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Article de revue

« Geschichten lesen sich anders zu andrer Zeit ». Heiner Müller et l'écriture du « 17 juin 1953 »

Pages 259 à 275

Notes

  • [*]
    Francine MAIER-SCHAEFFER, Professeur en Études germaniques à l’Université Rennes 2, 12 rue Commandant Charcot, F-35000 Rennes ; courriel : francine.maier@libertysurf.fr
  • [1]
    W 3, p. 27-64. Scène 14 : p. 59-64. Les pièces de Müller sont citées d’après Frank Hörnigk (Hrsg.) : Werke, Frankfurt a.M. : Suhrkamp (W, suivi du volume et de la page).
  • [2]
    GBFA 10/2, p. 971-979.
  • [3]
    W 5, p. 215-221.
  • [4]
    Akademie der Künste Berlin, Heiner-Müller-Archiv (HMA, suivi de la cote). HMA 3895-0033.
  • [5]
    « “Stalingrad war eigentlich das Ende der DDR”. Ein Gespräch mit Detlev Lücke und Stefan Reinecke für Freitag, 18. 6. 1993 », W 12, p. 381.
  • [6]
    Heiner Müller : Krieg ohne Schlacht. Ein Leben in zwei Diktaturen, Köln : Kiepenheuer&Witsch, p. 132-137.
  • [7]
    « Hamlet-Maschine Aufstand im Ost-Block : 1953, 1956, 1968 », Jan-Christoph Hauschild : Heiner Müller oder Das Prinzip Zweifel. Eine Biographie, Berlin : Aufbau-Verlag, 2001, p. 349.
  • [8]
    Notamment Tom Biburger : Sprengsätze. “Der Lohndrücker” von Heiner Müller und der 17. Juni 1953, Pfaffenweiler : Centaurus-Verlagsgesellschaft, 1997.
  • [9]
    W 3, p. 163-189.
  • [10]
    W 4, p. 325-377.
  • [11]
    Hauschild (note 7), p. 328.
  • [12]
    HMA 03368.
  • [13]
    HMA 02359. Stettiner est un ouvrier dans Der Lohndrücker.
  • [14]
    W 3, p. 171-172.
  • [15]
    GBFA 10, p. 971-972.
  • [16]
    W 3, p. 62.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    W 4, p. 359-360.
  • [19]
    Ibid., p. 360.
  • [20]
    Francine Maier-Schaeffer : Les Métamorphoses du dieu Bonheur. Heiner Müller, Brecht et l’écriture de fragment, Paris : PUPS, 2012, p. 311-317 et p. 433-435.
  • [21]
    On peut notamment lire les scènes « Der GG und der Bettler » et la « bataille livrée aux rats » respectivement comme la métaphore de la répression du soulèvement et la chasse aux contre-révolutionnaires qui s’ensuivit, notamment le « nettoyage » du SED (W 3, p. 173-177). Voir F. Maier-Schaeffer (note 20).
  • [22]
    W 4, p. 362 et p. 364.
  • [23]
    Hilse ne meurt néanmoins pas des suites de cette agression mais d’un cancer décelé à l’occasion de son hospitalisation, la « longue maladie » étant, comme dans Die Hamletmaschine et « Der Findling », la métaphore de la dégénérescence de la RDA.
  • [24]
    Henri Bergson : Le Rire. Essai sur la signification du comique (1900), Paris : Éditions Alcan, 1924, p. 11.
  • [25]
    W 4, p. 363.
  • [26]
    Hauschild (note 7).
  • [27]
    « Kids jg Bauarbeiter », HMA 4929. Pour la mise en scène, Müller suggère d’opposer « la jeunesse d’aujourd’hui (dans les loges) » et « la jeunesse d’autrefois (sur la scène) ».
  • [28]
    Pour le potentiel révolutionnaire des enfants : « Der GG setzt seine Hoffnung in die Kinder und beißt auf Granit », W 3, p. 170-171 ; « Mich interessiert der Fall Althusser », W 8, p. 244.
  • [29]
    W 5, p. 237-247.
  • [30]
    Ibid., p. 215. Les slogans sont « montés » de telle sorte qu’ils donnent à entendre l’ordre chronologique des événements si les chars ne viennent pas les arrêter : élections libres, libération de la RDA du joug de l’URSS, restauration de l’Allemagne impérialiste et fasciste.
  • [31]
    Ibid., p. 216.
  • [32]
    « Die Nacht der langen Messer », Die Schlacht, W 4, p. 471-473.
  • [33]
    « Zur Inszenierung », W 5, p. 221. Dans le manuscrit « verwenden » est remplacé par « fortsetzen ». Cf. fac-similé infra, p. 273.
  • [34]
    « […] Das Duell/ Geschichte eines Arbeiters der zum Genosse gemacht wurde », HMA 4799-0003 ; « Geschichte eines ARBEITERS Der wie man sagt ZUM STUDIUM DELEGIERT wird in der Zeit des WIEDERAUFBAUS », « Letter to A. Seghers », HMA 3895-0033.
  • [35]
    W 5, p. 217.
  • [36]
    Ibid., p. 219.
  • [37]
    Ibid., p. 218.
  • [38]
    Ibid., p. 219.
  • [39]
    Ibid., p. 27-33.
  • [40]
    Ibid., p. 33.
  • [41]
    HMA 3665-0024.
  • [42]
    W 5, p. 220.
  • [43]
    Ibid., p. 221. Pour la référence à Hegel, voir Michael Ostheimer : Mythologische Genauigkeit : Heiner Müllers Poetik und Geschichtsphilosophie, Würzburg : Koenigshausen & Neumann, 2002, p. 94-95.
  • [44]
    HMA 3655-0003. Cf. fac-similé infra, p. 273.
  • [45]
    HMA 3655-0005. Cf. « Das Duell » : « Und ich erkannte ihn an seiner Stimme/ Die hatten dreizehn Jahre nicht verändert », W 5, p. 217.
  • [46]
    Francine Maier-Schaeffer : Heiner Müller et le « Lehrstück », Frankfurt a. M. : Peter Lang (collection « Contacts »), 1992.
  • [47]
    Burkhard Schlichting : « Tonspur Radioraum. Heiner Goebbels in Hörweite », in Wolfgang Sandner (Hrsg.) : Heiner Goebbels Kompositionen als Inszenierung, Berlin : Henschel, 2002, p. 76.
  • [48]
    (Note 6), p. 135 ; (note 7), p. 384.
  • [49]
    Dans « Brüder 2 », le frère du communiste révèle avoir été torturé dans les geôles soviétiques de la RDA de la même manière que dans celles des nationaux-socialistes.
  • [50]
    W 5, p. 215.

1La scène 14 de Der Lohndrücker, [1] publiée en 1957 et mise en scène dès l’année suivante, recèle la première évocation du « 17 juin 1953 », dissimulée dans une scène anachronique, forme minimale de l’« acte entier » que Brecht envisageait de consacrer à l’événement traumatique dans son « Projet Büsching ». [2] Le lien avec l’événement devenu tabou en RDA éclatera au grand jour lors de la mise en scène par Heiner Müller lui-même de sa première pièce, en 1988. La dernière occurrence est pour ainsi dire un « acte entier », la troisième des cinq parties de Wolokolamsker Chaussee (1985-1987). Intitulé « Das Duell » [3] à l’instar de son hypotexte, la nouvelle d’Anna Seghers, « Wolokolamsker Chaussee III » aborde sans ambages le soulèvement et sa répression, du point de vue du directeur d’une entreprise d’État. S’il ne put encore être diffusé à la radio est-allemande pour laquelle le Hörspiel avait été conçu, il fut néanmoins mis en scène à Potsdam dès 1987. La « pièce acoustique » (Hörstück) de Heiner Goebbels explicite en 1989 la distance, bridée dans le texte par la focalisation interne. « Geschichten lesen sich anders zu andrer Zeit » : [4] « les histoires », celles qu’écrit l’histoire et celles qu’écrivent les poètes, « se lisent » – et donc s’écrivent et se réécrivent – « différemment selon l’époque ». Contrairement à Brecht – dont les écrits qu’il lut ultérieurement recouvrirent partiellement ses propres souvenirs – [5] Heiner Müller vécut les événements en simple « observateur », certes fasciné par un « spectacle intéressant », [6] mais en aucun cas ébranlé comme purent l’être d’autres intellectuels et artistes. Die Hamletmaschine (1977) révèle que l’insurrection de Budapest fut pour Müller l’événement traumatique que le « 17 juin » avait été pour les artistes de la génération de Brecht. [7] C’est rétrospectivement, après la répression du printemps de Prague, qu’il vit en lui la tragédie inaugurale de l’histoire du communisme après la Seconde Guerre mondiale. Le « 17 juin 1953 » est présent dans son œuvre, jamais nommé et inégalement crypté, essentiellement dans deux grandes périodes, entre 1956 et 1975, puis entre 1987 et 1993. L’exemple de Der Auftrag (1979) signale que les frontières temporelles sont poreuses et que d’autres traces sont susceptibles d’être décelées.

2Der Lohndrücker a fait l’objet de nombreuses études. [8] La réécriture de l’événement tabou qui, dans Glücksgott[9] publié en 1975, se dissimule derrière l’échec avoué de la tentative d’achever le livret d’opéra de Brecht Die Reisen des Glücksgotts passe en revanche inaperçue. Le thème du soulèvement ne peut, à l’opposé, être ignoré dans les deux scènes qui lui sont consacrées dans Germania Tod in Berlin : [10] « Die Ablehnung ist gesamtdeutsch, die Argumentation verschieden », [11] la réception interallemande de la pièce, interdite en RDA, créée à Munich en 1976, est à l’image des lectures contradictoires de l’histoire de part et d’autre du rideau de fer. À première vue, il semble en effet que « Das Arbeiterdenkmal » soutienne la « légende » des « provocateurs fascistes » venus de l’Ouest, la forme toutefois se dresse contre une réception univoque. Dans « Die Brüder 2 », qui renoue avec Die Schlacht tout en anticipant le duel de Wolokolamsker Chaussee, le fait réel de l’assaut des prisons par les insurgés n’est que prétexte à une interprétation métaphorique de l’histoire.

3Dans les années qui suivent l’événement banni de la mémoire est-allemande, la censure, et l’autocensure, contraignent l’auteur au silence ou à la parole trouée ; à la fin des années 1980, le travail de mémoire est rendu possible par la distance temporelle et par la situation historique qui le rend d’autant plus nécessaire, facilité qu’il est en outre par le relâchement du contrôle dans une RDA déjà moribonde. La date marginalisée hante l’œuvre dans les années consécutives aux événements, tel un rhizome qui traverse les brouillons et affleure ici ou là dans des pièces publiées à partir de 1974. La scène 14 de Der Lohndrücker sert quasiment de matrice pour l’écriture du « 17 juin 1953 » dans Glücksgott et Germania Tod in Berlin, deux « montages » postérieurs de textes écrits quasi simultanément selon des stratégies diamétralement opposées. L’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en Union soviétique fit renaître l’espoir d’une nouvelle dynamique : « Le Lehrstück est de nouveau actuel », explique Müller qui, avec Wolokolamsker Chaussee, prétend écrire à nouveau davantage à la surface afin d’être compris plus immédiatement par le plus grand nombre. Nous observerons tout d’abord comment une banderole de propagande est, dans chacun des textes de la première phase, mise au service de l’écriture du tabou, avant d’examiner comment la forme se fait langage dans « Das Arbeiterdenkmal ». Nous analyserons enfin l’archéologie de l’histoire dans la narration dramatique « Das Duell ».

Dits et non-dits : le potentiel dramatique d’une banderole de propagande

4Parmi les brouillons et avant-textes de Germania Tod in Berlin la scène 14 de Der Lohndrücker témoigne de sa fonction de référence. [12] Le rapport avec la pièce de 1957 est explicité dans une note qui met Balke, le « héros du travail » qui « casse les salaires », en relation avec Die Weber, sachant que le vieux maçon Hilse de Germania porte le nom du personnage de Gerhart Hauptmann. La date est mentionnée avec une précision remarquable [« zum 17. Juni (nach 2. Demonstration) Streikdrohung – Zusammenrottung »], suivie du commentaire : « Stettiner, einer der ersten Streikbrecher ». [13] Par ricochet, ces traces démasquent le lien masqué de la scène 14 avec la grève de 1953. D’une certaine manière elles relativisent l’assertion de Müller, selon laquelle le texte en savait davantage que l’auteur, qui n’aurait pris conscience de son potentiel subversif qu’en 1988. Il semble plutôt que le texte en savait davantage que l’auteur ne voulait en dire – voire, en cette période précoce de la RDA et de son écriture, en savoir. Sans doute aussi le travail sur Germania a-t-il ouvert à l’auteur dramatique les yeux sur la pièce antérieure. Dans le même temps germent les textes qui seront réunis dans Glücksgott. « GG und die Sraße » [14] est la contraction de deux scènes d’un projet inabouti remis à Paul Dessau en 1960. Outre le sujet, la production à l’usine ou sur le chantier, les dialogues lapidaires et le ton sarcastique, ces scènes ont en commun avec celles de Lohndrücker et Germania l’usage dramatique d’un élément puisé dans la réalité. Dans la première phase de la production de Müller, le thème du « 17 juin » est, comme chez Brecht dont il tente d’achever les projets, étroitement lié à celui de l’« activiste », paradigme de la question des cadences, cause première du mécontentement. Le Hans Garbe réel, le « héros du travail » de 1949, fut agressé par les ouvriers aux côtés desquels il défilait : Brecht décida alors de lui donner le nom de Büsching et d’ajouter à la pièce qu’il n’écrira pas un « acte entier sur le 17 juin 1953 ». [15]

5Dans la scène 14 de Der Lohndrücker, le directeur du syndicat d’entreprise Schurek accroche une banderole stipulant que les ouvriers exigent le relèvement des cadences de la production (« Die Werktätigen fordern die Erhöhung der Norm »). [16] Le secrétaire du parti Schorn répond aux protestations et aux menaces de grève, en montrant la banderole : « Wollt ihr den Unternehmer wieder haben, reißt es ab ». [17] Dans le tableau « Das Arbeiterdenkmal » de Germania, la banderole, qui cette fois annonce que les ouvriers relèvent eux-mêmes leurs normes, est effectivement retirée, quelques répliques plus tard, aussi mécaniquement qu’elle avait été apportée, non plus par le cadre du parti mais par un employé anonyme, simple exécutant aussi indifférent qu’ignorant. Dans une contraction extrême est décrite par ce double geste la situation historique qui conduisit au soulèvement : les historiens avancent aujourd’hui la thèse selon laquelle c’est, davantage que l’élévation des normes, son retrait, quelques jours plus tard, qui mit le feu aux poudres. Les informations divergent, non seulement dans les textes de fiction, mais aussi dans les ouvrages scientifiques, sur la date exacte, avant ou après le 17 juin, à laquelle eut lieu ce retrait, en contradiction avec la décision proclamée un an auparavant de « l’édification planifiée du socialisme », tant la confusion était grande et la communication flottante. La compression extrême du temps dramatique entre les gestes mécaniques figure d’une manière non verbale la cause non dite de la rébellion. Seul le ministre déchu, qui préféra le chantier à la prison (« Lieber Bau als Knast ») est au courant de la situation : « Der Neue Kurs. Ich war dagegen jetzt bin ich dafür ». [18] Dans une formule condensée, l’explication objective de l’histoire collective est complétée par le commentaire subjectif de l’histoire individuelle : sur le plan de la fable, le « nouveau » explique les raisons de son arrivée sur le chantier, simultanément il distille la critique de cette double histoire. Au premier degré, il avoue son opportunisme : il est facile d’être contre l’allégement des conditions de travail dans un bureau de ministre, sur le chantier, lorsqu’on est soi-même soumis aux conditions de travail, on est pour la « nouvelle ligne ». Si l’on prend la phrase parataxique au second degré, le rapide revirement du ministre est à l’image de celui du gouvernement et devient une marque de fabrique de la politique du SED soumise aux directives de Moscou, au rythme des grâces et des disgrâces consécutives à la mort de Staline, survenue comme on sait le 5 mars 1953. Simultanément est mise au jour l’absence de dialogue à tous les niveaux du « centralisme démocratique » : le ministre, qui paie son opposition aux mesures d’assouplissement imposées par Moscou (signifiées au SED par un communiqué du 9 juin 1953), est le seul à en connaître l’existence, puisqu’il appartenait au gouvernement qui décida, le 11 juin, de les mettre en œuvre sans la moindre concertation ni même l’information des principaux intéressés. Sa définition cynique de la « nouvelle ligne » : « Die Normen werden diskutiert, bevor sie erhöht werden », [19] définit du même coup la démocratie de façade d’un gouvernement coutumier de la langue de bois. Le débat des ouvriers autour de la pancarte est interrompu par la sirène appelant à la grève. La date n’est certes pas citée, mais il ne fait pas l’ombre d’un doute que la grève pour laquelle les ouvriers désertent le chantier est celle de la date fatidique. La manière dont ils le font : chacun à son rythme, selon son histoire individuelle et ses intérêts personnels, déconstruit aussi bien le mythe est-allemand de la classe ouvrière consciente d’elle-même que la légende ouest-allemande du soulèvement populaire concerté et organisé.

6Dans Glücksgott, l’écart entre les avant-textes et la scène publiée est des plus éloquents. Dans la scène « Der GG und die Straße », la didascalie « Il montre une banderole » est la trace de la banderole dont l’inscription passée sous silence troue le dialogue. À quoi se rapporte en effet le commentaire « Das habe ich nicht gelehrt » ? La banderole est bien présente dans le projet inédit de 1960, avec son slogan : « BESSER ARBEITEN DANN BESSER LEBEN », corrigé par le dieu Bonheur (DB) mécontent : « ERST BESSER LEBEN DANN BESSER ARBEITEN ». La condition opposée aux exigences du parti dans Der Lohndrücker : « Schorn : Ohne Norm keine Butter/ Arbeiter : Ohne Butter keine Norm » est élevée au rang de revendication collective. On note ici la double correction : non seulement l’ordre de succession arbeiten/ leben est inversé, mais la chronologie elle-même est abolie, le DB revendique simultanément de meilleures conditions de vie et de travail, sans hiérarchie ni priorité. Dans un avant-texte de ce projet de 1960, la première formule « Erst mehr besser arbeiten [on note la correction immédiate de la quantité en qualité] dann besser leben » est attribuée, par une notation dans la marge, à un « cadre du parti tenant un discours ». Le DB retourne la banderole – selon une notation parallèle, « en chantant et battant le tambour » – pour faire apparaître le texte « Erst besser leben dann besser arbeiten », suivi de la didascalie laconique, mais explicite : « gg erfolg : streik ». Alors que, dans la version publiée, il n’est aucunement question de grève, dans l’avant-texte de l’avant-texte, les raisons en sont clairement formulées sur la banderole. Cet avant-texte du projet de 1960 comporte une deuxième partie, biffée dès le stade initial : « Transparent : Jedem nach seinen Leistungen /gg hängt um : jedem nach seinen Bedürfnissen ». On aura reconnu la variation de la citation de Marx « von jedem nach seinen Fähigkeiten, jedem nach seinen Bedürfnissen » persiflant la réalité des cadences et des primes dans la RDA en voie de socialisation accélérée depuis que la construction du socialisme fut officiellement décidée au cours de la deuxième conférence du SED, en juillet 1952. L’autocensure érige une barrière de plus en plus efficace. Le commentaire orphelin, dans la version publiée où la pancarte n’est présente que par son absence : « Ein graues Gestern für ein graues Heute », n’en est que plus sarcastique. [20]

7Alors que les autorités attendent des écrivains la peinture positive de la marche enthousiaste vers le socialisme, le « 17 juin 1953 » agit d’abord comme un grain de sable dans les rouages d’une écriture qui se veut encore optimiste, et se mue rapidement en un obstacle à une dramaturgie traditionnelle. La banderole est mise en œuvre comme un moyen dramatique servant à relier le thème du soulèvement à celui de l’« activiste » devenu l’un des sujets de prédilection du réalisme socialiste prescrit. La manière dont la banderole sert chacun des textes concernés est exemplaire de la manière dont le sujet est traité dans les pièces respectives. Dans Der Lohndrücker, la pancarte introduit subrepticement dans le temps affiché de la pièce (1948-1949) le temps du « 17 juin 1953 ». Les raisons de la rébellion sont liées à la fable. Conformément aux règles du réalisme socialiste, la grève est étouffée dans l’œuf grâce à l’action positive des cadres du parti. En taire la date, en loger la menace dans un autre temps, en faire un événement qui n’a pas eu lieu permit d’exposer les causes de l’insurrection sans éveiller le soupçon de la censure : c’est ainsi que Der Lohndrücker put entrer en 1961 dans les manuels scolaires, dont le « 17 juin 1953 » était pourtant banni. Dans les deux pièces suivantes, Müller, tout en s’appuyant sur cette scène 14, utilise des stratégies opposées : cryptage hermétique dans l’une, décryptage ostensible dans l’autre. Dans Glücksgott, où la pancarte est présente uniquement par une didascalie qui met le doigt sur son absence, le DB, qui n’est plus un personnage traditionnel, n’a pas d’identité stable. On peut lire la scène, qui ne mentionne pas la grève, comme une critique générale de la réalité des années 1950. Cependant, des indices précis, le titre, qui la localise dans la rue, et la didascalie, selon laquelle le DB se réfugie dans le « bâtiment gouvernemental » (la Maison des ministères devant laquelle les grévistes se rassemblèrent le 17 juin 1953), la datent implicitement. Une discussion au sujet du développement de l’industrie lourde au détriment du vin (les biens de consommation pour lesquels plaide le DB) rappelle, certes sans les nommer, les causes moins immédiates mais plus fondamentales de l’événement historique, qui remontent à 1952. À partir de là, toute la scène et, par-delà, toute la pièce peuvent se lire comme une réécriture cryptée du « 17 juin 1953 », y compris de la répression qui s’ensuivit. [21]

« Das Arbeiterdenkmal », déconstruction de « légendes » ?

8Après le départ des grévistes, dans « Das Arbeiterdenkmal », ne reste plus en scène que le vieux maçon Hilse, l’activiste de la Stalin-Allee. En marge de l’« événement », comme un dommage collatéral, presqu’un fait divers par rapport à la grande histoire qui se déroule hors-scène, surviennent alors des jeunes « rockeurs » à bicyclette. Sur le plan du dialogue, on assiste à une joute oratoire toute en verve entre un groupe de voyous irrespectueux et moqueurs, aux jeux de mots douteux et aux plaisanteries cruelles, et un représentant de la vieille génération qui n’a à leur opposer que des insultes et des menaces. Sur le plan de l’action, on assiste au lynchage d’un vieil ouvrier non gréviste qui subitement se trouve du « mauvais côté », « dissident » lapidé par une bande de voyous imposant une autre loi. Sur le plan de la forme, on assiste à une pantomime macabre, une danse de la mort sanglante, sur le mode burlesque du slapstick. Sous les pierres qui pleuvent au rythme de la musique rock, le vieux maçon est transformé en cible de stand de foire. Le jeu consiste à toucher les jambes, mais la marionnette lève les pieds pour éviter les projectiles. Le jeu est jubilatoire, car les rockeurs font danser leur cible au rythme de leur musique. « Ja, Akkord ist Mord » [22] livre une interprétation cynique de l’événement : la cadence effrénée imposée à l’activiste l’a tué, mais c’est son activisme qui en est la cause, puisqu’il a refusé d’interrompre le travail. La célèbre citation de la lutte ouvrière, pervertie par les provocateurs, encadre la scène, qu’ils font ainsi passer pour la confirmation du mot d’ordre historique, la conséquence logique et prévisible du comportement de Hilse dont la fin était programmée. [23] Dans un renversement carnavalesque les donneurs de leçon retournent contre leur victime la vérité qui les accuse. Comment le public reçoit-il cette scène ?

9Le choix du genre burlesque instaure une distance qui autorise le soupçon. Comme l’a démontré Bergson, la mécanisation annihile l’émotion, permettant l’attitude indifférente qui transforme les drames en comédie. [24] La mécanique de stand de foire déshumanise le personnage, réduit à n’être qu’un pantin articulé qui ne (res)sent rien. La forme rend comique une situation tragique : le rire instaure la complicité avec les « vainqueurs » qui, de ce fait, ne sont plus les bourreaux, les criminels, les coupables. En abolissant l’empathie avec la victime, le comique fait obstacle à l’identification avec le « héros du travail ». Le spectateur prend-il alors parti contre le vieux Hilse refusant de faire grève à l’instar du vieux tisserand des Weber qui meurt de son obstination à rester à son poste ? Le spectateur partage-t-il le « discours dominant » du dialogue dramatique qui fait passer Hilse pour un vieillard « gâteux » (« Dir rieselt ja der Kalk schon aus den Ohren./ Mensch, der ist so verkalkt, aus dem kannst du/ Schon nicht mal mehr Leim kochen » [25]) ?

10En RFA, Germania Tod in Berlin fut lu comme le colportage des « mensonges de la propagande du SED ». [26] Manifestement, Müller réécrit la légende officielle de la RDA, selon laquelle la grève est fomentée par des « provocateurs fascistes » venus de l’Ouest. Tous les ingrédients sont présents pour faire de « Das Arbeiterdenkmal » le tableau que le SED attend : les « crânes rasés », la bicyclette et le transistor, la musique américaine, le langage voyou. Le martèlement de l’adjectif « rot », les jeux de mots assimilant le sang du maçon blessé à ses convictions politiques (« rot bis auf die Knochen ») sont les marques d’un discours anti-communiste primaire. Cependant, la forme brouille la lecture. Les jeunes se laissent prendre au jeu de ball-trap dont ils ne prévoyaient ni la drôlerie ni la cruauté, emportés par une dynamique qui les dépasse. Lorsqu’ils constatent que le maçon affaissé ne bouge plus, le jeu est subitement terminé, ils s’enfuient sans demander leur reste. On est alors en droit de se demander si, d’une part en minimisant les mobiles et la stratégie des « provocateurs », d’autre part en poussant jusqu’à la caricature grotesque la peinture effrayante des voyous « fascistes » venus semer le désordre en RDA, Müller ne tourne pas en dérision une légende inventée par de vieux communistes « gâteux » à l’image de Hilse. La « légende » serait alors persiflée par un auteur qui a pris soin d’exposer au préalable les véritables causes de la grève. On ne peut en effet faire abstraction, pour l’interprétation du numéro de clown, du panorama du chantier brossé à travers les discussions autour de la pancarte. Ce n’est pas un hasard si cette scène fut critiquée à l’Est autant qu’à l’Ouest. On peut en effet lire, dans ses deux parties successives, l’illustration de la thèse officielle, double immédiatement après les événements, puis rapidement amputée de son deuxième volet : l’insurrection fut provoquée par des agents fascistes, mais les erreurs du SED avaient préparé le terrain. En ridiculisant la première composante, après avoir démontré la justesse de la seconde, Müller subvertit la « fiction dominante » en RDA.

11La question de savoir si la scène confirme ou infirme des thèses officielles risque cependant de masquer des interrogations plus fondamentales. Plus forts que les antagonismes Est/Ouest sont les oppositions entre les générations. [27] Les jeunes rebelles sont dotés d’une valence positive dans le discours de Müller, aussi bien textuel que paratextuel. [28] Ne s’agit-il pas de reconnaître, dans l’opposition frontale entre deux générations, l’irruption de l’« autre » dans le système bien huilé des pères – communistes de la première heure qui campent sur leurs positions, incapables de s’adapter à une situation nouvelle, et qui n’ont d’autre langage que la violence, violence qui se retourne contre son origine ? Le conflit entre les générations, dont les jalons sont 1956, 1968, 1976, constitue la trame de « Wolokolamsker Chaussee V Der Findling », [29] nourri de la biographie de Thomas Brasch, fils révolté du ministre de la culture de RDA. Dans « Das Duell », le conflit entre les générations, au sein même du parti, est démasqué par le « 17 juin 1953 ».

« Das Duell », (ré)écriture müllérienne de l’histoire ?

12Plus de banderole ni de revendications économiques dans le texte de 1987 mais, entre les protagonistes, la plaque portant le nom du directeur du VEB arrachée de la porte par son adjoint et, pénétrant dans le bureau, d’abord les slogans « FREIHEIT RUSSEN RAUS/ Und SPITZBART WEG und DEUTSCHLANDÜBERALLES », [30] puis successivement la fumée du quotidien Neues Deutschland en flammes, le bruit des chars, enfin un mélange d’odeurs triviales qui annoncent le retour à la normalité quotidienne. La légende des « provocateurs de l’Ouest » est encore présente, à la marge, évoquée comme une évidence par le communiste de la première heure (le directeur), contestée par le délégué du comité de grève (son adjoint) : « Vom Westen aufgehetzt./ Du machst dirs leicht/ Vom Westen aufgehetzt ». [31] Mais l’enjeu est autre. À la surface du texte, le « flux de conscience » du directeur donne à entendre que la troisième guerre mondiale fut évitée grâce à l’intervention des chars soviétiques. En profondeur, la structure du texte, l’archéologie de l’événement, explique le présent par le passé volontairement enseveli.

13« Das Duell » est une variante de « Brüder 2 ». La scène de Germania Tod in Berlin oppose en effet, dans une cellule où pénètrent de la même manière les slogans du soulèvement suivis du bruit des chars, les « frères ennemis », le communiste (le ministre déchu de « Das Arbeiterdenkmal » arrêté, ironie de l’histoire, au cours de la manifestation qu’il a rejointe à la fin de la scène ?), qui, à l’instar du directeur, attend les chars, et son frère devenu nazi dans « La nuit des longs couteaux ». [32] Alors que la préhistoire des frères de Germania est exposée dans la première scène de Die Schlacht, celle des ennemis de « Wolokomasker Chaussee III » est dépliée au fil d’un texte dont la mise au jour du passé semble être la principale vocation.

14« Das Duell » est tout entier réminiscence, à l’instar de Der Auftrag. Erinnerung an eine Revolution, réminiscence non pas volontaire mais imposée par les associations que font surgir sur la scène de son théâtre intérieur les perceptions visuelles et auditives du directeur (les attitudes, le rire de l’adjoint). Par bribes affleurent dans la couche superficielle du 17 juin 1953 les scènes de l’histoire (est-)allemande aux voix difficilement identifiables enfouies dans les strates profondes de la conscience. Le « flux de conscience » du directeur se réduit à des charnières et des bonds dans le temps et dans la pensée.

15« “Wolokolamsker III” setzt die Erzählung “Das Duell” von Anna Seghers fort ». [33] De la tentative de réécrire la nouvelle éponyme n’entre dans l’hypertexte qu’un squelette. En la prolongeant à la fois en amont et en aval, Müller en fait le cœur de son propre récit. Au duel du 17 juin 1953 se superpose cet autre duel qui, dans l’hypotexte, oppose un jeune ouvrier et un professeur l’obligeant à étudier à l’ABF (« Arbeiter- und Bauernfakultät »). [34] Müller décentre ce duel qui, à présent, oppose, par-delà le jeune ouvrier, le professeur au directeur, et fait plonger ses racines dans l’Allemagne hitlérienne : en 1934, les étudiants de l’université de Dresde furent sommés par les SA de signer la résolution « Juden und Kommunisten aus dem Hörsaal ». [35] Celui qui la signa fit des études de mathématiques, il sera professeur en 1946, celui qui résista perdit dix années de sa vie en prison. Dans la phase de « reconstruction », le duel n’oppose pas deux frères au sens propre du terme mais deux anciens camarades d’études qu’une signature transforma en ennemis : le communiste, que son statut de résistant plaça du côté du pouvoir, fait de l’ancien soldat de l’armée hitlérienne, soutenu par le professeur dans son refus de quitter sa condition d’ouvrier que l’idéologie nationale-socialiste déclare héréditaire, son arme de combat. Par son succès aux examens préparés sous la férule du directeur, le jeune ouvrier assure la victoire du communiste sur le nazi, le 17 juin 1953 deviendra l’épreuve de vérité. Le nouveau duel oppose dans le lieu clos du bureau non pas les deux frères de Germania mais un ancien ouvrier devenu « camarade » de force et son « père idéologique ».

16Le duel entre deux cadres du SED donne à voir les fissures internes du parti en même temps que les origines, historiques, sociales, et psychologiques, de leurs contradictions. Le directeur ne voit dans la « déclaration de guerre » de son adjoint qu’une rivalité carriériste et n’a d’autre réponse que la menace de la prison. Il n’imagine d’autre solution que l’intervention des chars pour rétablir l’ordre et maintenir les choses en l’état. Néanmoins, il analyse la situation avec une lucidité amère : les chars russes sont la nourrice qui allaite à nouveau les citoyens de la RDA. Le 17 juin, qui reproduit la situation ambiguë et humiliante de 1945, démasque l’incapacité des dirigeants à gérer leur État de manière autonome : « Die Panzer unser letztes Argument/ Und mit dem gleichen Atem der Gedanke/ Vier Jahre an der Macht und so weit sind wir/ Die Panzer unser letztes Argument ». [36] Dans la tourelle du char il aperçoit le spectre de Staline, sous les chenilles, le cadavre de Rosa Luxemburg en décomposition. Le directeur n’est pas assassiné comme l’est le communiste dans « Die Brüder 2 », étranglé par son frère nazi et les codétenus de sa cellule, métaphore de la RDA et de son peuple divisé ; la mort du communisme est métaphorisée ici par sa vision, qui s’oppose à celle de Hilse à la fin de Germania Mort à Berlin : les conséquences du soulèvement pérennisent sa cause première, la répression stalinienne écrase une fois encore le communisme allemand, décapité en 1919.

17Le geste qui consiste à retirer sa cravate et sa veste pour les remettre presqu’aussitôt, avant même l’arrivée des chars qu’il appelle de ses vœux, peut être le signe de la nervosité du directeur, de son angoisse, ou encore de sa confiance absolue dans l’intervention soviétique. Mais ce geste est chargé d’un sens plus profond : le directeur ôte les attributs de sa fonction au moment même où la réminiscence du « rire de son adjoint qui était [s]on produit et le chant d’Espagne du camarade de la cellule capitonnée » [37] se mêle à la perception de « la fumée de Neues Deutschland ». La « cellule capitonnée » fait allusion à une analepse autonome qui apparaît comme un corps étranger dans le monologue. On comprend ici que l’anecdote a une fonction spéculaire : le ministre qui sombre dans la folie, « victime de la bureaucratie », est un ouvrier élevé au rang de ministre au nom de son statut de résistant au fascisme. Or, le directeur (pour la même raison du côté du pouvoir dans la Zone d’occupation soviétique) a obligé un ouvrier à faire des études contre son gré : celui-ci est aujourd’hui à la tête des ouvriers en grève. C’est au moment où il prend conscience de son erreur de 1946 et de ses conséquences dans le présent et pour l’avenir qu’il est tenté de remettre la démission que son adjoint réclame. Lorsqu’il remet la cravate et la veste, « une boule de temps » (« Ein Klumpen Zeit ») l’étrangle. [38] Comment ne pas songer à l’insert de « L’homme dans l’ascenseur » de Der Auftrag ? [39] Dans le rêve (authentique) de Müller, l’employé prisonnier d’un ascenseur devenu fou alors que le temps sort de ses gonds desserre sa cravate sous l’emprise de l’angoisse après l’avoir resserrée en vue de sa visite au N° 1 qui doit lui confier une mission. Une fois N° 1 mort, l’employé est catapulté hors de l’ascenseur sur une route déserte du Pérou. C’est là que, délesté de ses habits, il attend : « Irgendwann wird DER ANDERE mir entgegenkommen, der Antipode, der Doppelgänger mit meinem Gesicht aus Schnee. Einer von uns wird überleben ». [40] Qui va survivre, lui ou « l’autre » en lui ? Dans « Das Duell », le temps ne sort pas de ses gonds. Dans un brouillon, « le temps se fige » lorsque « son double » exige la démission du directeur. [41] Lorsque celui-ci saisit la continuité avec l’idéologie nazie : « Wer schreibt der bleibt/ War’s so. », il va jusqu’à regretter, « l’espace d’un battement de cœur », la prison dans laquelle les nazis le jetèrent pour s’être opposé à l’idéologie totalitaire dont à présent il reproduit les méthodes en contraignant son adjoint à signer son autocritique – prison qui le protégeait des responsabilités, qui préservait son innocence, dans un temps où la RDA n’existait pas encore, où l’avenir était encore ouvert ? L’espace d’un instant, la « boule de temps » entre 1946 et 1953 est suspendue : n’est-ce pas un instant de nudité, au moins symbolique, le désir de revenir en arrière, de recommencer à zéro, un instant de tous les possibles ? Mais c’est un instant vide, vide de mots et vide de rêve, vide de sens. Le directeur redevient celui qu’il était, et perpétue l’histoire de l’Allemagne en imposant à son adjoint la violence que lui-même a subie :

18

Wir sehn uns nicht an
Nach dem Handschlag wischten
Wir jeder seine Hand ab am Revers
Dann gingen wir zurück in unsre Arbeit [42]

19« Das Duell » se termine comme Der Auftrag, la remémoration de la Révolution française avortée à la Jamaïque dans laquelle est inséré le rêve d’une autre issue : l’instant se referme sur le « 17 juin 1953 » comme l’ange s’abat sur Debuisson, le traître qui en secret attendait Napoléon. Si on lit « Das Duell » à la lumière de la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin, sous le signe de laquelle Der Auftrag est placé, le soulèvement a, l’espace d’un instant, fait éclater le continuum de l’histoire. « L’homme dans l’ascenseur » pourrait-il se lire comme une écriture cryptée du « 17 juin 1953 », comme l’utopie d’une autre issue possible à la révolution manquée, et « Das Duell » dès lors comme une variante de cet insert de 1979 ?

20Le texte « Das Duell » est suivi d’une remarque « concernant la mise en scène » :

21

[…] Die Textaufteilung hängt von der angenommenen Berichtszeit ab (vor oder nach welchem Ereignis, vor oder nach dem Tod). Ob das gebrochene (Selbst)Bewußtsein oder das geflickte, vor dessen Zerstörungspotential Hegel gewarnt hat, macht einen Unterschied. Vielleicht ist der Bruch die Reife : Was nicht gebrochen wird, kann nicht geerntet werden. [43]

22Un avant-texte comporte des ajouts manuscrits fragmentaires qui précisent les modalités du jeu. Le directeur se dévêt entièrement dans « l’espace de l’angoisse et du cri » (« Im Angst (Schrei)raum »). Les comédiens doivent se relayer de sorte que les « réactions réprimées refoulées » soient jouées par le « double » (en référence à Antonin Artaud). La somme « texte + jeu » dépasse le théâtre. [44] Le Lehrstück serait-il pour Müller un « théâtre de la cruauté », mise en jeu du corps, au-delà de la parole, jusqu’au cri salvateur maintes fois cité dans les textes poétiques, notamment dans la pantomime « Nachtstück » de Germania ? Il aurait dès lors une dimension existentielle, voire une fonction psychanalytique. La permutation des rôles doit faire affleurer à la conscience les traumatismes qui sont les causes profondes de l’échec de la RDA. Le texte peut et doit être fracturé, à l’instar de l’histoire dont les fragments sont, à cette seule condition, susceptibles de remonter à la surface. La démarche consiste à mettre au jour les fractures, la « conscience brisée » des individus au pouvoir, que l’historiographie officielle ne cesse de réduire.

23Les brouillons recèlent les réponses que les acteurs sont appelés à trouver par le jeu. Dans les innombrables notes relatives à ce duel entre le directeur et le professeur, maillon central de la chaîne de l’histoire arrachée à l’oubli, le directeur explique ce que, dans le texte définitif, il se contente de constater :

24

Er kannte mich nicht mehr
weil my life Zuchthaus
mich mehr verändert
hat als ihn
(seine glatte Laufbahn
Karriere
geglättet durch Unterschrift
Deren Verweigern Stein in meinem
Weg war
durch den ich aufs Gesicht fiel
((Veränderung durch Wunden
+ Narben) [45]

figure im1
Akademie der Künste Berlin, Heiner-Müller-Archiv 5655-0003

25C’est pourquoi le directeur est doté, selon un autre fragment de cette note manuscrite, de trois voix, une pour chaque situation historique, le professeur « n’en a qu’une », ce qui signifie que, incapable de changer, il est resté le nazi qu’il était – mais aussi a contrario que le communiste n’est pas resté le communiste qu’il était. Le directeur est accessible à la conscience, mais ne tire aucune conséquence des erreurs reconnues. Le travail est à faire par « ceux qui jouent » pour « ceux qui jouent », conformément à l’utopie brechtienne du Lehrstück. [46] La composition de Heiner Goebbels, dont des fragments furent joués lors de la manifestation du 4 novembre 1989 sur l’Alexanderplatz avant que la pièce ouvre, le lendemain, la « semaine du Hörspiel » de l’Académie des Arts de Berlin-Ouest, démontre les potentialités subversives d’un texte sans ponctuation et sans répartition des rôles, dont la densité, obstacle à la compréhension immédiate, exige la participation active du destinataire, de ceux qui, à l’instar des acteurs ou du compositeur, s’en emparent. [47]

26Si les premiers textes donnent à voir la présence d’anciens nazis dans la société, en accord avec la thèse de Müller qui explique le soulèvement par leur présence massive sur les chantiers, [48] la réécriture de la nouvelle d’Anna Seghers donne à comprendre que la « reconstruction » ne put, à tous les niveaux, se faire sans les nazis, qui occupèrent des fonctions publiques aussi capitales que l’instruction de la jeunesse. Cependant, en décalant le duel afin de mettre l’accent sur la violence du communiste qui impose par la force la dictature du prolétariat et fait de l’ouvrier l’otage de ses ressentiments, Müller suggère une autre lecture de l’histoire, moins socio- que « psycho-politique », déjà présente dans « Die Brüder 2 » : le « 17 juin 1953 » est la conséquence du clivage qui s’est opéré sous le Troisième Reich – clivage qui n’est pas interallemand, mais qui, au sein même de la RDA, divise les Allemands, notamment le parti, composé d’individus, et les individus eux-mêmes, brisés : les individus qui ont subi la violence ne possèdent d’autre langage que la violence – ou sombrent dans la folie. La dictature de la RDA est la conséquence directe de la violence faite aux communistes par les nazis, violence reproduite par les pères sur les fils. [49]

27« Geschichten lesen sich anders zu andrer Zeit » : « les histoires se lisent » et s’écrivent « différemment selon l’époque ». Dans les textes de la première période, la forme dramatique ouverte, par la multiplicité et la diversité des personnages et des discours, offre à un public de contemporains une vue panoramique, réaliste, de la société. Le « 17 juin » est une manière de mettre en évidence les contraintes et les contradictions auxquelles l’individu et le groupe sont confrontés dans une période de transition. Le rire est un moyen de distanciation, dans les dialogues, par l’humour et l’ironie, mais aussi d’une manière non verbale, par la caricature et l’absurde. Des décennies après les faits, sous l’impulsion de la perestroika et la glasnost de Gorbatchev, le tabou est levé. Si, dans « Das Duell », la date n’est toujours pas nommée (« Das war im Juni in dem schwarzen Monat/ Im fünften Jahr der Republik [50] »), si le lecteur est obligé de faire des calculs pour situer sur l’axe de l’histoire les événements rappelés par bribes à la mémoire, c’est peut-être une manière de tourner en dérision et le tabou et l’écriture cryptée qu’il imposa, mais c’est sûrement une manière d’associer le spectateur au travail mémoriel. Tablant sur un « retour de l’histoire », reprenant confiance en la possibilité d’intervenir dans l’histoire au moyen du théâtre, Müller renoue avec la fonction didactique du Lehrstück brechtien que, dans une forme originale, il investit d’une mission inédite. En 1993, alors que l’espoir s’est révélé être une illusion, « Das Duell » et « Der Findling » sont mis en perspective, dans le montage Duell/Traktor/Fatzer que Müller réalise pour sa propre mise en scène au Berliner Ensemble, avec la révolution manquée de 1918, niant de facto la nouvelle « lecture dominante » qui tend à faire de 1989 l’accomplissement de 1953.

Notes

  • [*]
    Francine MAIER-SCHAEFFER, Professeur en Études germaniques à l’Université Rennes 2, 12 rue Commandant Charcot, F-35000 Rennes ; courriel : francine.maier@libertysurf.fr
  • [1]
    W 3, p. 27-64. Scène 14 : p. 59-64. Les pièces de Müller sont citées d’après Frank Hörnigk (Hrsg.) : Werke, Frankfurt a.M. : Suhrkamp (W, suivi du volume et de la page).
  • [2]
    GBFA 10/2, p. 971-979.
  • [3]
    W 5, p. 215-221.
  • [4]
    Akademie der Künste Berlin, Heiner-Müller-Archiv (HMA, suivi de la cote). HMA 3895-0033.
  • [5]
    « “Stalingrad war eigentlich das Ende der DDR”. Ein Gespräch mit Detlev Lücke und Stefan Reinecke für Freitag, 18. 6. 1993 », W 12, p. 381.
  • [6]
    Heiner Müller : Krieg ohne Schlacht. Ein Leben in zwei Diktaturen, Köln : Kiepenheuer&Witsch, p. 132-137.
  • [7]
    « Hamlet-Maschine Aufstand im Ost-Block : 1953, 1956, 1968 », Jan-Christoph Hauschild : Heiner Müller oder Das Prinzip Zweifel. Eine Biographie, Berlin : Aufbau-Verlag, 2001, p. 349.
  • [8]
    Notamment Tom Biburger : Sprengsätze. “Der Lohndrücker” von Heiner Müller und der 17. Juni 1953, Pfaffenweiler : Centaurus-Verlagsgesellschaft, 1997.
  • [9]
    W 3, p. 163-189.
  • [10]
    W 4, p. 325-377.
  • [11]
    Hauschild (note 7), p. 328.
  • [12]
    HMA 03368.
  • [13]
    HMA 02359. Stettiner est un ouvrier dans Der Lohndrücker.
  • [14]
    W 3, p. 171-172.
  • [15]
    GBFA 10, p. 971-972.
  • [16]
    W 3, p. 62.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    W 4, p. 359-360.
  • [19]
    Ibid., p. 360.
  • [20]
    Francine Maier-Schaeffer : Les Métamorphoses du dieu Bonheur. Heiner Müller, Brecht et l’écriture de fragment, Paris : PUPS, 2012, p. 311-317 et p. 433-435.
  • [21]
    On peut notamment lire les scènes « Der GG und der Bettler » et la « bataille livrée aux rats » respectivement comme la métaphore de la répression du soulèvement et la chasse aux contre-révolutionnaires qui s’ensuivit, notamment le « nettoyage » du SED (W 3, p. 173-177). Voir F. Maier-Schaeffer (note 20).
  • [22]
    W 4, p. 362 et p. 364.
  • [23]
    Hilse ne meurt néanmoins pas des suites de cette agression mais d’un cancer décelé à l’occasion de son hospitalisation, la « longue maladie » étant, comme dans Die Hamletmaschine et « Der Findling », la métaphore de la dégénérescence de la RDA.
  • [24]
    Henri Bergson : Le Rire. Essai sur la signification du comique (1900), Paris : Éditions Alcan, 1924, p. 11.
  • [25]
    W 4, p. 363.
  • [26]
    Hauschild (note 7).
  • [27]
    « Kids jg Bauarbeiter », HMA 4929. Pour la mise en scène, Müller suggère d’opposer « la jeunesse d’aujourd’hui (dans les loges) » et « la jeunesse d’autrefois (sur la scène) ».
  • [28]
    Pour le potentiel révolutionnaire des enfants : « Der GG setzt seine Hoffnung in die Kinder und beißt auf Granit », W 3, p. 170-171 ; « Mich interessiert der Fall Althusser », W 8, p. 244.
  • [29]
    W 5, p. 237-247.
  • [30]
    Ibid., p. 215. Les slogans sont « montés » de telle sorte qu’ils donnent à entendre l’ordre chronologique des événements si les chars ne viennent pas les arrêter : élections libres, libération de la RDA du joug de l’URSS, restauration de l’Allemagne impérialiste et fasciste.
  • [31]
    Ibid., p. 216.
  • [32]
    « Die Nacht der langen Messer », Die Schlacht, W 4, p. 471-473.
  • [33]
    « Zur Inszenierung », W 5, p. 221. Dans le manuscrit « verwenden » est remplacé par « fortsetzen ». Cf. fac-similé infra, p. 273.
  • [34]
    « […] Das Duell/ Geschichte eines Arbeiters der zum Genosse gemacht wurde », HMA 4799-0003 ; « Geschichte eines ARBEITERS Der wie man sagt ZUM STUDIUM DELEGIERT wird in der Zeit des WIEDERAUFBAUS », « Letter to A. Seghers », HMA 3895-0033.
  • [35]
    W 5, p. 217.
  • [36]
    Ibid., p. 219.
  • [37]
    Ibid., p. 218.
  • [38]
    Ibid., p. 219.
  • [39]
    Ibid., p. 27-33.
  • [40]
    Ibid., p. 33.
  • [41]
    HMA 3665-0024.
  • [42]
    W 5, p. 220.
  • [43]
    Ibid., p. 221. Pour la référence à Hegel, voir Michael Ostheimer : Mythologische Genauigkeit : Heiner Müllers Poetik und Geschichtsphilosophie, Würzburg : Koenigshausen & Neumann, 2002, p. 94-95.
  • [44]
    HMA 3655-0003. Cf. fac-similé infra, p. 273.
  • [45]
    HMA 3655-0005. Cf. « Das Duell » : « Und ich erkannte ihn an seiner Stimme/ Die hatten dreizehn Jahre nicht verändert », W 5, p. 217.
  • [46]
    Francine Maier-Schaeffer : Heiner Müller et le « Lehrstück », Frankfurt a. M. : Peter Lang (collection « Contacts »), 1992.
  • [47]
    Burkhard Schlichting : « Tonspur Radioraum. Heiner Goebbels in Hörweite », in Wolfgang Sandner (Hrsg.) : Heiner Goebbels Kompositionen als Inszenierung, Berlin : Henschel, 2002, p. 76.
  • [48]
    (Note 6), p. 135 ; (note 7), p. 384.
  • [49]
    Dans « Brüder 2 », le frère du communiste révèle avoir été torturé dans les geôles soviétiques de la RDA de la même manière que dans celles des nationaux-socialistes.
  • [50]
    W 5, p. 215.
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