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Article de revue

Raconter en bafouillant, bafouiller en racontant. Traumatisme et narrativité chez Hugo Claus

Pages 71 à 91

Notes

  • [1]
    Ce texte est la version modifiée d’un article paru dans Hans Ester, Chris van der Merwe & Etty Mulder : Woordeloos tot verhaal. Trauma en narratief in Nederlands en Afrikaans, Stellenbosch : SUN Press, 2012, p. 97-117.
  • [*]
    Tom SINTOBIN est Chargé de cours (Universitair Docent) à la Radboud Universiteit Nijmegen, Faculteit Letteren, ACW, Postbus 9103, NL-6500 HD NIJMEGEN ; courriel : t.sintobin@let.ru.nl
  • [2]
    Paul Claes : Claus-reading, Antwerpen : Manteau, 1984, p. 169.
  • [3]
    Gerd de Ley (red.) : De pen gaat waar het hart niet kan, Amsterdam/Borsbeek : Baart, 1980, p. 198. (Nous traduisons)
  • [4]
    Chris N. Van der Merwe & Pumla Gobodo-Madikizela : Narrating Our Healing : Perspectives On Working Through Trauma, Newcastle : Cambridge Scholars Publishing, 2007, p. 1.
  • [5]
    Ibid., p. 2.
  • [6]
    Ibid., p. 6.
  • [7]
    Ibid., p. 56.
  • [8]
    Ibid., p. 6.
  • [9]
    Ibid., p. 67.
  • [10]
    Ibid., p. 6 ; les auteurs citent Delbo.
  • [11]
    Bessel A. van der Kolk : « The compulsion to Repeat the Trauma. Re-enactment, Revictimization and Masochism », dans : Psychiatric Clinics of North-America 12 (1989), 2, p. 389-411. [http://www.cirp.org/library/psych/vanderkolk]
  • [12]
    Ernst Van Alphen : « Symptoms of Discursivity : Experience, Memory, and Trauma », dans : Mieke Bal, Jonathan Crewe & Leo Spitzer (eds.) : Acts of Memory. Cultural Recall in the Present, Hanover/London : University Press of New England, p. 24-38.
  • [13]
    Ibid., p. 7.
  • [14]
    Toutes les citations proviennent de la traduction de Marie Hooghe, Hugo Claus : Le Désir. Roman, Paris : Éditions de Fallois/L’Âge d’Homme, 1990. Le numéro de page figure entre parenthèses après la citation. À divers endroits, la traduction nous sembla sujette à caution. Lorsque certaines corrections ont paru indiquées, une nouvelle traduction a été proposée entre crochets.
  • [15]
    Leo Geerts : « Hugo Claus : het café als medium », dans : De Nieuwe, 12 mai 1978, p. 978.
  • [16]
    Jaap Goedegebuure : « Jakob in travestie », dans : Jaap Goedegebuure : De veelvervige rok. De bijbel in de moderne literatuur 2, Amsterdam : AUP, 1997, p. 38-53.
  • [17]
    Lors de l’adieu, Jack veut par ailleurs appeller le garçon « boy » (231).
  • [18]
    Voir note 2. Pour une analyse de ce type de lecteur, voir Kris Humbeeck : « De ontvreemding : Hugo Claus en de retoriek van elke dag », dans : Restant 17 (1989), 1-2, p. 313-388 ; voir surtout p. 322-330.
  • [19]
    « Dans la Bible il est question d’un puits sacré qui ne peut jamais être rempli, Rikkebot, et c’est le nom que je donne à mon protagoniste. Si vous demandez alors pourquoi je ne charge pas mon récit d’une signification symbolique, bof, les bras m’en tombent. Mon livre est du gefundenes Fressen, une aubaine pour les messieurs qui adorent se délecter de considérations symboliques sur une œuvre littéraire. » (Johan de Geest et Etienne van Neygen : « Humo sprak met Hugo Claus », dans : Humo, 21 septembre 1978, p. 22-36, cit. p. 25).
  • [20]
    Patrick Nefors : Breendonk 1940-1945 : de geschiedenis, Antwerpen : Standaard Uitgeverij, 2004.
  • [21]
    Toutes les citations proviennent de la traduction d’Alain van Crugten : Hugo Claus, Le Chagrin des Belges, Paris : Julliard, 1985.
  • [22]
    « Op dat ogenblik loopt buiten, in het licht van het lantaarntje op het grasveld, een das. “Hoezo, een das, die van de notaris ?” vroeg Nonkel Omer. “Zijn plastron ?” “Nee, een dashond, een tekel,” zei Mama. “Nee, een das die onder de grond woonde en soms gezien werd bij de vijver […],” zei Louis. ». Voir Hugo Claus : Het verdriet van België, Amsterdam : De Bezige Bij, 1983, cit. p. 739.
  • [23]
    Hanneke van Buuren : « Œdipus in Vlaanderen », dans : Jaap Goedegebuure (red.) : Kritisch akkoord 1984 : een keuze uit in 1983 verschenen essays in Noord- en Zuidnederlandse tijdschriften, Antwerpen : Manteau, 1984, p. 133-144 ; cit. p. 137.
  • [24]
    De Geest affirmait que, dans ce roman, Claus règle ses comptes « avec “sa” Seconde Guerre mondiale » par le truchement « de l’hyperbole et de l’ironie implacable », qui ont pour résultat « une prolifération de textes, significations et valeurs qui ne ménage rien ni personne ». Voir Dirk de Geest : Literatuur als systeem. Bouwstenen voor een functionalistische benadering van literaire verschijnselen, Leuven : Peeters, 1996, cit. p. 199.
  • [25]
    Claus (note 22), p. 279.
  • [26]
    Gwennie Debergh : « “Kom, komkommer”. Over herhaling, verdubbeling, gelijkenis en variatie in Het verdriet van België », dans : Spiegel der Letteren 51 (2009), 1, p. 71-98, cit. p. 94.
  • [27]
    Celle-ci également hante le roman depuis le tout début – aspect qui, par ailleurs, n’a guère retenu l’attention jusqu’à présent. Pour n’en donner que quelques exemples : Peter a de toute évidence « un nez de caoutchouc » (20, « een rubberen neus ») et Sœur Économe un « coupe-papier à manche d’ivoire congolais ». Staf menace son fils : « Si je devais jamais savoir que plus tard il s’adonnerait à la boisson, je lui couperais les deux mains de suite » (21), une allusion très claire à la punition cruelle qui attendait les Congolais s’ils ne voulaient pas travailler dans l’industrie du caoutchouc.
  • [28]
    Debergh (note 26), p. 95.
  • [29]
    Nationaalsocialistische Jeugd Vlaanderen (Jeunesse national-socialiste de Flandre)
  • [30]
    Claus (note 22), p. 756.
  • [31]
    Jef van Gool : « Kunst is niet de weergave van wat er op straat gebeurt », dans : Lezerskrant 5 (1978), 4, p. 16.

I – Introduction

1Jean Weisgerber le faisait déjà remarquer en 1972 : des structures narratives telles que l’histoire d’Œdipe et le mythe de la chute n’ont jamais manqué dans l’œuvre de Hugo Claus et offrent un cadre valable pour l’analyser. La production littéraire de l’auteur belge témoigne d’une consistance remarquable, avec une récurrence de thèmes (l’inceste, la pédophilie, la Seconde Guerre mondiale), de lieux (le littoral, le café, le village) et de personnages (la mère, les professeurs, les curés, des handicapés mentaux qui rappellent Benjy dans The Sound and The Fury (1929) de William Faulkner). Cette impression d’un ensemble cohérent et systématique, que Paul Claes a appelé la « Clausitanie », [2] n’exclut toutefois pas un certain nombre de lignes de rupture. En 1978 par exemple, après la parution du roman Het verlangen (1978) (Le Désir, 1990), l’auteur a lui-même identifié une césure dans son œuvre :

2

Il est vrai […] que je n’ai jamais écrit aussi clairement un livre en flamand, avec des expressions flamandes et des tournures de phrases flamandes. Cela provient du fait que je travaille depuis quelques années à un grand livre, un livre flamand, et Le Désir est une tentative dans le style de ce grand livre. Je voulais voir moi-même si cette langue était viable sur papier. Je suis très content du résultat. Cela confirme que je peux continuer avec mon grand livre. Ce Grand Livre deviendra mon roman familial. [3]

3Dans cette contribution, je confronterai les deux romans que Claus met en relation, à savoir Le Désir et Le Chagrin des Belges, à un cadre qui n’a jamais été mis à l’épreuve dans l’étude de l’auteur : celui des théories du traumatisme. Plus spécifiquement, mon point de départ est formé par les idées que Chris N. van der Merwe et Pumla Gobodo-Madikizela ont développées dans leur livre Narrating our Healing. Perspectives on Working Through Trauma (2007). Ils supposent que vivre implique automatiquement une forme de modelage : « We tend not to leave daily experiences “as they are”, but to examine and interpret them, to link them to one another. ». [4] L’homme est dans une certaine mesure l’auteur de sa propre vie et se sert de techniques narratives : il détermine ce qui est significatif pour lui et ce qui ne l’est pas, il cherche des « central themes and patterns which permeate our diverse experiences – patterns which could make sense of life of a variety of “enactments” of recurrent themes ». [5] Ce faisant, il élabore un schéma significatif de mise en récit (« emplotment »), qui donne du sens, de l’identité et une dimension éthique à sa vie. « Narrating one’s life, » ainsi que l’observent les auteurs, « is about finding structure, coherence and meaning in life ». [6] Vivre de manière significative implique de rechercher un narratif ou, plus précisément, de savoir incorporer ses propres « données » à un des innombrables narratifs qui circulent dans certains groupes ou certaines cultures – « an event becomes an experience only when it is fitted into the patterns of existing discourses ». [7]

4Les traumatismes rendent impossible ce processus : ils causent « the shattering of life’s narrative structure », « a loss of meaning – the traumatised person has “lost the plot” ». [8] L’individu est confronté à une donnée qui ne peut être incorporée aux narratifs disponibles, qu’il ne sait admettre dans « l’intrigue » de sa propre vie, mais dont l’impact est tellement grave qu’il lui est impossible de le rejeter en le considérant comme insignifiant. La victime s’y emploie pourtant en essayant de repousser le traumatisme hors de la « mémoire intellectuelle/externe » (« intellectual/external memory ») vers la « mémoire profonde » (« deep memory ») [9] mais n’y parvient pas. Elle ne regagne point son identité, car le traumatisme, même imperceptible, reste toujours présent, pour resurgir de temps en temps de manière véhémente. La mémoire profonde conserve en effet la trace de l’expérience, non pas selon une forme verbale, mais sensorielle : « Deep memory preserves sensations, physical imprints. It is the memory of the senses ». [10] Quand la victime se trouve dans une situation qui ressemble au vécu traumatique, sa « mémoire sensorielle » (« memory of the senses ») peut être activée et la victime revivre le traumatisme de nouveau, dans toute sa force : c’est le re-enactment bien connu des études du trauma. [11]

5S’appuyant sur la recherche menée par Ernst van Alphen à propos des victimes de l’Holocauste (1999), [12] Van der Merwe et Gobodo-Madikizela débattent dans le chapitre « The shattering of mental schemes » des dégâts occasionnés par un traumatisme s’il résulte en un Post Traumatic Stress Disorder (PTSD) : la destruction d’une identité cohérente (avec une distinction claire entre sujet et objet, entre je et autre) ; d’une langue exploitable qui permet de raconter ce qui s’est passé ; d’un sens de la continuité entre les expériences et de la différenciation entre passé, présent et futur – y compris la capacité de construire des narratifs avec un début, un milieu et une fin. La guérison dépend de la disponibilité d’un narratif : l’effet dévastateur du traumatisme est annihilé lorsque l’événement traumatique peut trouver sa place dans une intrigue. Dans ce cas précis, des écrivains peuvent jouer un rôle crucial, « by questioning existing narratives, where necessary, and imagining new stories to live by ». [13] Un tel cadre de réflexion peut-il être transposé au cas de Claus, et qu’éclaire-t-il alors pour Le Désir et Le Chagrin des Belges, deux romans dont l’aspect narratif semble être particulièrement accentué ? Telle est la question principale qu’aborde cet article.

II – « la dernière fois qu’elle m’a [regardée] comme une enfant, comme une vraie personne. » Raconter en bafouillant dans Le Désir

6Le Désir retrace l’histoire de Jack et de Michel, deux habitués du café « La Licorne » qui partent en voyage à Las Vegas par goût du jeu. Peu avant leur départ, la fille de Jack, Didi, 16 ans, rentre chez elle après un événement mystérieux. Sa mère Dina raconte :

7

Ce matin-là, elle est rentrée à la maison à son heure habituelle et je n’ai rien vu d’autre que la fumée dans ses yeux, comme tous les jours, et c’est seulement quand elle est passée à côté de moi à la cuisine comme si j’étais un meuble, que j’ai pensé : elle va tomber. « J’ai un de ces mal à la tête », dit-elle et elle se met à tâtonner comme pour trouver un mur. Je lui donne des aspirines effervescentes et elle les recrache […] elle recule, le dos contre le buffet et je vois qu’elle ne peut pas parler, sa bouche s’ouvre et se ferme « Qu’est-ce qu’il y a, ma fille ? je dis ; il faut pas être gênée », et c’est la dernière fois qu’elle m’a [regardée] comme une enfant, comme une vraie personne, elle est montée et trois minutes plus tard, je l’entends beugler comme une vache, tout le quartier l’a entendue, je file à sa chambre et ses dents claquaient comme des castagnettes, j’y fourre un mouchoir, et elle est allée se coucher, comme une planche, plus un mot et elle est restée comme ça pendant deux mois.

8Ce qui est arrivé à Didi, probablement au café, ne devient jamais vraiment clair, parce que les deux passages du texte qui semblent fournir une explication ne satisfont pas. Le premier renvoie à ce que Dina apprend au café et dont elle veut informer Jack aux Etats-Unis. La communication téléphonique est très mauvaise, et de ce fait, la première tentative d’éclaircissement reste incomplète : « “Il fallait que je te dise, je ne pouvais pas attendre. Ça m’empêche de dormir. Il faut…” Sa voix est noyée dans un brouhaha de voix à l’arrière-plan et de musique de danse. Elle est au café. “Et ils le disent tous : c’est Marco.” » (182). La deuxième explication est donnée par Michel : Marco et Didi voulaient se marier, mais cela devint impossible quand Rikkebotte – un habitué de la Licorne considéré comme le chef méchant du groupe, et qui décède un peu avant le début de l’histoire – vendit Marco comme esclave sexuel à un millionnaire. Cette version spectaculaire des faits ne satisfait pas non plus, car elle provient de Michel, catalogué dans tout le texte comme un menteur fini.

9Une telle confusion – « Tout cela reste en suspens dans l’imprécision perfide et suggestive qui caractérise l’information qu’on obtient dans un café » [15] – ouvre la voie à un tas de suppositions, et le roman semble avidement faciliter ce travail du lecteur. L’on suggère d’abord vaguement que la jeune Didi aurait interrompu une grossesse. Cette supposition surgit précisément lorsque Dina est informée de la cause de la tragédie survenue à Didi, sans que le lecteur l’entende, dans une parenthèse inattendue : « “Bande de salauds ! crie Dina. – Oui”, dit Hélène (qu’on a vue une fois dans une manifestation au Marché du vendredi, pour l’avortement) » (169). Une seconde hypothèse que le texte ne semble évoquer que quelques fois est que Didi aurait été victime de pédophilie. De la part de Marco, à propos duquel circule en effet la rumeur d’« une histoire avec une autre femme, une toute jeune, une gamine », ou peut-être même de son propre père Jack. À Las Vegas, celui-ci associe involontairement sexualité et enfants (109). L’idée d’une relation incestueuse surgit aussi dans l’esprit du lecteur, lorsqu’il apparaît que Jack voit en sa fille non pas une enfant mais une femme (40).

10Quelle qu’en soit la véritable « cause », le résultat ressemble à un Post Traumatic Stress Disorder, avec les symptômes énumérés dans Narrating our healing. Le cerveau de Didi a été changé « en cervelle de chimpanzé ou de gosse de six ans » (42) : le présent et le passé sont mélangés, la narration du vécu a été brusquement perturbée dans sa chronologie. Le passage à propos de son retour à la maison montre qu’elle a perdu la capacité de parler de manière sensée (elle beugle), et cette impression est confirmée par le langage obscène et corporel dont elle use durant une crise (160). L’aspect incontestablement physique est important : la « mémoire sensorielle » a assumé un rôle dominant, au détriment de la « mémoire intellectuelle ». Dès lors, Didi ne parle pas dans le roman, à moins que l’on considère d’autres systèmes sémiotiques possibles : la danse (45, 161) par exemple, ou d’autres mouvements parlants du corps, comme lorsqu’elle lèche la figure de sa mère (160) ou bave (156). L’abêtissement profond de tout cela est significatif : Didi n’a plus d’identité humaine, la différence entre homme et animal, sujet et objet, a disparu.

11Les personnages dont le langage achoppe, comme Didi, sont le plus facilement identifiables comme victimes d’un traumatisme, mais cela ne signifie aucunement qu’ils sont les seuls. Le lecteur se voit constamment confronté au fait qu’il y a quelque chose qui cloche chez pratiquement tout le monde – que presque tout un chacun se trouve aux prises avec une « absence présente » qui peut surgir du néant. Pour nous en tenir au seul exemple de Jack : lorsqu’un agent de police veut l’empêcher de traverser la rue, il veut :

12

sauter en avant, de toute sa masse de bison, flanquer le flic contre un capot de voiture. Mais ses épaules retombent, une fois de plus son chagrin écrasant et solitaire triomphe de son autre humiliation, plus aiguë, plus profonde. Jack fait deux trois pas presque chancelants dans la direction opposée, s’engouffre, ses jambes à son cou, dans une rue adjacente.
(194-195)

13Le chagrin écrasant ou l’humiliation ressentie par Jack ne semble pas constituer un thème dans ce roman ; percevons-nous ici l’ombre d’un traumatisme refoulé dont il souffre ? Il est en tout cas étrange qu’à peine trois pages plus loin, Jack commet un meurtre pour des raisons tout aussi obscures. Est-il pris lui aussi dans un re-enactment ? Revit-il une expérience traumatisante refoulée de son passé, qui le conduit finalement au meurtre ? Nous apprenons toutefois peu de choses sur son passé. Il n’empêche que nous pouvons pressentir un passé, ou mieux encore : deux passés radicalement différents, à savoir un passé biblique et un passé de guerre. Le premier passé se lit dans la Bible. Goedegebuure (1997) [16] a démontré de manière convaincante que Le Désir est une paraphrase du récit de Jacob dans la Genèse, ce que Claus affirma explicitement dans des interviews et dans les paratextes de la seconde édition du roman. Le traumatisme de Jack provient-il de là ? Dans Genèse 37 : 34-35, son homonyme paraît en tout cas tout aussi inconsolable après la mort (supposée) de son fils Joseph, qui figure peut-être un peu plus loin dans le roman de Claus sous le nom de « Jeffie ». [17] Le « deuxième » passé de Jack est tout aussi spéculatif : la Seconde Guerre mondiale a-t-elle quelque chose à voir avec son état psychique ? Comme il ressort de remarques indirectes (le fait que Brigitte Bardot « s’occupe de la protection des phoques ou d’un truc dans le genre » (17), que des actes de torture ont lieu au Chili (164), etc.), le récit se déroule selon toute probabilité durant la première moitié des années 70. Jack a une fille de 18 ans et est donc né vraisemblement au plus tard au début des années 30. Comment a-t-il vécu la Seconde Guerre mondiale – comme soldat ou comme jeune garçon – et qu’est-ce que cet événement a provoqué chez lui ? Il n’est dit mot à ce sujet – ce qui semble très curieux pour un roman qui, par ailleurs, abonde en anecdotes et en récits sur tout et n’importe quoi. Ce silence est significatif : en dévoilant seulement, le temps d’un éclair, un brin du traumatisme dont souffre Jack, le narrateur participe de la sorte à l’acte de refoulement. Cet instant sollicite fortement l’interprétation du lecteur, mais ce dernier ne peut que spéculer sur ce qui se passe. En interprétant, le lecteur s’efforce de trouver un cadre pour tous ces éclats, une intrigue – envers et contre tout, comme il ressortait clairement des nombreuses interprétations possibles de la « maladie » affectant Didi. Une telle lecture peut à coup sûr paraître quelque peu tordue : elle nécessite en tout cas une bonne dose de spéculation, comme si les personnages étaient davantage que la somme de tous les mots qui les composent, des sujets de chair et de sang, pour ainsi dire. Mais peut-être est-ce là précisément l’effet du texte : la tentative désespérée de mettre ensemble, au sein d’une narration, des morceaux épars. Le lecteur ne se retrouve-t-il pas, dès lors, d’une certaine manière, dans une situation analogue à celle vécue par la victime d’un traumatisme ?

14Un autre élément plaide en ce sens : le lecteur – du moins le « lecteur paranoïaque » dont il est souvent question dans les études clausiennes et que Claus s’est lui-même parfois souhaité [18] – sent bien qu’il a perdu tout contrôle du langage. Michel estime que ce n’est pas la faute de Marco qu’« à ce moment-là Didi ait vu s’effonder, se déchirer, se recroqueviller, s’enflammer tout son système nerveux et glandulaire et cérébral », car « s’il [Marco] avait pu prévoir la conséquence, ce que personne n’aurait pu prévoir, même pas Rikkebotte – (Rikkebotte si ! C’est bien pour ça qu’il l’a fait !) –, n’aurait jamais de sa vie, du moins pas de cette manière, pris une telle décision » (185). La parenthèse intrigue ici : la voix responsable de l’énonciation n’est pas claire – peut-être est-ce Michel, mais on n’en est pas sûr – pourtant elle affirme que le coupable est Rikkebotte. La manière dont la tragédie est décrite est bien omineuse, car les verbes rappellent un vocabulaire assez connoté : celui qui est également utilisé pour évoquer le sort des Juifs dans les camps de concentration. L’association peut sembler un peu forcée à première vue, mais elle devient plus convaincante lorsqu’on considère les allusions fréquentes et récurrentes à la Seconde Guerre mondiale dans le roman. Michel lit le livre Rommel, le Renard du Désert (32) et possède un couteau des Jeunesses hitlériennes (30). L’Holocauste résonne aussi en passant, quand le narrateur note que Michel « est de cette race-là et il ne peut le cacher » – « les Allemands l’auraient abattu à vue pendant la guerre, le Michel, avec son nez et cette forêt crépue sur son crâne » (27). De plus, il y a le nom curieux d’une horde de motards homosexuels que Jack et Michel rencontrent aux États-Unis : « Il y a Aryans sur leurs vestes ». (102) L’indice le plus important, toutefois, c’est ce surnom donné au pilier de cabaret démoniaque Rik De Bodt (13), appelé « Rikkebotte » par les autres personnages. Suivant les propos de Claus dans des interviews et à considérer la première épigraphe du livre ajoutée dès le deuxième tirage, [19] Rikkebotte peut être rapproché de Rehobot, le puits divin dans Genèse 26 : 22, mais pourrait également être mis en relation avec Richard de Bodt (1908-1975). Ce gardien flamand d’un camp de concentration situé en région anversoise (le fort de Breendonk) n’avait pas hérité de son surnom « le bourreau de Breendonk » sans raison, sa cruauté sadique était notoire. L’homme aimait s’adonner à d’effroyables petits jeux avec les détenus. [20] Le Rik de Bodt du roman n’hésite pas à en faire autant. Ce qui est arrivé à Didi, ainsi que l’affirme ce personnage, « “C’était une blague ! Une expérience sous l’aspect d’une boutade. – Et ton honneur ? – Mon honneur s’appelle fidélité”, dit Rikkebotte. Sur quoi Michel le dissout dans l’air torride, de serre chaude, et rentre en ricanant » (142). Ces paroles, inévitablement, évoquent la Shoah : « dissoudre dans l’air torride, de serre chaude » sont des mots gravement connotés depuis la guerre ; la phrase « Meine Ehre heisst Treue » (« Mon honneur s’appelle fidélité »), était quant à elle la devise du SS. Ainsi Didi semble avoir été victime des expérimentations sadiques d’un personnage modelé d’après un bourreau nazi.

15L’Holocauste répand donc son ombre sur cet univers romanesque : il se dissimule dans des remarques proférées en passant au café, s’insinue dans le nom d’un personnage, colle à un certain jargon de brûlure et d’incinération. Que certaines choses se passent sans trop d’insistance et constituent le thème principal du roman ne doit absolument pas conduire à la conclusion que le traumatisme qu’elles ont causé a été digéré. Au contraire même : c’est précisément en raison de cette présence indirecte, implicite, que l’on ne peut toucher du doigt, que l’Holocauste est « partout et nulle part » et dès lors inéluctable. La Seconde Guerre mondiale a beau appartenir au passé, on ne peut pas le moins du monde en dire autant du mal traumatisant qui l’accompagne ni du langage irrémédiablement corrompu.

16La scène où, peu de temps après avoir commis le meurtre, Jack exprime face à Michel son mécontenement sur la manière de voir des huîtres coupées en petits morceaux en dit long dans ce contexte :

17

« C’est quand même dommage, dit Jack, de faire des frites avec des belles huîtres. C’est un crime. – Qu’est-ce que tu dis ? » Jack se glace. « C’est vrai. J’aurais préféré l’oublier. » (Puisque le mot a été prononcé, qu’il est en suspens entre nous, il a acquis une signification. Pour Jack, il a une signification concrète, il forme un tout, horrible. Pour moi aussi par ricochet.)
(209)

18Le mot « crime » – dans la version néerlandaise on lisait encore « moord », « meurtre » – a changé de signification. Sans le vouloir, Jack fait allusion au meurtre qu’il a commis. L’instant d’après, il essaie immédiatement de le nier : « Quelques rues plus loin, Jack dit : “c’était un accident.” Il arrive que les rues sentent le gaz. » (210) Déni de culpabilité ? Le gaz ? L’association est certes envahissante, mais contrairement à l’exemple de Didi/Rikkebotte ci-dessus, de par la proximité immédiate de la devise SS, elle n’est pas explicitement encouragée dans le texte. Le lecteur aussi est donc en passe de perdre son système de communication fondé sur l’univocité – de nouveau un symptôme de traumatisation. Le fait de décrire le traumatisme de Didi en recourant à la terminologie caractéristique de l’Holocauste a pour conséquence que son traumatisme n’est plus hautement individuel. Claus, en l’occurrence, ne formule pas simplement le diagnostic d’un cas unique, mais de la culture occidentale dans son ensemble. Didi est devenue un symbole, une incarnation du traumatisme nettement plus large avec lequel toute la société occidentale pense à tort avoir réglé son compte. Il n’est dès lors pas opportun de considérer Didi comme un cas isolé : la perte de langage et de signification qui l’a frappée touche aussi, métaphoriquement, le lecteur. Ce procédé, qui n’est présent que de manière embryonnaire dans Le Désir, acquiert précisément une importance nettement plus grande dans le magnum opus de Claus qu’est Le Chagrin des Belges.

III – « ce tricot de rabâchages, de maugréements et de rires sous cape ». Bafouiller en racontant dans Le Chagrin des Belges

19Dans la famille de Louis Seynaeve, le protagoniste du roman Le Chagrin des Belges de Claus, ne figure presque aucun personnage qui ne soit marqué par l’une ou l’autre blessure profonde. Mononc’ Omer, par exemple, l’oncle de Louis, a découvert que son frère Armand a fricoté avec sa fiancée Thérèse. Passé sa colère initiale (« ce qu’il a fait, c’est pire qu’un meurtre » [298]), [21] Omer perd la tête, après quoi il est admis pendant quelque temps chez les Frères de Saint-Vincent, puis va habiter dans le garage de la maison parentale. Son syndrome est curieux : le traumatisme a fait de lui un arriéré mental ayant également les caractéristiques d’un patient PTSD. Ainsi il perd la conscience du soi (« “Parce que je suis Violette”, s’exclama-t-il triomphalement » [492]) et du temps (« […] hier était un mauvais jour. – C’était il y a trois jours » [538]). Le plus frappant toutefois est le fait que son langage aussi commence à se détraquer. Ses associations lui jouent souvent des tours de sorte qu’il devient très difficile d’avoir avec lui une communication efficace : « Mononc, c’est moi, Louis. – Mononc’, c’est moi, Omer, répondit-il, serein. – Louis, le fils de Constance. – Le Seigneur a dit : il faut aimer avec constance. – Mais, écoute… – Coûte que coûte. » (490). Il interprète parfois les mots d’une manière très bizarre, comme lorsqu’il écoute le récit de Raf :

20

À cet instant précis, à l’extérieur, dans la lumière d’une lanterne, sur la pelouse, un blaireau… « Comment un blaireau ? Il est aussi au notaire ? » demanda Mononc’ Omer. – Mais non, une bête, dit Maman. – Un blaireau qui habitait sous terre et qu’on voyait parfois près de l’étang […] dit Louis.
(576)

21Il est impossible de transposer dans la traduction française le jeu de mots de l’original [22] : le mot néerlandais pour « blaireau » est « das », qui peut désigner aussi bien une cravate – signification que suggère Omer : la cravate du notaire – qu’une race de chien (l’interprétation de la mère – qui se réfère probablement au teckel (= Dachshund) de Lausengier, une espèce canine qui, à partir de la Première Guerre mondiale, symbolisait l’Allemagne dans les dessins humoristiques) comme une sorte de rapace (l’interprétation de Louis). Lorsqu’Omer, dans un moment plus lucide, raconte le moment précis où ses nerfs ont lâché, il commence à se répéter (et aussi, dans la version néerlandaise du moins, à bégayer) : « On attend le tram et alors arrive… et alors arrive… et alors d’un seul coup Blanche du café A Mi-Chemin est là à l’arrêt du tram » (541). Plusieurs fois il énonce précisément la même phrase, dont la fameuse « On verra, on verra » (538 ; voir aussi 539 ; 542).

22Omer n’est certainement pas le seul être à nourrir un grand chagrin dans ce roman. La mère de Louis doit faire le deuil d’une fausse couche, puis du départ de son amant allemand – d’une manière tout à fait curieuse, avec des rires hystériques. La grand-mère Bomaman a perdu, des années auparavant et dans des circonstances pénibles, sa sœur Marie-Hélène des suites d’une tuberculose, et elle ne parvient pas à l’oublier. Tante Violet a, sous la pression du curé, renoncé à l’amour de sa vie, douleur qu’elle n’a toujours pas surmontée de nombreuses années plus tard. Chagrin d’amour, chagrin lié à une fausse couche ou à une sœur ayant succombé à la maladie – ce sont là des causes universelles de deuil et de traumatismes qui ne doivent pas, pour autant, paraître étranges en tant que telles. Et il se passe pourtant quelque chose de bizarre : l’absence de la guerre comme donnée traumatisante. Bien que ce roman embrasse une période allant de la veille de la Seconde Guerre mondiale à la répression, ce contexte de guerre omniprésent ne donne aucunement lieu à des traumatismes qui y seraient spécifiquement liés. Que du contraire : il ressort des vicissitudes de la vie de Staf, le père de Louis, que les problèmes liés précisément à la guerre ne provoquent pas de PTSD, même s’il s’agit d’événements potentiellement traumatisants. Pendant la période confuse de l’invasion allemande, Staf, à l’instar de bon nombre de flamingants suspectés d’activisme, se réfugie en France, et à l’issue de la Seconde Guerre mondiale il se fait, dans le cadre de la répression, pincer en raison de ce même activisme. « C’est exactement ce qui se passe dans Le Chagrin des Belges » affirme Hanneke Van Buuren. « Les gens – surtout les hommes – vivent les choses les plus horribles, dont pourtant ils ne se rendent pas vraiment compte. Comme s’ils dormaient. » [23] Après le premier retour de Staf à la maison, son récit semble d’abord achopper :

23

« Ce que nous avons vécu, c’est impossible à décrire, même en vingt-cinq ans. « Carrément à travers les lignes, à cinq centimètres des tanks. « Dans des camps, avec des puces et des poux, sans parler du reste. « Dans de la sale merde française, je te dis, je ne t’en dis pas plus. »
(252)

24Les récits viendront bel et bien ultérieurement. Ainsi il y a l’anecdote de la chèvre que Staf et son compagnon de fuite ont tuée en France : « C’est… c’est… c’est drôle à dire, mais je n’ai jamais autant rigolé que quand j’étais en vadrouille en France avec Cosijns. » (299). La description de leurs pérégrinations ne fait en aucune manière penser à un drame affreux mais a toutes les allures d’une aventure picaresque : « […] On a eu de magnifiques morceaux de viande tendre et blanche, grillée en plein air, comme si on faisait du camping » (300). Après son retour de la prison, tel un véritable conteur au coin de l’âtre, Staf y va d’une interminable série de récits et d’anecdotes, tantôt cocasses tantôt atroces, sur ses codétenus :

25

« Il y avait de tout », dit Papa près du feu continu dans le salon. […] Et tous peuplaient la maison de Mèreke, ces connaissances de Papa, à propos desquelles il avait infiniment plus à raconter qu’au sujet de sa femme et de son fils, et qui parvenaient presque à le faire rire, chaque soir près du poêle qui était à présent rempli de charbon mêlé aux derniers boulets de coke […].
(545-546)

26Toutefois, cela s’arrête brusquement :

27

Un beau soir, alors que la famille s’était déjà réconciliée depuis un certain temps avec l’idée que cela pouvait encore durer pendant des semaines, ce tricot de rabâchages, de maugréements et de rires sous cape au sujet des camarades et de leurs maux bizarres, Papa se mit à raconter l’histoire de Jack le Veau, un électricien qui possédait un deuxième estomac à l’aide duquel il ruminait. Soudain il s’interrompit, regarda autour de lui, retira la cigarette de la bouche de Maman et inhala une bouffée. Il continua à regarder fixement. Personne, même pas Tante Bérénice, ne demanda comment ça s’était terminé pour Jack le Veau. Sur ce, Papa se mit tôt au lit, accompagné de son cortège d’amis-en-détresse, ses seuls parents, et il n’en parla jamais plus.
(546)

28Le problème n’est dès lors pas tellement que la victime n’est pas à même de raconter des histoires, mais qu’elle en raconte trop, de sorte qu’on finit par les trouver inintéressantes : aucun des membres de sa famille ne lui demande de continuer à raconter. Tout le roman, où presque tous les personnages bavardent comme des pies borgnes et dont la deuxième partie consiste dans une très large mesure en une enfilade d’anecdotes et de papotages, est lardé de cette abondance de récits. [24]

29Louis, le fils de Staf, connaît également des expériences susceptibles d’être traumatisantes : trois femmes d’âge moyen abusent de cet enfant encore très jeune. Ces contacts sexuels qu’il n’a pas cherchés lui-même, et qu’il qualifie d’agressions (« aanrandingen », 520) occasionnent-ils un traumatisme irracontable, une fracture dans la narration du vécu ? Je décris d’abord les « viols » successifs, puis je m’attarderai sur la question qui vient d’être formulée. Louis est pour la première fois (dans le texte, du moins – il n’est pas sûr qu’il s’agisse, chronologiquement parlant, de la première atteinte à la pudeur, mais j’y reviendrai) victime d’attouchements à l’internat, chez les nonnettes, par Sœur Glaçon. « “Viens ici”, dit-elle pour la troisième fois et sa voix se cassa sur le i final » (212). Après, « elle resta couchée sur le dos avec une ligne rouge en travers de la gorge, là où le haut de la robe avait glissé, on aurait dit une cicatrice à peine refermée » (212). Quelques pages plus loin, Louis fait un cauchemar où pullulent les vestiges du jour. Dans son rêve, Louis rencontre un Christ qui lui intime de venir : « Viens ici. Iii, iii, iii » – cela résonna en écho dans les vallées entre les montagnes turquoises couronnées de neige » (214). L’homme l’invite à poser son doigt sur une plaie :

30

« Mets ton doigt sur la blessure. – Mais il n’y a pas de blessure. – Parce que tu ne veux pas la voir. […] Louis avait du mal à garder les yeux ouverts, mais il chercha, épia, lorgna jusqu’à ce qu’il aperçut de minces ramifications dans l’albâtre (c’était bien ça, de l’albâtre, pas du marbre), comme les huit pattes pliées d’un fâcheux. Involontairement son index s’éleva et oui, une crevasse apparut dans la poitrine, une fente bossue qui se garnit de lèvres d’albâtre, grasses, luisantes, protubérantes. Il ne va tout de même pas me faire ça, sa peau ne va pas se déchirer ? L’index pénétra dans les lèvres fraîches qui remuaient et cédaient, qui se refermaient sur la première phalange, la deuxième, et comme la trompe de – de – de –. Un petit choc électrique, Louis retira son doigt, son ongle resta accroché, déchira. Appuyé sur un coude, je suis éveillé, c’est arrivé, où ça ?
(214-215)

31Peu après ce rêve, Louis à son tour se rend coupable de violence sexuelle en montant la tête de ses petits amis contre Vlieghe puis en le sodomisant avec un osselet. Ce viol est assez manifestement une répétition de ce qu’on lui avait fait subir, et le narrateur lui-même attire l’attention sur le parallélisme entre les situations : « Le garçon tomba à la renverse d’une façon étonnamment élégante, il s’étala sur la table de cuisine luisante, jambes écartées comme Sœur Glaçon, et il resta allongé » (225). Louis avait ordonné à Vlieghe : « Viens » (223). Un marqueur clair du lien avec Sœur Glaçon a été laissé de côté par le traducteur : « (Geen uitgerekte, overslaande ie.) », « (Pas de iii prolongé qui fait un couac) », comme c’est dit dans la version originale en néerlandais. [25]

32Dans la deuxième partie, tante Nora se jette sur son neveu, et ici aussi on trouve des expressions qui rappellent le viol perpétré par Sœur Glaçon. « Viens ici » (454), elle l’entraîne avec elle, et « Au bas de sa gorge était apparue une tache rouge de la forme d’une carte de France » (453). Le parallélisme entre les deux scènes est aussi établi littéralement, comme l’a fait remarquer à juste titre Gwennie Debergh : « Pendant la scène avec Tante Nora l’atteinte à la pudeur par Sœur Glaçon est en effet décrite sous la forme d’un souvenir : « Il voulut se dégager immédiatement (comme, il n’y avait pas si longtemps, dans la cour de récré verglacée à l’Institut […]”) ». [26] Dans la scène où la femme du médecin aussi s’en prend à lui – du moins, c’est ainsi que Louis lui-même présente les choses (520), mais il commence à se montrer très docile –, les marqueurs réapparaissent. « Viens avec moi » (519), dit-elle pour l’attirer dans la chambre à coucher, et Louis « toussota comme une nonne » (519).

33La répétition d’éléments frappants – le ‘iii’ tiré en longueur, la marque rouge sur la gorge, la formule « viens ici » – est significative : le traumatisme originel de Louis continue manifestement à produire son effet ; dans ses rêves, dans les attouchements qu’il subit (Nora, la femme du médecin) ou auxquels il procède lui-même. Il semble s’adonner à une série compulsive et incessante de re-enactments, tels que ceux-ci sont décrits dans les recherches sur les traumatismes. Mais que peut nous apporter cette hypothèse ? Cela fait-il de Louis un patient PTSD explicite ? Une raison au moins permet de le nier : il dispose toujours d’un récit pour chacun de ces événements. Premièrement, nous voyons dans le récit des événements même déjà des traces de leur caractère narratif : à deux reprises des interlocuteurs font leur apparition dans des incises. Louis ne comprend manifestement pas ce qui lui arrive lorsque Sœur Glaçon s’en prend à lui, mais cela ne signifie pas le moins du monde qu’il n’est pas à même de le raconter à son ami Vlieghe ; c’est ce qu’il est déjà en train de faire en réalité au moment où il subit le viol : « alors elle l’écrasa contre sa poitrine qui sentait la fraîcheur, la noix de muscade et l’amidon. Elle m’écrasait, Vlieghe ! » (212). Il en va de même lors de la description de l’épisode avec la femme du médecin, mais cette fois-ci c’est à Raf qu’il s’adresse : « Il glissa la main sous son soutien-gorge, sentit le large sein plat – Raf, il était plat comme une crêpe » (520).

34Deuxièmement, les événements sont imprégnés de narratifs existants. La narration, en d’autres termes, n’est pas quelque chose qui fait défaut et ne peut être créée qu’à grand-peine après-coup : elle préexiste aux événements, qu’elle contribue à structurer. Pour commencer, la scène avec Sœur Glaçon : en réalité, il s’agit d’une description méticuleuse de La Transverbération de sainte Thérèse, la célèbre sculpture du Bernin conservé à Saint-Pierre de Rome. Le lecteur attentif aurait pu s’en rendre compte, car les plis de son habit sont décrits comme « sculptés » (212) et en outre elle oblige Louis juste avant à prononcer son véritable nom : « Sœur Thérèse » (211). Vlieghe non plus n’est pas simplement violé, non, il joue un rôle dans le récit de la bataille des Éperons d’or : « “Attends !” cria Vlieghe, de peur ou de surprise, chevalier français qui, pendant la Bataille des Éperons d’Or, sent la piqûre agaçante du goedendag » (224). Et lors de la scène avec tante Nora, par exemple, Louis se rend compte : « Si ça continue ainsi, je vais pouvoir vivre quelque chose dans le genre de ce qui se passe dans les livres « gras » cachés de Papa » (455). Il présume à la même occasion « qu’il fallait jouer quelque chose du Grand Hôtel de Vicki Baum ou de Mariage de Gérard Walschap, mais quelle scène ? » (454), et un peu plus loin surgissent des citations autant d’Albrecht Rodenbach que de Klaus Mann. Vers la fin on retrouve aussi la trame narrative du glorieux Moyen Âge flamand, que Louis mêle à la Seconde Guerre mondiale en se comparant à un « chevalier de la Croix de Fer » (ridderkruisdrager) (461). Toute cette scène devient de la sorte littéralement une scène : une chose pour laquelle il existe un script, un narratif, que l’on peut suivre. Même son cauchemar n’est pas dépourvu de narration : il s’agit en effet très clairement d’une ekphrasis d’un tableau du Caravage, à savoir Thomas l’incrédule (1602-1603). Il ne s’agit donc pas du fait qu’un récit existant confère de la forme et du sens à un événement traumatisant authentique, mais bel et bien du fait qu’il ne semble pas exister d’événement traumatisant strictement authentique : Louis est en train de suivre un script.

35Tout cela a pour effet que l’événement perd de sa teneur en réalité – tout est déjà un récit, même avant que ce ne soit arrivé. Lorsque Louis voit le sexe de Nora de près – pour la première fois de sa vie –, il le compare initialement à l’un des dessins réalisés par l’un de ses camarades de classe. Cet aspect comparatif s’efface cependant très vite et l’objet du désir devient un dessin : « Louis aurait bien voulu avoir le chromo, l’illustration tranquillement sous les yeux pour l’examiner à l’aise, mais l’image, la crevasse elle-même bougeait, plante des grands fonds qui aspirait et expirait en répandant une odeur de mer. » (458) Vers la fin du roman, Marnix De Puydt, dont les deux enfants ont pourtant été tués lors d’un bombardement, prophétise : « Les hommes redeviennent gras […] Il ne nous est absolument rien arrivé, rien. Nous nous sommes tout imaginé. » (569). Ainsi toute la Seconde Guerre mondiale s’est transformée en ce qu’un traumatisme est censé rendre impossible : un produit de l’imagination, un récit.

36Tout cela signifie-t-il alors que des traumatismes ne sont pas possibles dans ce roman, si ce n’est chez Omer ? Pas le moins du monde, mais ils ne se manifestent pas à travers le démantèlement de la faculté de narrer. Ils fonctionnent différemment, grâce à la logique du surplus. Cela se manifeste plus précisément à deux niveaux : celui du nombre de récits, et celui de la signification du langage dans lequel ces récits sont coulés. Premièrement il y a donc de toute évidence un trop-plein de récits. Le cas de Staf est le plus manifeste : il a tant de récits à raconter après son expérience que personne ne souhaite plus les écouter. L’entourage ne perçoit pas le traumatisme parce que celui-ci se trouve si habilement enseveli sous des narratifs. À un macroniveau, c’est exactement la même chose qui se produit, surtout pour la deuxième partie du roman. Ainsi nous apprenons tant de choses sur les personnages – des événements tragiques de leur passé, mais aussi des détails sur les testicules d’Hitler, ou sur le nombre de vibrations que causait sa voix lors d’une allocution – que plusieurs lecteurs ont décroché. Ce n’est pas sans raison que Claus reçut le Prix triennal d’État pour la prose narrative (période 1981-1983), principalement pour la première partie du roman, construite de manière encore quelque peu conventionnelle.

37De surcroît, à y regarder de plus près, la langue dans laquelle les récits nous sont présentés pose tout de même problème. Les deux exemples de bredouillement que nous avions constatés chez Omer – répétition de la même petite phrase, confusion créée par plusieurs significations d’un même mot – se retrouvent aussi ailleurs dans le texte. À la page 554, Louis dit notamment : « On verra bien, on verra bien », et dans les toutes dernières phrases du livre cette formule réapparaît, même dans le texte du narrateur : « On verra. On verra bien. Oui » (604). En outre, à ce niveau également intervient de nouveau la question de la confusion langagière. Lorsque Staf revient de prison, il s’empiffre de frangipane. Sa femme et sa belle-sœur le mettent en garde :

38

« Ne mange pas tant, Staf. Et pas si vite. – Il faut penser aux victimes, Staf, tous ces Juifs qui sont arrivés à Anvers », dit Tante Bérénice. – La bouche pleine de frangipane resta béante. « Tu ne vas pas commencer, Bérénice ! jappa Mèreke. – Je voulais dire que c’était pour son bien qu’il ne mangeait pas trop à la fois. Comme les Juifs d’Anvers qui revenaient des camps. On les avait prévenus, mais leurs familles les ont bourrés de nourriture et il y en a tout un tas qui en sont morts. – Je préférerais ne pas penser aux Juifs, dit Papa. Mais je dois bien.
(543)

39Ce que Bérénice voulait dire en réalité n’est pas clair. Staf interprète son commentaire comme une accusation : ne mange pas tant parce que tu n’en es pas digne ; tu es en effet coupable de la mort de tant de Juifs. Constatant sa réaction stupéfaite, elle précise ses paroles – ou en modifie la tournure : attention, car tout comme les Juifs tu es une victime de la guerre et tu dois veiller à ce que tu ne manges pas trop en une fois. Ce qui importe, toutefois, c’est que naisse ce charabia. On ne peut plus faire abstraction des Juifs – la souffrance qui leur a été infligée s’est infiltrée dans le langage.

40L’ambiguïté dans Le Chagrin des Belges s’accroît constamment dans le texte du narrateur : le lecteur y est confronté sans arrêt. Lorsque Staf rentre tout brûlé par le soleil d’une journée à la mer, la conversation suivante s’engage entre lui et sa femme, qui écoute alors la radio allemande (elle veut entendre si son amant est mentionné parmi les victimes) :

41

Papa rentre, rougi par le soleil de Blankenberge. Il voulait ab-so-lu-ment revoir la mer. « Je suis salement brûlé, Constance. – Mets de la margarine dessus. – J’ai rapporté des pattes de crabes, toutes fraîches. – Je ne vais pas les cuire ce soir. Et laisse-moi tranquille, j’écoute la radio. – Mais elles sont déjà cuites. C’est pour manger froid, avec de la mayonnaise. » (La mayonnaise, qui tourne avec un petit sifflement presque imperceptible, lorsque les vapeurs sortent d’elle, de son amitié.) (Bon. Avec de la vinaigrette alors. Hacher menu le persil et la ciboulette. Où sont les ciseaux ? Dans l’œil de Sale Sef. Ils ne tremblent pas là, les ciseaux en acier de Solingen.) Dans la cuisine, Papa assène des coups de marteau sur les pattes des crabes. Ils livreront les dernières fibrilles de leur chair, leur dernier tissu conjonctif. « Staf, c’est bientôt fini ? » Car Maman n’arrive pas à bien entendre la radio. […] Quand la liste en est au M de Mahler, Maschler, Mattheus, elle entre, enveloppée de sa propre odeur de mer. Et elle se met en rogne contre l’odeur des crabes. Sur son carrelage qu’elle vient de passer à la serpillière ! Et ces écailles ? Qu’est-ce qu’on va faire de ces écailles ? (Les briser, les écraser, comme on le fait avec les ossements humains brûlés trop rapidement, après quoi on épand cette poussière en guise d’engrais dans les champs qui entourent les fabriques de jouets d’enfants.) « Goûte, Constance. Ils sont tout frais vivants ! – Non merci. » Papa dévore trop rapidement la chair des crabes, trop hâtivement à la Seynaeve, toujours en train de prendre de vitesse la faucheuse. Et trop vite, également, la bouche pleine, avalant et broyant sans faire de pause […]
(594-595)

42Le nombre de significations activées simultanément dans ce passage est déconcertant. Le mot « brûlé », par exemple, renvoyant en apparence exclusivement au coup de soleil, fait porter tout de suite l’attention sur la collaboration de Staf pendant la guerre. Ce sont précisément les mêmes mots – « salement brûlé » – qui figuraient déjà précédemment dans le roman, lorsque Staf s’entend dire de la bouche de Theo van Pamel : « Staf, je vais te le dire carrément : tu es salement brûlé. » (482). Mais ce n’est pas tout, car, quelques phrases plus loin, avec la phrase parenthétique « les ossements humains brûlés trop rapidement », le mot acquiert une troisième connotation : celle du sort des Juifs. Les ciseaux sont un objet d’usage courant, mais aussi l’arme du crime avec laquelle l’œil de Sale Sef a été transpercé précédemment dans le roman. La mayonnaise est une sorte de sauce, mais aussi quelque chose qui, dans le langage populaire, peut tourner en raison de la menstruation chez la femme (« sous sa jupe se dégageaient des vapeurs transparentes qui faisaient tourner la mayonnaise » [481]). Staf ne déguste pas tout simplement des crevettes, il évite une faux. La mer et les crustacés avec leur carapace renvoient aussi bien à la mer proprement dite qu’au sexe féminin (association que Louis faisait déjà précédemment lors de ses galipettes avec Tante Nora) qu’à sa mère (qui lors de ces galipettes lui venait à l’esprit en train d’éplucher des crevettes à Blankenberge [458]) ainsi qu’aux cadavres des victimes de l’Holocauste (les carapaces des crevettes sont mises en rapport avec « les ossements humains »). Ce qui initialement ressemblait à une énième anecdote – une petite dispute conjugale autour d’un repas avec des crustacés (avec l’amant allemand en toile de fond) – se révèle être un point névralgique où se rejoignent nombre des significations qui ont déjà été mises en place dans le roman. Le lecteur qui prend au sérieux la référence à Ray Ventura et à ses Collégiens dans le dernier paragraphe pourrait dire enfin que le roman possède la structure associative du jazz et parvient dans cette scène à une sorte d’accord final (non statique !).

43Des polyinterprétabilités de ce genre abondent dans les dernières pages du roman. Le personnage Hugo Claus, qui fait son apparition à partir de la page 599, lisant dans le train, est perturbé par les mots qu’il rencontre : « Lu le journal dans le tortillard. Lu : danger de gaz, filtres à gaz, balance à gaz. Senti odeur de gaz. Goût de gaz. La gagéa jaune est une fleur » (599). Gazage, étoiles jaunes pour les Juifs – les associations sont inéluctables, même à la lecture des nouvelles du journal à première vue anodines à propos de tout autre chose : le chauffage, la flore. Lorsque le personnage Hugo Claus voit Louis, il pose comme première question : « Pourquoi tu me regardes comme ça. Je suis noir ? » (602) – où résonnent aussi bien la collaboration (collaborateurs = noirs) que la politique coloniale belge. [27] Le langage est déréglé et, tout comme la mayonnaise dans le passage cité plus haut et que l’on peut facilement lire de manière métapoétique, il s’est mis à tourner : il s’est disloqué et est plein de caillots indésirables. Partout se télescopent des significations provenant d’autres récits – à croire que les nombreux récits se sont contaminés mutuellement. Ce qui est intéressant, c’est que cette profusion de significations est réalisée à l’intérieur du roman : non pas par des références intertextuelles (auxquelles les études clausiennes confèrent une place centrale depuis des décennies), mais à travers des références et des effets de miroir intratextuels. À l’instar de Staf nous parvenons encore à nous en extraire, de toutes ces histoires, mais à peine : nous nous voyons confrontés à un « trop-plein » et terminons « tout ronds et pleins de chair de crabe – soufflant et rotant dans la véranda » (595).

44Tout comme cela semblait le cas dans Le Désir, le lecteur doit faire face aux mêmes problèmes que les personnages et il se voit reflété dans le miroir du roman. La construction ingénieuse de celui-ci ajoute encore à cet effet de miroir : la première partie se révèle être finalement un récit avec lequel Louis participe à un concours littéraire. Tout ce dont nous avions jusque-là supposé que c’était « réellement arrivé » (à l’intérieur de la fiction) se voit ainsi déboulonné et remis en cause. C’est à juste titre que Debergh se pose la question : « L’attentat à la pudeur par Sœur Glaçon a-t-il vraiment eu lieu, ou s’agit-il d’un traitement littéraire du viol par la tante Nora ? Aucune des deux options n’est vraiment sans failles, et on peut toujours trouver des arguments susceptibles soit de soutenir soit de torpiller l’une des deux interprétations. » [28]

45Il semble évident de lire également la seconde partie du roman, « De la Belgique », comme un récit sorti de la plume de Louis, car nous y décelons exactement les mêmes signaux que ceux que nous avions déjà vus dans Le Chagrin : le recours systématique à la majuscule pour Maman et Papa, un glissement ingénieux vers des pronoms à la première personne dans le texte du narrateur (253), un narrateur qui cherche ses mots (389). Si cette hypothèse est confirmée, il ne subsiste plus que deux récits qui, de l’une ou l’autre manière, se rejoignent bel et bien mais dont le lecteur ne parvient absolument pas à reconstruire la chronologie, parce qu’ils n’ont peut-être jamais eu « véritablement » lieu « dans la réalité ». De la sorte il s’avère impossible d’établir quel est exactement le premier « viol » que subit Louis, le traumatisme originel, pour ainsi dire – pour autant qu’il ait effectivement existé. Il est frappant, en tout cas, que l’une des indications les plus marquantes, la ligne rouge, remonte à un souvenir de jeunesse très ancien de Louis. Il se rappelle en effet soudainement que lors d’une excursion avec le mouvement de jeunesse NSJV, [29] « à quatre ou cinq ans » (314), il se trouvait avec ses parents dans une salle de théâtre et a vu comment la mère du protagoniste dans Smedje Smee de Charles de Coster est assaillie par un Français muni d’une hache :

46

Châtillon, reconnaissable comme Français à la fleur de lys sur sa tunique, lève sa hache et l’abat sur la mère de Smedje Smee, elle a une ligne rouge sang autour du cou, elle fait de grands gestes avec des mains ruisselantes de sang. Glapissements. Trépignements. Maman le calme. Pas assez. Jamais assez. Plus jamais.
(314)

47Le traumatisme originel remonte-t-il dès lors à un souvenir inconscient d’une fiction par trop cruelle pour un enfant de cet âge ?

48L’origine du titre sous lequel ce livre délirant a conquis le monde constitue, dans cette quête d’originalité, un énième camouflet. Louis va présenter son manuscrit au secrétaire du quotidien Het Laatste Nieuws, qui lui conseille d’en modifier le titre. Le passage ayant été considérablement changé dans la version française, je le reproduis ici tel qu’il est libellé en néerlandais : « Waarom noemt ge het niet […] Het verdriet van België. Twee doffe e’s en twee ie’s ». [30] (« Pourquoi ne l’appelez-vous pas Het verdriet van België. Deux e muets et deux ie ».) Entre-temps, nous reconnaissons ces ‘ie’ en italique : ce sont des signaux susceptibles de désigner un re-enactment, une reproduction du traumatisme – mais entre-temps nous ne savons plus s’il y a bel et bien eu un traumatisme à l’origine. Le lecteur demeure dans l’incertitude, orphelin et traumatisé, avec un langage désarticulé et tenant entre ses mains un roman dont il est parfaitement imaginable qu’il présente un re-enactment, une réactivation d’un traumatisme qui n’a jamais eu lieu. « Ce ruminement absurde, ce chagrin pour quelque chose qui n’était pas là, puisque je ne savais pas que c’était là. Ça y est maintenant » (561), voilà ce dont se rend compte Louis après avoir lu la lettre d’adieu de Vlieghe. C’est là précisément la fonction qu’a remplie le roman pour le lecteur : lui faire prendre conscience de et le confronter avec un chagrin paradoxal – un traumatisme invisible mais persistant, qui s’était rendu invisible et niché de façon imperceptible dans ses « fibrilles ».

IV – Conclusion

49En dépit des sujets et des périodes très différentes servant de matière au récit dans les romans Le Désir et Le Chagin des Belges, ceux-ci présentent néanmoins plusieurs caractéristiques communes. Toux deux contiennent nombre de symptômes qui coïncident avec la vision du traumatisme dans Narrating our Healing. Ainsi on trouve notamment le démantèlement du langage et de la rationalité, la perte d’identités stables, les re-enactments du traumatisme, la mémoire sensorielle. De plus, ils effectuent exactement le même mouvement double : d’une part, ils représentent des personnages traumatisés, avec tous les symptômes que cela suppose, d’autre part, ils confrontent le lecteur avec exactement les mêmes symptômes : ce dernier ne peut retracer l’origine du traumatisme dont il est question dans ce qu’il lit et il commence même à douter qu’il y ait bel et bien une origine. Il apprend à ses dépens que son langage a été ici et là tellement perverti (comme dans le cas du mot ‘gaz’) qu’il/elle ne peut plus communiquer sans sacrifier à l’ambiguïté.

50En ce sens, ces romans ne s’écartent pas de ce que l’on pourrait qualifier de poétique mimétique radicale chez Claus : ils sont dans une large mesure performants, car ils font en sorte que le lecteur expérimente ce qu’il est en train de lire. Les textes répètent en réalité ce qu’a fait la guerre : modifier brusquement des significations, saboter la faculté d’interpréter des choses. Dans un roman ultérieur tel que De geruchten (La rumeur), Claus répète ce projet, mais avec un élément perturbateur différent : non la Seconde Guerre mondiale cette fois, mais la lutte pour l’indépendance du Congo. La victime du PTSD est en première instance René Catrijsse, un mercenaire rentré malade des tropiques. Il pense à plusieurs reprises qu’il se trouve toujours en Afrique – temps et espace s’entremêlent – et il parle très rarement ; quand il le fait, il recourt singulièrement souvent à des négations, tel un véritable « Geist der stets verneint », « Esprit qui toujours nie ». Même son nom est imprégné de cette négativité : re-né – deux fois « nee » (« non »). Son retour coïncide avec une sorte d’épidémie qui frappe le village et touche au moins une victime, une jeune fille, en la mettant exactement dans la même situation que Didi dans Le Désir. Tout le monde est convaincu que le foyer d’infection se trouve chez René, mais à la fin du roman cette supposition est sapée par de sérieux points d’interrogation. Peut-être René est-il devenu la victime de quelque chose qui était déjà présent ? Le lecteur, à son tour, ne sait plus ce qui était premier et ce qui venait ensuite, ni ne peut plus interpréter le personnage de René : s’agit-il d’une double négation ou plutôt d’une renaissance ? Son nom abrite les deux possibilités. « Tis all in pieces, all coherence gone ; All just suply and all relation », lit-on en exergue au roman – et c’est ce que le lecteur éprouve à ses dépens.

51L’auteur s’est exprimé dans de nombreuses interviews sur cette poétique performante. Pour décrire efficacement la royauté, affirmait Claus après la représentation de sa pièce Léopold II, il faut recourir à un langage enfantin ou grossier :

52

Un critique se levait alors et criait : “Du théâtre pour enfants !”, sans voir que les moyens que j’utilisais étaient en effet ceux d’une école difficile et qu’il s’agissait d’une rudesse qui rejoignait en effet des enfantillages, parce que je traitais par hasard de la royauté. Il convient de traiter cela uniquement de manière puérile, y compris dans la forme. [31]

53Pour décrire l’horreur d’un traumatisme, des romans doivent apparemment produire eux-mêmes des effets traumatisants – fût-ce au risque de faire fuir certains lecteurs.


Date de mise en ligne : 05/02/2015

https://doi.org/10.3917/eger.269.0071

Notes

  • [1]
    Ce texte est la version modifiée d’un article paru dans Hans Ester, Chris van der Merwe & Etty Mulder : Woordeloos tot verhaal. Trauma en narratief in Nederlands en Afrikaans, Stellenbosch : SUN Press, 2012, p. 97-117.
  • [*]
    Tom SINTOBIN est Chargé de cours (Universitair Docent) à la Radboud Universiteit Nijmegen, Faculteit Letteren, ACW, Postbus 9103, NL-6500 HD NIJMEGEN ; courriel : t.sintobin@let.ru.nl
  • [2]
    Paul Claes : Claus-reading, Antwerpen : Manteau, 1984, p. 169.
  • [3]
    Gerd de Ley (red.) : De pen gaat waar het hart niet kan, Amsterdam/Borsbeek : Baart, 1980, p. 198. (Nous traduisons)
  • [4]
    Chris N. Van der Merwe & Pumla Gobodo-Madikizela : Narrating Our Healing : Perspectives On Working Through Trauma, Newcastle : Cambridge Scholars Publishing, 2007, p. 1.
  • [5]
    Ibid., p. 2.
  • [6]
    Ibid., p. 6.
  • [7]
    Ibid., p. 56.
  • [8]
    Ibid., p. 6.
  • [9]
    Ibid., p. 67.
  • [10]
    Ibid., p. 6 ; les auteurs citent Delbo.
  • [11]
    Bessel A. van der Kolk : « The compulsion to Repeat the Trauma. Re-enactment, Revictimization and Masochism », dans : Psychiatric Clinics of North-America 12 (1989), 2, p. 389-411. [http://www.cirp.org/library/psych/vanderkolk]
  • [12]
    Ernst Van Alphen : « Symptoms of Discursivity : Experience, Memory, and Trauma », dans : Mieke Bal, Jonathan Crewe & Leo Spitzer (eds.) : Acts of Memory. Cultural Recall in the Present, Hanover/London : University Press of New England, p. 24-38.
  • [13]
    Ibid., p. 7.
  • [14]
    Toutes les citations proviennent de la traduction de Marie Hooghe, Hugo Claus : Le Désir. Roman, Paris : Éditions de Fallois/L’Âge d’Homme, 1990. Le numéro de page figure entre parenthèses après la citation. À divers endroits, la traduction nous sembla sujette à caution. Lorsque certaines corrections ont paru indiquées, une nouvelle traduction a été proposée entre crochets.
  • [15]
    Leo Geerts : « Hugo Claus : het café als medium », dans : De Nieuwe, 12 mai 1978, p. 978.
  • [16]
    Jaap Goedegebuure : « Jakob in travestie », dans : Jaap Goedegebuure : De veelvervige rok. De bijbel in de moderne literatuur 2, Amsterdam : AUP, 1997, p. 38-53.
  • [17]
    Lors de l’adieu, Jack veut par ailleurs appeller le garçon « boy » (231).
  • [18]
    Voir note 2. Pour une analyse de ce type de lecteur, voir Kris Humbeeck : « De ontvreemding : Hugo Claus en de retoriek van elke dag », dans : Restant 17 (1989), 1-2, p. 313-388 ; voir surtout p. 322-330.
  • [19]
    « Dans la Bible il est question d’un puits sacré qui ne peut jamais être rempli, Rikkebot, et c’est le nom que je donne à mon protagoniste. Si vous demandez alors pourquoi je ne charge pas mon récit d’une signification symbolique, bof, les bras m’en tombent. Mon livre est du gefundenes Fressen, une aubaine pour les messieurs qui adorent se délecter de considérations symboliques sur une œuvre littéraire. » (Johan de Geest et Etienne van Neygen : « Humo sprak met Hugo Claus », dans : Humo, 21 septembre 1978, p. 22-36, cit. p. 25).
  • [20]
    Patrick Nefors : Breendonk 1940-1945 : de geschiedenis, Antwerpen : Standaard Uitgeverij, 2004.
  • [21]
    Toutes les citations proviennent de la traduction d’Alain van Crugten : Hugo Claus, Le Chagrin des Belges, Paris : Julliard, 1985.
  • [22]
    « Op dat ogenblik loopt buiten, in het licht van het lantaarntje op het grasveld, een das. “Hoezo, een das, die van de notaris ?” vroeg Nonkel Omer. “Zijn plastron ?” “Nee, een dashond, een tekel,” zei Mama. “Nee, een das die onder de grond woonde en soms gezien werd bij de vijver […],” zei Louis. ». Voir Hugo Claus : Het verdriet van België, Amsterdam : De Bezige Bij, 1983, cit. p. 739.
  • [23]
    Hanneke van Buuren : « Œdipus in Vlaanderen », dans : Jaap Goedegebuure (red.) : Kritisch akkoord 1984 : een keuze uit in 1983 verschenen essays in Noord- en Zuidnederlandse tijdschriften, Antwerpen : Manteau, 1984, p. 133-144 ; cit. p. 137.
  • [24]
    De Geest affirmait que, dans ce roman, Claus règle ses comptes « avec “sa” Seconde Guerre mondiale » par le truchement « de l’hyperbole et de l’ironie implacable », qui ont pour résultat « une prolifération de textes, significations et valeurs qui ne ménage rien ni personne ». Voir Dirk de Geest : Literatuur als systeem. Bouwstenen voor een functionalistische benadering van literaire verschijnselen, Leuven : Peeters, 1996, cit. p. 199.
  • [25]
    Claus (note 22), p. 279.
  • [26]
    Gwennie Debergh : « “Kom, komkommer”. Over herhaling, verdubbeling, gelijkenis en variatie in Het verdriet van België », dans : Spiegel der Letteren 51 (2009), 1, p. 71-98, cit. p. 94.
  • [27]
    Celle-ci également hante le roman depuis le tout début – aspect qui, par ailleurs, n’a guère retenu l’attention jusqu’à présent. Pour n’en donner que quelques exemples : Peter a de toute évidence « un nez de caoutchouc » (20, « een rubberen neus ») et Sœur Économe un « coupe-papier à manche d’ivoire congolais ». Staf menace son fils : « Si je devais jamais savoir que plus tard il s’adonnerait à la boisson, je lui couperais les deux mains de suite » (21), une allusion très claire à la punition cruelle qui attendait les Congolais s’ils ne voulaient pas travailler dans l’industrie du caoutchouc.
  • [28]
    Debergh (note 26), p. 95.
  • [29]
    Nationaalsocialistische Jeugd Vlaanderen (Jeunesse national-socialiste de Flandre)
  • [30]
    Claus (note 22), p. 756.
  • [31]
    Jef van Gool : « Kunst is niet de weergave van wat er op straat gebeurt », dans : Lezerskrant 5 (1978), 4, p. 16.

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