuvre assimilé à la Unterhaltungsliteratur. Cependant, depuis la dernière décennie du xxe siècle, on a assisté, tant dans les pays germanophones qu’en France, à un regain d’intérêt pour cet auteur, à tel point qu’on a pu parler d’une « renaissance de Perutz ». L’originalité incontestable de l’écriture perutzienne n’est certainement pas étrangère à la redécouverte de ces récits. Hormis les thèmes récurrents dans ses textes, comme la crise de l’identité et l’effondrement des valeurs, ce qui surprend et fascine le lecteur d’aujourd’hui est l’extrême impertinence avec laquelle l’écriture perutzienne infiltre les genres littéraires de divertissement pour en subvertir les codes. Avec une jubilation, que partage a posteriori son lecteur, l’auteur feint tour à tour de sacrifier au genre du roman fantastique, du roman policier, ou du roman historique, alors que tous ses récits ont en fait pour thématiques centrales le clivage du sujet et la décadence morale de la société dépeinte. L’effet de surprise résulte des ruses narratives par lesquelles l’auteur court-circuite l’horizon d’attente de son lecteur, dérange ses habitudes de lecture et brouille les pistes qu’il avait feint d’esquisser. Cette stratégie de la déconstruction opère dans deux directions : elle brise la linéarité du récit en bouleversant la chronologie, elle complexifie le décodage par différentes formes de mise en abyme qui font naître l’ambiguïté. L’analyse d’un choix de textes nous permettra d’illustrer notre propos.

2Le récit à rebours constitue l’un des procédés qui conduit à l’éclatement de la chronologie narrative. Ce qui le caractérise est l’annonce des temps forts de l’action et du dénouement en début de roman. L’anticipation sur les événements à venir devrait théoriquement priver l’action de tout suspense. Or, la ruse de Perutz consiste à maintenir son lecteur en haleine en provoquant un déplacement de l’intérêt : il ne s’agit pas de savoir quels événements vont faire avancer l’intrigue, mais d’apprendre comment le dénouement improbable, qui semble défier les lois de la causalité, a pu réellement advenir. Nous verrons que cette stratégie narrative est par ailleurs un moyen de focaliser l’attention du lecteur sur ce qui n’est en fait qu’une fausse conclusion, afin de ménager un effet de surprise en fin de récit. Puis la chute inattendue de ce dernier remet en question toutes les hypothèses et les inférences du lecteur. Celui-ci se voit confronté à un univers diégétique autre que celui dans lequel il avait cru s’installer.

3Dans Le Marquis de Bolibar, [2] la tension ne naît pas, comme c’est le cas dans La troisième Balle, [3] de l’imprécision des souvenirs du personnage principal, ni de leur confrontation avec le récit d’un tiers. Le suspense est créé par l’annonce du dénouement. La fin est présentée comme « […] un événement dont l’histoire militaire de tous les temps n’offre aucun autre exemple », [4] à savoir l’anéantissement de deux régiments orchestré par leurs propres officiers pendant la campagne napoléonienne en Espagne. Le caractère unique et paradoxal de cette catastrophe suscite d’autant plus l’intérêt du lecteur que seuls les mémoires du lieutenant Jochberg sont censés apporter des éclaircissements sur ce chapitre obscur de l’histoire nationale. Contrairement à La Troisième Balle, les trois temps forts de l’action ne sont pas annoncés en début de roman. Le narrateur procède par étapes successives, ce qui a pour effet d’augmenter la curiosité du lecteur, et de la concentrer sur des moments clés du récit. Au chapitre 3, le marquis de Bolibar expose aux guérillas son plan d’anéantissement de l’ennemi en trois étapes. Le lecteur se demande alors comment ce plan est conciliable avec le « suicide collectif » des régiments allemands annoncé dans la préface de l’éditeur. Cela supposerait en effet que les victimes potentielles du talent stratégique de Bolibar se métamorphosent sciemment en exécutants de sa volonté. Ce carrefour narratif incite le lecteur à contourner l’improbabilité du scénario en formulant des hypothèses rationnelles sur la suite des événements. Une piste est suggérée par le texte, sans que la tension soit pour autant désamorcée : le lieutenant de Rohn, qui est témoin de l’entrevue entre Bolibar et le colonel des guérillas, va en effet servir de courroie de transmission entre les deux camps. Il révèle à ses compagnons ce qu’il a entendu à l’insu de l’ennemi : « Er kannte die drei Signale, die bestimmt waren, Verderben über die Besatzung La Bisbals zu bringen. Und er wußte, daß der Erfolg des Unternehmens nun nicht mehr in des Gerberbottichs Hand lag, sondern in der seinen. » [5]

4Mais la perplexité du lecteur est d’autant plus grande que la connaissance de la stratégie ennemie, loin de desservir le camp allemand, devrait lui permettre de déjouer les plans de l’adversaire. Au chapitre suivant, une prolepse désigne le marquis de Bolibar comme le pivot qui va faire basculer l’action vers le sens annoncé en préface. Sans reconnaître leur ennemi déguisé en muletier, les officiers exécutent celui qui a surpris leur conversation compromettante :

5

Keiner von uns dachte daran, daß es der Marques de Bolibar war, der dort blutend unter unseren Kugeln im Schnee zusammenbrach. Und keiner ahnte, welch verfluchtes Vermächtnis er auf unsere Schultern geladen hatte, bevor er starb. [6]

6Cette prolepse précède la scène qui se révélera fatale pour le marquis de Bolibar. Elle annonce un rebondissement ultérieur de l’action. Elle n’a d’autre fonction que d’aiguiser la curiosité du lecteur désireux d’apprendre comment le marquis, prisonnier et isolé de son camp, va pouvoir influer sur le cours des choses. Cette anticipation s’inscrit donc bien dans la logique du récit à rebours : elle apporte un élément nouveau à la résolution de l’énigme exposée dans la préface, mais elle fait croître la tension en livrant au lecteur un indice insoupçonné qui ne fait paradoxalement qu’épaissir le mystère. Il faudra attendre le 6e chapitre pour comprendre le sens de la prolepse du 4e chapitre, et saisir comment Bolibar parvient à contraindre ses bourreaux à jurer d’exécuter sa dernière volonté. Au cours de cette scène, le lecteur connaît l’identité du condamné à mort, alors que celui-ci n’est pas identifié par les officiers allemands. Le suspense n’est donc pas de même nature que dans un roman d’aventures. L’effet de surprise lié à l’identification de Bolibar est escamoté sciemment par l’instance de narration qui renonce à un procédé facile pour concentrer l’attention du lecteur sur tout ce qui est susceptible de le guider dans l’éclaircissement de l’énigme. Aussi ce dernier peut-il savourer le plaisir de découvrir la vérité avant le principal intéressé :

7

Denn ich begriff nun auch den Sinn des seltsamen Eides, den er uns hatte schwören lassen. Den Tod vor Augen, von Feinden umstellt, von keinem gehört, hatte der Marques de Bolibar uns die Vollführung seines Werkes hinterlassen, wir selbst sollten die Signale geben, die uns Vernichtung bringen sollten. [7]

8Mais, très vite, ce sentiment de complicité entre narrateur et lecteur va céder la place à l’embarras et à une nouvelle interrogation : par quel tour de passe-passe les officiers allemands seront-ils contraints, après la mort de Bolibar, de déclencher les trois signaux qui doivent provoquer leur perte ? Ce nouveau carrefour narratif monopolise d’autant plus la perspicacité du lecteur que le mobile du « suicide collectif » a été soigneusement passé sous silence jusqu’à ce point du récit. Or, c’est à partir du 7e chapitre que la passion ravageuse, dont la jeune Monjita sera l’objet, occupe le devant de la scène et apparaît progressivement comme le déclencheur de la catastrophe. La stupeur est à son comble lorsqu’on découvre que c’est un sentiment touchant à la vie intime et privée des soldats qui influe sur le cours de l’Histoire, et décide de l’issue d’une bataille. Par trois fois, les officiers du régiment allemand, aveuglés par une jalousie dévorante, font fi de leur devoir, et donnent les trois signaux dont ils savent qu’ils leur seront fatals. La simple connaissance du plan d’extermination de Bolibar semble donc prédéterminer le destin de ces hommes qui n’ont de cesse d’exaucer malgré eux la volonté du défunt. Tout se passe donc comme si le récit à rebours, qui inverse la chronologie des événements, et fait de sa conclusion une introduction, déclenchait lui-même la dynamique de sa propre progression. Autrement dit, c’est paradoxalement la connaissance de la fin de l’histoire qui crée une tension, et fait naître le désir de découvrir les mécanismes de l’inéluctable. Mais ce serait passer sous silence la chute du roman que d’en rester à ce constat. La métamorphose de Jochberg en Bolibar constitue un rebondissement stupéfiant pour le lecteur qui se croyait plongé dans une simple histoire à suspense dont il venait enfin d’assembler tous les segments. À première vue, le récit à suspense se mue en récit fantastique. Cependant, l’examen minutieux du chapitre révèle que cette interprétation est une nouvelle fausse piste. Le récit de la métamorphose de Jochberg en Bolibar est en réalité une falsification, et il relève de l’autosuggestion. En devenant Bolibar, Jochberg transforme sa défaite en victoire, nie toute responsabilité et sauve sa peau. Il n’échappe pas au lecteur soucieux de confronter au texte cette intuition nouvelle que l’aliénation de Jochberg était déjà suggérée dans la Préface. L’éditeur des notes de Jochberg avait souligné l’« aversion presque pathologique » [8] qu’éprouvait Jochberg pour toute espèce de conversation. Par ailleurs, il avait qualifié ce récit de « romanesque ». [9] Il apparaît a posteriori que ces clins d’œil discrets à l’attention du lecteur participent eux aussi de la stratégie du récit à rebours. Ils invitent en effet à une lecture au deuxième degré dont la pertinence n’apparaît qu’à la fin du roman. Le lecteur est donc entraîné dans une activité de décodage du sens qui se dérobe sans cesse. À chaque page, le récit entretient l’illusion que la signification de la défaite des régiments allemands va lui être révélée dans un développement à venir du texte. Mais la vérité, se dérobant, recule toujours plus en aval du récit. Lorsqu’on a enfin la conviction d’avoir reconstitué l’image du puzzle, cette dernière se brouille à nouveau pour céder la place à une nouvelle interprétation dont les germes affleuraient néanmoins dans la Préface. Comme dans La troisième Balle, ce mouvement de balancier de l’activité herméneutique, entre l’aval et l’amont du texte, peut être rapproché de l’anti-concept derridien de différance. [10] Dans ce récit à rebours s’exprime le scepticisme perutzien quant à la possibilité de fixer le sens en un point précis du texte et de la chaîne des événements. La vérité historique sur la catastrophe de La Bisbal a échappé aux historiographes car elle se soustrait à toute explication scientifique. Quant aux révélations contenues dans les papiers du lieutenant Jochberg, elles apportent un éclairage nouveau sur cet événement historique inédit. Elles montrent que les acteurs de l’Histoire sont davantage mus par leurs pulsions secrètes que par l’idéal affiché. Néanmoins, l’autobiographie de Jochberg est elle-même sujette à caution, car elle participe d’un stratagème destiné à camoufler la responsabilité de son auteur dans la catastrophe relatée.

9Cette structure narrative du récit à rebours perutzien s’inscrit dans une stratégie de déconstruction du récit à suspense auquel l’apparente la tension programmée par le texte, et amplifiée au fil des pages. Toutefois, l’anticipation du dénouement se révèle toujours être un piège destiné à entraver le décodage. La chute du roman provoque immanquablement une déstabilisation, car elle infirme toutes les inférences du destinataire, et confère au texte une dimension insoupçonnée. La vérité ainsi révélée n’est cependant, pas livrée comme telle, ni attestée par l’instance de narration. Celle-ci ne dévoile pas son jeu, ce qui oblige le lecteur à revenir sur sa première lecture naïve afin d’en déceler les failles. Il lui faut rechercher les indices disséminés dans le texte qui sont susceptibles de l’aider à reconstruire la vérité entrevue à la dernière page du roman. La déstabilisation du lecteur, programmée dans le récit à rebours, est aussi un élément constitutif du récit en boucle dont le schéma narratif préside à la structure de nombreux romans perutziens.

10Dans le récit en boucle on assiste, en fin de roman, au retour de l’intrigue à la situation de départ ou au motif initial. Ainsi le récit se referme sur lui-même et escamote son dénouement sans apporter la résolution des tensions accumulées tout au long de l’histoire. La boucle peut impliquer une invalidation du récit par lui-même. Dans La Neige de saint Pierre[11] tout comme dans Le Tour du Cadran, [12] le retour au point de départ équivaut à une invalidation du récit inséré dans la boucle. À première vue, le récit ne suit pas une courbe régressive. Bien que l’intrigue démarre et se termine à l’hôpital d’Osnabrück, la guérison d’Amberg est officiellement reconnue par ses médecins, ce qui semble signaler une évolution positive de son état de santé. Cela est corroboré par sa sortie d’hôpital qu’il vit comme une renaissance. Néanmoins, une accumulation d’indices autorisent, en dépit des apparences, à conclure à une régression. Amberg bascule définitivement dans l’univers du rêve, auquel la réalité disputait la place lors de ses retours à la conscience sur son lit d’hôpital. Les tentatives de la médecine pour favoriser en lui un nouvel ancrage dans le réel ont échoué. L’originalité de ce roman réside dans la superposition de deux boucles contradictoires qui illustrent le va-et-vient de la conscience du personnage entre le monde réel et le monde onirique. Pour le lecteur averti, les scènes d’hôpital représentent la réalité tangible encadrant le rêve du séjour à Morwede. Cependant, l’épisode de Morwede constitue pour Amberg l’événement majeur qui a précédé son séjour à l’hôpital, et qui va irradier toute sa vie future après son départ d’Osnabrück. La juxtaposition contrastive de ces deux schémas en boucle introduit la confusion dans l’esprit du lecteur. Celui-ci finit par ne plus savoir à laquelle des deux versions des faits il doit ajouter foi. Cette incertitude croît au fil des pages jusqu’au dernier chapitre, où il ne fait plus aucun doute que le convalescent s’est à jamais réfugié dans le rêve pour affronter un avenir peu prometteur. Dans le premier chapitre, tout est mis en œuvre, par l’alternance d’états de veille et d’inconscience chez Amberg, pour installer le lecteur dans un univers mental aux contours flous. Le passage au présent grammatical, en début de 2e chapitre, de même que le récit mental ab ovo entrepris par le médecin, confèrent à ses souvenirs un degré supérieur de réalité qui rejaillira, par ricochet, sur l’épisode de Morwede consigné dans les chapitres 3 à 23.

11Cependant, la perplexité et le malaise du lecteur sont régulièrement entretenus par des indices qui laissent supposer que tout ce qui lui est raconté pourrait bien être issu d’un rêve. Par exemple, un aide soignant ressemble étrangement à Praxatine dont Amberg a fait la connaissance à Morwede. Par ailleurs, le patient se souvient avoir eu, lors de son passage dans ce village de Westphalie, la prémonition de son séjour à l’hôpital, puis la sensation de rêver. Plus le récit des événements de Morwede avance, plus s’impose l’impression d’irréel. En effet, Amberg note à plusieurs reprises une perte des repères spatio-temporels, déplore des trous de mémoire et s’étonne de l’apparition soudaine de Praxatine dans sa chambre. En outre l’évocation des circonstances dans lesquelles il échange son premier baiser avec Kallisto est des plus troublantes, car elle renvoie à une situation similaire vécue dans l’hôpital d’Osnabrück :

12

Irgend etwas zerbrach klirrend am Boden. Es war mir, als stiege ich aus irgendeiner Tiefe empor, immer rascher und rascher, zuletzt mit rasender Geschwindigkeit, aber nicht aufrechtstehend, sondern liegend, ausgestreckt, und dann hörte ich eine Stimme, die Stimme eines Mannes :
« Zu dumm ! Wie kann man nur so ungeschickt sein.
[…] « Wer ist denn da ? » rief ich erschrocken. [13]

13Le lecteur attentif remarque la similitude de ce passage avec le récit d‘une infirmière au début du roman : « Einmal, als sie beim Verbandwechsel eine Schüssel fallen ließ, hätte ich, ohne die Augen zu öffnen, gefragt, wer denn da sei. » [14]

14À la première lecture, le jeu de miroir entre les deux scènes peut passer inaperçu, compte tenu du nombre de pages qui les sépare. Néanmoins cette coïncidence fait sens, à la deuxième lecture, pour celui qui est en quête d’indices de la confusion entre rêve et réalité dont est victime Amberg. Or, sa conversation avec le docteur Friebe, au 23e chapitre, constitue un tournant décisif pour la quête du sens, dans la mesure où Amberg est obligé de se rendre à l’évidence et de reconnaître qu’il a rêvé. C’est alors qu’une nouvelle scène vient, une fois encore, déstabiliser le lecteur, et remettre en question ses récentes convictions : la visite du prêtre. L’ecclésiastique abonde en effet dans le sens d’Amberg en lui fournissant tous les arguments qui étayent la thèse de la conspiration du personnel hospitalier. Toutefois lorsque, au chapitre suivant, il ne fera plus aucun doute qu’Amberg a bel et bien inventé de toutes pièces l’épisode de Morwede et sa liaison avec Bibiche, la conversation avec le prêtre pourra rétrospectivement être interprétée comme un nouveau fantasme par lequel Amberg tente de s’immuniser définitivement contre la réalité qu’il refuse. Avant l’apparition soudaine du prêtre dans sa chambre, le patient ferme en effet les yeux, car il refuse de regarder en face le vide affectif que vient de lui faire entrevoir le docteur Friebe. De la même façon, Amberg constate la disparition toute aussi surprenante du prêtre après avoir fermé à nouveau, puis rouvert les yeux. La certitude qui l’habite à partir de cet instant ne le quittera plus : l’épisode de Morwede n’est pas un rêve, pas plus que sa liaison avec Bibiche. Cette conviction ne peut cependant être partagée par le lecteur au dernier chapitre pour les raisons suivantes : de toute évidence la scène du départ de l’hôpital est postérieure aux scènes relatées au présent dans les chapitres 2, 11 et 23. Ce présent était celui du récit oral que se faisait Amberg en essayant de mettre de l’ordre dans ses souvenirs lointains et récents. Or, la scène finale est racontée au prétérit de narration, comme s’il s’agissait d’un récit rétrospectif, ce qui est en contradiction avec la perspective précédemment annoncée du récit oral en cours d’élaboration. Le lecteur est donc autorisé à conclure que le dernier chapitre du roman est un récit fictionnel qui permet à Amberg de préserver intact son fantasme, et de retoucher l’imperfection du monde réel, afin de croire à l’amour de Bibiche. La boucle ainsi formée est à l’image de son aliénation. Sur le plan narratif, le récit tourne en rond : l’épisode de Morwede, qui constitue le corps du roman, est invalidé, ce qui provoque un effondrement de la fiction sur elle-même.

15La boucle se révèle ainsi être le corrélat narratif de l’enfermement pathologique du personnage central. Par ailleurs, elle imprime un mouvement circulaire au récit, de telle sorte que ce dernier n’a comme avenir que son propre passé, ce qui équivaut à une négation de l’évolution.

16L’écriture perutzienne renvoie au monde et aux hommes le reflet de leur propre immobilité. De ce fait, la rupture de la linéarité du récit participe d’un travail de sape. L’auteur déstabilise le lecteur en brouillant les codes des genres auxquels il se réfère. Le récit à rebours peut être lu comme une parodie de roman à suspense, dont il inverse la stratégie narrative. Il opère un déplacement de la tension, et mobilise la perspicacité du lecteur pour reconstruire la trame narrative discontinue. Le récit en boucle est un anti-roman d’éducation : le piétinement de l’intrigue matérialise la pétrification du personnage fermé à toute évolution. Le démantèlement de la chronologie du récit n’est pas le seul procédé utilisé par Perutz pour contrarier une lecture univoque de ses textes. La mise en abyme devient l’instrument du brouillage du sens car elle joue sur une ambivalence embarrassante pour le lecteur en quête de sens univoque.

17Perutz explore toutes les possibilités et les subtilités de la mise en abyme pour brouiller les pistes, introduire le doute dans l’esprit du lecteur, et le confronter à un univers diégétique autre que celui dans lequel il avait cru s’installer. Cette traversée d’un récit labyrinthique ne se solde pas nécessairement par une abdication. Elle peut aussi déboucher sur une recomposition du paysage diégétique grâce à ce que le lecteur identifie après coup comme des indices. Perutz assigne au récit spéculaire une double fonction : il est à la fois une technique de brouillage et une aide dissimulée au décodage. Ne pouvant prétendre à l’exhaustivité dans le cadre de cette étude, nous limiterons notre analyse à l’examen de la mise en abyme rétro-prospective [15] (La Nuit sous le pont de pierre), et de l’énoncé réflexif métadiégétique présent sous différentes formes dans de nombreux textes. Ces deux types se caractérisent par la révélation de la duplicité du réel et la mise en question de la validité du jugement.

18Dans La Nuit sous le pont de pierre, [16]chaque nouvelle constitue un ensemble clos, mais ces micro-récits s’organisent en roman par un réseau complexe de renvois, de jeux de miroirs et de correspondances. Si on analyse ce texte à la lumière des travaux de Dällenbach, on s’aperçoit que chaque chapitre constitue une mise en abyme de tout le roman. En effet, l’échec des projets individuels et des ambitions personnelles de chaque personnage s’inscrit dans un mouvement plus ample qui constitue la thématique de l’ensemble, à savoir l’effondrement du royaume de Bohême. Un seul individu semble être né sous une bonne étoile et tirer son épingle du jeu : Wallenstein, dont la carrière connaîtra une ascension fulgurante. Néanmoins le chapitre L’Étoile de Wallenstein, qui est placé au centre du roman, [17] ne fait pas exception à la règle énoncée ci-dessus. Sa fonction à la fois analeptique et proleptique l’ancre profondément dans la diégèse du roman. Dans cette nouvelle, le va-et-vient vers l’amont et l’aval du temps diégétique aboutit à une neutralisation du temps de l’Histoire, dans la mesure où le passé, le présent et le futur deviennent réversibles. Les allusions au destin de Meisl ont une fonction structurelle évidente. Elles tissent des liens avec les chapitres 2, 3 et 6 dans lesquels étaient évoquées la constitution, puis la disparition de la fortune du riche négociant juif. Si l’on considère que ces événements seront à l’origine de la faillite du royaume de Bohême, et favoriseront par contrecoup les projets de Wallenstein, il apparaît que les succès futurs du jeune homme sont étroitement liés au destin de Meisl, bien que les deux personnages ne se rencontrent jamais. Aussi peut-on dire qu’une relation d’interdépendance se crée entre cette nouvelle et le roman dans lequel elle s’insère : non seulement elle reprend et complète des informations qui seront d’une importance capitale dans la suite du roman, mais par un phénomène de miroir, sa portée et sa signification sont amplifiées par le contexte qui l’englobe.

19À cela s’ajoute la dimension prospective du micro-récit. Le commentaire graphologique auquel se livre l’astronome Kepler à la lecture d’un billet de Wallenstein, [18] la conversation du jeune homme avec le savant [19]ainsi que le commentaire du narrateur B [20] anticipent sur les événements ultérieurs, évoqués au 12e chapitre, dont ils conditionnent le décodage. C’est ainsi que les actes héroïques dont pourra se glorifier plus tard Wallenstein semblent davantage pouvoir s’expliquer par son opportunisme, son absence de scrupules, et par la chance qui lui a fait rencontrer et épouser une femme fortunée, que par sa grandeur d’âme et par la noblesse de ses idéaux. L’anticipation sur son avenir glorieux, qui ira de pair avec l’effondrement du royaume de Bohême, introduit une distanciation et une mise en perspective particulièrement sensible dans la conclusion de Jakob Meisl :

20

[…] aber er war ein guter Rechner, im Krieg wie in der Liebe, der Wallenstein, und darum habe ich meinen Zweifel, ob damals wirklich nur die Venus im Bereich des Wagens gestanden ist. Denn, – erinnere dich daran, was ich dir von der Lucrezia von Landeck gleich zu Anfang erzählt habe : daß sie eine der reichsten Erbinnen im Königreich Böhmen war. Sie ist früh gestorben. Ihr Reichtum aber hat den Wallenstein in den Stand gesetzt, zwei Dragonerregimenter aufzustellen, als der Krieg gegen Venedig ausbrach, und sie dem Kaiser zuzuführen. Und das war der Beginn seines steilen Aufstiegs, dem dann ein Hellebardenstoß in Eger ein Ende gesetzt hat. [21]

21En désignant l’argent, la soif de gloire et de pouvoir, comme les nerfs de la guerre et de la politique, cette nouvelle résume à elle seule la problématique du roman tout entier : ce sont bien, en effet, la ruine de l’État de Bohême et les ambitions du camp catholique qui provoqueront la disparition du royaume.

22Le triomphe des Habsbourg sur les protestants tchèques est cependant relativisé par l’ironie dont est empreinte l’épitaphe de Wallenstein :

23

[…] gar zart war ihm sein böhmisch Hirn,
konnte nicht hören der Gläser Klirren.
Hahn, Hund und Katz er arrestiert
An allen Orten, wo er kampiert.
Hat große Kriegsmacht zusammengebracht,
dem Kaiser gewonnen manche Schlacht,
tat auch viel Geld und Gut verschenken,
und oftmals Leut unschuldig henken.
Nun muß er gehen des Todes Straßen,
Hund bellen und Hahn krähen lassen.
Aus einem Epitaph des Wallenstein [22]

24Ce texte, qui est placé en début de nouvelle, conditionne la lecture de celle-ci et a une incidence sur l’interprétation du roman tout entier. Par plusieurs aspects, il se démarque de la tradition du genre. Tout d’abord, il ne se donne pas à lire comme une épitaphe unique qui figurerait sur la tombe de Wallenstein, mais comme une alternative possible à une épitaphe officielle, comme une réinterprétation libre de la vie du défunt par le narrateur de la nouvelle. Ce faisant, il remet en question le caractère immuable des épitaphes des héros de l’Histoire qui sont censées énoncer une vérité définitive et incontestable sur le défunt. Par ailleurs, son insertion immédiatement sous le titre de la nouvelle (L’Etoile de Wallenstein) tourne en dérision la croyance en la Providence qui favoriserait les héros « nés sous une bonne étoile », une conviction démentie par le sens du texte de l’épitaphe. En effet, les épisodes de vie évoqués ici ne constituent pas le portrait d’un homme hors du commun, auquel la Providence aurait permis d’accomplir des actes extraordinaires. La première strophe a un effet hautement comique dû au décalage entre la légèreté du ton et la solennité et le sérieux habituellement de mise dans un texte nécrologique. Elle anticipe de surcroît sur les propos de Jakob Meisl qui constitueront, en fin de nouvelle, un commentaire de l’action et une leçon d’Histoire : « Ein Hund, der bellte, und ein Hahn, der krähte, die haben das Glück des Wallenstein begründet ». [23]

25La déconstruction des notions d’héroïsme et de Providence, qui est une constante dans l’œuvre de Perutz, affecte toute la diégèse du roman dans la mesure où, comme nous venons de le voir, la notoriété de Wallenstein est étroitement liée à la décadence du royaume de Bohême. En expliquant celle-ci par une phobie, plutôt que par la bravoure du futur guerrier, Perutz suggère que le hasard préside à la marche de l’histoire. La deuxième strophe de l’épitaphe fait allusion aux hauts faits d’armes et au désintéressement légendaires qui ont conduit Wallenstein au zénith de la gloire. Cependant, ceux-ci sont immédiatement relativisés par l’évocation de toutes les victimes innocentes dont est jonchée son épopée militaire. Les exploits du héros semblent ainsi avoir exclusivement servi les visées expansionnistes du pouvoir en place, aux dépens des populations asservies et des individus sacrifiés. Ainsi apparaît l’ambivalence de toute action et de tout processus historique qui ne sauraient justifier tous les moyens employés pour parvenir à une fin. Dans la dernière strophe, qui comporte deux vers de moins que les deux premières, tous les faits précédemment mentionnés sont rejetés dans le néant par l’évocation de la mort de Wallenstein. Celle-ci fait apparaître la vanité des préoccupations du défunt et consacre le triomphe de la nature : les jappements du chien et le chant du coq manifestent, sur le mode trivial, la supériorité de la création insoumise à la volonté humaine.

26Il convient enfin de souligner l’inversion de la chronologie liée à l’insertion de cette épitaphe en début de nouvelle. Par ce procédé, l’auteur relativise la portée de l’action de son personnage et rappelle au lecteur que, malgré son destin apparemment exceptionnel, Wallenstein n’en est pas moins soumis aux lois régissant la condition humaine. Cela l’apparente à tous les autres personnages de la diégèse évoqués en amont ou en aval du texte. A priori Wallenstein semble être le seul individu qui échappe à l’hécatombe. Cependant, l’évocation prématurée de sa mort, qui interviendra à un moment postérieur à la diégèse, insère sa destinée dans le processus historique régressif auquel il a contribué. On peut donc voir dans L’Étoile de Wallenstein une mise en abyme à un double niveau : de même que la nouvelle réfléchit le roman tout entier, l’épitaphe de Wallenstein constitue une image spéculaire du micro-récit qui l’englobe. Par ce jeu d’emboîtements successifs, le texte nécrologique à la mémoire de Wallenstein renvoie à la thématique centrale du roman, à savoir au déclin du royaume de Bohême. Le scintillement d’une étoile déjà morte réfute ainsi toute interprétation téléologique de l’Histoire.

27Dans l’énoncé réflexif méta-diégétique, [24] un segment textuel qui est pris en charge par l’instance de narration ou par un personnage est le plus souvent utilisé comme leitmotiv. Ses différentes occurrences sont autant de duplications de l’énoncé dont elles renforcent, modifient, inversent ou annulent la charge sémantique. L’énoncé réflexif métadiégétique peut consister en une représentation auditive ou visuelle. C’est le rôle que Perutz assigne à l’œuvre d’art, qui peut aussi bien être une composition musicale, comme le scherzo du Trio pour piano en si majeur de Brahms (Le Maître du Jugement dernier), que le motif d’un tableau de maître, comme le personnage de Judas dans La Cène (Le Judas de Léonard).[25] Dans l’économie du récit, l’œuvre d’art a une fonction d’amorce ou de coda selon son point d’ancrage. Dans Le Maître du Jugement dernier, [26] le Trio pour piano de Brahms, interprété au début du roman par les principaux personnages, anticipe sur le drame qui va suivre, et livre au lecteur, à son insu, la clef de l’énigme avant même d’exposer cette dernière. La mise en abyme est d’autant plus subtile qu’elle recourt à l’intertextualité en se référant à la littérature biographique sur le compositeur. [27] Les similitudes entre l’intrigue du roman et les circonstances de la genèse de ce trio sont en effet trop évidentes pour n’être que pure coïncidence. Si l’on tient compte du fait que le trio est exécuté chez Bischoff, juste avant le suicide du célèbre acteur, on décèle comment Perutz joue sur l’analogie pour créer, à partir d’une situation réelle, une tension dramatique dont certaines composantes extradiégétiques surimpressionnent rétrospectivement le texte. En effet, cette analogie n’est pas immédiatement perceptible à la première lecture, mais elle devient signifiante pour le lecteur qui, ayant pris connaissance de la note de l’éditeur en fin de roman, part en quête d’indices susceptibles d’éclairer la relation que Yosch entretient avec les autres personnages. Tous les ingrédients de l’intrigue sont déjà présents dans la situation de référence : la peur panique de Schumann de sombrer dans la folie et de commettre un meurtre, le suicide de l’artiste, l’amitié tendre qui unit son ami à son épouse. Perutz intègre ces éléments dans son récit en modifiant la donne : l’amitié de Brahms pour Clara Schumann se métamorphose en amour bafoué qui devient le mobile du délit ; la terreur ne s’empare pas du suicidaire, mais de son ami ; celui-ci est par ailleurs en proie au délire de persécution, comme en atteste son analyse extrêmement subjective du trio.

28Le commentaire interprétatif du baron Yosch constitue en effet, à un niveau intradiégétique, une mise en abyme du roman :

29

Ein Scherzo, ja. Aber welch ein Scherzo ! Eine grauenvolle Lustigkeit hebt an, eine Fröhlickeit, die einem das Blut erstarren lässt. Ein gespenstisches Gelächter fegt durch den Raum, ein wildes und düsteres Karnevalrasen bocksfüßiger Gestalten, das ist der Anfang. So beginnt dieses sonderbare Scherzo. Und plötzlich löst sich aus dem Bacchanal der Hölle eine einsame Menschenstimme los, die Stimme einer verirrten Seele, die Stimme eines angstgequälten Herzens schwingt sich auf und klagt ihr Leid.
Aber da ist Satans Gelächter wieder, dröhnend fährt es in die reinen Klänge und zerreißt das Lied in Fetzen. Nochmals erhebt sich die Stimme, zaghaft und leise, und sie findet ihre Melodie und trägt sie hoch empor, als wollte sie mit ihr in eine andere Welt entfliehen.
Doch den Dämonen der Hölle ist alle Macht gegeben, der Tag ist angebrochen, der letzte Tag, der Jüngste Tag, Satan triumphiert über die sündige Seele, und die klagende Menschenstimme stürzt herab aus den Höhen und versinkt in einem Judaslachen der Verzweiflung. [28]

30Les mélomanes avertis, et ils étaient légion parmi les lecteurs viennois qui constituèrent le premier public de Perutz, ne peuvent qu’être frappés par la subjectivité débridée de Yosch qui plaque un commentaire angoissé et halluciné sur une musique plus féerique et exaltée que démoniaque ou oppressante. L’évocation rétrospective du scherzo introduit le lecteur dans l’univers mental de Yosch et constitue la première caractérisation indirecte du personnage. Alors que celui-ci affiche calme et désinvolture au terme du récit autobiographique qui le disculpe, ce sont l’horreur et le sentiment de culpabilité qui transparaissent dans son analyse musicographique. Cela ne peut que surprendre à la première lecture, mais peut être ensuite réinterprété comme une manifestation de mauvaise conscience, au fur et à mesure que le lecteur progresse dans la découverte de l’intrigue : la dualité entre le Bien et le Mal, la défaite de l’âme pécheresse, le triomphe de Satan, la trahison de Judas et la vision du Jugement dernier sont autant de leitmotivs qui ponctuent l’intrigue à chaque évocation d’un suicide. Lorsque survient celui de Bischoff, ce commentaire peut être compris comme une description de l’état d’âme de l’artiste au moment où il commet l’acte irréparable. Mais lorsque s’accumulent les indices de la culpabilité de Yosch, le trio de Brahms apparaît sous sa plume comme la version musicale du thème de la faute associé à la vision du Jugement dernier. De même que cette évocation du scherzo relève du délire obsessionnel, et perd contact avec la réalité musicale décrite, le récit prétendument autobiographique de Yosch renonce, sans l’avouer, à toute dimension référentielle. Il devient une œuvre d’art qui nous « révèle l’âme anéantie de son créateur ». [29] L’ambiguïté du commentaire musicographique de Yosch annonce l’ambiguïté du récit qui l’englobe. Alors qu’elle est destinée à installer le lecteur dans un univers fantastique, afin de dissiper ses soupçons à l’égard du baron, on peut aussi y déceler les indices dissimulés de la culpabilité de son auteur.

31La mise en abyme est une technique de brouillage particulièrement bien adaptée au roman perutzien, dans la mesure où elle en reflète et en renforce l’ambiguïté fondamentale. La mise en abyme rétro-prospective révèle les interactions entre le microcosme de la nouvelle et le macrocosme du roman. De ce fait, elle opère une densification de la charge sémantique de ce dernier en concentrant le sens en chaque microcellule du récit. L’énoncé réflexif méta-diégétique introduit la duplicité dans la trame narrative par sa double fonction de dissimulation et de révélation. Perutz traite donc le récit spéculaire comme un point de cristallisation de l’ambivalence inhérente au texte fictionnel qui déploie ses artifices à la frontière poreuse entre l’apparence et la réalité. Enfin, on peut considérer la mise en abyme perutzienne comme une clé codée de lecture. [30] Il n’en reste pas moins que l’ambivalence n’est jamais totalement levée. Perutz ne programme pas un déchiffrage total, mais laisse subsister un doute qui trouble son lecteur et fait planer l’incertitude.

32La stratégie de rupture adoptée par Perutz a ceci de paradoxal qu’elle ne renonce pas complètement à une écriture de facture classique. Dans cet œuvre, il n’y a pas d’abandon de l’intrigue, ni de disparition du sujet comme c’est le cas dans le roman expérimental de Musil. Tout en contournant la norme des genres romanesques en vigueur à son époque, l’auteur continue à raconter des histoires captivantes construites avec une rigueur quasi mathématique, et accessibles à tous les publics car elles autorisent des lectures multiples. Néanmoins la rupture formelle avec la tradition des genres parodiés confère au roman perutzien une densité absente de la Trivialliteratur. Le dispositif narratif mis en place par l’auteur n’a pas pour fonction exclusive de divertir le public même s’il est éminemment ludique. Il est composé d’un savant dosage de pièges, de fausses pistes, puis d’indices qui permettent au lecteur de reconstituer, après coup, une version plausible des faits. Dans tous les cas, la quête du sens est brouillée par la juxtaposition de plusieurs hypothèses qui sont toutes le résultat d’une reconstruction subjective de la « vérité ». Ainsi, Perutz met son écriture distanciée au service de son scepticisme qui lui interdit d’installer son lecteur dans un univers transparent et familier. Mais l’auteur ne nous condamne pas pour autant à errer sans fin dans un monde labyrinthique de facture kafkaïenne. La déconstruction à laquelle il procède est le prélude nécessaire d’une reconstruction hypothétique de la notion d’Humanité. [31]

Notes

  • [*]
    Jean-Pierre CHASSAGNE est Maître de Conférences à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne ; 160, chemin des Bonnets, F-38410 SAINT MARTIN D’URIAGE ; courriel : jean-pierre.chassagne@neuf.fr
  • [1]
    À ce sujet, Hans Harald Müller écrivait en 1986 : « Es gibt eine Art des literarischen Erfolgs, der in der Literaturgeschichte weder Gerechtigkeit noch Gnade findet. Der österreichische Schriftsteller Leo Perutz ist zweifellos einer der meistgelesenen vergessenen Autoren dieses Jahrhunderts, er hat nicht nur sehr erfolgreiche, sondern auch ungemein spannende Romane geschrieben. Sie sind kaum in einer Literaturgeschichte gewürdigt ». Hans-Harald Müller : « Leo Perutz – Eine biographische Skizze », in Exil, 2 (1986), p. 5. Cet article a été repris dans la postface de l’édition de Herr, erbarme dich meiner !, Reinbek : Rowohlt, 1989, p. 180.
  • [2]
    Der Marques de Bolibar, München : Albert Langen, 1920 ; München : Knaur, 1993. Le Marquis de Bolibar, trad. par Odon Niox Château, Paris : Livre de Poche, 1995.
  • [3]
    Die dritte Kugel, München : Albert Langen, 1915 ; München : Knaur, 1993. La Troisième Balle trad. par Jean-Claude Capèle, Paris : Livre de Poche, 1989.
  • [4]
    « […] ein in der Kriegsgeschichte aller Zeiten wohl einzig dastehender Fall. » (Marquis, p. 11 ; Marques, p. 9) Nous citerons chaque fois en français d’après la traduction indiquée en note.
  • [5]
    « Il connaissait les trois signaux qui devaient provoquer l’anéantissement de la garnison de La Bisbal. Et il savait que le succès de l’entreprise ne dépendait plus du colonel, mais bien de lui-même ». (Marquis, p. 45-46 ; Marques, p. 46).
  • [6]
    « Nul d’entre nous ne se douta, à ce moment, que c’était le marquis de Bolibar qui tombait, ensanglanté, sous nos balles, dans la neige épaisse. Et personne non plus ne pressentait quel maudit fardeau il nous avait légué avant de mourir. » (Marquis, p. 45-46 ; Marques, p. 46).
  • [7]
    « Car je venais de comprendre le sens de l’étrange serment qu’il nous avait arraché. En face de la mort, entouré d’ennemis, le marquis de Bolibar nous avait laissé le soin d’accomplir sa tâche ; à nous de donner le signal qui serait celui de notre anéantissement ». (Marquis, p. 73-74 ; Marques, p. 77-78)
  • [8]
    « […] von einer beinahe pathologischen Wortkargheit. » (Marquis, p. 9 ; Marques, p. 7).
  • [9]
    « romanhaft » (Marquis, p. 12 ; Marques, p. 10).
  • [10]
    Cf. Jacques. Derrida : « La différance », in Marges de la philosophie, Paris : Minuit, 1972, p. 3-29. « La différance, c’est ce qui fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit « présent », apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur ». (p. 13)
  • [11]
    Sankt Petri Schnee, Leipzig/Berlin/Wien : Paul Zsolnay, 1933 ; München : Knaur, 1994. La Neige de saint Pierre, trad. par J.-C. Capèle, Paris : Livre de Poche, 1988.
  • [12]
    Nous proposons une analyse de ce roman dans Jean-Pierre Chassagne : « Zeitliche Diskontinuität als Motiv und als Strukturelement in Zwischen neun und neun von Leo Perutz », in Meridian Critic Editura Universitatii, Suczawa, 2011, p. 81-90.
  • [13]
    « Un objet tomba à terre et se brisa. J’eus l’impression de sortir d’un gouffre et de m’élever de plus en plus vite à une vitesse folle, à la fin mais je n’étais plus debout, j’étais couché, étendu, puis j’entendis une voix, une voix d’homme : “C’est trop bête. Comment peut-on être aussi maladroit ! – Qui est là ?” m’écriais-je d’une voix anxieuse ». (Neige, p. 110-111 ; Schnee, p. 109)
  • [14]
    « Une fois, lorsqu’elle avait laissé tomber une bassine en changeant mes pansements, j’avais demandé, sans ouvrir les yeux, qui était là ». (Neige, p. 13-14 ; Schnee, p. 12)
  • [15]
    Cf. Lucien Dällenbach : Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris : Seuil, 1977, p. 81-95.
    Selon Dällenbach, ces types de mises en abyme sont « des microcosmes de la fiction, elles se surimposent sémantiquement au macrocosme qui les contient, le débordent et, d’une certaine manière, finissent par l’englober à leur tour. La mise en abyme rétro-prospective réfléchit l’histoire en découvrant les événements antérieurs et les événements postérieurs à son point d’ancrage dans le récit ». (p. 83)
  • [16]
    Nachts unter der steinernen Brücke, Frankfurt a.M. : Frankfurter Verlagsanstalt, 1953 ; München : Knaur, 1994. La Nuit sous le pont de pierre, trad. par J.-C. Capèle, Paris : Livre de Poche, 1990.
  • [17]
    Il est précédé de sept chapitres et suivi de six chapitres et de l’Épilogue.
  • [18]
    Nuit, p. 104 ; Nachts, p. 112.
  • [19]
    Nuit, p. 105-107 ; Nachts, p. 114-116.
  • [20]
    Nuit, p. 134 ; Nachts, p. 145.
  • [21]
    « […] mais il savait bien calculer, à la guerre comme en amour, ce Wallenstein, et c’est pourquoi je me demande si Vénus était vraiment dans la Grande Ourse ce jour-là. Car rappelle-toi ce que je t’ai dit dès le début au sujet de Lucrezia Landeck : elle était l’une des plus riches héritières du royaume de Bohême. Elle est morte jeune. Mais sa fortune a permis à Wallenstein de constituer deux régiments de dragons et de les mettre à la disposition de l’empereur lorsque la guerre éclata avec Venise. Et ce fut là le début d’une ascension vertigineuse à laquelle un coup de hallebarde mit fin à Eger ». (Nuit, p. 134 ; Nachts, p. 145).
  • [22]
    « […] Sa tête de Bohême était d’un bois bien tendre,/ Le cliquetis des verres il ne souffrait d’entendre./ Coqs, chiens et chats il arrêtait/ Dans tous les lieux où il campait./ Une bien grande armée jadis il rassembla,/ Pour l’empereur mainte bataille il remporta./ Il offrit aussi beaucoup de biens et d’argent,/ Et fit pendre souvent de pauvres innocents./ Il doit désormais aller le chemin des trépassés,/ Et laisser le chien japper et le coq chanter. « Extrait d’une épitaphe de Wallenstein » (Nuit, p. 97 ; Nachts, p. 105)
  • [23]
    « Un chien qui aboyait et un coq qui chantait ont été à l’origine du bonheur de Waldstein ». (Nuit, p. 134 ; Nachts, p. 144)
  • [24]
    Dällenbach (note15), p. 79-96.
  • [25]
    Nous avons étudié cet aspect dans Jean-Pierre Chassagne : « De la fresque au roman et du roman à la fresque : le dialogue au service de la polyphonie dans Le Judas de Léonard de Leo Perutz », Cahiers d’Études Germaniques 47, Dialogues (2004), p. 185-195.
  • [26]
    Der Meister des Jüngsten Tages, München : Albert Langen, 1923 ; München : Knaur, 1995. Le Maître du Jugement dernier trad. par J.-C. Capèle, Paris : Fayard, 1989.
  • [27]
    Il est de notoriété publique que Brahms composa son premier Trio pour piano en 1854, juste avant la tragique tentative de suicide de son ami Robert Schumann après laquelle ce dernier allait sombrer dans la démence. Or, cet événement douloureux allait permettre un resserrement des liens amicaux qui unissaient Brahms à Clara Schumann. Une autre similitude autorise la mise en parallèle : en 1888, soit trente-quatre ans après la composition de ce trio, Brahms le remanie de façon importante pour lui donner sa forme actuelle amputée d’un tiers de la version originale. Le scherzo est le seul mouvement qui est demeuré presque intact. De la même façon, Yosch nous livre un écrit rétrospectif, qui fut rédigé après les faits relatés, et qui présente de sérieux écarts par rapport à ceux-ci dans la mesure où l’acte criminel de leur auteur a été occulté.
  • [28]
    « Un scherzo, certes, mais quel scherzo ! Il débute par une gaieté horrifiante, un entrain qui vous fige le sang dans les veines. Au début, un rire fantomatique, une ronde de personnages démoniaques traverse la pièce dans une farandole effrénée et lugubre. Voilà comment débute cet étrange scherzo. Et soudain, une voix humaine se détache, seule, de cette bacchanale infernale ; c’est la voix d’une âme égarée, la voix d’un cœur étreint par l’angoisse et qui monte pour exprimer sa souffrance.
    Mais voilà à nouveau le rire sardonique et tonitruant de Satan qui se mêle à ces accents si purs et met en pièces la mélodie. La voix s’élève une fois encore, hésitante et douce, elle retrouve la ligne mélodique et la fait monter très haut, comme si elle voulait fuir avec elle dans un autre monde.
    Mais les démons de l’enfer ont tous les pouvoirs. Le jour pointe, le jour ultime, celui du Jugement dernier, et Satan triomphe de l’âme pécheresse. La voix humaine qui se lamente est précipitée des hauteurs où elle planait et sombre dans le rire désespéré de Judas ». (Maître, p. 20-21 ; Meister, p. 20-21.)
  • [29]
    « einem Kunstwerk […] — mir enthüllt es die zerstörte Seele seines Schöpfers. » (Maître, p. 210 ; Meister, p. 206).
  • [30]
    À ce sujet, on peut lire le très intéressant chapitre que Jean Ricardou consacre à la mise en abyme dans son ouvrage sur le nouveau roman, Jean Ricardou : Le Nouveau Roman, Paris : Éditions du Seuil, 1973/1990, p. 62-85.
  • [31]
    Nous proposons une analyse de la dimension éthique du roman perutzien dans notre ouvrage, Jean-Pierre Chassagne : Leo Perutz et le scepticisme viennois. L’ébauche d’une éthique du désenchantement, Saint-Étienne : PUSE, coll. Les Scripturales, 2012.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions