Couverture de EGER_258

Article de revue

L'Europe des lettres

Pages 387 à 391

Notes

  • [*]
    Anne-Marie SAINT-GILLE est Professeur de Civilisation allemande à l’université Lumière-Lyon 2 ; 86, rue Pasteur, F-69007 ; Lyon ; courriel : amsg@noos.fr
  • [1]
    Marie-Claire Hoock-Demarle : L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris : Albin Michel, 2008.

1À l’heure où la forme épistolaire est menacée par la montée en puissance de moyens de communication favorisant une expression minimale et éphémère dont les formulations ad hoc tendent à remplacer un véritable processus d’écriture, Marie-Claire Hoock-Demarle livre une étude synthétique des « réseaux épistolaires » à la base de la « construction d’un espace européen ». [1] Il s’agit de soulever, à partir d’analyses de correspondances, des questions relatives à l’émergence d’une conscience européenne aux formes parfois insolites et aux intérêts souvent antagonistes en tenant compte des itinéraires particuliers des divers auteurs des corpus retenus, lesquels font la part belle à l’espace franco-allemand.

2L’écart séparant l’envoi de la réception d’un courrier inscrit l’échange épistolaire dans l’espace et dans le temps. L’approche retenue ici, celle d’un genre épistolaire « créateur d’espace », est appliquée à la période que les historiens ont coutume de nommer le « long » XIXe siècle, de la Révolution Française à la Première Guerre mondiale. Englobant plusieurs générations d’épistoliers, elle correspond à des bouleversements politiques et culturels majeurs pour l’Europe.

3Dans une première partie, intitulée « Mise en réseau de l’Europe », la thèse de l’auteure – celle d’un genre épistolaire créateur de temps, d’espace et de réseaux de sociabilité propres – est tout d’abord examinée à la lumière de l’histoire culturelle européenne.

4Une première forme de réseau épistolier peut être repérée dès la première moitié du XVIe siècle, construit à partir d’une figure centrale, à l’exemple de la constellation constituée autour d’Érasme de Rotterdam, qui relie clercs et personnages cultivés issus de nations différentes. Loin d’être seulement un véhicule et un témoin des idées du temps, l’entre-deux épistolaire émergeant à cette époque est à l’origine d’une circulation d’idées tout à fait originale et singulière. Si le XVIIe siècle est marqué par un repli sur des échanges de proximité – familiaux ou privés – les événements politiques et culturels de la fin du XVIIIe siècle sont à l’origine d’un processus d’accélération du temps et d’élargissement de l’espace des correspondances. Celles-ci concernent désormais des cercles plus vastes dans un espace aux dimensions européennes et leur contenu s’ancre dans la réalité géographique, sociale et politique de l’époque.

5Les conditions de production des correspondances font l’objet d’une analyse très intéressante, considérant la correspondance selon les multiples aspects sociaux de cette activité, et qui débouche sur la mise en évidence des codes et des normes sous-tendant l’acte créateur lié au commerce épistolaire.

6Ce cadre étant posé, l’ouvrage s’organise en sept chapitres principaux reflétant des phases et des aspects divers de la construction d’un espace européen par les lettres, de l’épreuve de la Révolution à l’internationalisme naissant au moment de la Grande Guerre.

7Le premier d’entre eux, intitulé « L’épistolaire révolutionné », met en lumière dans quelle mesure les événements de 1789 ont bouleversé le statut du genre épistolaire ; d’abord parce que les lettres de témoins des événements dépassaient le statut habituel de la relation de voyage pour livrer un témoignage d’une authenticité immédiate sur le basculement d’un monde à un autre. Ensuite parce que conscients de l’importance inédite du message transmis et des attentes immenses des intellectuels européens en mal d’informations précises sur les faits révolutionnaires, les auteurs visèrent de plus en plus à élargir le cercle de leurs destinataires et commencèrent à publier leur lettres, ouvrant ainsi la voie à un épistolaire public et à un genre littéraire marqué par de grands noms, tel celui de Heine, figure emblématique de cette première écriture de la modernité.

8À l’époque de l’Europe napoléonienne, les chassés-croisés, les exils, les voyages et la recomposition opérée après la Paix de Lunéville donnent naissance à un réseau épistolaire « à facettes multiples », à la fois très éparpillé et réunissant des acteurs et des approches aussi divers que Madame de Staël et sa « curiosité d’ethnologue », le « comparatiste en chambre » Charles de Villers ou encore les frères Schlegel, ces « Allemands de Paris » à l’origine de la création de la revue Europa, qualifiée de « correspondance imprimée » et qui, à la différence de l’Athenäum, fut conçue pour un lectorat élargi sur le mode et dans le style de l’épistolaire. L’analyse de cette période montre une constellation interculturelle pas encore construite en véritable réseau. La démonstration est novatrice, en ce sens qu’elle établit certes l’existence d’une culture européenne, mais qu’elle la montre aussi comme un ensemble de pièces diverses, telle « un puzzle non encore ordonné ». Elle met donc à mal la conception convenue d’une histoire de l’européisme des intellectuels rattachés à une tradition du cosmopolitisme. La vision de l’Europe apparaissant ici est au contraire saisie au prisme de la diversité de ses cultures.

9Si la dimension européenne de Coppet, lieu de résidence de Madame de Staël en exil, est connue, l’auteure choisit un angle d’analyse qui vient heureusement compléter les études staëliennes par le choix de corpus de correspondances périphériques, parmi lesquelles les lettres échangées de 1804 à 1808 par August Wilhelm Schlegel et Sophie Tieck-Bernhardi. Coppet y porte les traces des passages de nombre de voyageurs européens et y apparaît comme un lieu de circulation des savoirs. En dehors de l’intérêt des pièces, quelquefois inédites, qu’elle convoque, l’étude des écrits épistolaires atteste l’émergence d’une opinion publique qui ne craint pas de poser un regard désapprobateur sur les événements politiques que vit l’Europe de cette époque. L’« esprit de Coppet » est donc un esprit critique, et si les correspondances mettent en évidence l’ébauche d’un substrat littéraire commun, englobant Cervantès et Shakespeare, mais aussi Ossian et Matthison, elles témoignent également du cheminement qui mène certains auteurs, à l’instar des frères Schlegel, de l’européisme de conviction à une réappropriation patriotique de leur identité nationale.

10Brillamment consacré dès la fin du XVIIIe siècle, le roman épistolaire réalise par la fiction narrative la fusion entre lettre et livre. Mais le chapitre dénommé « Une symbiose biblio-épistolaire européenne » étudie l’imbrication entre lettre et livre telle qu’elle s’intensifie dans les trois premières décennies du XIXe siècle sous l’aspect du commerce du livre dont les correspondances mobilisant auteurs, éditeurs et lecteurs portent la marque. Entre réalités économiques et enjeux littéraires, entre un Johann Friedrich Cotta et un auteur tel que Goethe, entre Julius Campe et Heine, le fait épistolaire trace son chemin de la production du livre à sa réception à l’échelle européenne. En empruntant cette voie, les auteurs obtiennent une double reconnaissance : celle de la propriété intellectuelle de leur œuvre et celle du caractère littéraire de leur correspondance. L’intérêt porté ici aux fonctions sociales et culturelles sert de manière convaincante la thèse de la fécondité et du caractère dynamique du genre épistolaire.

11Le XIXe siècle fut celui de l’entrée, souvent involontaire, des femmes dans la vie économique et de leur présence dans les cercles des voyageurs et des émigrés. Certaines s’aventurèrent également dans la sphère publique.

12Situé aux limites du privé et du public, l’espace épistolaire fut naturellement un terrain privilégié pour une écriture féminine qui peinait à se faire ouvrir les portes des maisons d’édition. On retrouve au centre de ces espaces de sociabilité féminine aux dimensions continentales les figures des deux Berlinoises, Rahel Varnhagen et Pauline Wiesel. Leur correspondance est emblématique de l’échange épistolaire au féminin dans ce premier XIXe siècle, témoin d’une mobilité incessante qui mène Pauline Wiesel de Paris à Londres en passant par Bâle et vecteur d’un véritable réseau dans lequel l’Europe tout entière finit par être représentée.

13Espace de liberté et d’expression pour les femmes, le champ épistolaire fut donc d’abord utilisé comme un media apte à transgresser l’interdiction faite aux femmes d’accéder à la vie publique ; il n’en produisit pas moins les effets de sa dynamique propre en permettant, selon l’expression employée par Marie-Claire Hoock-Demarle, la « construction d’un Nous féminin à l’échelle de l’Europe » et en se révélant, via la forme de la « lettre ouverte », un instrument d’interpellation directe du pouvoir par les femmes.

14La seconde partie du XIXe siècle a vu se multiplier les exils hors d’Europe. Dus quelquefois à des raisons politiques, mais le plus souvent à l’internationalisation commerciale et économique naissante, ces séjours lointains furent l’occasion pour les épistoliers écrivant depuis les Indes ou les Amériques de tenter de circonscrire les caractéristiques de l’identité européenne. Dans son analyse de cette « fabrication de l’Europe à distance », l’auteure confronte les regards d’intellectuels aux engagements politiques divers, de savants, de commerçants, de migrants ayant quitté leur patrie d’origine pour toujours et plus généralement, elle met en évidence la diversification progressive de leurs visions, entre attachement aux valeurs des « Lumières » et vague nostalgie d’un Vieux Monde considéré à l’aune du Nouveau très vite érigé en mythe.

15La fin du long XIXe siècle se trouve, on le sait, marquée par le choc des nationalismes et des impérialismes qui mène à la fracture politique et culturelle de la Grande Guerre. Dans ce contexte, le rôle désormais établi de vecteur d’opinion que peut jouer le genre épistolaire résiste en s’adaptant au contexte nationaliste puis guerrier. Dans un dernier chapitre, démonstration est faite qu’en ces temps peu favorables au cosmopolitisme et aux échanges intellectuels, l’art épistolaire joue plus que jamais son rôle médiateur et démontre sa force d’interpellation des opinions et des puissants. Un long portrait est consacré à Malwida von Maysenbug, qui, au fur et à mesure de ses engagements dans un temps marqué par le cas Wagner et l’affaire Dreyfus, a donné ses lettres de noblesse à l’épistolaire public considéré comme un acte de courage et une expression de liberté. Les dernières analyses portent sur les correspondances « au-dessus de la mêlée » qui ont mis en réseau, autour de la figure tutélaire de Romain Rolland, des écrivains souhaitant préserver le cosmopolitisme des lettres européennes tels que Stefan Zweig ou Hermann Hesse ou une femme écrivain engagée publiquement au service de la paix comme Annette Kolb, alors que la Grande Guerre battait son plein. Leurs missives sont le témoin de leur pensée et de leur action, après avoir été un moyen de sauvegarder l’idée européenne dont on sait que l’après-guerre s’est ensuite saisi pour envisager une véritable construction politique.

16De fait, les projets d’États-Unis d’Europe qui se multiplièrent dans l’entre-deux-guerres en signifiant le passage de l’idéal européiste à des projets réalistes portés et promus par des hommes politiques ne peuvent être compris sans l’existence de l’Europe des lettres qui les a précédés et nourris. C’est un des nombreux mérites de cette présentation des diverses voies empruntées entre 1789 et 1918 par le genre épistolaire pour dessiner une sorte de communauté intellectuelle européenne que de le rappeler, passionnantes pièces à l’appui.


Date de mise en ligne : 04/02/2015

https://doi.org/10.3917/eger.258.0387

Notes

  • [*]
    Anne-Marie SAINT-GILLE est Professeur de Civilisation allemande à l’université Lumière-Lyon 2 ; 86, rue Pasteur, F-69007 ; Lyon ; courriel : amsg@noos.fr
  • [1]
    Marie-Claire Hoock-Demarle : L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris : Albin Michel, 2008.

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