Couverture de EGER_260

Article de revue

La littérature policière danoise — un bref aperçu

Pages 761 à 776

Notes

  • [*]
    Anton KOCH-NIELSEN, ancien fonctionnaire du Ministère danois de l’intérieur et de l’administration communale à Copenhague, ancien enseignant en droit constitutionnel à l’université de Copenhague, Nivaavænge 21-2, DK-2990 NIVAA ; site personnel : www.kochskrimier.dk ; courriel : anton.koch@nielsen.mail.dk.
  • [1]
    Il a été prouvé que Twain s’est effectivement inspiré de la nouvelle danoise.
  • [2]
    Søren Jakobsen?: Pigen i Porchen, København?: Holkenfeldts Forlag, 1990, p.?10.
  • [3]
    Ibid., p.?83.
  • [4]
    Søren Jakobsen?: Dame er joker, København?: Aschehougs Forlag, 1993, p.?104.
  • [5]
    Mark Ørsten?: Venner og fjender, København?: Forlaget Lindhardt & Ringhof, 2000, p.?147 et?186.
  • [6]
    Steen Langstrup : Panzer (2003) et Stikker (2006), København?: Forlaget 2 Feet Entertainment, devise qui figure sur la couverture des deux romans.
  • [7]
    Henning Mortensen : Den femte årstid, Århus?: Forlaget Modtryk, 2004, p.?266.
  • [8]
    Ibid., p.?30.
  • [9]
    Ibid., p.?243.
  • [10]
    Georg Ursin : Chenleins dobbeltgænger, København : Forlaget People’s Press, 2008, p. 180.
  • [11]
    Georg Ursin : Den navnløse bevægelse, København?: Forlaget People’s Press, 2007, p.?91.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Tove Ditlevsen au cours d’un entretien avec Thorkild Bjørnvig. Cf. Thorkild Bjørnvig : Digtere, København?: Forlaget Gyldendal, 1991, p.?19.
  • [14]
    Torben Brostrøm : Finsk litteratur mellem opklaring og forklaring, dans le quotidien danois Information du 27?janvier 1996. La Finlande avait nommé un roman de l’auteur de polars Matti Joensuu.
  • [15]
    Rédaction achevée en décembre 2009.
  • [16]
    Johannes Riis : Der er andet end bestsellere, article publié dans le quotidien danois Politiken du 28?août 2009.

Les racines

1L’histoire de la littérature à suspense danoise débute en 1829 avec la nouvelle du pasteur Steen Steensen Blicher Præsten i Vejlby — en criminalhistorie (Le Pasteur de Vejlby — une histoire criminelle). Blicher (1782-1848) fait partie des auteurs du Canon culturel danois établi en 2005 sous l’égide du ministère de la culture, et on le considère comme un élément important du patrimoine culturel national, si bien que certains trouveront peut-être déplacé de voir en lui un précurseur du genre littéraire mineur dont nous voulons décrire l’histoire ici. Il n’en reste pas moins que, dans cette nouvelle comme dans d’autres, Blicher utilise la technique du narrateur non-crédible souvent employée dans les romans policiers, et l’intrigue tourne autour d’un meurtre et d’un crime judiciaire. L’idée a été reprise en 1896 par Mark Twain dans Tom Sawyer, the detective.[1]

2Le premier roman policier de langue danoise parut en 1903. Dans Hvad skovsøen gemte (Ce que cachait le lac dans la forêt), Palle Rosenkrantz (1867-1941) a chargé le jeune inspecteur Eigil Holst d’élucider le mystère du meurtre d’une femme qu’on a retrouvée dans le décor idyllique d’un lac. L’histoire n’est pas captivante pour le lecteur moderne, mais on remarque plusieurs détails qui annoncent ce qu’on appelle aujourd’hui le «?polar de critique sociale?». Rosenkrantz n’était pas un grand auteur, mais il vivait de sa plume et il s’est distingué dans plusieurs genres littéraires. A l’époque où il était jeune juriste, il avait fait une série d’expériences désagréables avec la justice pénale et cela l’avait amené à engager un combat sans merci contre la confusion des pouvoirs entre le Ministère public et les tribunaux. Ces deux instances n’ont été séparées qu’en 1919 au Danemark.

3Une longue période a suivi, au cours de laquelle la production de littérature à suspense est restée modeste. Plusieurs romans à rebondissements sans grande valeur ont été publiés, souvent rédigés à partir de modèles anglais. Quelques auteurs se distinguèrent par des œuvres d’une meilleure qualité et ils furent appréciés selon leur mérite à l’époque, mais on ne les lit plus guère aujourd’hui. Des écrivains qui ne furent pas productifs dans ce genre littéraire utilisèrent pourtant parfois la trame du roman policier. C’est Hans Scherfig (1905-1979), avec Det forsømte forår (Le printemps négligé), publié en 1940, qui connut le plus grand succès. Ce roman raconte comment un lycéen empoisonne un professeur méchant, et il renferme avant tout un règlement de comptes avec l’école «?noire?» des privilégiés, par opposition à la «?formation?» plus saine de la classe ouvrière, par des expériences «?pratiques?». Le meurtre n’est pas reconnu et, du même coup, il n’y a pas d’enquête. Le meurtrier est dévoilé par hasard grâce à une remarque faite à la hâte, à l’occasion d’une rencontre-anniversaire qui rassemble les élèves 25 ans après, et celui d’entre eux qui a commis le meurtre est naturellement aussi celui qui a terminé comme juge respecté. Il n’est pas sûr que cette histoire relève vraiment du genre du roman à suspense, mais on la cite volontiers, peut-être parce qu’il s’agit d’un livre agréable à lire, que des générations de lycéens ont apprécié.

Le roman policier danois affirme son existence

4Il fallut attendre les années 1970 pour que quelque chose de foncièrement nouveau se produise dans le domaine de la littérature à suspense au Danemark. Anders Bodelsen, né en 1937, publia alors des thrillers psychologiques — on retiendra en particulier Tænk på et tal (Pense à un chiffre), paru en 1969 —, et Poul Ørum (1919-1997) écrivit des romans policiers réalistes — on retiendra entre autres Kun sandheden (Rien que la vérité), publié en 1974. Il s’agissait dans les deux cas d’écrivains qui s’étaient déjà fait un nom dans la littérature plus prestigieuse, mais ils ont estimé qu’il valait la peine d’écrire aussi des romans à suspense de bon aloi au point de vue stylistique, dans lesquels les personnages et les milieux étaient rendus de façon crédible et soutenus par des intrigues bien menées.

5En 1976, Kirsten Holst (1936-2008) gagna un concours nordique avec son premier roman De unge, de rige og de smukke (Les jeunes, les riches et les beaux). Ce fut le point de départ d’une œuvre étendue qui compte une bonne douzaine de romans policiers conformes à la tradition anglaise, dans laquelle un chef de brigade criminelle subalterne et son plus proche collaborateur doivent enquêter sur des affaires de meurtres compliquées dans une grande ville de province, vraisemblablement Aalborg, au Nord du Jutland. Ses deux derniers livres furent des romans policiers dont le personnage principal était une femme détective privée. Ce sont des romans solides, construits sur de bonnes intrigues originales, bien écrits et marqués par un ton toujours urbain. Kirsten Holst se concentrait sur la psychologie des personnages et sur leurs problèmes privés. On ne trouve chez elle ni critique sociale ni «?messages?» de quelque nature qu’ils soient, chose peut-être un peu étrange quand on tient compte du fait qu’elle a été pendant plusieurs années la rédactrice respectée du courrier des lecteurs d’une revue hebdomadaire populaire, et qu’elle a traité avec compétence les problèmes de l’époque.

6Jusqu’au changement de millénaire, Kirsten Holst a été le seul écrivain féminin sérieux à avoir publié un assez grand nombre de polars. Pour le reste, c’était un monde réservé aux hommes. C’est Dan Turèll (1946-1993) qui acquit la plus grande popularité, en publiant à partir de 1981 une dizaine de romans au sujet d’un journaliste dont on ignore le nom, qui se retrouvait mêlé à un certain nombre de meurtres dans les quartiers mal famés de Copenhague. Le point fort de Turèll n’était pas l’invention d’intrigues astucieuses et ses histoires ont souvent des défauts de construction, mais il maîtrisait à la perfection l’art de créer du suspense et de suggérer une atmosphère. L’ampleur de son œuvre est incompréhensible s’agissant d’un auteur dont la vie a été aussi courte. Il a été productif dans tous les genres, et en tant que poète, il n’est pas loin d’avoir un statut d’icône. Quand Turèll est le plus inspiré, le lecteur se sent transporté tard le soir dans un bar enfumé, écoutant de la musique de jazz en sourdine, de préférence du blues, dans une ambiance sensuelle et envoûtante. Il a aussi été l’un de ceux qui ont défendu la littérature policière avec enthousiasme, comme on peut le constater dans un recueil d’essais qu’il a consacrés à ce genre littéraire.

7Erik Amdrup (1923-1998), médecin de son état, a laissé une production littéraire de qualité. Il a fait ses débuts en 1979 et a écrit plus d’une douzaine de romans policiers dont l’intrigue se passe souvent dans le monde médical, domaine dans lequel Amdrup a fait une belle carrière en tant que chercheur et professeur d’université. Publié en 1989, Renters rente (L’intérêt des intérêts) a apporté la preuve qu’il était aussi au-dessus de la moyenne en tant qu’écrivain. Il s’agit de l’histoire noire à souhait d’un médecin alcoolique, Jakob Man, qui se laisse entraîner dans une situation où il croit lui-même avoir commis un meurtre. C’est seulement après avoir été mis en prison qu’il découvre les dessous de l’intrigue, mais il est alors trop tard. A sa libération, il trouve tout de même le moyen de rendre à chacun la monnaie de sa pièce. Dans le film qu’elle a tiré de ce roman, la télévision danoise a malheureusement cru nécessaire de conclure sur une note moralisatrice?: une fois qu’il a assouvi sa vengeance, Man est dévoré par les remords. Ce genre de platitude était tout à fait étranger à Amdrup. À la fin du roman, Man est en paix avec lui-même et il croit qu’il a quelques bonnes années devant lui. Il a fini par devenir un homme libre.

À boulets rouges contre la société

8Dans huit romans, Søren Jakobsen, né en 1940, a épinglé les hommes d’affaires un peu trop entreprenants des années 1980. Il s’agit à première vue de thrillers qui traitent d’affaires en rapport avec la police de Copenhague. Les intrigues sont compliquées et les rôles de méchants sont tenus par des requins de l’immobilier, des armateurs véreux et des hommes de paille. On tire profit de tout, «?l’intérêt des intérêts, les retours sur investissement, les gains sur le cours des changes et les plus-values foncières?». [2] C’est un milieu où on «?n’a pas de partenaires commerciaux, et où on ne fait que des victimes?». [3] Les manigances et les manœuvres suspectes sont décrites de façon concrète. On voit comment l’argent gagné frauduleusement se transforme en investissements bourgeois. «?L’argent, c’est quelque chose qu’on possède. L’argent, c’est une chose avec laquelle on spécule, sans se poser de questions?». [4] Jakobsen se tient habilement en équilibre sur le fil du rasoir?: d’un côté le lecteur refuse — ce genre de chose ne se produit pas chez nous?! — mais, de l’autre, il sent vaguement qu’il pourrait fort bien s’agir d’un roman à clef.

9Mark Ørsten, né en 1967, a lui aussi écrit plusieurs romans où il est question de la collusion qui règne entre les acteurs peu recommandables de la vie économique et les hommes politiques, dont l’attention se porte à la fois sur les derniers sondages d’opinion et sur la prochaine occasion où ils devront se disculper. Dans Venner og Fjender (Amis et ennemis), publié en 2000, l’honnête juriste Jacob doit fouiller dans son passé à la recherche de la clique dont il avait fait partie une dizaine d’années auparavant. Sa petite amie de l’époque est tuée, et le meurtre semble avoir un rapport avec le travail d’enquête dont elle avait la responsabilité. Ces investigations portaient sur une société mi-privée mi-publique qui devait vendre discrètement quelques propriétés utilisées par «?la firme?» à l’époque encore assez récente de la guerre froide, vraisemblablement pour y faire des écoutes, pour servir de dépôt d’armes secret et abriter d’autres activités tout aussi suspectes. Plusieurs de ceux qui étaient des amis à l’époque occupent maintenant des positions influentes et pourraient bien entretenir des liens avec la société en question. Et le meurtre n’est peut-être qu’un élément isolé dans un contexte plus vaste. Ørsten maîtrise avec maestria les méandres de l’intrigue et l’histoire désillusionnée des idéaux disparus. Jacob doit reconnaître finalement qu’il ne connaissait sans doute pas du tout ses camarades, car «?pour qui avons-nous des secrets, si ce n’est pour nos proches???» [5] Il en résulte un portrait critique à l’égard de la génération dont font partie Jacob et l’auteur lui-même. Ils sont enfants de 1968, et ont par conséquent grandi à l’époque où la lutte contre le pouvoir s’est avérée être une lutte pour le pouvoir. Ces romans renferment une mise en cause sérieuse du style de vie des années 1990 et de la façon dont on a falsifié la réalité au Danemark à cette période.

10Flemming Jarlskov, né en 1947, a fait ses débuts en 1987 et a publié depuis une poignée de romans à suspense dont le personnage principal est généralement le détective privé Carl Kock, qui se voit confier si peu d’affaires qu’il ne peut pas vivre de cette activité et est obligé d’arrondir ses fins de mois comme chauffeur de taxi. Les nombreuses conversations qu’il a avec ses clients lui permettent de bien connaître les pensées qui ont cours dans la société danoise, ce qui inspire à Jarlskov des commentaires acerbes et pleins d’esprit sur les problèmes contemporains, surtout dans Tyrkernes gade (La rue des Turcs, 1991), à propos de la paranoia que suscite l’immigration, et En kvindesag?? (Une question de féminisme??, 1991), où il est question de la vague féministe de l’époque, et où on s’interroge sur la portée réelle de la «?solidarité entre sœurs?» dont on vantait tellement les mérites. Ce roman a été très apprécié par beaucoup d’hommes, en même temps qu’il a provoqué la colère de beaucoup de femmes. Jarlskov est un maître de l’intrigue, un prosateur sûr de sa plume, et un homme d’une perspicacité psychologique hors pair. Beaucoup de personnes voient en lui l’auteur de polars danois le plus important du xxe?siècle.

Le suspense pur

11C’est en 1988 qu’Erik Otto Larsen (1931-2008) a fait ses débuts, avec Pondus sidste sag (La dernière affaire de Pondus). C’était le premier d’une modeste série de thrillers importants. Il a obtenu son plus grand succès avec Masken i spejlet (Le masque dans le miroir, 1994), où il a été capable — au bout de moins de 150 pages, au milieu du récit — d’inverser totalement le cours d’une histoire palpitante. Le lecteur est soulagé et croit que le danger est passé, mais il est aussitôt cloué de nouveau à son fauteuil et, sous le coup de la peur, il poursuit immanquablement sa lecture. Ce roman a été désigné comme le meilleur polar scandinave de l’année, et il le méritait bien.

12Steen Christensen (1944-1998) a laissé un nombre tout aussi limité de titres. Il a fait ses débuts en 1995 avec le roman Drabsafdelingen (La section des meurtres), dans lequel le mot «?démomeurtre?» (demomord) reste longtemps incompréhensible, jusqu’à ce qu’un policier ait une idée géniale. Dans ses trois autres livres, il s’est concentré sur les déshérités de la société et s’est fait le défenseur éloquent des perdants. Il a décrit lui-même ouvertement la psychose qui, à certaines périodes, a nécessité son internement dans un milieu hospitalier fermé. Il savait ce que signifie la marginalisation. Le titre d’un de ses romans est tiré d’une chanson danoise connue?: Fik du hørt din melodi (As-tu entendu ta mélodie??, 1998). Il y est question du meurtre d’une femme qui souffre d’une maladie psychique et qui n’a certainement jamais eu la chance d’entendre un orchestre jouer sa mélodie.

13Le suspense pur est aussi le signe distinctif de Jussi Adler-Olsen, né en 1950. Ses publications les plus récentes sont trois romans qui ont le vice-commissaire Carl Mørck pour personnage principal. C’est un policier efficace et créatif, mais aussi un chef au contact difficile, que ses supérieurs ont dû placer sur une voie de garage. Mørck et ses deux collaborateurs constituent à eux trois la section des «?affaires entourées d’une attention particulière?», c’est-à-dire des affaires de meurtres assez anciennes sur lesquelles la police doit faire semblant de continuer à enquêter, à cause de l’opinion publique, mais qui, en réalité, ont été classées sans suite. Et il s’avère à chaque fois que l’affaire n’est certainement pas terminée dans le monde réel?: un abominable criminel est toujours en activité. Certaines histoires sont carrément horribles, le suspense est présent partout, d’une façon classique quand le roman suit des schémas traditionnels, mais il devient particulièrement captivant lorsque Mørck découvre que le meurtrier s’apprête sans doute à faire une nouvelle victime, et il se fait même angoissant par exemple lorsque deux femmes essaient de suivre en voiture un train express où se trouve le père d’un otage, en possession d’un sac plein d’argent, qu’il doit jeter par la fenêtre à un signal donné. Comparées à des scènes comme celles-là, les banales poursuites en voiture des films télévisés ne font pas le poids. Adler-Olsen ajoute habilement à ses récits effrayants une note d’humour noir grinçant. Ses romans ont connu un succès mérité auprès du public, mais ils ne sont pas recommandés pour les lecteurs aux nerfs fragiles.

La scène internationale

14Au cours des deux dernières décennies du xxe siècle, le Danemark s’est aussi illustré dans le domaine du thriller international. L’auteur qui représente le mieux ce sous-genre est Leif Davidsen, né en 1944, qui a publié en 1984 Uheldige alliancer (Alliances malheureuses), dont l’action se situe en Espagne à la période difficile qui a suivi la chute de la dictature. Davidsen est un journaliste respecté. Il a été pendant plusieurs années correspondant de la télévision danoise à Moscou et cela lui a inspiré une trilogie sur la nouvelle Russie et les problèmes qu’elle rencontre. Ses romans sont pleins d’informations, ce qui les rapproche parfois du genre de l’essai, mais ils sont aussi sous-tendus par beaucoup de suspense. Chacun d’entre eux est construit autour d’un personnage principal qui se retrouve dans une situation critique, mais qui, par son imagination, son intelligence et son courage, finit par se tirer d’affaire. Le plus grand succès de Davidsen a été Limes billede (La photo de Lime, 1998), qui traite d’un paparazzi qui, du jour au lendemain, voit le pilier de son existence s’effondrer, cherche à savoir pourquoi et se lance dans une chasse effrénée qui le mène de Madrid à Moscou, en passant par Copenhague.

15Avec quelques romans publiés dans les années 1990, Jacob Gammelgaard, né en 1956, a fait des débuts prometteurs dans le genre du roman d’espionnage. Filosoffernes restaurant (Le restaurant des philosophes), publié en 1994 est un thriller élégant et d’une bonne facture, qui raconte l’histoire d’un chef du service de renseignement danois qui doit l’essentiel de sa réussite professionnelle aux informations qu’un ami de jeunesse, qui est aussi son collègue à Belgrade, lui a transmises secrètement. Après l’effondrement tragique de la Yougoslavie, il doit payer une contre-partie pour les services rendus, et il rencontre en même temps des problèmes dans ses rapports avec les agents du renseignement plus jeunes que lui, qui n’ont pas connu la guerre froide et ne comprennent pas grand-chose aux doubles jeux nécessaires à l’époque. Le suspense est à son comble. Gammelgaard n’a malheureusement pas publié d’autres thrillers.

16On peut citer pour finir Morten Hesseldahl, né en 1964, qui, dans les deux thrillers qu’il a publiés jusqu’à présent, s’est attaqué aux problèmes de la mondialisation. Dans Drager over Kabul (Les cerfs-volants de Kaboul), sorti en 2007, il s’en prend à la participation danoise à la guerre en Afghanistan et aux problèmes qui en découlent. Les choses se corsent lorsque le ministre danois des affaires étrangères doit présider une réunion de discussion entre le président afghan et une femme écrivain somalienne qui a pris plusieurs fois violemment parti contre l’islam. Ces critiques font évidemment l’effet d’une provocation sur plusieurs groupes de terroristes, et des mesures de sécurité étendues ont été prises. Il s’en faut de peu que les choses tournent mal, mais le déroulement de l’intrigue s’accompagne d’une présentation nuancée et fine des nombreux points de vue opposés qui sont à l’origine du «?choc des civilisations?». C’est au total un excellent roman, dans lequel le suspense ne laisse rien à désirer, et qui rend en même temps le lecteur un peu plus intelligent.

Les références au passé

17Les «?polars historiques?» sont actuellement très en vogue. Peut-être parce que la technique moderne n’est pas très compatible avec les qualités classiques qu’on attend d’un roman policier. Autrefois, l’enquête s’appuyait sur des traces matérielles, des réflexions à propos d’alibis ingénieux et sur la finesse psychologique du détective, sa faculté d’écoute et l’attention qu’il portait aux petits lapsus qui, à condtion d’être bien interprétés, dévoilent la vérité. Cela a moins de piquant quand le policier de notre époque passe en revue des bandes vidéo de caméras de surveillance, examine ce que le téléphone portable du suspect peut révéler, va chercher des informations sur Internet ou étudie des empreintes ADN. Depuis 1999, Martin Jensen, né en 1946, a publié sept volumes sur le bailli Eske Litle, qui, dans les années 1330, est investi de l’autorité suprême dans une ville de province et a par conséquent la responsabilité d’élucider les crimes commis dans sa juridiction. C’est une époque mouvementée, le pouvoir royal est faible, et de grandes parties du royaume ont été données à gage aux comtes du Holstein. Eske est mêlé au jeu dangereux des grands de ce monde, et cela confère au roman une certaine actualité, car aujourd’hui aussi, il arrive qu’un honnête fonctionnaire rencontre des difficultés quand on l’exploite à des fins politiques. Les romans de Jensen sont marqués par une forte ambiance médiévale et les histoires qu’ils racontent sont très distrayantes. Brigitte Jørkov, née en 1946, a aussi une problématique contemporaine à l’esprit dans les trois romans qui parlent de Else Jeps, qui, après la mort de son mari, prend en main la maison de commerce de la famille à Elseneur, bien qu’au milieu du xve siècle une femme n’ait pas eu le droit de diriger sa propre entreprise. Mais Else ne manque pas d’habilité et cela lui est bien utile lorsqu’elle est plusieurs fois confrontée à des crimes graves. Grâce à son réseau de relations féminines, elle a accès à des informations — ou des commérages si l’on préfère — que les hommes qui détiennent le pouvoir ignorent.

18Les événements de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle le Danemark a été occupé pendant cinq ans par l’Allemagne nazie, a laissé des traces profondes dans la littérature policière. Plusieurs auteurs ont créé un lien de cause à effet entre ces événements anciens et des faits dramatiques qui se déroulent à notre époque. Ole Frøslev, né en 1943, qui a fait ses débuts en 1989 et a écrit depuis une série de romans policiers de bonne qualité, s’est lancé tout récemment dans un projet ambitieux. Il veut réécrire l’histoire de l’Occupation vue par un jeune policier. Il était assez naturel que la plupart des innombrables livres qui ont été écrits au sujet des «?cinq années maudites?» s’intéressent aux événements spectaculaires et aux personnalités hors pair qui ont joué un rôle à l’époque. Frøslev, quant à lui, concentre son attention sur la vie quotidienne et les expériences du Danois moyen. Il en est actuellement à cinq volumes, dans lesquels l’intrigue policière a moins d’importance que la foule de détails précis que Frøslev a découverts. Le ton est modéré, mais c’est justement par son calme que cette voix d’auteur convainc le lecteur. Steen Langstrup, né en 1968, a une technique diamétralement opposée?: il décrit dans Stikker (Mouchard, 2003) et Panzer (2006) les actes de violences qui entourent un petit groupe de résistants. Les romans de Langstrup sont dépourvus de tout romantisme, ses combattants de la liberté ne sont pas des héros, et les motifs qui les poussent ne sont pas toujours aussi respectables les uns que les autres?: «?La guerre ne consiste pas à faire ce qui est juste. La guerre est une question de survie.?» [6] Langstrup écrit de petites phrases incisives, et il limite les métaphores et les adjectifs au strict minimum, ce qui donne au récit lui-même un impact d’autant plus fort. Dans les deux romans, le problème est simple?: il s’agit de répondre à l’interrogation «?À qui fais-tu confiance???», et c’est évidemment une question de vie ou de mort pour des gens qui s’opposent à une puissance militaire supérieure. Langstrup a fait ses débuts en 1995 et il a déjà joué sur la corde de l’épouvante, avec un bon nombre d’histoires à dormir debout où le surnaturel joue un certain rôle, ou des récits d’horreur purs et simples. Son plus grand succès a été à cet égard Pyromania, publié en 1996, qui décrit l’incendie catastrophique d’une discothèque bondée, dans ce qu’on doit sans doute considérer comme les pages les plus effrayantes de toute la littérature danoise moderne.

19En collaboration avec Simon Pasternak, né en 1971, rédacteur dans une maison d’édition, le poète Christian Dorph, né en 1966, a produit deux romans consacrés au passé proche. Om et øjeblik i himlen (À très bientôt dans le ciel), publié en 2005, entraîne le lecteur dans une traversée mouvementée de l’agglomération de Copenhague au cours de l’année 1975 et le fait passer du trafic de drogue dans le secteur résidentiel du nord de l’île de Seeland aux boutiques pornos du quartier mal famé de Vesterbro, du dernier secrétaire du parti communiste au roi des voyages organisés Simon Spies et son empire anarcho-hippie, d’un collectif maoïste à un excitant sauna pour homosexuels. Il s’agit d’élucider un crime qui a eu lieu dans les milieux chic et qui peut avoir un rapport avec le terrorisme et le travail discret qui se fait en sous-main avec l’empire soviétique mal en point. L’affaire de meurtre du roman Afgrundens rand (Au bord de l’abîme), publié en 2007, est tout aussi délicate. L’intrigue se passe en 1979, année de crise, au cours de laquelle un ministre des finances déprimé démissionna à la faveur d’une interview où il décrivit l’abîme qui lui apparaissait clairement et dans lequel le pays allait selon lui se précipiter. Dans ce roman, la victime fait partie d’un cercle de citoyens influents et connus, qui, dans un passé lointain, s’étaient retrouvés pour une courte période dans une même fascination pour les conceptions nazies et avaient peut-être aussi entretenu des relations homoérotiques. Dans ces deux livres, les policiers doivent révéler des détails que des forces influentes veulent garder cachés. Les deux auteurs ont profité surtout du dernier roman pour évoquer des affaires qui défrayaient la chronique à ce moment-là et étaient plus ou moins entourées d’un parfum de scandale. Le rythme des récits est rapide, ils donnent une image suggestive de la société de l’époque et le suspense est assez souvent aux limites du supportable.

Les femmes s’emparent du maillot jaune

20Comme nous l’avons déjà indiqué, la littérature à suspense danoise a longtemps été dominée par les écrivains masculins. Les choses ont évolué au moment du changement de millénaire, quand une demi-douzaine de femmes influentes ont fait leur apparition. Gretelise Holm, née en 1946, a créé en 2002 la journaliste de province entre deux âges Karin Sommer, qui, dans quatre volumes pour l’instant, a élucidé quatre énigmes policières compliquées. Il s’agit à chaque fois de crimes en rapport avec la réalité politique danoise du moment. Le plus convaincant a pour titre Under fuld bedøvelse (Sous anesthésie générale), publié en 2005. Il commence d’une façon dramatique, lorsque Karin découvre qu’une généreuse récompense a été promise à la personne qui arriverait à la tuer. Ni elle ni la police ne comprennent pourquoi, car il lui est certes arrivé de lever quelques lièvres en tant que journaliste, mais elle n’a jamais été mêlée à des affaires de grande envergure. Karin passe sa vie en revue, à la recherche d’une explication. Il en résulte un récit passionnant qui englobe les événements de la deuxième guerre mondiale, de même que le terrorisme international de notre époque et la participation danoise à la guerre en Irak. L’intrigue est menée d’une main sûre, et la colère de l’auteur, qui se transforme par moments en une rage furieuse, concerne des faits avérés et provoque une réflexion plus profonde que ce qui est généralement le cas dans un polar.

21Elsebeth Egholm, née en 1960, a elle aussi choisi une journaliste comme personnage principal des six romans qu’elle a publiés jusqu’à présent et qui ont tous pour cadre la deuxième ville du Danemark, Århus. Dicte Svendsen est une reporter qui n’en fait qu’à sa tête et a de la suite dans les idées, toujours en conflit avec le responsable de la police chargé d’élucider le meurtre commis dans le roman. Egholm répartit les rôles d’une manière équitable. Le policier est efficace et intelligent, mais Dicte a du flair et de l’intuition, et elle a en plus l’avantage de pouvoir se permettre des choses qui échappent au cadre étroit du code civil, que la police est obligée de respecter. Cela l’oblige plusieurs fois à se livrer à quelques acrobaties dangereuses pour elle. Le meilleur volume de la série s’appelle Liv og legeme (Vie et corps, 2008). Le titre dit précisément ce qu’il veut dire?: il s’agit bien de la vie qui prend nécessairement fin, et du corps, qui reste. Et après?? Des choses sinistres peuvent-elles se produire au cours du dernier voyage, qui part de l’hôpital, passe par la chapelle et mène à l’église où a lieu l’office religieux?? Egholm fait en sorte que son récit change plusieurs fois totalement d’orientation en cours de route. C’est du travail de professionnel et on reconnaît parfaitement le Danemark d’aujourd’hui.

22Sara Blædel, né en 1964, procède de la même façon, avec une journaliste et un inspecteur de police féminin qui, cette fois-ci, sont amies intimes, et travaillent l’une et l’autre sur la même affaire. Depuis ses débuts en 2004, elle a publié cinq volumes qui ont été l’un des plus grands succès de librairie. Elle décrit longuement la vie et les conditions d’existence des femmes, leurs intérêts, la façon dont elles parlent ensemble et dont elles jugent les hommes auxquels elles se trouvent confrontées. Le lecteur masculin a parfois un peu de mal à suivre.

23Au milieu des années 1990, Ditte Birkemose, née en 1953, avait écrit quelques polars traditionnels dont le personnage central était le détective privé Kit Sorel. Elle s’est à nouveau illustrée dans ce genre littéraire en 2009, avec U-233, roman policier «?écologique?», où Kit croit qu’il est facile de dépister un journaliste disparu, jusqu’à ce qu’elle se retrouve inopinément aux prises avec une dangereuse conspiration qui s’intéresse à l’exploitation des ressources d’énergie, qui se font de plus en plus rares et plus problématiques. Au cours de la dernière décennie, Susanne Staun, née en 1957, a publié plusieurs solides thrillers et cinq romans sur la psychologue du comportement Fanny Fiske, qui met au point des profils de meutriers en série. Elle aime bien flirter avec les limites, en particulier pour satisfaire son appétit féroce de jeunes hommes séduisants, et elle mène un combat acharné contre les injures du temps. Elle a dépassé l’âge de la retraite, mais grâce à des séances d’exercice physique et de fréquentes opérations de chirurgie esthétique, elle a gardé l’allure et la silhouette d’une femme de 35 ans. Son intention délibérée est de provoquer, c’est indécent au possible et politiquement incorrect. Au point de vue professionnel, Fanny est extrêmement compétente. Staun arrive à démontrer qu’on peut trouver la solution d’une énigme en interprétant judicieusement certains détails.

24L’écrivain pour enfants Lene Kaaberbøl, née en 1960, et Agnete Friis, née en 1975, ont surpris le public en 2008 en publiant un thriller original, Drengen i kufferten (Le garçon dans la valise). Ce roman commence par une découverte macabre que fait l’infirmière Nina Borg, femme au caractère trempé. Elle rend service à une amie en allant chercher une valise à la gare centrale. Elle y trouve un petit garçon plein de vie, et avant qu’elle ait pu connaître le fin mot de l’histoire, son amie se fait tuer. Nina a été envoyée par la Croix rouge à différents points chauds, aux quatre coins de la planète, et elle a appris à ces occasions qu’on ne peut pas se fier aux autorités politiques. Elle prend donc elle-même l’affaire en main et ses méthodes sont efficaces. L’intrigue est intelligemment conduite et l’histoire est bien tournée, sans cesse entrecoupée de nouvelles surprises, sans que cela nuise pour autant à l’enchaînement logique.

25Anna Grue, née en 1957, a conquis un large public en l’espace de quelques années seulement. Elle a fait ses débuts en 2005, avec Noget for noget (Donnant donnant), dont l’intrigue a de multiples ramifications, mais obéit pourtant à une logique stricte. Les relations qui existent entre les différents personnages principaux sont nombreuses, plus nombreuses que ce qu’ils croient pouvoir deviner eux-mêmes. L’intrigue se noue pour ainsi dire derrière leur dos, et quand l’un d’entre eux tire sur l’une des nombreuses ficelles, il en ressort plus de résultats que prévu, et plus qu’il n’est souhaitable. Depuis, Grue a publié trois polars distrayants où elle opère avec un détective masculin, contrairement à Jens Henrik Jensen, né en 1963, qui a écrit deux romans policiers remarquables, dont le personnage principal est une femme mêlée à des machinations dangereuses dans un contexte international. Ce sont des histoires à dormir debout bon teint, dont le rythme est très soutenu et où les surprises sont nombreuses. Les passages pittoresques alternent élégamment avec ceux qui sont destinés à faire sensation.

26On aura remarqué que, dans ces nombreux livres, les femmes sont fortes et indépendantes. Elles rencontrent évidemment des problèmes dans leur vie professionnelle et privée, mais elles les prennent à bras-le-corps. On est loin du modèle traditionnel du «?polar féministe?», où le personnage principal — féminin — est au bord de l’épuisement, tellement elle est déchirée entre ses ambitions professionnelles et les exigences de la vie quotidienne avec les couches à changer et un mari qui ne comprend rien. Il est au contraire question de femmes adultes qui se tirent d’affaire toutes seules. Une partie de l’explication est peut-être que les auteurs en question ont choisi d’écrire sur des femmes entre deux âges. Leurs enfants sont adultes ou ce sont en tout cas des adolescents. Kit Sorel est même grand-mère.

Deux solistes

27Henning Mortensen, né en 1939, occupe une place à part. Son œuvre volumineuse englobe un bon nombre de genres littéraires. En tant qu’auteur à suspense, il a écrit des thrillers qui font froid dans le dos aussi bien que des parodies humoristiques, en particulier une superbe trilogie sur des individus étranges aux comportements déviants dans une paroisse rurale du Jutland où il habite lui-même. Au début des années 1980, il a publié quatre courts romans qui mettent en scène un Danemark des bas-fonds désespérant, avec sa violence, ses vices et sa corruption, où chacun est promis à une mort cruelle et subite. Le cynisme de ces quatre romans fut traumatisant pour les lecteurs. On se souvient encore qu’ils ont inspiré une répugnance rare. En 2004, Mortensen a réuni les quatre histoires, qu’il a adaptées aux années 2003-2004. Il a expliqué que ce travail lui a pris plus de temps que prévu, surtout à cause de l’évolution technique. Les téléphones portables de notre époque l’ont par exemple contraint à revoir un bon nombre de situations qu’il avait imaginées autrefois. Le résultat, intitulé Den femte årstid (La cinquième saison), a été une comédie noire en quatre actes pleins de méchanceté, mais une différence décisive sépare ce texte des récits originaux?: l’auteur a ajouté de l’humour et une gentillesse tolérante qui rend la lecture gratifiante, malgré beaucoup de brutalité. Il y a au moins vingt-deux meurtres, car «?la mort peut être un camarade de jeu incertain?». [7] Les milieux du crime sont le thème général, pas une mafia étendue, aux rouages bien huilés, mais de misérables individus qui se font la guerre et ne reculent pas devant un meurtre quand les choses se gâtent. De temps à autre, l’auteur jette un coup de projecteur sur le Danemark des catégories privilégiées, où des citoyens respectés ont volontiers recours aux services de criminels. Et au milieu de tout cela, l’indomptable Sanne, qui essaie par tous les moyens de se libérer d’une enfance et d’une jeunesse bien laides, et qui trouve une brève période de bonheur avec Florian, jusqu’à ce que son milieu d’origine remette le grappin sur elle. Mortensen croque ses personnages avec virtuosité, en particulier les portraits de criminels?: Ralf, «?handicapé social universel?», [8] et Boris, qui, au milieu de tous ses méfaits, ressent le besoin d’avoir une petite amie, «?une petite amie à qui on puisse faire confiance. Une petite amie avec un petit chapeau ». [9]

28Georg Ursin, né en 1934, a lui aussi créé son propre univers. Il a fait ses débuts en 2005, et a écrit pour l’instant cinq romans sur l’humble retraité Chenlein, dont le nom est composé des deux diminutifs de la langue allemande, -chen et -lein. Chenlein habite dans une grande ville d’Europe centrale qui n’est jamais définie avec précision. Il a «?le désir — peut-être discutable — d’être considéré comme un petit gentleman âgé?», [10] mais il a un signe distinctif?: il veut que la justice règne et se lance au combat le cœur battant quand il flaire la méchanceté et le crime. Tout est raconté dans une langue légèrement grinçante, totalement dépourvue de passion et vieillotte, qui correspond remarquablement à Chenlein et aux histoires tortueuses que Ursin veut raconter. Son roman le plus marquant est Den navnløse bevægelse (Le mouvement sans nom), publié en 2007, où il prend pour cible le culte fanatique de la santé qui sévit à notre époque. Il décrit comment la société est progressivement gagnée par un ascétisme infernal, qui amène à bannir tout ce qui est néfaste?: les épices, le tabac, les distractions, etc. Ce message est présenté à la télévision à grand renfort de coups médiatiques par des experts aux «?visages sévères et irrités », [11] qui s’expriment avec «?dureté et mépris pour ceux qui sont d’un avis différent. Il n’y avait rien qui rappelât le soin attentif qu’un bon médecin porte à son patient ». [12] Cette société n’a pas de place pour les individus fragiles comme Chenlein, si bien qu’il ne lui reste plus qu’à engager le combat, pour assurer sa survie pure et simple. La satire est à la fois amusante et mordante.

Le polar danois dans le contexte scandinave

29On a souvent fait remarquer — à juste titre, malheureusement — que la littérature à suspense danoise occupe la dernière place par rapport aux autres pays scandinaves. Il est difficile de trouver une explication unique à ce phénomène, mais on peut avancer quelques éléments de réflexion.

30Il faut d’abord tenir compte du fait qu’il est un peu difficile d’être écrivain au Danemark d’une façon générale. «?Le Danemark ne respecte pas ses écrivains?», [13] comme l’a dit un grand poète quelques mois seulement avant sa mort. Et c’est surtout valable pour les auteurs qui ont choisi le genre du roman policier. Ces dernières années, deux Histoires de la littérature danoise ambitieuses ont vu le jour. Elles ont en commun d’avoir laissé de côté les auteurs de littérature à suspense. Lorsque la Finlande, il y a quelques années, a nominé un auteur de polars pour le prix de littérature internordique annuel, les gardiens de la culture classique du Danemark ont presque réagi avec irritation. Un des critiques les plus en vue a écrit d’une plume acérée que c’était un «?genre populaire d’un bout à l’autre?». [14] Au Danemark, on ne prend pas au sérieux les romans à suspense, alors qu’il en va différemment en Norvège et en Suède. En Norvège, les polars, en tout cas ceux qui ont été écrits par des Norvégiens, sont respectés, et un auteur de romans à suspense qui jouit d’un renom même limité peut compter sur des chiffres de tirage qui laissent pantois ses collègues danois. La tradition du «?polar de Pâques?», qui veut qu’on emporte avec soi un polar quand on part en vacances de Pâques, est fortement ancrée dans la culture norvégienne, et un professeur d’université, Hans H. Skei, a pu publier sans sourciller une solide histoire de la littérature policière norvégienne. En Suède, le milieu du roman policier est bien organisé et, jusqu’à une époque récente, les Suédois ont eu pas moins de deux revues consacrées à la littérature à suspense, alors que le Danemark n’en a aucune. Ces dernières années, le succès croissant du polar sur le marché du livre a pourtant déclenché en Suède une violente polémique, et, contrairement aux discussions du même type — quoique moins violentes — qui ont eu lieu au Danemark, la jalousie entre collègues écrivains n’était pas seule responsable.

31Il faut ensuite noter que si de nombreuses ressemblances rapprochent les pays scandinaves les uns des autres, de profondes différences les séparent aussi. On ne doit pas négliger l’influence que les particularités géographiques exercent sur les conceptions de la vie et les mentalités. Contrairement à la Suède et à la Norvège, la nature a doté le Danemark d’un paysage idyllique dépourvu de hautes montagnes, de sombres forêts et de steppes arides. L’habitat est dense, les distances sont courtes, et les disparités qui existent entre les habitants des diverses régions n’ont rien d’impressionnant. C’est peut-être la raison pour laquelle la mentalité danoise tend à rechercher les solutions de compromis, que l’on considère comme un objectif honorable. Il est bien vrai que les réveils piétistes du xixe siècle ont créé des conflits au Danemark, mais ils n’ont pas abouti à la formation d’un important mouvement regroupant les églises libres, alors que ce schisme a inspiré à plusieurs auteurs de polars surtout suédois des intrigues de qualité. Les Suédois et les Norvégiens ont mené une politique restrictive quant à la consommation d’alcool, contrairement aux Danois. Au Danemark, l’idéal a été une société où «?peu de gens ont trop et encore moins de gens trop peu?» (få har for meget og færre for lidt), selon la formule forgée par le poète national, N. F. S. Grundtvig. Les Suédois prétendent eux aussi qu’ils poursuivent un objectif comparable —?dans les moments solennels, ils appellent leur royaume «?le Foyer du peuple?»?— mais c’est pourtant le pays où une partie importante du capital a été concentrée dans de grands trusts dont on ne trouve au Danemark que quelques rares équivalents capables de leur faire concurrence, et où les différences de classes créent encore aujourd’hui des cloisonnements sociaux. Il faut bien reconnaître que ces disparités caractéristiques de la société et de l’environnement naturel ouvrent des perspectives plus limitées pour les écrivains danois, précisément dans le domaine du roman policier. En tout cas, jusqu’à ces toutes dernières années, les intrigues des polars danois ont essentiellement porté sur les conflits qui naissent dans les relations de proximité, la haine, la jalousie, l’héritage, etc., et cela fait un peu l’effet d’un carcan.

32On peut se demander quelle valeur accorder à ce genre de considérations socio-psychologiques sans aucune prétention scientifique, mais le fait est tout de même là?: en matière de roman policier scandinave, c’est la Norvège qui porte le maillot jaune, suivi de très près par la Suède.

Bilan actuel [15]

33Le Danemark rattrape toutefois son retard par rapport à ses deux voisins. Le nombre de nouveaux romans à suspense danois augmente régulièrement. En?2008 et?2009, on comptait 65 nouveaux titres, ce qui veut dire que ce chiffre a plus que doublé en l’espace de quelques années. Le directeur de la maison d’édition la plus grande et la plus respectée au Danemark a constaté en 2009 que «?le marché du livre danois est dans un coma policier?». [16] L’expression qu’il a employée traduit sans doute une certaine stupeur et peut-être aussi un certain malaise face à cette situation. Les auteurs ont découvert qu’il y a un marché étendu et que ce genre littéraire se prête bien aux sujets d’actualité, tels que la violence en bandes organisées, la question de l’immigration, les réseaux internationaux de prostitution, les inquiétudes concernant les changements climatiques, etc. Le fait que les romans traitent de problèmes actuels les rend intéressants l’année de leur parution, mais il va de soi que cela peut aussi signifier que leur «?date de péremption?» sera vite dépassée.


Date de mise en ligne : 04/02/2015

https://doi.org/10.3917/eger.260.0761

Notes

  • [*]
    Anton KOCH-NIELSEN, ancien fonctionnaire du Ministère danois de l’intérieur et de l’administration communale à Copenhague, ancien enseignant en droit constitutionnel à l’université de Copenhague, Nivaavænge 21-2, DK-2990 NIVAA ; site personnel : www.kochskrimier.dk ; courriel : anton.koch@nielsen.mail.dk.
  • [1]
    Il a été prouvé que Twain s’est effectivement inspiré de la nouvelle danoise.
  • [2]
    Søren Jakobsen?: Pigen i Porchen, København?: Holkenfeldts Forlag, 1990, p.?10.
  • [3]
    Ibid., p.?83.
  • [4]
    Søren Jakobsen?: Dame er joker, København?: Aschehougs Forlag, 1993, p.?104.
  • [5]
    Mark Ørsten?: Venner og fjender, København?: Forlaget Lindhardt & Ringhof, 2000, p.?147 et?186.
  • [6]
    Steen Langstrup : Panzer (2003) et Stikker (2006), København?: Forlaget 2 Feet Entertainment, devise qui figure sur la couverture des deux romans.
  • [7]
    Henning Mortensen : Den femte årstid, Århus?: Forlaget Modtryk, 2004, p.?266.
  • [8]
    Ibid., p.?30.
  • [9]
    Ibid., p.?243.
  • [10]
    Georg Ursin : Chenleins dobbeltgænger, København : Forlaget People’s Press, 2008, p. 180.
  • [11]
    Georg Ursin : Den navnløse bevægelse, København?: Forlaget People’s Press, 2007, p.?91.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Tove Ditlevsen au cours d’un entretien avec Thorkild Bjørnvig. Cf. Thorkild Bjørnvig : Digtere, København?: Forlaget Gyldendal, 1991, p.?19.
  • [14]
    Torben Brostrøm : Finsk litteratur mellem opklaring og forklaring, dans le quotidien danois Information du 27?janvier 1996. La Finlande avait nommé un roman de l’auteur de polars Matti Joensuu.
  • [15]
    Rédaction achevée en décembre 2009.
  • [16]
    Johannes Riis : Der er andet end bestsellere, article publié dans le quotidien danois Politiken du 28?août 2009.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions