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Article de revue

Le roman policier norvégien dans le contexte scandinave hier et aujourd'hui

Pages 721 à 737

Notes

  • [*]
    Hans H. SKEI est professeur de littérature comparée, traducteur, critique littéraire, président du Club Riverton depuis 2008, ILOS, Oslo universitet, Postboks 1003 Blindern, NO-0315 OSLO ; courriel : h.h.skei@ilos.uio.no.
  • [1]
    Agatha Christie utilisa la même astuce dix-sept ans plus tard.
  • [2]
    Titre intraduisible. Il reprend deux vers d’une comptine du style « Am, stram, gram… »

1Dans cet article, je commencerai par présenter brièvement la littérature policière des pays scandinaves, en me concentrant plus particulièrement sur les deux dernières décennies. Je donnerai ensuite un aperçu très général du roman policier en Norvège depuis ses débuts jusqu’au milieu des années 1970, et je m’attarderai surtout sur le polar norvégien contemporain, à propos duquel je n’hésite pas à désigner les dix-quinze dernières années comme étant l’âge d’or du roman policier, du roman d’aventure et du thriller norvégiens. Non seulement le nombre d’ouvrages publiés dans une année moyenne est plus élevé qu’il ne l’a jamais été, mais ces ouvrages sont l’œuvre d’écrivains professionnels, ils sont souvent de très grande qualité et se vendent si bien qu’ils pourraient constituer une menace pour le roman « sérieux». Par ailleurs, les romans policiers norvégiens sont traduits en de nombreuses langues, ils ont été favorablement accueillis par la critique et sont devenus des bestsellers dans des pays tels que l’Allemagne, la France, et récemment dans le monde anglo-saxon.

Perspectives en Scandinavie

2Il est pratiquement impossible de comparer ou de distinguer les longues traditions des littératures policière et criminelle des différents pays scandinaves. En effet la littérature populaire ne laisse pas de traces particulières dans l’histoire culturelle ou littéraire et ces ouvrages, ainsi que leurs auteurs, sont généralement vite oubliés. Par ailleurs on ne saurait affirmer dans quelle mesure les différents pays s’inspirent les uns des autres ou s’influencent les uns les autres. En revanche, on peut se pencher sur les développements récents qu’ont connus nos pays pour déterminer s’il existe des dénominateurs communs ayant contribué au grand succès du roman policier scandinave, aussi bien chez nous qu’à l’étranger. Depuis Sjöwall et Wahlöö et leur « roman d’un crime » en dix volumes, il y a plusieurs décennies, les romans policiers suédois ont joui d’une audience internationale. C’est justement là que l’essor du roman à énigme et du roman à suspense norvégiens a vraisemblablement trouvé l’essentiel de sa motivation et de son inspiration. L’Islande n’avait rien de tel jusqu’au milieu des années 1990, mais avec Arnaldur Indridason, elle s’est découvert un auteur très talentueux de renommée internationale. Les ouvrages finlandais dans ce domaine ne sont presque jamais traduits et restent de ce fait inaccessibles aux lecteurs des pays voisins. Quant aux romans policiers danois, ils n’ont pas connu le même succès international que ceux publiés en Suède et en Norvège, mais les Danois ont néanmoins apporté leur contribution à ce genre d’une autre manière, à savoir par d’excellentes séries et films pour la télévision.

3Il serait certes possible de citer différents courants, ainsi que des noms, et de reconnaître, pour chaque pays, des périodes au cours desquelles la littérature policière a atteint des sommets, mais il semble plus raisonnable de limiter notre investigation au roman policier de ces dernières années. Il y a de nombreuses raisons pour procéder de la sorte. Il faut signaler tout d’abord que, ces dernières années, les contacts ont été plus étroits entre les auteurs, les critiques et les associations nationales d’auteurs, surtout depuis que l’Association Scandinave des Auteurs de Romans Policiers (Skandinaviska kriminalsällskapet) a été créée en 1991. Le nombre des traductions de la plupart des grands romans policiers norvégiens en suédois (et inversement) s’est considérablement accru, et désormais on trouve aussi sur les rayons des librairies des pays respectifs le meilleur de la production danoise et islandaise traduite en suédois et en norvégien. Il semble qu’il y ait une influence mutuelle ou réciproque parmi les auteurs de romans policiers, et les différences nationales ne sont probablement plus aussi importantes qu’elles l’étaient autrefois. Cela n’a rien d’étonnant dans un genre littéraire qui est, somme toute, très stéréotypé, et même si certains auteurs s’efforcent d’en étendre les limites et d’en pallier les insuffisances, la plupart des romans policiers scandinaves ne transgressent pas les frontières du genre, du moins si l’on ne définit pas ce genre de façon trop rigide.

4Durant les deux ou trois dernières décennies, la fiction policière scandinave a connu un développement sans précédent en volume, en qualité et en popularité. C’est peut-être une erreur de rechercher des éléments qui pourraient d’une façon ou d’une autre caractériser, voire définir la fiction criminelle scandinave. Il n’en demeure pas moins que l’énorme intérêt que rencontre cette production littéraire à l’étranger — de Sjöwall et Wahlöö à Henning Mankell, Håkan Nesser, Jo Nesbø, Unni Lindell, Karin Fossum jusqu’à Stieg Larsson — peut nous orienter dans la bonne direction : les lecteurs trouvent à ces romans un trait commun qui n’est pas nécessairement le scénario criminel lui-même ou la manière de l’élucider. On peut risquer une hypothèse : les lecteurs étrangers trouvent dans ces livres quelque chose d’exotique, et cet exotisme peut à son tour être mis en relation avec leur réalisme et leur prise de conscience des phénomènes sociaux, qui viennent s’ajouter aux descriptions des paysages et des modes de vie.

5Quelle est la nature de la relation entre ces romans scandinaves modernes et les deux grandes traditions du genre : le roman d’enquête et le roman « dur à cuire » (hardboiled)?? De nos jours, on ne peut plus s’attendre à rencontrer un détective qui résout un crime par son intuition ou par ses dons d’analyse d’une extrême subtilité. Pourtant il serait erroné d’affirmer que l’on ne retrouve plus, dans les scénarios criminels, des enquêtes qui aboutissent sur la base d’indices, d’infimes pièces à conviction ou grâce à un solide sens déductif et une grande vivacité d’esprit. Les romans policiers traditionnels ont dominé en Scandinavie jusque dans les années 1960 et ils survivent dans des livres où ce sont des officiers de police qui mènent l’enquête et où les meurtres sont commis par des psychopathes ou des sociopathes. Des éléments du roman policier traditionnel continuent à être utilisés par de brillants auteurs — Hammett, Chandler, MacDonald — dans des fictions criminelles qui s’en tiennent aux règles formelles de base, et où l’enquête, au centre de la narration, est menée par des officiers de police. Le roman scandinave peut avoir un ou deux policiers comme personnages principaux, et d’autres fonctionnaires de police du même district ou du même quartier peuvent leur donner un coup de main, mais il faut noter que l’on n’a que très rarement affaire à des romans de procédure policière dans la tradition d’Ed McBain. Il faut aussi remarquer que dans les romans policiers scandinaves les enquêteurs privés sont peu nombreux et que rares sont les récits à la première personne où le narrateur est aussi celui qui mène l’enquête. On ne trouve par conséquent presque pas d’exemples du genre hardboiled sous sa forme la plus pure. Les héros sont tout aussi faillibles qu’auparavant, et leur faiblesse peut être révélée de façon plus spectaculaire encore?; pourtant le système lui-même au sein duquel ils opèrent les aide à résoudre les crimes et à avoir le dernier mot.

6Pour résumer, le roman policier scandinave est un mélange d’un grand nombre de genres et de traditions, une forme hybride qui a connu un grand succès. Les enquêtes sur toutes sortes de crimes constituent toujours le cœur de ces œuvres, et si l’on met à part une quantité importante de livres qui reculent les limites du genre et où subsiste un doute sur l’identité du coupable, la plupart des affaires criminelles sont résolues, les motifs et les intentions sont expliqués — même si en fin de compte le lecteur reste sur l’impression qu’il vit dans un monde dangereux dans lequel le crime ne connaîtra jamais de fin.

7On peut dès lors se demander si, dans cette forme hybride, il existe quelque chose qu’on pourrait considérer comme un dénominateur commun du roman policier scandinave de ces dernières années. Les livres, les crimes et leur élucidation sont si variés et si différents qu’il est impossible d’utiliser cette éventuelle similitude pour le caractériser. On pourrait dire que la vie privée et toutes sortes de problèmes domestiques constituent une valeur sûre dans la plupart de ces livres et que les romans policiers, sur une période assez longue, reflètent généralement plus ou moins fidèlement les changements qui affectent une société. On ne trouve pas beaucoup de critique sociale comparable à celle qu’on a largement connue dans les années 1970, quand certains romans policiers prirent une tournure politique, mais on trouve effectivement des descriptions superficielles, entachées de préjugés et plutôt anodines de la société dans laquelle sont commis ces crimes. Cela n’a toutefois rien de surprenant dans ce genre littéraire à la fois populaire et stéréotypé, et on n’a aucune raison de s’en offusquer. Et pourtant il est hors de doute que le roman policier scandinave sérieux fait fond, dans une plus large mesure que son homologue britannique ou américain, sur les descriptions et même sur la critique de la société où se commettent ces crimes?; il n’aborde pas nécessairement des problèmes ni ne critique la façon dont est organisée la société, mais il décrit les crimes en termes réalistes sur un arrière-fond qui, d’une façon ou d’une autre, reflète les problèmes et les défis de nos sociétés à l’époque à laquelle ces livres ont été écrits. C’est ce qui explique que nombre de ces romans sont politiquement corrects et que certains auteurs pensent même pouvoir améliorer la société à travers le roman policier. Malheureusement les centaines de milliers de lecteurs qui adorent ces livres les lisent probablement pour les sensations fortes et les plaisirs qu’ils leur procurent et non pour qu’ils leur ouvrent l’esprit.

8Quelques critiques ont affirmé que le roman policier scandinave porte toujours sur des problèmes sociaux et que les enquêteurs eux-mêmes, hommes ou femmes, officiers de police pour la plupart, sont excessivement inquiets et témoignent d’un intérêt social, voire existentiel qui ne fait que compliquer leur travail. Au lieu d’admettre sans état d’âme ou même cyniquement qu’ils doivent déambuler dans les rues minables de la ville et faire le sale boulot, ils se préoccupent de leur propre rôle, hésitent, ont des doutes, et ce même au beau milieu d’enquêtes en cours. Certains d’entre eux se tournent vers l’alcool, d’autres deviennent cyniques, mais dans leur for intérieur subsiste toujours un solide sens du devoir, ainsi qu’une volonté de faire ce qu’il faut pour ne pas sombrer.

9Bon nombre des meilleurs romans policiers scandinaves ont une dette envers Sjöwall et Wahlöö, pour le meilleur et pour le pire. Des convictions idéologiques, de longs développements sur la vie privée des officiers de police, les soucis, la maladie et la crainte pour ceux que l’on aime : tout cela a pu contribuer à ce que l’on appelle « le polar à ulcères » dans la fiction criminelle, en référence aux perturbations de Martin Beck dans la série en dix volumes de Sjöwall et Walhöö. Mais ces romans ont aussi montré aux auteurs scandinaves que notre héritage commun, nos valeurs communes, notre regard jeté sur le monde peuvent apporter quelque chose de nouveau, de sérieux et d’important à un genre populaire qui a surtout produit une littérature de divertissement. Les « valeurs scandinaves » : l’Etat-providence, la sécurité sociale, les avantages sociaux, l’intérêt porté aux personnes seules et défavorisées, même les questions environnementales et les prétendues valeurs vertes sont parvenues à s’introduire dans les scénarios des romans policiers. En fin de compte, le point le plus important, c’est qu’à partir du milieu des années 70 un grand nombre d’auteurs talentueux se sont tournés vers le roman policier et ont décidé de poursuivre dans cette voie. Dans les années 90, ces écrivains, presque tous masculins, furent rejoints par une nouvelle génération d’écrivains féminins doués et volontaires, qui ont contribué à la très grande qualité et au prestige du roman policier scandinave après le tournant du siècle.

10Le fait que dans la littérature scandinave nous avons au moins trois séries en dix volumes, voire davantage, avec les mêmes inspecteurs de police, pourrait être considéré comme la preuve absolue de l’influence de Sjöwall et de Wahlöö. Mais il faut également se rappeler que presque tous nos auteurs ont choisi de recourir à des personnages que l’on retrouve tout au long de la série, et c’est ainsi que d’un roman à l’autre réapparaissent des héros pour élucider des crimes, des héros qui se développent, vieillissent, emmènent leurs progénitures au jardin d’enfants, divorcent et se remarient, sont alcooliques, et combattent aussi bien leurs propres démons que des criminels sans scrupules. Une part de la fascination qu’exercent ces œuvres est manifestement liée à ces personnages que les lecteurs suivent d’un roman à l’autre — Kurt Wallander, van Veeteren, Cato Isaksen, Harry Hole, ou Erlendur Sveinsson, pour n’en nommer que quelques-uns de ceux qui figurent sur la longue liste des inspecteurs populaires très compétents du roman policier des dernières années.

11Le roman policier scandinave est évidemment perçu, dans ce que j’ai expliqué ci-dessus, avec un parti pris norvégien. Mais je pense effectivement que tous ces romans ont quelque chose en commun, qui les distingue des ouvrages d’autres pays. Avec tant d’excellents auteurs et tant de livres, les différences sont toutefois probablement plus grandes encore que les ressemblances. Le succès international qu’ont connu tous ces auteurs scandinaves de ces dernières années — avec au sommet la trilogie de Stieg Larsson — est peut-être la preuve indéniable que le roman policier suédois et norvégien se trouvent actuellement à un niveau jamais atteint auparavant.

12Ce succès n’est pas sans rapport avec l’augmentation du nombre de traductions entre les pays scandinaves, et il ne faut pas oublier non plus que beaucoup de ces livres sont devenus des séries télévisées et même des films. Par ailleurs, la coopération au sein de la SKS avec un prix annuel pour le meilleur ouvrage, a également joué un rôle important. Non pas que cette coopération ait amélioré l’écriture en soi, mais elle a conduit à une plus grande interaction entre les auteurs eux-mêmes. Cette énorme popularité signifie aussi que les auteurs d’un pays sont invités à se rendre dans les autres pays où ils font la promotion de leurs ouvrages et participent à des discussions et à des débats.

13Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le Danemark semble être actuellement dans une situation différente de la Norvège ou de la Suède, mais je laisse à mes collègues danois le soin de présenter la situation de leur pays et je me tourne maintenant vers la production spécifiquement norvégienne. Je donnerai un bref résumé de son histoire, puis je me concentrerai — là encore — sur les dernières décennies.

Le roman policier norvégien : la tradition

14Bien qu’il soit tentant de chercher les origines du roman policier norvégien dans un roman de 1840 Mordet paa maskinbygger Roolfsen (Le meurtre du constructeur de machine Roolfsen) de Mauritz Hansen, il serait probablement plus juste de dire que c’est dans les premières décennies du vingtième siècle que le roman policier est devenu ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une manière d’écrire et un genre propre, et ce grâce à Sven Elvestad, plus connu de nos jours sous son nom de plume Stein Riverton. L’Association norvégienne des auteurs de romans policiers s’appelle « le Club Riverton », ses meilleurs romans sont des œuvres remarquables qui valent toujours la peine d’être lues, ne serait-ce que parce que dans ces romans sont apparus pour la première fois — très en avance sur leur temps — les détectives, l’intrigue et les élucidations qui ont recours à ces objets de la modernité que sont les trains, les avions et l’électricité. Bien plus : inspirés probablement par l’un ou l’autre des récits de Conan Doyle avec Sherlock Holmes, les récits et les romans de Riverton, qui paraissaient sous forme de feuilletons dans les journaux avant d’être publiés comme livres, ont introduit quelques détectives qui ont changé et se sont développés au fil du temps, mais qui constituaient des personnages fiables auxquels les lecteurs prenaient un vif intérêt. L’un de ces détectives, Knut Gribb, devint le personnage principal dans les romans du magazine Detektiv-Magasinet, publiés de 1929 à 1964, et ce détective, le plus célèbre de tous les détectives littéraires de Norvège, a poursuivi sa carrière dans de nombreuses réimpressions et même dans des nouvelles et des récits plus récents plus de cinquante ans après la mort de son créateur, décédé en 1933 à l’âge de cinquante ans. D’une certaine façon, Stein Riverton et ses romans policiers peuvent encore être considérés de nos jours comme l’un des éléments les plus marquants dans l’histoire du roman policier norvégien. Il est certes possible d’identifier une tradition presque insignifiante avant qu’il n’entre en scène, mais il est plus raisonnable de dire que tout ne commence qu’avec lui.

15Stein Riverton a été le premier auteur norvégien à voir ses romans traduits en de nombreuses langues. Il a longtemps séjourné en Suède où il a créé un atelier d’écriture, publiant de la littérature populaire pour le marché de masse de l’époque. Il a écrit environ une centaine de fictions policières, dont un petit nombre, qui ont la même longueur que des romans, sont très supérieurs aux autres par leur caractérisation, leur intrigue et leur suspense, avec un sens particulier pour ce qui est menaçant ou sinistre. Jernvognen (Le Char de fer, 1909), paru en anglais sous le titre The Iron Chariot ou The Iron Wagon, en est de loin le meilleur, et il devrait être considéré comme une œuvre fondatrice pour ce genre de roman au niveau mondial. Riverton a affirmé un jour que le roman policier était fait pour l’ère des machines et des avions, et il est vrai que c’est sur les derniers développements scientifiques et technologiques que reposent le crime et le mystère quand le progrès est usurpé par des forces maléfiques. Riverton a délibérément essayé de créer la même atmosphère sinistre que dans Le Chien des Baskerville, et il y est parvenu en renouvelant de manière inattendue la vieille astuce qui consiste à faire de la personne qui est la moins suspecte le meurtrier. [1]

16Bien que des centaines de romans policiers aient été écrits pendant la première moitié du vingtième siècle en Norvège — souvent manifestement influencés par des auteurs britanniques, qui ont dominé le « roman-puzzle » — il y a peu de titres qui sortent vraiment du lot pendant cette période. On a écrit des livres, ils furent lus et oubliés, et comme la littérature populaire n’a pas vraiment ses propres institutions, contrairement à l’histoire littéraire, qui est régulièrement révisée et mise à jour, seuls les spécialistes ont gardé la trace de ces livres et de leur évolution. Avec le recul du temps, des dizaines d’années plus tard, on peut peut-être affirmer qu’un petit nombre de romans fort bien écrits font toujours partie de l’héritage ou de la tradition. Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du roman policier norvégien s’entendent pour dire que quelques rares livres publiés avant 1950 sont au même niveau que Jernvognen et méritent de passer à la postérité, et dans ce petit nombre on cite presque immanquablement une œuvre du poète André Bjerke, publiée sous son nom de plume Bernhard Borge : De dødes tjern (Le lac des morts, 1942), ainsi que Historien om Gottlob (L’histoire de Gottlob, 1941), de Torolf Elster. Signalons que le nombre de romans policiers publiés pendant les cinq années de l’occupation allemande est plus important que pendant la période précédente, et bien plus important encore si on le compare avec la production infime des décennies de l’après-guerre. On se contentera de rappeler ici que le livre d’Elster est un thriller expérimental et psychologique, qui nous permet, à nous lecteurs, de reconstituer patiemment le puzzle d’une histoire cohérente qui mêle la politique et la finance internationales à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il faut signaler aussi qu’André Bjerke a fait ses débuts en 1941 avec Nattmennesket (L’homme de la nuit), et que dans tous ses récits d’élucidation il a recours à la psychanalyse freudienne, en y incluant l’interprétation des rêves, ainsi que la connaissance intime de la plupart des personnages qu’a son héros, Kai Bugge, un psychologue et limier amateur. Ces livres apportent aussi la preuve que Bjerke s’intéressait vivement et croyait profondément aux phénomènes occultes et surnaturels, qui créent une atmosphère de crainte et d’appréhension. On y trouve aussi des commentaires sur le genre lui-même et ses possibilités, car il considère que le roman policier est l’une des formes les plus précieuses et les plus significatives de toutes les formes littéraires.

17Entre 1950 et 1970, il est difficile de trouver un ou plusieurs livres vraiment exceptionnels ou dont on pourrait dire qu’ils font partie du « canon ». Cela ne signifie pas pour autant que pendant cette période on n’ait pas écrit ni publié de romans policiers, mais face à la sérieuse concurrence des livres traduits, le nombre des nouvelles publications norvégiennes est tombé très bas : quelques livres seulement par an. Dans une histoire détaillée du roman policier norvégien, il faudrait parler de ces livres, les présenter, les évaluer par rapport au canon du genre et par rapport à l’évolution historique. Mais dans cette vue d’ensemble, je ne mentionnerai qu’un seul ouvrage de cette période, à savoir Stille som i graven de Gerd Nyquist (Silencieux comme dans la tombe, 1966). Gerd Nyquist peut légitimement être considérée comme la représentante d’un groupe assez important d’auteurs femmes qui s’inscrivent toutes dans la tradition héritée d’Agatha Christie, où un meurtre est commis, où il fait l’objet d’une enquête pour être finalement élucidé avec une grande ingéniosité dans un roman presque universitaire ou littéraire qui décrit un milieu où tout le monde fait partie de la classe moyenne, voire de la grande bourgeoisie. Pour Willy Dahl, l’un des historiens du roman policier norvégien, ce roman marque aussi la fin de cette tradition en Norvège. Il estime en outre que la politique et la critique sociale prennent désormais de l’importance, en même temps que le thriller international et l’espionnage font leur entrée dans le roman policier. C’est probablement vrai, mais seule une poignée de livres de cette sorte fut publiée dans la décennie suivante, et surtout, un nouveau changement, beaucoup plus spectaculaire, eut lieu au milieu des années 1970. La situation s’améliora sur toute la ligne : des publications plus nombreuses, de meilleure qualité, de nouveaux sujets, des énigmes plus élaborées, des détectives et des enquêteurs plus intéressants. L’influence de la tradition du polar hardboiled est évidente, tout comme l’influence du roman policier classique. Pour un certain nombre d’écrivains, le genre créé par Hammett et Chandler semblait être le plus efficace de tous les genres si l’on voulait critiquer la société et s’efforcer de la changer. Même la politique radicale parvint à prendre pied dans ce genre populaire, bien que l’idée qu’elle puisse changer le lecteur — et donc aussi le monde — fût rapidement oubliée. Depuis, la fiction criminelle a eu « pignon sur rue » et son développement et ses progrès de 1975 à nos jours sont tout à fait remarquables. Nous allons maintenant examiner de plus près ses deux différentes phases, et nous allons voir s’il est possible de trouver les raisons ou les causes, institutionnelles ou autres, qui expliqueraient ce changement spectaculaire.

Première phase : 1975 - 1990

18Ce ne fut peut-être ni important ni décisif, mais l’Association des auteurs de romans politiciens norvégiens Rivertonklubben fut créée en 1972, et sa finalité était manifestement d’œuvrer à l’amélioration du roman policier norvégien. En 1972 parurent quatre romans mêlant le crime et le suspense, mais seul l’un d’eux pouvait être qualifié de roman « criminel », à condition toutefois de considérer l’enquête, l’investigation et l’élucidation d’un mystère comme les ingrédients indispensables du genre. Quelques années plus tard, les progrès étaient réels. En plus du bon travail de l’Association et de ses membres, une des raisons qui expliquent ce succès fut la sélection réfléchie et réussie de romans traduits et publiés en livres de poche par notre plus importante maison d’édition, qui créa pour ce faire une nouvelle collection : Den svarte serie (La Série Noire). Celle-ci ne tarda pas à publier des romans norvégiens, ainsi que des ouvrages considérés à l’époque comme politiquement radicaux, car ils critiquaient la société et le système politique. La publication de l’ensemble des dix volumes du « roman du crime » de Sjöwall et Wahlöö dans la Série Noire fut une preuve éclatante de l’usage du roman policier que pouvaient faire des écrivains talentueux ayant un programme politique. Les deux Suédois se sont sans conteste inspirés d’écrivains aussi différents que Simenon et Ed McBain, et le fait qu’ils ont écrit des romans policiers et qu’ils sont devenus de plus en plus critiques envers l’État-providence suédois au fur et à mesure que se développait la série peut être considéré comme le facteur-clé pour le renouveau du genre. En l’espace de quelques années la scène toute entière de cette littérature en Norvège allait changer. Peu après, la Série Noire publia un vieux roman noir norvégien très particulier Mitt navn er Knoph (Mon nom est Knoph), datant de 1918, et dont l’auteur était l’un de nos plus grands poètes, Olaf Bull. André Bjerke — déjà cité, qui publiait ses romans policiers sous le pseudonyme de Bernhard Borge — en rédigea la présentation. Plus important encore : Tor Edvin Dahl publia un polar d’enquête, Etterforskning pågår (Une enquête est en cours), véritable réplique norvégienne au couple suédois. Par la suite, Dahl écrivit une série de romans saisissants, mais assez simples. Rétrospectivement, et maintenant que les inspecteurs de police de toutes sortes dominent le roman policier norvégien depuis les années 1980, l’importance de ces romans précurseurs ne devrait pas être sous-estimée.

19Un autre facteur, certes mineur, mais significatif, fut l’annonce d’un concours pour l’année 1973, probablement pour voir s’il était possible d’inclure des ouvrages norvégiens dans la Série Noire. En 1975 les trois meilleurs livres ayant participé à la compétition furent effectivement publiés dans la Série Noire. Deux de ces livres sont aujourd’hui plus ou moins tombés dans l’oubli, mais l’auteur qui a remporté le deuxième prix est devenu l’un des meilleurs, et aussi le plus productif et le plus respecté de tous les auteurs norvégiens contemporains de romans policiers : Gunnar Staalesen. Il a fait ses débuts avec ce livre, Rygg i rand, to i spann, [2] où apparaissent pour la première fois les inspecteurs Dumbo et Maskefjes. Ils ont été créés sur le modèle de policiers rustres qui patrouillent ensemble dans un grand nombre de romans d’Ed Mc Bain et de certains de Sjöwall et Wahlöö. Ils figurent aussi dans deux autres livres. Mais la plus belle réussite de Staalesen débuta en 1977 quand il introduisit son détective privé Varg Veum dans Bukken til havresekken (Le Loup dans la bergerie)?; ce roman fut suivi en 1979 par l’un des meilleurs livres dans ce qui est devenu aujourd’hui une très longue série ayant Varg pour héros : Din, til døden (Pour le meilleur et pour le pire). Bien que Staalesen soit presque le seul à mettre en scène un détective privé qui raconte à la première personne les histoires de crime et leur élucidation, le simple fait qu’il soit parvenu à transplanter dans une petite ville norvégienne ce héros américain — pour lequel Philip Marlowe de Chandler a servi de modèle — est tout à fait remarquable. Varg Veum est ainsi un personnage très littéraire qui agit dans les limites et en fonction des contraintes des stéréotypes du roman noir, mais en même temps, son comportement diffère de celui de ses rustres de prédécesseurs. Il sait que quelqu’un doit faire « le sale boulot » quand la police ne le fait pas, et il sait aussi que cela demande une grande intégrité et un sens moral élevé.

20Un petit nombre d’auteurs norvégiens se manifestèrent à peu près à la même époque, et pendant de longues années ils furent à peu près les seuls à n’écrire que des romans policiers. Gunnar Staalesen fut rejoint par Jon Michelet et Fredrik Skagen, et nous avons déjà mentionné E. Dahl, encore que ce dernier ait continué sa carrière d’écrivain « sérieux » et n’ait publié ces dernières années que peu de romans policiers. D’autres auteurs ont connu des succès éphémères, mais ceux qui avaient débuté leur carrière à la fin des années 1970 ont été rejoints un peu plus tard par une foule d’écrivains, hommes ou femmes, qui ont amené le roman policier norvégien à des niveaux jamais atteints jusque-là.

21Un événement décisif se produisit à peu près à cette même époque. Tout à coup, l’intérêt des auteurs de romans policiers s’était déplacé : ils abandonnèrent les histoires énigmatiques de détectives pour se tourner vers des récits centrés sur des actes criminels, récits qui décrivaient les problèmes induits par les changements sociaux. Cette nouvelle orientation était accompagnée d’une critique explicite d’une évolution qu’ils n’appréciaient pas. Les héros de la plupart de ces nouveaux livres sont des inspecteurs de police. Mais on assista aussi à un renouvellement dans la rédaction des thrillers et des récits d’aventures, centrés cette fois sur les provocations, les menaces et le suspense.

22Il faudrait citer ici beaucoup de noms et beaucoup de livres, mais avec le recul il est peut-être préférable de se limiter aux personnages des séries ou aux « héros » que les auteurs norvégiens ont créés entre 1975 et 1990. Les écrivains qui dominent cette période sont ceux qui ont publié régulièrement et qui mettent en scène le même personnage, bien que l’on trouve aussi de nombreux livres publiés par d’autres auteurs qui ne font que des incursions occasionnelles dans ce genre littéraire. Nous avons déjà mentionné l’étonnant détective privé du Bergen de Staalesen, Varg Veum. On pourrait citer également Vilhelm Thygesen de Jon Michelet, un policier tout à fait intéressant, avec une carrière mouvementée, qui connut un grand succès aux alentours des années 1980 avant de réapparaître dans un très bon roman deux décennies plus tard. Anders Reknes, le policier de Tor Edvin Dahl, n’est peut-être pas le plus mémorable, mais on peut suivre les merveilleuses aventures du gredin Morten Martens, l’anti-héros de Fredrik Skagen, souvent aux prises ou travaillant de concert avec Christian Rønnes dans les forces de police de Trondheim. Dans une série qui réunit jusqu’à dix titres, Gert Nygårdshaug laissa Frederic Drum démontrer ses capacités d’œnologue et de cryptologue, tandis que Pål Gerhard Olsen créait Aron Ask et le faisait travailler dans la même ville que Varg Veum !

23La situation changea de façon spectaculaire dans les années 1970, mais il fallut encore environ une décennie pour que le roman noir atteigne le niveau de qualité auquel il est parvenu aujourd’hui. Durant les années 1980 la fiction criminelle, y compris le thriller et les récits d’aventure, s’imposa auprès des lecteurs, dans les médias et dans les institutions littéraires comme un genre supérieur à tous les autres genres de la littérature populaire. Les critiques se mirent à évoquer un genre « littéraire criminel », pour bien le distinguer de la production de masse des livres de poche ou des ouvrages traduits. Rétrospectivement, on peut dire que les livres des années 1970 et 1980 s’en tiennent aux règles traditionnelles, ainsi qu’aux stéréotypes tant pour l’enquête que pour l’élucidation des affaires criminelles. Quand le genre se développa dans les années 1990 et suivantes, l’expérimentation stylistique et narrative, la multiplicité des points de vue et des voix permirent de créer suspense et mystification grâce à des moyens nouveaux et surprenants. Les auteurs de sexe féminin étaient au premier rang, inspirées peut-être par leurs consœurs comme P. D. James et Minette Walters. Mais, plus important encore, de nouveaux auteurs créèrent leurs propres héros ou anti-héros, la plupart étant d’ailleurs des officiers de police, de sexe masculin ou féminin, et progressivement les investigations furent menées dans des environnements nouveaux, dans la mesure où ces enquêteurs devaient souvent se déplacer pour venir en aide aux polices locales dans l’élucidation des crimes. Le roman policier norvégien est par conséquent moins cantonné en milieu urbain que ne le veut la tradition qu’il poursuit et développe.

Seconde Phase : Les années 1990 et suivantes — un âge d’or du roman policier norvégien

24Les auteurs qui avaient débuté dans les années 1970 ne furent rejoints que par un petit nombre de nouveaux auteurs qui privilégiaient comme forme littéraire le roman policier. Au début des années 1990 on vit apparaître un grand nombre de nouveaux auteurs qui montrèrent la voie pour les années à venir. Ils faisaient preuve d’une grande assurance, ils savaient écrire et leurs récits se déroulaient dans des villes qu’ils connaissaient parfaitement pour y avoir grandi ou vécu, et parfois même ils expédiaient leurs inspecteurs de police dans les coins et les recoins les plus reculés du pays. Dans la fiction romanesque, Oslo, Bergen et Trondheim ont été les scènes d’un plus grand nombre de crimes que dans la réalité, mais on a aussi trouvé d’ignobles assassins dans des petites communautés villageoises de l’ensemble du pays. Des policiers avaient à résoudre des affaires criminelles, quels que soient les endroits où elles avaient eu lieu, et à quelques exceptions près, ils n’ont presque pas de concurrents dans le roman policier norvégien contemporain.

25En plus du détective Varg Veum créé par Staalesen, qui poursuivit son activité dans de nombreux ouvrages jusque dans les années 1990 et même jusqu’au tournant du siècle, Kjersti Scheen introduisit en 1994 une femme détective privée avec un personnage qui est presque une parodie — Margaret Moss — dans Teppefall (Rideau !). En 1996, dans Gylne tider (Des temps en or), Jan Mehlum mit en scène un avocat, qui est aussi détective et travaille à Tønsberg, et avec un sens aiguisé de l’ironie, il lui donna le nom de Svend Foyn, célèbre armateur qui, au xixe siècle, était installé dans cette même ville et fut le fondateur de la chasse à la baleine moderne. Frederic Drum, le héros de Nygårdshaug, poursuit son ingénieux travail d’élucidation jusqu’en 2006, date à laquelle fut publié le dixième volume de la série (Rødsonen, La Zone rouge). L’honnêteté nous oblige à dire ici que presque tous les grands romans policiers norvégiens centrés sur l’investigation ont pour « héros » des officiers de police. Parmi eux certains travaillent en étroite collaboration avec un collègue, et il arrive même que nous voyions l’équipe tout entière au travail?; néanmoins, c’est toujours un seul inspecteur qui a un rôle aussi essentiel que l’était celui des détectives d’autrefois. Le lecteur entre souvent dans l’intimité de ces héros, car leur vie privée est décrite avec davantage de détails que ne l’exige le genre.

26Ces héros, qui sont-ils?? Ce sont par exemple Cato Isaksen dans une série policière d’Unni Lindell, dont le premier volume a paru en 1996 (Slangebæreren, Le porteur de serpent)?; Konrad Sejer, qui apparaît dans de nombreux livres de Karin Fossum, le premier publié en 1995 (Evas øye, L’œil d’Eva)?; Knut Moen, dans les romans de Jørgen Gunnerud, depuis Raymond Isaksens utgang (La sortie de Raymond Isaksen, 1994) jusqu’à Byen med det store hjertet (La ville au grand cœur, 2009)?; Hanne Wilhelmsen, dans une série de romans d’Anne Holt?; Harry Hole dans presque tous les romans publiés par Jo Nesbø, et dont le premier s’intitule Flaggermusmannen (L’homme chauve-souris, 1997). On pourrait en citer beaucoup d’autres, mais tournons-nous maintenant vers les auteurs les plus importants et les meilleurs livres des années 1990, avant de donner quelques indications sur les courants et les tendances ultérieurs à l’année 2000. Il est évidemment trop tôt pour faire un bilan des années les plus récentes. Un recul est nécessaire si l’on veut se prononcer de manière objective.

27Les auteurs talentueux et féconds qui ont commencé leur carrière dans les années 1970 et 1980 ont bouleversé la façon d’écrire des romans policiers norvégiens et ils ont posé les fondations de ce que j’ai appelé un âge d’or, qui a commencé au début des années 1990. De nouveaux auteurs les ont rejoints et ont contribué de manière significative à la vitalité et à la richesse du roman policier norvégien de ces quinze dernières années. Nous en avons déjà mentionné quelques-uns. Si nous voulons allonger notre liste, il nous faut commencer par des auteurs de sexe féminin : Kim Småge, Anne Holt, Unni Lindell, Karin Fossum, Pernille Rygg et Magnhild Bruheim. Un certain nombre d’écrivains masculins ont débuté à la même époque, à savoir : Kjell Ola Dahl, Jørgen Gunnerud, Jo Nesbø, Jan Mehlum et Kurt Aust. Tous ces auteurs ont dominé la période, bien qu’ils aient été aussi en bonne compagnie avec les écrivains de la génération précédente, ainsi qu’avec les nouveaux venus d’après l’an 2000, dont certains ont choisi d’écrire des thrillers ou encore des romans d’aventure, et ce avec un grand succès.

28Les femmes qui ont changé le roman policier norvégien peuvent être rattachées à une tradition internationale relativement récente. Sara Paretsky et Sue Grafton sont entrées dans un domaine, ou un genre, qui était aux alentours des années 1980 exclusivement masculin : le roman noir ou hardboiled, et elles ont joué un rôle de précurseurs. P. D. James a prouvé elle aussi que l’investigation et la découverte de crimes horribles n’étaient pas des tâches réservées aux hommes, et si les premiers ouvrages publiés par ces femmes ne peuvent être qualifiés de féministes au sens propre du terme, il n’en demeure pas moins qu’elles ont mis en scène des femmes dans des situations totalement nouvelles pour elles. Ce n’est, bien entendu, pas un hasard si Hanne Wilhelmsen, la policière d’Anne Holt, est lesbienne et entretient une relation suivie avec une autre femme. Kim Småge avait écrit un roman féministe assez violent et très impressionnant dans les années 1980 — Nattdykk (Plongée nocturne) — pour lequel elle avait reçu le prix Riverton, bien qu’il faille considérer ce roman comme plutôt marginal. Par la suite elle créa une policière crédible et très compétente dans la personne d’Annekin Halvorsen, qui élucida à Trondheim des crimes dont certains avaient été commis par des hommes qui exploitaient et même haïssaient les femmes. Le premier roman d’Unni Lindell (Slangebæreren) a pour cadre un refuge pour femmes battues et violées. Cela ne suffit pas à prouver que pour la même période les livres écrits par des femmes ont un programme différent de ceux écrits par des hommes. Cela montre plutôt que la critique sociale et la volonté de coller au plus près du monde tel qu’il est ont une importance réelle, même dans des livres qui sont de la vraie fiction et restent très près des règles et des stéréotypes de ce genre littéraire.

29Certains s’étonneront peut-être, mais à tort, qu’un grand nombre d’auteurs féminins choisissent pour héros et pour personnages de leurs romans des inspecteurs de sexe masculin. En fait, ce choix n’a guère d’importance, et peut-être serait-il plus judicieux de chercher des policières dans les romans écrits par des hommes. Quant aux différences de style ou de stratégies narratives, on ne trouvera pas de variations significatives entre les femmes et les hommes. En revanche, on peut détecter chez les auteurs de sexe féminin une tendance générale à écrire des récits plus compliqués et moins linéaires. Il arrive assez souvent que le lecteur suive l’assassin jusqu’au moment précis où le crime est commis, ce qui fait qu’au départ, il en sait plus que la police, qu’il suit ensuite pas à pas durant sa difficile enquête. Les assassins déséquilibrés, voire les authentiques psychopathes dépravés augmentent le suspense ainsi que l’atmosphère d’incertitude et de crainte. Le maître du roman noir psychologique, qui recourt souvent à des femmes âgées à l’esprit tordu est Karin Fossum. Elle est à plusieurs égards le meilleur de tous les auteurs féminins dans cette catégorie et pour cette période, et ce non pas parce qu’elle déplace les limites du genre et tente même de le briser, mais parce qu’elle implique le lecteur à un niveau plus profond de compréhension, de crainte et d’excitation qu’il n’est d’usage dans ce genre de littérature. Ses meilleurs livres sont destinés à devenir des classiques de la fiction criminelle norvégienne, et cela vaut aussi pour les ouvrages dans lesquels elle sape certaines des conventions essentielles du genre.

30La nouvelle génération d’auteurs de polars depuis les années 1990 comprend, à quelques exceptions près, des auteurs prolifiques. La plupart d’entre eux ont écrit une demi-douzaine d’ouvrages, voire davantage. En général, ils sont restés fidèles à leurs héros, qu’ils travaillent seuls ou en équipe, et ils ne sont que rarement passés d’un héros qui a connu le succès dans une série à un autre. Ainsi les lecteurs se sont familiarisés avec les inspecteurs de police et les livres sont souvent publiés comme un épisode d’une série où figure tel ou tel détective.

31Un certain nombre des auteurs féminins que nous avons mentionnés ont connu un grand succès international, et même, pour certaines d’entre elles, dans les pays de langue anglaise. Elles ont très rapidement conquis un marché chez nos voisins, surtout en Suède, et l’apparition d’une génération entière de nouveaux talents féminins est effectivement à mettre sur le compte de leurs consœurs norvégiennes qui les avaient précédées. Cependant, il y a un écrivain masculin qui a connu, tant en Norvège que dans la plupart des pays occidentaux, un succès plus considérable encore que tous les auteurs femmes réunis, c’est Jo Nesbø. De Flaggermusmannen (L’homme chauve-souris, 1997) — l’ouvrage a reçu à la fois le prix norvégien et scandinave du meilleur roman policier de l’année — jusqu’à Panserhjerte (Cœur blindé, 2009), tous ses livres ont connu des tirages élevés et les lecteurs attendent à chaque fois avec la plus grande impatience de nouvelles aventures, de nouveaux frissons, de nouveaux désarrois de leur héros perturbé et épisodiquement alcoolique, Harry Hole, et ils veulent voir comment il réussit une nouvelle fois à s’échapper de justesse. Son chef-d’œuvre est très certainement Rødstrupe (Rouge-gorge, 2000), qu’un vote populaire a consacré quelques années après sa publication comme le meilleur polar norvégien de tous les temps. Une autre « canonisation » du même genre, mais par un jury restreint, a consacré l’ouvrage de Karin Fossum Elskede Poona (L’épouse indienne, 2000) comme le chef d’œuvre du polar. Il ne faudrait pas prendre tout cela trop au sérieux, mais l’attribution de ce prix reste néanmoins un indice de la grande qualité du roman policier de cette période — une période que je n’hésite pas à considérer comme l’âge d’or du roman policier norvégien. Peut-être que Rødstrupe est le roman le plus typique de cette époque. C’est un roman long et complexe. Le narrateur et le rythme de la narration changent souvent, et il évolue librement entre le temps présent et un passé indispensable à la compréhension de l’élucidation des crimes. Quant à Elskede Poona, c’est un mélange heureux et peu courant d’une histoire d’amour et d’une enquête criminelle qui se passe dans une petite communauté où chacun a quelque chose à cacher, ce qui fait qu’à la fin on ne sait pas vraiment si le coupable est bien la personne arrêtée par la police. Dans cette affaire, le travail de la police n’est peut-être pas de la meilleure qualité, mais Konrad Sejer, l’inspecteur que met en scène Fossum, est le personnage le plus sympathique et le plus fiable de tous les inspecteurs de police du polar norvégien actuel. Harry Hole, dans le livre de Nesbø, est un personnage d’une tout autre trempe. Mais son intuition et sa capacité d’élucidation sont si grandes qu’elles lui évitent de perdre son emploi, malgré toutes ses querelles avec ses supérieurs et malgré ses accès d’alcoolisme. Il semblerait que les lecteurs aient été fascinés par ce personnage et il peut être considéré à plus d’un titre comme un mélange inhabituel mais très efficace des héros du roman policier qui l’ont précédé.

32Entre vingt et trente nouveaux polars paraissent chaque année en Norvège depuis le milieu des années 1990. Ils ont été publiés par de petites et de grandes maisons d’édition, ils ressemblent à s’y tromper à des romans ordinaires et ils sont distribués par les mêmes canaux que la « grande » littérature. Parmi eux, beaucoup ont été désignés « livres du mois » dans différents clubs de lecture. Les plus populaires d’entre eux se vendent en Norvège à plus de 200.000 exemplaires, et la plupart se vendent relativement bien, du moins si on les compare aux romans ordinaires. Un bon nombre de nouveaux auteurs sont venus au roman policier après l’an 2000, et certains ont connu un succès immédiat, alors que pour d’autres, il va falloir attendre qu’ils publient d’autres livres pour qu’on sache de quoi ils sont capables. Je n’allongerai pas démesurément la liste, mais je vais tout de même citer quelques auteurs prometteurs. Tom Kristensen a commencé sa carrière avec des thrillers qui rappellent ceux de John Grisham, mais dans ses meilleurs livres — Profitøren (Le Profiteur, 2005) — il arrive à utiliser certains aspects du thriller dans un roman où il est question de crime, d’investigation et d’élucidation. Knut Faldbakken, qui avait derrière lui une longue carrière de romancier quand il publia son premier roman policier, a connu un grand succès avec d’excellents romans situés dans des lieux qu’il connaissait bien et en mettant en scène la police locale. Les premiers romans de Jorunn Thørring sont également très prometteurs, tout comme les authentiques romans policiers très saisissants de Jørn Lier Horst. Jonglant entre différentes formes de thriller et très conscient du genre qu’il utilisait, Tom Egeland a rencontré un grand succès international avec ses récits mêlant le suspense, la menace et l’aventure. Lucifers evangelium (L’évangile de Lucifer, 2009) est un excellent exemple de ce que l’on peut faire dans un roman d’aventure quand on y associe des éléments apparentés à la science-fiction.

33Il y a davantage de thrillers et de récits d’aventures dans le roman policier et le roman à suspense norvégiens après l’an 2000 que durant la décennie précédente, mais le roman policier dans sa forme hybride — un mélange qui tient à la fois du roman de procédure policière et du genre hardboiled mais renferme aussi des éléments du roman de détective — en est la forme dominante. Il n’y a rien actuellement qui invite à penser que ce genre puisse beaucoup changer à l’avenir, et cela s’explique par le fait qu’il s’agit d’une littérature d’un genre très conventionnel et stéréotypé, et que la littérature populaire se répète souvent quand elle est entourée de succès. Il y a pourtant de bonnes raisons d’être attentif à ce qui va se passer dans un proche avenir, ne serait-ce que parce qu’en général un âge d’or ne dure pas éternellement.

Notes

  • [*]
    Hans H. SKEI est professeur de littérature comparée, traducteur, critique littéraire, président du Club Riverton depuis 2008, ILOS, Oslo universitet, Postboks 1003 Blindern, NO-0315 OSLO ; courriel : h.h.skei@ilos.uio.no.
  • [1]
    Agatha Christie utilisa la même astuce dix-sept ans plus tard.
  • [2]
    Titre intraduisible. Il reprend deux vers d’une comptine du style « Am, stram, gram… »
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