Notes
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[*]
Isabelle RUIZ, Maître de conférences en études germaniques à l’Université Rennes 2, 7 square Delestraint F-35200 Rennes ; courriel : ruizisa@yahoo.fr
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[1]
Erich Loest : « Welch wilder Tag. Rede zum 17. Juni », in Einmal Exil und zurück, Göttingen : Seidl, 2008, p. 49.
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[2]
« Elfenbeinturm und rote Fahne », Börsenblatt für den deutschen Buchhandel, Leipzig, Jg. 120, Nr. 47 vom 27. Juli 1953, p. 548-549. Également dans Erich Loest : Durch die Erde ein Riss, München : dtv, 1992, p. 215-221.
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[3]
Manuela Lück : « Erich Loest und das Exil », in Walter Schmitz, Jörg Bernig (Hrsg.) : Deutsch-deutsches Literaturexil. Schriftstellerinnen und Schriftsteller aus der DDR in der Bundesrepublik, Dresden : Thelem, 2009, p. 585-586.
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[4]
Ulrich Kiehl : Die Literatur im Bezirk Leipzig. 1945-1990, Wiesbaden : Harrassowitz, 2002, p. 19.
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[5]
Ce sont les chapitres VIII et IX qui sont consacrés au 17 juin 1953 et à ses conséquences immédiates pour l’auteur. Erich Loest : Durch die Erde ein Riss (note 2), p. 196-255.
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[6]
À l’occasion du 50e anniversaire du 17 juin 1953, Erich Loest a également co-écrit pour le Mitteldeutscher Rundfunk (MDR), avec le producteur Hans-Werner Honert, le scénario du téléfilm Tage des Sturms (2003), dont Sommergewitter reprend certains motifs, mais dont le résultat filmique n’a pas plu à Loest. « Sommergewitter im Herbst », Chemnitzer Morgenpost, 22. Juni 2005. http://www.sz-online.de/nachrichten/artikel.asp?id=883192
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[7]
Jutta Sauer : « Interview mit Erich Loest », in Wolfram Dorn, K. D. Sommer, Liz Wieskerstrauch (Hrsg.) : Es ging seinen Gang. Erich Loest zum 70. Geburtstag, Köln : Verlag Wissenschaft und Politik, 1996, p. 100.
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[8]
Erich Loest : Durch die Erde ein Riss, München : dtv, 1992, p. 203.
-
[9]
Patrick P. Harkin : On the Horn of a Dilemma. Clarity and Ambivalence in oppositional Writing in the Wake of the Uprising of 17 june 1953 in the German Democratic Republic, Dissertation, University of Edinburgh, 2010, p. 233. http://www.era.lib.ed.ac.uk/bitstream/1842/5491/2/Harkin2010.pdf
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[10]
« Ich denke, dass […] eine Literatur, die das ganze Leben eines Volkes abdeckt, ihre Pflicht erfüllt. Das gibt’s in der russischen Literatur des 19. Jahrhunderts, dass man mehr über das Leben in Russland erfährt als durch die Geschichtsbücher. Das trifft zu auf Romane über Frankreich im 19. Jahrhundert, das trifft zu auf die USA. » (note 7), p. 100.
-
[11]
« Die Epopöe gestaltet eine von sich aus geschlossene Lebenstotalität, der Roman sucht gestaltend die verborgene Totalität des Lebens aufzudecken und aufzubauen. », Georg Lukács : Die Theorie des Romans (1920), Neuwied und Berlin : Luchterhand, 1963, p. 57-58.
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[12]
Georg Lukács : Der historische Roman, Werke, Bd. 6, Neuwied und Berlin : Luchterhand, 1965, p. 108.
-
[13]
« Scott besitzt nicht die großartige, tiefschürfende psychologische Dialektik der Charaktere […] seine größten Nachfolger, Puschkin und Manzoni, haben ihn in dieser Hinsicht weit übertroffen. […] Scotts Größe ist die menschliche Verlebendigung historisch-sozialer Typen. Die typisch menschlichen Züge, in denen sich große historische Strömungen äußern, sind vor Scott niemals mit dieser Großartigkeit, Eindeutigkeit und Prägnanz gestaltet worden […] Auch die Hauptgestalten der Walter Scottschen Romane sind national typische Charaktere, aber nicht im Sinne des zusammenfassenden Höhepunktes, sondern in dem der tüchtigen Durchschnittlichkeit. », ibid., p. 42-43.
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[14]
Loest lui a consacré une pièce de théâtre, créée en 2006 à Halle, Die Prahlerin, en réponse à la nouvelle de Stefan Hermlin, Die Kommandeuse (1953) qui, conforme au discours officiel de la RDA, présentait Erna Dorn comme une fasciste désireuse d’exploiter le soulèvement des ouvriers de Halle pour rétablir le national-socialisme. La pièce de Loest, au contraire, montre, comme Sommergewitter, une femme mythomane qui réinvente constamment sa propre histoire. Erich Loest (note 1).
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[15]
Durch die Erde ein Riss (note 8), p. 200-205 et Erich Loest : Sommergewitter, München : dtv, 2010, p 141-148 et 187-194
-
[16]
Sommergewitter (note 15), p. 148.
-
[17]
Ibid., p. 190.
-
[18]
« Die Großen Vier einig gegen die lästigen blöden Deutschen. Wer badete wie immer die Scheiße aus : die Arbeiter. », ibid, p. 194.
-
[19]
Horst Sindermann (1915-1990) est l’un des personnages historiques réels présents à l’arrière-plan du roman. Membre des Jeunesses communistes avant 1933, interné par les nazis notamment aux camps de Sachsenhausen et de Mauthausen, il entre au KPD dès sa libération en 1945, puis au SED en 1946 et travaille comme éditorialiste dans différents journaux de Saxe. Après le soulèvement du 17 juin 1953, il intègre le Comité central comme « chef de la propagande » (Agitationschef). En tant que tel, il inventera en 1961 la dénomination « antifaschistischer Schutzwall » pour désigner le Mur de Berlin. Ce n’est donc pas par hasard que Loest lui attribue ici le sens de la formule.
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[20]
(Note 16), p. 197.
-
[21]
Ibid., p. 196.
-
[22]
Ibid., p. 204-205.
-
[23]
Ibid., p. 206.
-
[24]
Ibid., p. 207.
-
[25]
Bernd Eisenfeld, Ilko-Sascha Kowalczuk, Ehrhart Neubert : Die verdrängte Revolution. Der Platz des 17. Juni 1953 in der deutschen Geschichte, Bremen : Temmen, 2004, p. 634-635.
-
[26]
« Ein […] Grundübel unserer Zeitungen war das fast völlige Verschweigen von Missständen. […] Kaum eine Zeitung gab es, die nicht auf dem verderblichen Kurs der Selbsttäuschung mitfuhr, und an der Spitze steuerten zweifellos die Bezirkszeitungen der Sozialistischen Einheitspartei. Diese Redakteure machten sich selbst etwas vor, sie hatten sich kilometerweit von den Realitäten entfernt. Sie boten ein gleich lächerliches wie tief beklagenswertes Bild : sie saßen im Elfenbeinturm und schwangen die Rote Fahne » (note 8), p. 218-219.
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[27]
(Note 16), p. 177.
-
[28]
Ibid.
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[29]
Ibid., p. 176.
-
[30]
Paul Ricœur : Temps et récit, t. 3, Paris : Le Seuil, coll. Point, 1985, p. 411.
-
[31]
(Note 7), p. 101.
-
[32]
« Der historische Roman, als starke Waffe der Verteidigung des menschlichen Fortschritts, hat gerade hier eine große Aufgabe, diese wirklichen treibenden Kräfte der menschlichen Geschichte in ihrer Wirklichkeit wiederherzustellen, sie für die Gegenwart zum Leben zu erwecken. Das hat der klassische historische Roman getan » (note 12), p. 388.
-
[33]
Stefan Heym : 5 Tage im Juni (1974), München : btb Verlag, 2005, p. 264.
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[34]
(Note 30), p. 349.
-
[35]
« Ich bin dann auf die Idee gekommen, es war der Aufruhr des Geistes der Sozialdemokratie gegen den Kommunismus », Erich Loest : Interview radio avec Holger Hettinger du 6 septembre 2005 : www.dradio.de.dkultur/sendungen/kulturinterview/415411
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[36]
(Note 16), p. 179.
-
[37]
Ibid., p. 274.
-
[38]
Ibid., p. 277.
-
[39]
Michel de Certeau : L’Écriture de l’histoire, Paris : Gallimard, 1975.
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[40]
(Note 8), p. 188.
-
[41]
(Note 16), p. 57.
-
[42]
(Note 8), p. 187-188.
-
[43]
Paul Ricœur : La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Le Seuil, coll. Point, 2000, p. 575.
1Le roman Sommergewitter, publié en 2005, retrace à travers le prisme de personnages fictifs un événement historique vieux de plus de cinquante ans : le soulèvement du 17 juin 1953 en RDA. L’action commence le 5 mars, jour de la mort de Staline, et s’achève à la fin du mois de juin. Cependant, l’étiquette de « roman historique » n’est pas tout à fait juste, car cet événement ne se situe pas hors du champ des expériences personnelles de l’auteur. Pour le cinquantième anniversaire du soulèvement, Erich Loest a prononcé en 2003 un discours [1] où il explique que le « 17 juin 1953 » a bouleversé sa vie. C’est sans doute à cause de ce caractère bouleversant que l’auteur est revenu au moins à trois reprises sur le sujet en l’espace d’un demi-siècle.
2D’abord, il l’a traité à chaud, en tant que témoin direct. Bien qu’habitant Leipzig, il se trouvait par hasard à Berlin-Est ce jour-là. À cette époque, il était membre du SED et du Schriftstellerverband, dont il présidait la section régionale de Leipzig. Dans les jours qui ont suivi, il a rapporté et analysé les événements dans plusieurs organes de presse est-allemands (Neues Deutschland, Leipziger Volkszeitung, Börsenblatt für den deutschen Buchhandel), d’abord avec le regard d’un fonctionnaire du SED, puis d’un point de vue plus critique. Une semaine après les événements, il publie dans Börsenblatt un article explosif, « Elfenbeinturm und Rote Fahne », où il fustige la langue de bois de la presse et du SED, qu’il accuse de s’être enfermé dans une tour d’ivoire et d’avoir menti au peuple, au point de provoquer sa colère légitime et une insurrection sans lien décisif avec des manipulations occidentales. [2] Le « 17 juin 1953 » a sérieusement entamé les convictions politiques d’Erich Loest, même si dans un premier temps son ancrage socialiste ne fut pas complètement brisé. [3] Avec cette critique, qui était aussi une autocritique, Loest n’avait pourtant nullement l’intention de nuire au Parti. Il profitait plutôt d’un vent de libéralisation qui semblait souffler sur le SED depuis la mort de Staline. Le président du Schriftstellerverband, Kurt Bartel (Kuba) avait demandé aux intellectuels d’écrire la vérité. Mais après quelques semaines de relative liberté de parole, le 15e plenum du Comité central, le 24 juillet, met un point final à l’effervescence autocritique. Ulbricht, à nouveau soutenu par Moscou, impose une lecture internationale du « 17 juin » comme tentative américaine de déstabilisation après le relatif échec des États-Unis dans la guerre de Corée. Le Parti est prié d’oublier son humeur pénitente. Loest est soumis à des sanctions : démis de ses fonctions de président régional du Schriftstellerverband de Leipzig, traité d’ennemi du peuple et de provocateur fasciste dans la Leipziger Volkszeitung. [4]
3Le « 17 juin » marque donc le début des tensions entre le Parti et l’auteur, entre l’utopie et la réalité du socialisme en RDA. En 1957, Loest sera accusé d’avoir créé un groupe hostile à l’État et au Parti et sera emprisonné pendant sept ans. Il sera ensuite réhabilité. Mais quand, à la fin des années 1970, il cherche à publier ses mémoires, il entre en conflit avec la censure et s’installe en 1981 en RFA, où sa chronique autobiographique paraît sous le titre de Durch die Erde ein Riss. Plus de vingt-cinq ans après les événements, Loest y raconte à nouveau le 17 juin 1953 pour dénoncer une double falsification historique : autant il rejette la thèse du SED, qui présente le soulèvement comme un putsch fasciste commandité par le bloc de l’Ouest, autant il conteste l’interprétation donnée par la RFA du « 17 juin » comme Journée de l’unité allemande. [5] Après la chronique autobiographique de 1981, près d’un autre quart de siècle s’est écoulé avant que l’auteur ne consacre au « 17 juin 1953 » un roman entier. Dans Sommergewitter, Loest ambitionne d’en restituer la perception par l’ensemble des forces sociales à l’œuvre dans un récit émietté en une multiplicité de perspectives individuelles. [6]
4Entre ces trois types d’écriture de l’événement historique, quelle évolution ? Du journalisme d’opinion, contemporain des faits, aux mémoires de 1981, une distance est déjà prise, soulignée par l’emploi surprenant, dans un texte autobiographique, de la troisième personne du singulier, comme si l’auteur ne racontait pas sa vie, mais une vie, voire « l’histoire modèle d’une existence allemande au XXe siècle ». [7] Néanmoins, le point de vue reste unique, avec la prétention, si ce n’est à l’objectivité, du moins à l’indépendance d’esprit. Aux deux thèses officielles des Allemagnes rivales, « le chroniqueur » ou « L. » – ainsi se désigne l’auteur dans Durch die Erde ein Riss – oppose son propre discours : il insiste sur le rôle déterminant de l’orage à Berlin, le jour du 17 juin 1953. Boutade ? Il prétend que les attroupements et les cortèges ne se reconstituèrent pas après l’averse. Que la pluie, si violente eût-elle été, ait pu à elle seule décourager les manifestants d’une part, les provocateurs impérialistes de l’autre, c’est l’indice, pour Erich Loest, que les deux interprétations du « 17 juin » étaient fausses.
Wo ist die Rolle der Gewittergusse am 17. Juni in der Berichterstattung berücksichtigt worden ? Sie passt in keines der Geschichtsbilder. Wie, Volksaufstand im Osten, die malträtierten Arbeiter, sich gegen Willkür reckend, das eigene Leben in die Schanze schlagend für Freiheit und die Einheit des Vaterlandes gar, liefen vor dem Regen auseinander ? Wie, die Sturmtruppen des Imperialismus, die bezahlten Agenten des Pentagon, die Weltbrandstifter verkrochen sich vor Blitz und Wolkenbruch ? Das passt in kein Propagandabild, und so wurde es gar nicht erst eingezeichnet. Der Chronist hält die geschichtsbildende Rolle der Gewitter des 17. Juni für erheblich. [8]
6La fiction romanesque de 2005, en revanche, ne livre pas un point de vue unique, mais reconstruit plusieurs perceptions et réactions selon une logique de probabilité ou d’imagination exacte. Sommergewitter restitue l’événement sur le mode dramatique, tel qu’il a pu être vécu « par chaque segment significatif de la société de RDA ». [9] Les personnages sont conçus comme les représentants modèles d’un milieu social, et leur psychologie est déterminée par la place qu’ils occupent dans la société est-allemande au moment historique de la « Construction du socialisme », au début des années 1950, dans le contexte des expropriations, de la crise de l’approvisionnement, de l’augmentation des prix et des normes de travail. Loest s’est écarté des exigences partisanes du réalisme socialiste, mais il a gardé de sa formation marxiste et des mois passés au Literaturinstitut de Leipzig en 1955 et 1956, les traces d’une conception lukácsienne du roman. Il construit dans Sommergewitter des personnages type qui synthétisent des déterminations sociales et il relègue les personnages historiques à l’arrière-plan. Même aujourd’hui, après la réunification, son modèle de référence reste le roman réaliste du XIXe siècle, qui selon lui, « remplit ses obligations » en embrassant « la vie entière d’un peuple ». [10] Dans sa Théorie du roman, Lukács considérait l’aspiration à « la totalité de la vie » comme un trait spécifique au roman, au genre épique. [11] Et, dans son étude sur le roman historique, il écrivait : « Epos und Roman unterscheiden sich gerade durch diesen Totalitätsgedanken von allen anderen Unterarten der Epik. » [12]
7Mais peut-on dire qu’Erich Loest prétend encore en 2005 livrer une « vision totale » de l’histoire du « 17 juin 1953 » ? Telle est la question qui guidera notre analyse du roman Sommergewitter.
8Construit comme un scénario, divisé en quarante-trois séquences réparties sur douze chapitres, le roman suit quatre groupes de personnages (parmi lesquels certains ont existé réellement), représentant quatre milieux ou forces historiques à l’œuvre dans l’événement : la classe ouvrière, les commerçants et les petits patrons, les cadres et les intellectuels du SED, les ennemis de l’État.
9Le point de vue dominant est celui du milieu ouvrier ; il est incarné par Alfred Mannschatz et sa famille (seize séquences sur quarante-trois). Sans doute Loest veut-il donner prioritairement la parole à ceux que le Parti a bâillonnés tout en s’en prétendant l’avant-garde. Alfred Mannschatz, vieux militant social-démocrate, est membre du SED depuis la fusion forcée avec le KPD en 1946. Il vit à Bitterfeld avec sa femme Herta, cuisinière, sa fille Clara, employée à la gare, et son gendre Hartmut Brücken, ouvrier métallurgiste honnête et discret, mais révolté par l’augmentation des cadences de travail décrétée début juin. Ce dernier n’appartient pas au SED et va se trouver propulsé sans préparation à la tête du comité de grève de Bitterfeld. Hartmut Brücken n’est pas un décideur à même de résoudre les conflits historiques, mais c’est un héros selon Lukács, au sens où il est valeureux tout en restant dans la moyenne, « l’incarnation d’un type socio-historique » comme les héros des romans de Walter Scott, que Lukács considère comme le modèle du genre. [13]
10Dix séquences représentent le point de vue des autres victimes du régime que sont les membres de la classe moyenne : il s’agit principalement de Schmolka, un petit patron emprisonné par la Stasi (cinq séquences), et du personnage (réel) d’Erna Dorn (cinq séquences). Schmolka a été lieutenant dans l’Afrikakorps de Rommel pendant la Seconde Guerre mondiale, il a hérité d’une entreprise de serrurerie, il est membre de l’Église évangélique. Il est arrêté soi-disant pour trafic d’étain de soudure à destination de Berlin-Ouest, en réalité en tant qu’« ennemi de classe ». Le soulèvement ayant momentanément déstabilisé le SED, Schmolka est relâché le 17 juin et s’enfuit à l’Ouest. Loest accorde une place importante à la figure historique d’Erna Dorn, bien qu’elle ne représente pas un « segment significatif » de la société de RDA, mais soit au contraire plutôt une déclassée. Ce n’est pas un hasard s’il s’écarte ici du modèle lukácsien en mettant au premier plan un personnage historique réel. Erna Dorn fut en effet l’une des victimes les plus connues de la manipulation de la vérité par le régime en 1953. Plusieurs fois emprisonnée pour escroquerie et vol à la tire au début des années 1950, elle aurait été pendant la Seconde Guerre mondiale surveillante au camp de Ravensbrück. Autour de ce personnage d’aventurière difficilement cernable, la propagande du SED a construit une légende lui permettant d’étayer la thèse du putsch fasciste. Accusée d’avoir incité à la violence contre l’État à Halle le 17 juin 1953, Erna Dorn fut condamnée à mort dans un procès spectaculaire et décapitée dès le 1er octobre. Dans Sommergewitter, Loest nous livre avec talent la logorrhée de ses dépositions, fortement teintée de dialecte de Prusse orientale. [14] L’authenticité de son parler sert de contrepoint à la version officielle présentée par ailleurs dans les dialogues entre les officiers de la Stasi et qu’on devine aussi en creux dans ses propos décousus.
11Les adversaires des victimes sont les fonctionnaires du Parti. Six séquences sont racontées dans la perspective subjective de Bruno Pfefferkorn, chef de la Stasi du district de Halle, dont fait partie Bitterfeld. Ce militant communiste de la première heure, héros de la résistance antifasciste, connaît l’ouvrier Mannschatz depuis les années 1920. Ils incarnent chacun l’une des deux composantes du SED, qui (ne) se serrent la main (que) sur l’insigne du Parti. En 1921, ils se sont mutuellement sauvé la vie. Mais le « 17 juin » les sépare. Pfefferkorn devient l’ennemi de son ancien camarade, puisqu’il va pourchasser son gendre Brücken. Le point de vue des intellectuels du Parti est représenté par Melchior Anetzperg (cinq séquences). Ce jeune diplômé de sociologie est l’amant de Tekla, la jeune épouse de Pfefferkorn, élève à l’école des cadres du Parti. Cette anecdote érotico-sentimentale donne au roman un caractère trivial de « roman feuilleton » ou de Kolportageliteratur, mais elle peut aussi être interprétée dans un sens didactique comme le signe de l’immoralité des intellectuels communistes.
12Dialogues et monologues intérieurs prédominent. Le narrateur, pour ainsi dire absent, renonce à tout commentaire ou appréciation que lui permettrait la distance historique qui est celle de l’auteur. Le narrateur disparaît derrière les propos ou la pensée des personnages. Ce procédé conduit Loest à ménager une place à la thèse de la provocation anticommuniste, qu’il n’a pourtant jamais admise comme déterminante. En effet, le récit passe aussi par le prisme des ennemis de l’Etat : quatre séquences se focalisent sur le vécu de Potchinski, membre du Kampfgruppe gegen Unmenschlichkeit [KgU], basé à Berlin-Ouest, et de son informateur, l’ancien officier nazi, Hemsberger, collègue de Clara à la gare de Bitterfeld. Ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui, c’est que, dans sa peinture du « 17 juin 1953 », Sommergewitter n’élimine pas le point de vue de comploteurs commandités par l’Occident, qui attendent le « Jour J » et travaillent à sa préparation. Le personnage du provocateur Potchinski prend une place non pas prépondérante, mais néanmoins centrale. L’action du roman se passe principalement à Bitterfeld et Halle. Mais les scènes du soulèvement à Berlin sont racontées du point de vue de l’agent Potchinski et se situent au milieu du roman. De plus, la plupart de ce que Potchinski voit et pense, Loest l’a déjà décrit dans Durch die Erde ein Riss ; le lecteur repère aisément les traces du premier livre dans le second, [15] notamment l’incendie d’un kiosque à journaux à l’angle de Unter den Linden et de la Friedrichsstraße et la réflexion sur le rôle de l’orage comme argument permettant de balayer les deux thèses officielles des Allemagnes rivales :
Das Gewitter begann mit Blitz, krachendem Donner und prasseldichtem Regen. Vielleicht hatte es sich angekündigt durch Wolkenwand und Windstoß, aber Potchinski hatte keinen Augenblick zum Himmel geschaut. Er drückte sich an eine Hauswand, ein Sims schützte ihn. Gleich darauf war die Straße beinahe leer, nur ein paar Männer rannten mit hochgeschlagenem Kragen in Deckung. Der Regen spülte die Asche auseinander. […] Das war ja nun eine Überraschung : Hilflose Bürogenossen und zehntausende marschierende Arbeiter – von Naturgewalten gestoppt, zerschlagen, zerrieben. Nichts fürs Lesebuch später. Wo waren die Aufstandshelden hin, in die U-Bahnschächte, die Hauseingänge ? [16]
14Toutefois, avec Potchinski, on apprend plus de détails : c’est lui qui, en leur offrant 50 marks, incite des voyous à mettre le feu au kiosque, à faire obstruction aux forces de l’ordre et à effrayer les fonctionnaires du Parti, censés dispenser des paroles apaisantes.
15Il se pose ici une double question qui permettra de mieux saisir le propos de Sommergewitter. Pourquoi Loest place-t-il ainsi au cœur de son roman le spectre dont il contesta l’importance et qui fut justement à l’origine du bras de fer qu’il entama avec le SED ? Est-ce par souci de la « totalité » ? Mais alors, pourquoi s’identifie-t-il à l’agent provocateur au point d’en faire le porteur de ses propres réflexions ? Le devoir de « totalité » l’oblige-t-il à aller jusque-là ? Pour répondre à la première question, on doit admettre que son intention est de recréer – en toute objectivité ? – l’état d’esprit qui régnait en RDA en 1953, plutôt que de livrer sa version du soulèvement. Les anticommunistes du KgU et de la radio américaine de Berlin-Ouest (RIAS) jouèrent un rôle indéniable, sinon dans la réalité des faits, du moins dans l’imagination des acteurs. Il apparaît clairement que le propos de Sommergewitter n’est pas d’écrire l’histoire des faits, mais plutôt celle des affects et des imaginaires. D’où la juxtaposition de différentes perceptions subjectives, qui pose le problème des limites de chacune d’elles. Potschinski « s’imagine » en putschiste, fonçant en camion jusqu’à Potsdamer Platz, faisant gicler au passage les gravats des décombres le long de la ligne de démarcation, distribuant des cartouches, des fusils, des bazookas aux hommes de l’Est :
Potschinki stellte sich vor, mit dem LKW zum Potsdamer Platz zu preschen, haarscharf an der Grenzlinie bog er ein, dass Trümmerschutt spritzte, raus und die Seitenwände runtergeklappt, zu jedem Karabiner zwanzig Patronen ausgegeben. An Männer, nicht an Bengels. [17]
17Mais le putsch anticommuniste restera à l’état de rêve. Les ordres du KgU sont clairs : pas d’escalade. Les chars russes ont fait leur apparition, les occidentaux interdisent toute intervention. Le roman suggère le triple décalage entre la thèse du putsch fasciste, les petites violences de quelques voyous sans idéal ni arme et le rêve d’un putsch anticommuniste que fait Potchinski. Nous verrons que ce décalage s’applique aussi à d’autres personnages.
18Quant au choix de l’agent provocateur comme véhicule des réflexions de l’auteur, il s’agit sans doute d’une revanche sarcastique que prend Loest sur ses anciens accusateurs, les dirigeants du Parti. Il s’amuse à redevenir – cette fois, délibérément – le « provocateur fasciste » qu’on l’accusait d’être. Il fait resurgir ce spectre du discours officiel, mais pour le remplir de pensées toutes différentes de celles que le SED lui attribuait en 1953. Potschinski, impuissant, interprète la passivité des occidentaux comme un signe de l’union des Quatre Grands contre l’Allemagne. Pour lui, les ouvriers sont les éternels dindons de la farce. [18] Il voudrait que le « 17 juin » soit le jour de l’unité allemande, mais ce n’est pas le cas.
19Ironiquement, Loest fait de son personnage de putschiste anticommuniste un homme plus soucieux de la classe ouvrière que les cadres du Parti, occupés pendant ce temps à poser sur une réalité qui leur échappe les mots conformes à l’ordre politique qu’ils servent et dont ils tiennent leur pouvoir. L’homme de la Stasi, Pfefferkorn, qui se voit reprocher en haut-lieu de n’avoir pas prévu ni prévenu le soulèvement dans son district de Bitterfeld, décrit aux cadres du Parti la situation ainsi : « Gruppen von Rowdys sind auf unsere Volkspolizisten losgegangen. » Mais Sindermann impose la formulation « faschistische Provokateure » pour désigner les voyous (Rowdys). [19] La vraie défaite réside, pour Pfefferkorn, dans cette formulation qui ne lui est pas venue à l’esprit. « Sindermann mit seiner Formulierung faschistische Provokateure lag verdammt weit vorn, hätte ihm auch einfallen können. Rowdys erschien blass. » [20]
20Les hommes du Parti peuvent réduire la distance qui sépare leurs idées des faits en imposant leurs mots pour désigner les êtres ou les choses. Ainsi les verbes de leurs phrases se conjuguent à l’indicatif : « Die faschistischen Provokateure haben Lautsprecherwagen in die Hand bekommen. » [21] En revanche, les ouvriers insurgés doivent se contenter du mode conditionnel et d’un idéal de l’action révolutionnaire assez éloigné de leur pratique réelle :
Gewehre wären Halt gebend : Jede Revolution braucht eine bewaffnete Garde, Rote Matrosen oder Bürgerwehr, womöglich haben sie vorhin im Kreisamt der Vopo einen Fehler gemacht. Die Vopo hätten sie als Verbündete gegen die Staatssicherheit einsetzen sollen. [22]
22De même que l’agent Potchinski imagine un vrai putsch armé à Berlin-Est, de même l’ouvrier Brücken et ses compagnons rêvent d’une révolution organisée. Et, contrairement aux détenteurs du pouvoir, ils peinent à imposer leurs mots. Quand ils rédigent un télégramme de revendications, adressé au Haut-Commissaire soviétique, Sémionov, le postier se permet d’en critiquer la formulation :
Vielleicht ein kleiner stilistischer Ratschlag – wenn ich darf ? Schauen Sie hier : Sie fordern die Zurückziehung der deutschen Polizei von den Zonengrenzen und sofortigen Durchgang für alle Deutschen. Ich hätte sogar zwei Vorschläge. Zurückziehung klingt steif, ich wäre für Rückzug. Durchgang. Was soll ich mir darunter vorstellen ? Kann ich mit einiger Mühe schon. Aber in einem Dokument – es ist doch ein Dokument, meine Herrn ? Oder soll eins werden ? [23]
24Cette discussion sur le choix des termes de la revendication ridiculise les insurgés et suggère que le pouvoir sur les faits passe par le pouvoir sur les mots. Sommergewitter insiste sur le caractère improvisé de la révolte. Hartmut Brücken se sent abandonné à lui-même, confronté à son inexpérience. Les questions qu’il se pose restent sans réponse :
Wie weiter ? […] Jetzt muss beschlossen werden, ob sie auch morgen streiken. Die Erfolge müssen konsolidiert werden, wo steckt Fiebelkorn, sie hätten eine Zentrale einrichten sollen, aber aus dem Rathaus sind sie in alle Richtungen davongerannt. Zum Gefängnis, gut. Zum Bahnhof ? [24]
26C’est la confusion qui domine. Aucun leader n’a préparé le soulèvement qui s’essouffle par manque de stratégie, plus qu’il n’est contrecarré par le SED. Sommergewitter – comme, du reste, le téléfilm écrit par Loest en 2003, Tage des Sturms – montre des ouvriers, somme toute, peu politisés. Certains historiens reprochent à l’auteur de Tage des Sturms d’avoir toujours minimisé la teneur politique du « 17 juin » :
Die Arbeiter Loests erscheinen biedermeierlich, karnickelzüchtend, sozialdemokratisch normal, ein sanfter Hauch der Arbeiterklasse, die von vielen missverstanden wird, von der SED und jenen im Westen, die dem Aufstand eine politische Bedeutung gaben. So minimisiert Loest wiederum wie in seinem Buch 1981, im Grunde schon wie 1953, den politischen Gehalt des « 17. Juni » – und das angesichts der ihm 2003 zur Verfügung stehenden Quellen, die ganz anderes sagen. Diese Quellen zeigen die Arbeiter und andere Beteiligte als hochpolitisiert, die sehr wohl wussten, worum es in diesem Aufstand ging, um Brot und Freiheit und deren deutschlandpolitische Konsequenzen. [25]
28On peut contester la pertinence d’un tel jugement qui applique à une œuvre littéraire les critères du travail d’un historien censé chercher, voire détenir la vérité historique. On voit ici que le propos de Sommergewitter n’est pas d’illustrer ou de contester une thèse, mais plutôt de saisir la logique de la formation des différentes visions de l’événement dans les esprits et les affects des participants. Le roman montre comment les idées reçues, les mots appris contribuent à construire la perception de la réalité et, de ce fait, à fabriquer l’histoire.
29Le phénomène est illustré par un autre personnage à qui Loest prête, en partie, ses propres réflexions sur le repli sur soi de l’intelligentsia communiste, publiées dès le 4 juillet 1953 dans l’article explosif « Elfenbeinturm und Rote Fahne », et reproduit dans Durch die Erde ein Riss. [26] Il s’agit du jeune intellectuel communiste Anetzperg qui, comme l’auteur, n’est pas d’origine ouvrière. Une scène du roman le montre accidentellement mêlé à une foule de manifestants en colère. Surpris par la haine qu’il lit sur les visages autour de lui, il se demande – ou peut-être est-ce la voix du narrateur qui se confond avec celle du personnage – si, en tant que privilégié, il n’a pas vécu jusque-là dans une tour d’ivoire éloignée du monde réel : « Wo hatte er, Anetzperg denn gelebt, auf einer Insel der Weltfremden, der Theoretiker, die Lenins Aprilthesen und das Manifest studierten mit heißem Bemühn ? » [27] La fureur populaire dont il est témoin ne correspond pas aux théories qu’il a apprises :
Spontaneität wurde von den Strategen unter den Marxisten geleugnet, was hier geschah, galt als unmöglich, als nicht gesetzmäßig. Aber vielleicht steckte ein Befehl des Klassenfeinds dahinter, einer Zentrale, unter der Decke geblieben bis zu diesem Morgen. [28]
31Terrorisé par la violence des masses, l’intellectuel Anetzperg se réfugie dans les certitudes rassurantes de la doctrine bolchevique, qui nie la nature révolutionnaire de l’insurrection spontanée. Il en déduit logiquement que le soulèvement doit être dirigé par une puissance occulte : l’ennemi de classe. Une minute auparavant, pourtant, l’idée de prendre la tête du mouvement a traversé son esprit :
Die Macht lag auf der Straße […] Anetzperg hielt alles für möglich, nach Hause zu gehen und abzuwarten, seinen Vater […] aufzusuchen und seinen Rat zu erfragen oder sich zum Anführer aufzuschwingen : Wer jetzt das Mikrophon packte und schrie, was schrie ? […] Alles auf der Kippe schon nicht mehr, die Waage neigte sich, eine Schale schlug, die andere zitterte in der Luft. [29]
33En suivant le flux de la conscience de ses personnages, le roman d’Erich Loest s’efforce de pénétrer l’épaisseur de l’instant historique, le moment où les désirs qui n’ont pas réussi à s’imposer recouvraient autant de réalité humaine que ceux qui ont finalement triomphé dans les faits. Sommergewitter ouvre « dans le passé réputé révolu des possibilités oubliées, des potentialités avortées, des tentatives réprimées » et reconduit le lecteur « à ces moments du passé où l’avenir n’était pas encore décidé », ce qui pour Paul Ricœur est « une des fonctions de l’histoire ». [30]
34Cependant, Erich Loest, qui n’est pas un historien professionnel, ne prétend pas à l’objectivité scientifique. Sommergewitter porte en sous-titre « roman ». C’est en vertu d’une certaine conception du genre qu’il a finalement fait du « 17 juin 1953 » un roman. Il considère le roman comme le meilleur mode de représentation des tensions historiques et sociales. « Wir erfahren durch Romane mehr über die Geschichte, über die sozialen Spannungen […] als durch Geschichtsbücher. » [31] Loest conçoit le roman comme un moyen d’apprendre au travers d’une perception sensible [erfahren]. Sommergewitter n’est pas dépourvu de digressions didactiques, notamment sur l’histoire du mouvement ouvrier, insérées au gré des souvenirs qui surgissent dans la mémoire des personnages. Mais quel est ce « plus » qui, selon Loest, est transmis par le roman, mieux que par les livres d’histoire ? Ce « plus » tient bien sûr justement à la plongée que permet le roman dans les imaginaires des personnages, à l’identification émotionnelle avec le flux de leur conscience. Comme le roman historique populaire du XIXe siècle, Loest vulgarise l’histoire en la rendant vivante, dans l’intention de faire comprendre le soulèvement du 17 juin à un large public mieux que les ouvrages scientifiques érudits ne pourraient le faire. Fidèle au canon lukácsien, il ne dessine pas de personnalités particulières, ses personnages ne sont que les vecteurs de données socio-historiques et, finalement, des instruments didactiques. Dans un souci de réalisme, il reproduit le plus fidèlement possible la couleur particulière de leur parler, de leur argot, de leur accent.
35Cependant, Sommergewitter n’est pas sous-tendu par une vision totalisante ou téléologique de l’histoire, généralement présente dans les modèles traditionnels du genre, selon Lukács. [32] Il n’est pas question chez Loest des forces ou du sens de l’histoire ; cela apparaît clairement si l’on compare Sommergewitter à 5 Tage im Juni de Stefan Heym, qui insiste sur la notion de « forces du destin ». Chez Loest, les ouvriers insurgés rêvent de révolution et se réfèrent à l’idéal des gardes rouges, mais ils ne prononcent pas, comme chez Heym, des phrases telles que :
[…] die Revolution. Auch wenn den meisten zur Zeit wenig an ihr liegt, sie ist historisch notwendig. Wir vollziehen die Historie – mehr schlecht als recht, aber doch. [33]
37Par ailleurs, la large place accordée dans Sommergewitter au personnage irrationnel et énigmatique d’Erna Dorn suggère que le caractère de certains individus échappe à un déterminisme historique repérable. Son exécution ne contribue à aucune réalisation de la Liberté, sa destruction particulière ne préserve nullement l’Universel. Dans une certaine mesure, le roman de Loest se confronte à la complexité du passé, abandonne la prétention à saisir la vérité historique. Les différentes voix du roman sont toutes aussi sincères et vraies les unes que les autres. Elles sont présentées de telle sorte que le lecteur les comprenne non seulement comme différentes perceptions, mais aussi comme différentes constructions du réel. La juxtaposition des discours pose la question de leur limite respective. Ces voix, comme les différentes intrigues du roman, resteront juxtaposées et ne s’entremêleront pas en chœur du peuple. Tout au plus forment-elles une mosaïque disparate. Le roman met en avant la division de la société, l’hétérogénéité des souffrances et des aspirations sans déboucher sur la moindre perspective de dépassement ou de réconciliation. Pour les ouvriers comme pour les bourgeois, pour Hartmut Brücken comme pour Schmolka, la seule issue sera la fuite à l’Ouest.
38Mais on peut se demander – en reprenant la formule de Ricœur – si Loest « renonce à Hegel » complètement. [34] En effet, Sommergewitter donne un sens historique au soulèvement. Le récit, bâti autour des deux frères ennemis que sont le vieux social-démocrate Mannschatz et le vétéran communiste Pfefferkorn, suggère sans équivoque que le « 17 juin » fut essentiellement une rébellion des ouvriers de tradition sociale-démocrate contre les structures antidémocratiques du KPD et son hégémonie au sein du SED. C’est l’interprétation qu’Erich Loest donne du soulèvement dans une interview accordée en 2005. [35] Dans Sommergewitter, cette opinion est formulée par l’intellectuel Anetzperg :
[…] was war der Aufstand im Kern : Die ehrbar ergraute, nun auf einmal gar nicht so abgeschlaffte Sozialdemokratie besann sich auf uralte Kraft, Bebel gegen Lenin, Kautsky gegen Luxemburg ? [36]
40Cependant, cette interprétation de l’événement ne suppose aucune téléologie ou marche vers le progrès. Au contraire. En outre, la narration n’oriente pas principalement l’attention du lecteur sur le sens historique du soulèvement, mais plutôt sur l’intensité dramatique des différents vécus. On pourrait objecter que l’un n’empêche pas l’autre : le roman, en dépit de son polyperspectivisme, et quoiqu’il n’ait plus à lutter contre un régime défunt, distingue les victimes des bourreaux et conduit le lecteur à prendre parti pour les unes contre les autres. Toutefois, l’officier de la Stasi, Pfefferkorn, fait peut-être exception à cette règle et constitue à ce titre le personnage le plus intéressant du roman. D’un côté, c’est un vieux soldat, un homme d’action et non de réflexion, qui souffre de blessures physiques et morales et peut être vu lui-même comme la victime du Comité central. Symboliquement, il est amputé d’une jambe à la fin du roman. Mais il couvre néanmoins la bavure d’une de ses sentinelles qui, en dépit de son ordre de ne tirer qu’en cas de légitime défense, a abattu un jeune homme sans arme à 50 m de distance :
Wo steckte der Genosse, der den Aufrührer erschossen hatte ? Als Held würde er ihn nicht aufbauen, aber ihm sollte auch niemand schlechtes Gewissen einbläuen. In den Protokollen die Schussentfernung von fünfzig Meter streichen. Versetzen nach Magdeburg. Wenn einer meiner Männer geschossen hat, habe ich geschossen. [37]
42La confrontation avec le père de l’innocente victime, l’ouvrier Olker, auquel Pfefferkorn s’entête vainement à faire avouer les prétendues intentions subversives de son fils ainsi que d’imaginaires accointances avec l’ennemi occidental, tourne au dialogue de sourds et souligne le divorce entre la classe ouvrière et le régime. N’ayant rien pu tirer du père endeuillé, l’homme de la Stasi refoule sa mauvaise conscience précisément derrière son idée du sens de l’histoire :
Der Arbeiter Olker verlor seinen Sohn – solange du überzeugt bist, suggerierte sich Pfefferkorn, dass es richtig war, auf einen zu schießen, den die Konterrevolution vorschickte, für Minuten vielleicht nur, aber in diesen Minuten war er ihr Handlanger, bist du im Recht. In einem Jahr, in fünf Jahren, wenn die DDR gefestigt und über jede Furcht erhaben stand, etwas wie dieser Juniaufstand könnte sich wiederholen, durfte er vor Olker hintreten und sagen : Ich habe deinen Sohn erschossen, es war unausbleiblich, und es war gerecht. In diesem Sinne ist dein Herbert für eine gute Sache gefallen, sein Blut hat das von Millionen in einem dritten Weltkrieg erspart. [38]
44Face au drame humain du père écrasé par la douleur, la distance historique que cherche à prendre Pfefferkorn apparaît comme un alibi emphatique et ridicule. Dans Sommergewitter, la dimension existentielle prime, tandis que l’épopée héroïque et les considérations sur le sens de l’histoire sont relativisées comme étant le produit de l’imagination des personnages.
45En fin de compte, Sommergewitter est une construction littéraire hybride qui comporte encore des réminiscences du roman historique réaliste selon Lukács, mais présente aussi des aspects de l’écriture de la mémoire consciente des limites de la subjectivité. Loest pouvait-il, au demeurant, écrire un roman historique sur un événement faisant partie de sa vie ? D’un côté, le « 17 juin » n’est pas pour lui de « l’histoire », mais de l’autre, la RDA est, au moment de la rédaction de Sommergewitter, « un monde mort, définitivement autre ». [39] Avant d’être de l’histoire, les débuts de la RDA, la « construction du socialisme », le « 17 juin 1953 », sont pour lui des expériences vécues. Il reste une part de témoignage dans son roman. Il bâtit certains personnages à partir des données de son expérience ou, du moins, de personnes évoquées dans ses écrits autobiographiques. En lisant Durch die Erde ein Riss, on apprend que, comme Alfred Mannschatz, le grand-père de sa femme Annelies « rendit sa carte du Parti, lui qui était membre du SPD depuis l’époque de Bebel ». [40] La persécution des commerçants et des petits patrons, l’auteur la connaît pour être lui-même fils de commerçant. Dans Sommergewitter, il invente le personnage de Kalkow, le coiffeur, que le régime prive de tickets d’alimentation. [41] Dans Durch die Erde ein Riss, il se souvient de son père, Alfred Loest, patron d’une petite entreprise de nettoyage, privé lui aussi de cartes d’alimentation et de forfait de transport au titre de l’intensification de la lutte des classes. [42] Si Sommergewitter n’est pas un témoignage, comme l’était Durch die Erde ein Riss, il relève néanmoins de l’écriture de la mémoire. L’auteur n’y raconte pas seulement ses souvenirs personnels, il donne voix à d’autres consciences que la sienne, celles de ses contemporains, telles qu’il les imagine à partir de son expérience. Au-delà des polémiques historiographiques, ce roman peut et doit être compris comme une arme dans la lutte contre « l’oubli et la mémoire manipulée », l’un des types d’« us et abus de la mémoire », d’après Paul Ricœur. [43] « Une des formes retorses d’oubli » résulte, selon Ricœur, « de la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mêmes. » C’est comme si Loest voulait leur rendre ici ce pouvoir, certes en prenant la parole à leur place, mais avec le souci de s’effacer lui-même autant qu’il est possible.
Notes
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[*]
Isabelle RUIZ, Maître de conférences en études germaniques à l’Université Rennes 2, 7 square Delestraint F-35200 Rennes ; courriel : ruizisa@yahoo.fr
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[1]
Erich Loest : « Welch wilder Tag. Rede zum 17. Juni », in Einmal Exil und zurück, Göttingen : Seidl, 2008, p. 49.
-
[2]
« Elfenbeinturm und rote Fahne », Börsenblatt für den deutschen Buchhandel, Leipzig, Jg. 120, Nr. 47 vom 27. Juli 1953, p. 548-549. Également dans Erich Loest : Durch die Erde ein Riss, München : dtv, 1992, p. 215-221.
-
[3]
Manuela Lück : « Erich Loest und das Exil », in Walter Schmitz, Jörg Bernig (Hrsg.) : Deutsch-deutsches Literaturexil. Schriftstellerinnen und Schriftsteller aus der DDR in der Bundesrepublik, Dresden : Thelem, 2009, p. 585-586.
-
[4]
Ulrich Kiehl : Die Literatur im Bezirk Leipzig. 1945-1990, Wiesbaden : Harrassowitz, 2002, p. 19.
-
[5]
Ce sont les chapitres VIII et IX qui sont consacrés au 17 juin 1953 et à ses conséquences immédiates pour l’auteur. Erich Loest : Durch die Erde ein Riss (note 2), p. 196-255.
-
[6]
À l’occasion du 50e anniversaire du 17 juin 1953, Erich Loest a également co-écrit pour le Mitteldeutscher Rundfunk (MDR), avec le producteur Hans-Werner Honert, le scénario du téléfilm Tage des Sturms (2003), dont Sommergewitter reprend certains motifs, mais dont le résultat filmique n’a pas plu à Loest. « Sommergewitter im Herbst », Chemnitzer Morgenpost, 22. Juni 2005. http://www.sz-online.de/nachrichten/artikel.asp?id=883192
-
[7]
Jutta Sauer : « Interview mit Erich Loest », in Wolfram Dorn, K. D. Sommer, Liz Wieskerstrauch (Hrsg.) : Es ging seinen Gang. Erich Loest zum 70. Geburtstag, Köln : Verlag Wissenschaft und Politik, 1996, p. 100.
-
[8]
Erich Loest : Durch die Erde ein Riss, München : dtv, 1992, p. 203.
-
[9]
Patrick P. Harkin : On the Horn of a Dilemma. Clarity and Ambivalence in oppositional Writing in the Wake of the Uprising of 17 june 1953 in the German Democratic Republic, Dissertation, University of Edinburgh, 2010, p. 233. http://www.era.lib.ed.ac.uk/bitstream/1842/5491/2/Harkin2010.pdf
-
[10]
« Ich denke, dass […] eine Literatur, die das ganze Leben eines Volkes abdeckt, ihre Pflicht erfüllt. Das gibt’s in der russischen Literatur des 19. Jahrhunderts, dass man mehr über das Leben in Russland erfährt als durch die Geschichtsbücher. Das trifft zu auf Romane über Frankreich im 19. Jahrhundert, das trifft zu auf die USA. » (note 7), p. 100.
-
[11]
« Die Epopöe gestaltet eine von sich aus geschlossene Lebenstotalität, der Roman sucht gestaltend die verborgene Totalität des Lebens aufzudecken und aufzubauen. », Georg Lukács : Die Theorie des Romans (1920), Neuwied und Berlin : Luchterhand, 1963, p. 57-58.
-
[12]
Georg Lukács : Der historische Roman, Werke, Bd. 6, Neuwied und Berlin : Luchterhand, 1965, p. 108.
-
[13]
« Scott besitzt nicht die großartige, tiefschürfende psychologische Dialektik der Charaktere […] seine größten Nachfolger, Puschkin und Manzoni, haben ihn in dieser Hinsicht weit übertroffen. […] Scotts Größe ist die menschliche Verlebendigung historisch-sozialer Typen. Die typisch menschlichen Züge, in denen sich große historische Strömungen äußern, sind vor Scott niemals mit dieser Großartigkeit, Eindeutigkeit und Prägnanz gestaltet worden […] Auch die Hauptgestalten der Walter Scottschen Romane sind national typische Charaktere, aber nicht im Sinne des zusammenfassenden Höhepunktes, sondern in dem der tüchtigen Durchschnittlichkeit. », ibid., p. 42-43.
-
[14]
Loest lui a consacré une pièce de théâtre, créée en 2006 à Halle, Die Prahlerin, en réponse à la nouvelle de Stefan Hermlin, Die Kommandeuse (1953) qui, conforme au discours officiel de la RDA, présentait Erna Dorn comme une fasciste désireuse d’exploiter le soulèvement des ouvriers de Halle pour rétablir le national-socialisme. La pièce de Loest, au contraire, montre, comme Sommergewitter, une femme mythomane qui réinvente constamment sa propre histoire. Erich Loest (note 1).
-
[15]
Durch die Erde ein Riss (note 8), p. 200-205 et Erich Loest : Sommergewitter, München : dtv, 2010, p 141-148 et 187-194
-
[16]
Sommergewitter (note 15), p. 148.
-
[17]
Ibid., p. 190.
-
[18]
« Die Großen Vier einig gegen die lästigen blöden Deutschen. Wer badete wie immer die Scheiße aus : die Arbeiter. », ibid, p. 194.
-
[19]
Horst Sindermann (1915-1990) est l’un des personnages historiques réels présents à l’arrière-plan du roman. Membre des Jeunesses communistes avant 1933, interné par les nazis notamment aux camps de Sachsenhausen et de Mauthausen, il entre au KPD dès sa libération en 1945, puis au SED en 1946 et travaille comme éditorialiste dans différents journaux de Saxe. Après le soulèvement du 17 juin 1953, il intègre le Comité central comme « chef de la propagande » (Agitationschef). En tant que tel, il inventera en 1961 la dénomination « antifaschistischer Schutzwall » pour désigner le Mur de Berlin. Ce n’est donc pas par hasard que Loest lui attribue ici le sens de la formule.
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[20]
(Note 16), p. 197.
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[21]
Ibid., p. 196.
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[22]
Ibid., p. 204-205.
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[23]
Ibid., p. 206.
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[24]
Ibid., p. 207.
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[25]
Bernd Eisenfeld, Ilko-Sascha Kowalczuk, Ehrhart Neubert : Die verdrängte Revolution. Der Platz des 17. Juni 1953 in der deutschen Geschichte, Bremen : Temmen, 2004, p. 634-635.
-
[26]
« Ein […] Grundübel unserer Zeitungen war das fast völlige Verschweigen von Missständen. […] Kaum eine Zeitung gab es, die nicht auf dem verderblichen Kurs der Selbsttäuschung mitfuhr, und an der Spitze steuerten zweifellos die Bezirkszeitungen der Sozialistischen Einheitspartei. Diese Redakteure machten sich selbst etwas vor, sie hatten sich kilometerweit von den Realitäten entfernt. Sie boten ein gleich lächerliches wie tief beklagenswertes Bild : sie saßen im Elfenbeinturm und schwangen die Rote Fahne » (note 8), p. 218-219.
-
[27]
(Note 16), p. 177.
-
[28]
Ibid.
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[29]
Ibid., p. 176.
-
[30]
Paul Ricœur : Temps et récit, t. 3, Paris : Le Seuil, coll. Point, 1985, p. 411.
-
[31]
(Note 7), p. 101.
-
[32]
« Der historische Roman, als starke Waffe der Verteidigung des menschlichen Fortschritts, hat gerade hier eine große Aufgabe, diese wirklichen treibenden Kräfte der menschlichen Geschichte in ihrer Wirklichkeit wiederherzustellen, sie für die Gegenwart zum Leben zu erwecken. Das hat der klassische historische Roman getan » (note 12), p. 388.
-
[33]
Stefan Heym : 5 Tage im Juni (1974), München : btb Verlag, 2005, p. 264.
-
[34]
(Note 30), p. 349.
-
[35]
« Ich bin dann auf die Idee gekommen, es war der Aufruhr des Geistes der Sozialdemokratie gegen den Kommunismus », Erich Loest : Interview radio avec Holger Hettinger du 6 septembre 2005 : www.dradio.de.dkultur/sendungen/kulturinterview/415411
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[36]
(Note 16), p. 179.
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[37]
Ibid., p. 274.
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[38]
Ibid., p. 277.
-
[39]
Michel de Certeau : L’Écriture de l’histoire, Paris : Gallimard, 1975.
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[40]
(Note 8), p. 188.
-
[41]
(Note 16), p. 57.
-
[42]
(Note 8), p. 187-188.
-
[43]
Paul Ricœur : La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Le Seuil, coll. Point, 2000, p. 575.