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Article de revue

L'héritage d'Alexandre de Humboldt

Pages 5 à 10

1C’est une grande joie d’accueillir ce colloque dans ces murs en cette année du cent cinquantième anniversaire de la mort d’Alexandre de Humboldt. Ce savant universel nous a, en effet, précédés, le Professeur Jean Bastié et moi-même, en 1845-1846, comme 24e président parmi les 68 qu’a comptés notre Société de Géographie, même s’il semble n’avoir guère été présent à Paris pendant son mandat. Il faisait partie des 217 membres fondateurs en 1821, en est devenu membre d’honneur en 1827 et l’est demeuré jusqu’à sa mort en 1859, à 90 ans.

2Nous sommes bien sûr très fiers du rôle qu’il a joué au service de notre société qu’il a contribué à porter sur les fonts baptismaux, mais j’aimerais surtout insister sur la manière dont il a conçu la recherche scientifique, singulièrement la géographie, et montrer ce qui est actuel et digne de nous inspirer dans sa démarche intellectuelle et ses méthodes, afin de répondre aux défis de notre temps.

1 – Haute culture et plurilinguisme

3En premier lieu, évoquons son éducation. Tous les témoignages insistent sur le soin que ses parents apportent au choix des précepteurs de leurs enfants. Grâce à sa mère, Marie-Élisabeth Colomb, issue d’une famille huguenote du Languedoc, il manie aussi bien la langue française que l’allemand, au point de publier dans la Gazette de Berlin en français, dès l’âge de vingt ans. Il ne faut pas oublier qu’une part importante de la population de Berlin est d’origine française et que toute la bonne société prussienne s’exprime en français. C’est une tradition presque séculaire et Frédéric le Grand a déjà bénéficié de la même éducation en français grâce à une gouvernante huguenote. La culture protestante prussienne est faite de rigueur, d’esprit d’obéissance, tournée vers les sciences exactes et expérimentales, l’armée, le service de l’État. Ce fut, par exemple, celle que Frédéric-Guillaume de Prusse tenta naguère d’inculquer à son fils, le futur Frédéric le Grand, avec l’insuccès que l’on connaît. La culture huguenote est beaucoup plus tournée vers les arts, la littérature, la poésie, la liberté de penser et d’agir. Si l’on y ajoute la culture juive, celle d’un Moses Mendelssohn, par exemple, on a là trois pans majeurs de la culture de l’élite prussienne et même allemande du xviiie siècle. On comprend d’autant plus mal qu’en soient nées de fâcheuses dérives nationalistes et raciales dans la seconde moitié du xixe siècle et au xxe siècle.

4Alexandre pratique aussi le grec ancien, le latin, le suédois, puis plus tard l’espagnol, l’anglais et peut-être quelques autres langues. Il est très représentatif de cette Europe centrale polyglotte, amoureuse de chaque langue pour ses vertus propres. L’admirable maîtrise du français qui était celle de Humboldt tient non seulement à ses origines maternelles, mais aussi au séjour qu’il fait à Paris en 1790, première année de la Révolution, au cours de laquelle les hommes des Lumières pensent qu’il est possible de réconcilier la monarchie avec le peuple. C’est une année décisive pour sa formation intellectuelle. Il aime Paris par-dessus tout. La capitale française est pour lui un premier pas vers la liberté. Il écrit après son séjour : « […] tout cela flotte dans mon âme comme un rêve ». Il n’aura de cesse d’y revenir, sans doute peu friand des us et coutumes du milieu berlinois dont il est issu. À Paris, en particulier, il pourra vivre son célibat sans encourir l’opprobre de son entourage.

5Son frère aîné Guillaume bénéficie de la même formation et pousse même plus loin son intérêt pour les langues. C’est l’un des pères de la linguistique moderne. Il sera membre associé étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, tandis qu’Alexandre l’est de l’Académie des Sciences. Mais Guillaume est en même temps philosophe, grand diplomate et un ministre avisé. C’est lui qui crée l’Université de Berlin qui porte son nom aujourd’hui. Aucun des deux frères n’est, hélas, réellement connu des Français d’aujourd’hui. Alexandre n’a donné son nom à une petite rue obscure du quartier de la Villette à Paris qu’en 1988.

6La géographie française d’aujourd’hui gagnerait beaucoup à s’ouvrir sur la vie internationale. Un certain nombre de géographes parlent la langue du pays étranger dans lequel ils travaillent, mais les Français sont très peu présents dans les instances scientifiques internationales : congrès de l’UGI, colloques internationaux, grandes revues anglo-saxonnes. Leurs livres sont peu traduits en anglais et dans d’autres langues. Certains de leurs travaux réellement originaux gagneraient à être mieux connus, mais ils ne font guère d’efforts de promotion de ceux-ci, handicap auquel s’ajoute le fait que de moins en moins d’universitaires étrangers — anglo-saxons en particulier — font l’effort de parler et de lire le français, ce qui n’était pas le cas du temps de Humboldt. Être chercheur implique de diffuser ses résultats aussi largement que possible, c’est une banalité de le dire, non seulement pour les faire connaître au plus grand nombre, mais aussi pour les confronter au point de vue d’autrui. Une discipline qui s’enferme dans ses frontières linguistiques et nationales meurt à petit feu et développe des querelles de pouvoir indignes d’intellectuels éclairés. La voie de Humboldt demeure la seule qui vaille. Sa notoriété est plus grande en Amérique latine qu’en France, mais qu’importe ! En son temps, il a aidé la géographie à se moderniser, à exister au panthéon des sciences. Sous son impulsion et celle de quelques-uns de ses amis, la Société de Géographie rassembla dans la deuxième moitié du xixe siècle une grande partie des souverains et des savants de l’Europe. D’ailleurs, on n’exerçait pas alors le pouvoir sans être imprégné de géographie. Plaise au Ciel que renaisse vite ce lien naturel entre la politique et la science géographique. Il revient aux géographes de convaincre de sa nécessité.

2 – Curiosité intellectuelle et générosité

7Au cours de son adolescence, Alexandre se passionne pour tous les savoirs de son temps, dans l’esprit de l’Encyclopédie. C’est un homme des Lumières, comme l’était son père qui meurt alors qu’il n’a que neuf ans. Il acquiert le goût des sciences dites exactes en même temps que celui de la philosophie et des lettres. S’il se décrit par rapport à son frère Guillaume comme nonchalant et dilettante, il ne faut, bien entendu, pas le prendre au pied de la lettre. Dès l’âge de 16 ans, il suit à Berlin les cours du médecin et académicien Marcus Herz. Puis il étudie à Francfort en 1787 les sciences politiques, les mathématiques, la physique, la botanique, la médecine.

8L’année suivante, de retour à Berlin, il se plonge dans l’étude du grec ancien et, en même temps, apprend les techniques lui permettant de reprendre éventuellement un jour les rênes de la manufacture familiale de verre et de miroirs. C’est une belle leçon pour la géographie et pour les sciences en général, qu’elles soient de la Terre, de la Vie ou humaines. Pourquoi vouloir à tout prix les séparer des applications concrètes au progrès technique, à l’activité économique, à l’amélioration du bien-être de l’humanité ? C’est l’une des impasses dans laquelle s’est engagé depuis longtemps l’enseignement supérieur français. D’un côté, les universités seraient censées créer et transmettre le savoir, aidées en cela par les grands organismes de recherche, tel le CNRS, ou les agences de moyens, comme l’ANR, avec une incapacité totale à réaliser des évaluations un tant soit peu objectives. De l’autre, après une solide et exigeante formation générale à diverses grandes disciplines théoriques dans des classes préparatoires, les plus doués des jeunes Français entrent dans les « Grandes Écoles », beaucoup plus tournées vers l’apprentissage des savoir-faire, vers les besoins divers du pays et du monde réels et donc vers l’insertion professionnelle. Les jeunes issus de ces filières trouvent assez facilement un emploi correspondant à leurs capacités, tant en France qu’à l’étranger. Ce n’est pas le cas de nos docteurs d’université, tant s’en faut. Nous devrions y réfléchir davantage en nous inspirant du modèle allemand qui nous avait un temps fascinés.

9Toute la formation de Humboldt aboutit à faire de lui à vingt ans une tête aussi bien pleine que bien faite. Il est doté d’un solide esprit critique, sait ce qu’il aime et ce qu’il veut, même s’il n’est pas encore temps pour lui de vivre comme il l’entend. Après son rafraîchissant séjour à Paris, il revient à Berlin et reprend des études, mais cette fois-ci appliquées, sans cesser de se passionner pour la botanique, la géologie, les langues étrangères. Il apprend le commerce et s’inscrit en même temps à l’Académie des mines de Freiberg pour devenir ingénieur. Dès 1792 — il a 23 ans —, il rédige un important rapport sur l’état des mines du royaume de Prusse, ce qui lui permet de gravir très vite les échelons de son corps d’ingénieur : il est nommé aussitôt inspecteur général des mines. Autre trait de sa personnalité : il consacre une partie de son énergie à l’amélioration de la sécurité dans les mines et à la formation des jeunes mineurs à l’intention desquels il ouvre une école gratuite qu’il finance personnellement. Ils y apprennent à reconnaître les bons filons et à protéger leur vie. C’est un épisode éclairant, là encore. Au lieu d’être un pur esprit enfermé dans ses passions scientifiques, Humboldt sait, très jeune, marier au plus au niveau théorie, application, sens de l’économie et philanthropie.

10Il est cruel de montrer combien nous nous sommes éloignés de ce modèle en France. Tant d’universitaires d’aujourd’hui sont étroitement réfugiés dans leurs recherches, arc-boutés contre toute idée d’application qui reviendrait, selon eux, à vendre leur âme au diable, à « marchandiser » l’université, selon l’abominable jargon actuel. À côté de cela, ils nourrissent des idées sociales et politiques d’apparence généreuse, mais qui — pardonnez ma franchise — ne dépassent pas le stade de la bonne conscience et de l’illusion égalitariste. L’esprit des Lumières, ce n’était pas cela. L’école des mineurs de Humboldt était un moyen de tirer le peuple vers le haut, de mettre en place l’ascenseur social et non de couper les têtes qui dépassent. Quand donc les intellectuels et l’élite politique et sociale de France comprendront-ils cette évidence ? Faudra-t-il une nouvelle grande émotion populaire, une guerre civile sanglante ? Elles sont inéluctables si le délitement actuel des valeurs fondatrices de notre culture se poursuit et si l’on feint d’abolir les privilèges – un souhait vigoureux de Humboldt – sans les remplacer par l’exaltation de l’effort et du mérite.

11Humboldt commence une carrière dans la haute administration et la diplomatie prussiennes, mais en 1795, il refuse le poste de directeur des mines de Silésie et quitte le service public. L’année suivante, la mort de sa mère le libère de tout souci financier, ce qui lui permet de s’adonner à la recherche scientifique. Son éclectisme est étonnant : en 1797, il conduit des expérimentations sur des animaux et sur lui-même afin de mieux comprendre ce que sont les influx nerveux, sujet qui continuera à le passionner longtemps, d’où son intérêt dans le haut Orénoque pour les anguilles électriques. La même année, il se rend dans le Tyrol pour y étudier l’original climat. On perçoit, dès cette époque, son intérêt pour la science expérimentale, pour les études de terrain et, déjà, pour les montagnes qui, pourtant, n’ont guère marqué les horizons de son enfance.

3 – Une géographie mêlant rigueur et empirisme

12Revenu à Paris en 1798, il y noue de solides amitiés avec tous les savants de l’époque. Il loge à deux pas de notre Société, à l’hôtel Boston de la rue Jacob. Le grand voyage en Amérique et l’ouvrage majeur de sa vie savante sont largement les fruits du hasard. Il projette d’abord de partir avec Bougainville autour du monde, toutefois cette navigation est annulée. Il décide alors de rejoindre l’expédition d’Égypte et se rend avec son ami Aimé Bonpland à Marseille, mais le navire qui doit les conduire n’arrive jamais à Marseille. Ils partent donc à pied pour l’Espagne, multipliant les observations. Le roi Charles IV d’Espagne reçoit Humboldt en 1798 et l’autorise à visiter les colonies espagnoles d’Amérique. Il s’embarque donc à La Corogne le 5 juin 1799 à destination du Venezuela, via les Canaries. Il ne rentrera que le 1er août 1804 à Bordeaux et s’installera à Paris jusqu’en 1827, visiblement peu désireux de retourner vivre dans la société prussienne dont il a cherché à se libérer.

13Le déroulement de cette étonnante mission d’exploration et les trente volumes qui en ont rendu compte sont bien connus. J’aimerais simplement attirer l’attention sur quelques traits de la méthode géographique de Humboldt.

14– Son regard est d’une grande acuité, ses observations précises et ses descriptions écrites dans une langue limpide. Une cartographie rigoureuse les accompagne. On ne saurait trop recommander aux géographes d’aujourd’hui de renouer avec cette tradition qui remonte à l’Antiquité et que le travail en chambre ne saurait remplacer.

15– Son sens esthétique est très développé. Les dessins qui illustrent ses ouvrages révèlent une belle sensibilité aux lieux, à leurs habitants, aux ambiances. Les géographes d’aujourd’hui doivent réapprendre ce talent s’ils veulent renouer le lien avec leurs contemporains.

16– Il cultive le goût de l’exhaustivité et de l’érudition. Il a le souci de constituer des collections, non dans l’esprit des cabinets de curiosité, mais dans celui des encyclopédistes. Son herbier conservé au Museum en est un bel exemple. Les géographes d’aujourd’hui doivent redevenir des érudits.

17– Humboldt pratique autant l’analyse qu’il possède l’esprit de synthèse. Il sait mettre en relation des différentes branches du savoir. Il pratique avant la lettre la pluri- et l’interdisciplinarité qui effraient aujourd’hui beaucoup de chercheurs en sciences humaines, ayant oublié que c’est aux marges floues des disciplines que la science avance.

18– Il mêle l’usage des instruments permettant une approche objective des faits, les observations empiriques et l’empathie pour les populations rencontrées. Il n’y a pas de distinction chez lui entre géographie physique et géographie humaine. Le programme qu’il se fixe au départ (« découvrir l’interaction des forces de la nature et les influences qu’exerce l’environnement géographique sur la vie végétale et animale ») est largement dépassé. Il s’exprime sur l’esclavage avec force et agit selon ses convictions. Malgré la dureté des marches en montagne, il refuse de se faire porter à dos d’homme, selon l’usage des colons. Aujourd’hui, certains journalistes écologistes militants prônant l’usage du vélo pour tous vivent le plus souvent dans leur hélicoptère… Il ne perd pas non plus son intérêt pour les utilisations pratiques des découvertes scientifiques. C’est ainsi qu’il fait connaître les propriétés fertilisantes du guano péruvien, ce qui permettra ensuite son exploitation, son transport et son usage dans la modernisation de l’agriculture européenne.

19– Il est enfin le premier géopoliticien, comme en témoigne son Essai politique sur le royaume de la Nouvelle Espagne. Lorsqu’il rencontre Jefferson à Monticello, lors de son voyage de retour, il parle avec lui de géographie, mais aussi d’ethnologie et de politique. Leurs vues sont si proches qu’ils continueront à correspondre jusqu’à la mort de Thomas Jefferson en 1826.

20Il y aurait mille autres choses à dire sur Humboldt dont je retiendrai seulement qu’il fut un parfait honnête homme, aussi rigoureux que pragmatique. Sa légère vanité ne diminue en rien les mérites d’une œuvre à la fois fondatrice en bien des domaines de la science et humaniste, c’est-à-dire pensée en permanence au service de l’humanité.

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