Notes
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[*]
Eloi Recoing est écrivain, traducteur et metteur en scène, maître de conférences associé à l’université de Paris III ; courriel : eloi.recoing@wanadoo.fr
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[1]
Maurice Blanchot : Écrits politiques 1958-1993, Lignes : Léo Scheer, 2003, p. 62.
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[2]
Poème d’Henrik Ibsen I Billedgalleriet, dont nous citons ici un fragment, extrait des « Œuvres de Bergen », septembre 1859.
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[3]
Antoine Berman : L’Épreuve de l’étranger, Paris : Gallimard, 1995.
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[4]
Livre de Daniel XII, 2 : « un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière se réveilleront… »
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[5]
Épître aux Ephésiens V, 14 : « Éveille-toi, toi qui dors, lève-toi d’entre les morts, et sur toi luira le Christ. »
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[6]
Jean-Pierre Sarrazac : Théâtres intimes, Arles : Actes Sud, 1989, p. 10-11.
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[7]
Joseph Danan : Le Théâtre de la pensée, Éditions médianes, 1995.
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[8]
Georges Perec : Penser/Classer, Paris : Hachette, 1986, p. 71-72.
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[9]
Antoine Vitez : Poèmes, Paris : P.O.L, p. 86-87.
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[10]
Walter Benjamin : La Tâche du traducteur, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris : Gallimard, « Folio essais ».
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[11]
Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 177, mars 2005, p. 16-17.
Le traducteur est le maître secret de la différence des langues, non pas pour abolir cette différence, mais pour l’utiliser, afin d’éveiller dans la sienne, par les changements qu’il lui apporte, la présence de ce qu’il y a de différences dans l’œuvre originale. [1]
1La connaissance que j’ai d’Ibsen m’est venue tout d’abord de mon travail de traducteur puis de sa mise à l’épreuve sur la scène. Toute traduction théâtrale se doit d’être une projection dans l’utopie de la représentation. Du devenir scénique de sa traduction, le traducteur apprend beaucoup. Par ce dialogue fécond avec les metteurs en scène, les dramaturges et les acteurs, la traduction constitue en quelque sorte une théorie en acte.
2Au début des années 1990, m’intéressant au Constructeur Solness, la lecture des versions françaises alors à ma disposition me désola. Mais comment pouvais-je reconnaître, dans ce que je lisais, le génie d’Ibsen et juger néanmoins ces traductions désolantes ? Comment juger d’une traduction ? Entre l’original et sa traduction, il n’y a pas de texte tiers auquel se référer pour arbitrer le différend, la différence. Je ne pouvais que refaire le chemin du traducteur. Et suivre ma pulsion née d’une insatisfaction. Cette pulsion de retraduire montre combien la traduction est une activité critique, elle-même prise dans une historicité. Le reconnaître, c’est aussi comprendre pourquoi on ne cesse de retraduire. Encouragé par François Regnault, je me suis tourné vers le norvégien d’Ibsen. J’ai commencé d’apprendre l’ibsénien, cette langue singulière au cœur du norvégien. Et j’ai vu depuis lors mon humanité s’élargir.
3La saison dernière, il m’a été donné de traduire, dans le même temps, Brand et Quand nous nous réveillons d’entre les morts. Deux textes que trente années séparent, deux œuvres majeures d’Ibsen. L’une est un poème dramatique, à la métrique implacable. L’autre, un épilogue en prose venant clore le cycle des douze dernières pièces. Deux textes aux antipodes l’un de l’autre, pourrait-on croire. Or l’expérience de traduction fut pour moi du même ordre : une expérience de la pensée. Je voudrais tenter de la décrire.
4Traduire Ibsen est à la fois simple et difficile. Le simple s’oppose au complexe. Le difficile s’oppose au facile. Une chose peut donc être facile et complexe. Une autre, simple et difficile. Au commencement de mon travail, tout m’est apparu d’une inquiétante simplicité. La langue d’Ibsen est un système fortement coordonné, au sens où l’entendait Roland Barthes. L’évaluation rigoureuse de ce système textuel me semblait la voie royale pour fonder un réseau cohérent d’équivalences. Certes, il y a une différence indépassable de la langue qui vous est propre et de celle qui vous est étrangère. L’original ne peut être redoublé. Mais dès lors qu’on fait son deuil de l’original – la joie d’inventer sans trêve des équivalents possibles vous gagne. Je me lançai dans la construction créatrice d’un texte comparable.
5Je commençai par l’épilogue dramatique, me réservant le plus difficile, pensais-je, pour la fin. Ce qui sautait aux yeux de prime abord, c’était le bel ouvrage. L’artisanat du style. L’agencement rigoureux des pièces d’un puzzle. Il fallait épouser la forme. Bouger le moins possible. Éviter le flou. S’interdire les suppressions, les ajouts, les déplacements syntaxiques, les ruptures dans l’unité de sens. Suivre Ibsen pas à pas, refaire le chemin de l’écriture. Maintenir coûte que coûte la cohérence lexicale. Repérer les thèmes. Le caractère itératif d’un thème. Observer les parcours lexicaux de certains mots clefs, les métamorphoses de telle ou telle métaphore au gré des situations, les points nodaux d’une écriture au maillage serré. Traduire releva d’abord de l’observation rigoureuse. Il fallait mettre au jour la forme. Et pour cela, en croire ses yeux. Il fallait avoir l’ambition de faire dans ma langue ce qu’Ibsen faisait dans la sienne. Très vite on se croit maître du jeu, comme en surplomb d’Ibsen. On se croit plus lucide car délivré d’un vouloir dire. Et en effet le traducteur, dans son activité critique, peut révéler des significations cachées aux yeux même de l’auteur. Nul n’est maître de ses énoncés.
6La ponctuation d’Ibsen participe de la forme. Ces tirets, dont il parsème son texte, comme autant de « traits pour la pensée », constituaient des marqueurs rythmiques précis et précieux pour le jeu. Ils étaient la trace matérielle d’un travail de la pensée. Suspens ou syncope d’une pensée qui se cherche – une chute de la parole dans le blanc de la page, quelque chose comme la versification secrète de cette prose, sa respiration. Il y avait aussi ces formules limpides et paradoxales – comme des trous noirs de l’inconscient – dont j’attendais avec gourmandise la variation, l’inflexion au détour d’une page. Bref, j’étais saisi par l’harmonie de la construction, la composition machinée, concertée. Je me fiais au constructeur Ibsen, ce grand donneur de formes. N’avait-il pas écrit : « Car, souviens-t’en toujours, au royaume de l’art c’est la forme qui compte, elle seule et rien d’autre. » [2]
7Mais l’attachement du traducteur au bel ouvrage permet-il vraiment d’atteindre l’œuvre ? Déroutante simplicité : au fur et à mesure que j’avançais dans le travail quelque chose m’échappait. Qu’est-ce que je comprenais en vérité ? Si tant est que traduire c’est comprendre. Qu’est-ce que je comprenais d’Ibsen dans le cadre conceptuel qui était le mien ? Quelle idée du théâtre avais-je en moi ? Quelle idée de l’acteur ? Quelle théorie implicite du langage je mobilisais ? Je me croyais objectif et j’étais pris moi-même dans une historicité. Ces dialogues qui semblent donner au spectateur l’illusion d’une conversation quotidienne, pourquoi je les voyais soudain se déréaliser sous mes yeux ? Je n’avais que le squelette de la chose désirée. Et la sensation que mon effort d’élucidation de la forme n’avait fait qu’accroître l’obscurité.
8Il me fallait revenir à la langue d’Ibsen, me frayer par-delà la structure un chemin dans la langue même, un chemin laborieux, tortueux, incertain quant au sens ultime de l’œuvre. Ibsen m’apparaissait soudain distancié, ironique, féroce, laconique, incisif et proprement opaque. Traduire, ce n’était plus observer ni comprendre. C’était s’ouvrir à la violence des signes. À ce qui fait signe dans la rencontre et qui nous force à penser. Il me fallait traduire non pas ce que je comprenais mais ce qui m’était proprement incompréhensible. La traduction se révèle toujours un acte périlleux car elle détruit le bon sens comme sens unique et ouvre sur la béance d’une équivalence infinie. C’est ainsi que l’acte de traduire instaure un espace de jeu et de sens. L’espace même du théâtre.
9J’ai suspendu un temps mon travail pour entreprendre la lecture à rebours de toutes les pièces qui me séparaient de Brand et commencer de travailler à Brand avant de revenir à l’épilogue. Il me fallait prendre la mesure de l’œuvre comme un tout organique.
10Il m’est alors apparu clairement que tous les personnages d’Ibsen sont les « Revenants » de leur passé inextricable. Et Rubek est la dernière inflexion d’une âme travaillant à l’exégèse de soi. En tout point de l’œuvre, on pénètre dans le labyrinthe de qui regarde au-dedans de soi. On pressent que le langage ment. Mais qu’y a-t-il derrière les mots ? On est tenté de traduire, non pas la langue mais la réalité qui a produit cette langue. Sauf qu’il n’y a rien à expliquer. La traduction n’est pas une explication de texte. Pas de note en bas de page non plus sur la scène du théâtre. Et soudain vous apparaît la vanité de vouloir percer l’énigme de cette dramaturgie. Le sens n’est pas à découvrir. Il est à produire par une écriture, la vôtre, laquelle offre l’hospitalité à celle de l’autre qui fait de même en retour. Hospitalité réciproque [3]. Et dès lors la question n’est plus de résoudre l’énigme de l’œuvre mais de la relancer par ce geste du traducteur qui lui fait violence et l’entraîne ailleurs, hors de son territoire originel.
11Peu à peu mon travail aura consisté à mettre au jour une obscurité noétique. Ibsen touche à des zones d’ombres inexprimables. On se sent pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités. Comme pour ce titre, par exemple : Nar vi dode vagner. Comment traduire, en effet, cette subordonnée en l’absence de la proposition principale ? « Quand nous, morts, nous réveillons » montre les limites du littéral et n’offre pas grand sens. Et d’ailleurs, faut-il le présent ou le futur ? La malice d’Ibsen est de placer d’emblée son lecteur face à cette équivoque temporelle. Des raisons externes auraient pu me faire pencher pour le futur. La référence implicite au livre de Daniel [4] ou encore celle à l’hymne inconnu cité dans l’Épître aux Ephésiens [5]. L’évident contexte chrétien de la phrase, l’allusion à une résurrection future dans le corps du texte. Mais est-ce bien là ce qu’Ibsen a en tête ? Que veut-il nous raconter ? De quelle résurrection s’agit-il ? Des raisons internes et formelles m’ont fait basculer la phrase au présent. Le titre surgit à la fin du deuxième acte accompagné de sa principale au présent. Ce procédé – révéler dans l’après coup le mystère d’un titre –, Ibsen en est coutumier. Avant d’en arriver là, l’auteur opère modulations et variations, comme s’il cherchait à retarder toute résolution. La vie et la mort, dans cette œuvre ultime, comme deux territoires contigus, dessinent une frontière instable que ne cessent de franchir les personnages. Irène et Rubek ainsi se jouent du temps. Les morts sont vivants, les vivants peut-être déjà morts. Le futur est antérieur, traversé de présent. Le présent est au bord d’advenir, enté sur le passé. Et quand le titre s’énonce enfin, loin d’être une résolution, cela crée comme un suspens du sens de l’œuvre. Une clarté qui ne clarifie rien. Et qui n’épuise en rien le sens futur de l’œuvre. Il faut choisir pourtant. Et donc je choisis provisoirement de traduire au présent. Quand nous nous réveillons d’entre les morts. Le contexte chrétien de l’œuvre semble requérir d’entre les morts. Mais le choix du présent met en crise l’évidence de ce référent, et maintient l’équivoque du titre original davantage que ne le ferait un futur. Et puis, c’est un décasyllabe tentateur. Au troisième acte, ce présent est à nouveau traversé de futur. Et le traducteur oscille encore sur le sens de cette résurrection. Comme j’aurais voulu alors disposer de ce temps inaccompli de la langue hébraïque, ouvert à la fois sur le passé et le futur, pour en finir avec ce titre. Mais traduire est sans fin.
12Je décris, à grands traits, un processus où l’acte de traduire, l’acte de créer, consiste à faire des choix. En chaque point de l’œuvre, le même dédale s’ouvre sous vos pas. Il m’est apparu que je n’avais pas à choisir entre des possibilités mais que je devais me frayer un chemin entre des impossibilités. Et les apories de la traduction recoupent, révèlent celles de la dramaturgie d’Ibsen. Derrière la belle architecture, il y a le jeu tragique des pulsions et du mensonge vital. Derrière cette fabrique du dialogue avec le passé, il y a l’intention fugitive masquée sous la parole. Quelque chose se donne et se refuse. Faire l’expérience d’une telle écriture, c’est précisément ne pas pouvoir la réduire à une idée.
13Je m’étais, comme traducteur, attaché aux codes. Il me fallait désormais saisir des flux. Percevoir autrement cette « insularisation du drame dans la psyché du personnage » [6]. Dès lors, j’ai tendu l’oreille à la langue d’Ibsen. Traduire signifiait écouter, sentir et non plus voir, observer, raisonner. Comme un nageur sur le dos, dans l’océan d’une langue, je me laissais bercer par le rythme, porter par des énergies. J’envisageais désormais le texte comme une partition musicale. Labilité, fluidité, variations, modulations, leitmotive. Prégnance évidente du modèle wagnérien sur l’écriture d’Ibsen. Les dissonances de la dramaturgie se traduisaient par des dissonances dans la langue. L’apparent classicisme de la forme se dissolvait sous mes yeux dans le flux d’un théâtre de la pensée [7]. Rubek tentait de dire à voix haute, pour l’autre, pour qu’il l’entende et dans le même temps pour soi-même, pour que le sujet se l’entende dire [8] – tel l’analysant dans la cure – le secret qui faisait de lui un « Revenant ».
14Se mettre à l’écoute d’Ibsen, c’est être attentif à la sonorité du style. Le style est sonore avant tout. On devient sensible aux régimes du texte, comme on parlerait du régime d’un moteur. Derrière l’apparent puzzle, c’est soudain le jeu qu’il y a entre les pièces – et qui précisément donne du jeu – qu’il importe de traduire. Les tirets ne sont plus seulement la scansion d’une pensée qui se cherche, qui s’invente, l’insubordination d’une pensée. Mais une respiration particulière qui est celle d’Ibsen, la trace d’un corps dans ce corps écrit que constitue le texte. Ce que Vitez, au détour d’un poème, nomme « La Forme de l’absence » [9]. L’exténuation de cette dramaturgie, annonciatrice de Beckett, nous raconte aussi l’exténuation de l’écrivain Ibsen. La mégalomanie du créateur s’achève sous l’avalanche comme trente ans plus tôt celle de Brand. Dans le blanc, la page blanche des commencements.
15Ainsi se transformait pour moi l’enjeu de la traduction : il me fallait traduire la forme de l’absence, de ce qui s’est absenté pour toujours, afin que l’acteur s’en empare, réalisant la résurrection promise, la seule à laquelle au fond Ibsen croit, celle qui chaque soir s’accomplit sur la scène du théâtre. Vitez écrit dans son poème : « Exécuter, exécuter la partition. Musique ou paroles écrites. Voilà cette action pas du tout magique ou mystérieuse qui emplit la forme vide de l’absence. » Il désignait ainsi la tâche de l’acteur et du même coup celle du traducteur. Car pour permettre une telle exécution – il importe que le traducteur consente à remettre ses pas dans les pas d’un autre, reconnaisse dans l’écriture étrangère la trace d’un corps écrit, d’un souffle, d’un rythme singulier, reconnaisse que le rythme est la donation du sens par l’articulation du souffle. Et dans cette perspective, traduire, c’est en somme respirer au rythme de l’autre et ainsi devenir l’autre. Une telle approche implique le primat de l’oralité sur toutes autres considérations. Et pour un homme de théâtre, l’oralité d’une écriture est au fondement du jeu.
16Simple et difficile donc de reformuler l’énigme sans jamais la résoudre. Simple et difficile de réactiver l’étrangeté de l’original sans avoir sur Ibsen le dernier mot. Il faut consentir à cette expérience de la pensée. À l’aventure d’une écriture qui n’est pas réductible à une idée ou à un sens. Et constater que toute traduction défait la stabilité de l’original, révèle une mobilité en lui, travaille à sa dé-canonisation. La traduction révèle que l’original était déjà étranger à lui-même, déjà et depuis toujours pris dans un devenir. Mais elle met aussi en évidence la double capture. Car tel est pris qui croyait prendre. L’étrange étrangeté de la langue d’Ibsen m’a rendu étranger à ma langue natale. Elle a révélé mon aliénation dans ma langue. Et si ma traduction constitue un au-delà de l’original, c’est d’avoir risqué une poétique qui répond de la poétique de l’original.
17Mais pas plus qu’Ibsen ne maîtrise ses propres énonciations, le traducteur ne maîtrise les siennes. Une part du sujet traduisant se traduit aussi dans ce geste envers l’autre. Le traducteur n’est pas là pour révéler la signification de l’œuvre. Si l’on en reste sur le plan de l’herméneutique, de la visée intentionnelle de l’écrivain, si c’est le sens de l’œuvre qui l’emporte, on méconnaît la poétique, le « comment » cela signifie, qui intéresse au premier chef l’homme de théâtre sur un plateau. Le travail du traducteur n’est donc pas de choisir une interprétation mais de faire en sorte que la traduction soit porteuse d’une multiplicité d’interprétations, comme le fait le texte original. La traduction ne révèle pas le sens de l’original mais dévoile sa qualité temporaire a pu dire Walter Benjamin [10]. Elle ne résout pas l’énigme du texte, elle la reformule. Et plus le traducteur, au lieu de s’effacer, s’inscrit comme sujet dans la traduction, plus paradoxalement traduire peut constituer cet au-delà du texte. Et c’est ainsi que la modernité d’une écriture, d’une pensée, même pensée il y a maintenant plus de cent ans, fait qu’elle continue d’agir et d’être active au présent.
18Brand aura constitué une autre épreuve pour la pensée. Ce poème dramatique, si différent en apparence de l’épilogue, m’a causé les mêmes joies, et quelques tourments supplémentaires. Le comte Prozor, en son temps, fit le choix de traduire en prose. La prose ne traduit pas la poésie : elle la manque infiniment. La Chesnais, pour sa part, tenta de relever le défi de la versification. Il aboutit à un texte abscons et proprement injouable. Instruit par ces deux tentatives de mes illustres prédécesseurs, j’ai opté pour un vers libre. J’ai voulu conserver l’idée du vers, ce blanc qui sépare et scande, dont a si bien parlé Claudel [11]. Cette unité lyrique et physiologique restituant le mouvement de la parole humaine, rendant visible les deux souffles : celui de la poitrine et celui de l’inspiration. J’ai préservé de cette façon le mouvement de la pensée, les effets d’enjambements, les mots pivots qui font retour, le réseau des signifiants, le travail de l’inconscient. Là aussi, par cette trahison, tout aussi brutale en un sens, j’ai voulu donner idée au spectateur de la poétique de l’original, sans pour autant m’enfermer dans l’horizon d’une métrique ayant fait date. La destination scénique du poème a commandé mes choix prosodiques. La question du souffle encore une fois est cruciale au théâtre. Il ne fallait rien sacrifier du sens dans une œuvre profondément philosophique. Mais il fallait absolument donner l’idée du rythme par quoi le verbe se fait chair sur la scène. Et c’est merveille de voir dans cette œuvre toute la dramaturgie à venir d’Ibsen. Les trolls ne se dissimulent pas encore dans des enveloppes de chairs, ils n’ont pas encore intégré le salon bourgeois mais tous les thèmes sont là jusqu’à l’avalanche finale. Même punition, pourrait-on dire, pour ces mégalomanes de la vie. Vivre, c’est déjà pour Brand lutter contre les démons du cœur et de l’esprit. Et quelqu’un se charge de prononcer sur lui le jugement dernier : « Deus caritatis » ou bien « Pax vobiscum ! ». Derrière les mots latins à la conclusion de ces deux pièces, j’entends l’éclat de rire du poète.
19Dès 1866, Ibsen s’approche à grand pas du drame moderne. Étrange sensation d’entrer sous le crâne d’un seul homme, vitupérant l’époque et son pays natal, asocial au point qu’il ne peut que détruire toute communauté. Ibsen se distribue sous les masques. Multiplicité des points de vue. Polyphonie de l’inextricable. Le fondu au blanc final comme seule résolution possible. Même sentiment de simplicité devant l’architecture monumentale du poème. Même difficulté à faire entendre cette polyphonie au travail. Le choix du vers libre constituait une torsion certes, mais il ne détruisait pas la structure. Résistance du matériau Ibsen sous la torsion du traducteur. J’avais le sentiment de trahir, c’est-à-dire de créer, d’inventer un devenir à ce texte de 1866. Tout en répondant de sa poétique, de la sonorité de son style. La langue de Brand est un ensemble hétérogène loin de l’équilibre. C’est qu’il y a toujours dans la langue une autre langue, à l’infini. La langue, pour qui écrit, n’a pas de constantes, elle n’a que des variables et le style est la mise en variation des variables. C’est cette mise en variation que le traducteur se doit de réinventer concrètement par un travail de l’imagination et pas seulement de l’observation. Elle implique cette autre expérience de la pensée : vers quelle limite tend la langue d’Ibsen ? D’où vient cette tension ? Cette clarté antagonique ? Ce théâtre de la dissimulation impose au traducteur d’exalter la tension entre ce qui se cache et ce qui se montre, entre le dit et le non-dit, le réel et le rêvé. Quels rapports rythmiques le texte compose avec ma propre langue ? Ma langue se métamorphosait au contact de l’autre. Je décelais dans la manière d’Ibsen la nécessité de faire de la parole d’un personnage autre chose qu’une simple parole mais un acte, un événement. Quelque chose d’organique, qui surgit et se donne par le rythme et fait de Brand un être hors du commun. La traduction se doit d’être elle aussi un événement, l’avènement d’une autre langue dans ma langue. Il s’agit, par la longue patience, d’acquérir, de conquérir une langue. Il faut pour cela consentir à la métamorphose, c’est-à-dire s’engager soi-même dans un processus d’écriture qui met en crise l’original. Antoine Vitez opposait à la métaphore du passeur celle du « galion englouti ». Le metteur en scène, disait-il en substance, contemple de la rive, dans la profondeur des eaux, le texte original, un galion englouti. Il voudrait le faire revenir à la surface mais c’est impossible. Toute l’épaisseur d’une langue étrangère et d’une culture, toute l’épaisseur du temps l’en sépare. Alors il observe en effet dans un premier temps la forme, il prolonge par l’imagination ce que l’œil n’atteint pas. La passion, la raison et l’imagination travaillent de concert pour sauver des eaux le galion englouti. Le traducteur est ce premier metteur en scène du texte hanté par cette arrière-pensée : la traduction n’est que l’ombre portée du galion, un rêve suscité par le galion, sa métamorphose.
20Oui, il faut à la fois vouloir restituer la forme d’une absence et consentir à la métamorphose. La traduction n’est pas la métaphore de l’original mais sa métamorphose. Or le théâtre, précisément, est le lieu privilégié de la métamorphose.
21Ces dernières années, Brand m’aura procuré l’une de mes plus grandes joies de traducteur. La joie d’écrire dans ce mouvement perpétuel de la pensée, dans ce déséquilibre permanent de l’esprit confronté à la grande littérature. La traduction est un simulacre. Mais le miracle du simulacre, c’est qu’il vous permet de dialoguer avec les morts, les fantômes et qu’il fait des textes du passé des « Revenants » vivifiants.
22J’espère avoir rapporté ainsi aux spectateurs un peu de cette joie, de cette force, qu’Ibsen a su donner, inventer en son temps.
Notes
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[*]
Eloi Recoing est écrivain, traducteur et metteur en scène, maître de conférences associé à l’université de Paris III ; courriel : eloi.recoing@wanadoo.fr
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Maurice Blanchot : Écrits politiques 1958-1993, Lignes : Léo Scheer, 2003, p. 62.
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[2]
Poème d’Henrik Ibsen I Billedgalleriet, dont nous citons ici un fragment, extrait des « Œuvres de Bergen », septembre 1859.
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[3]
Antoine Berman : L’Épreuve de l’étranger, Paris : Gallimard, 1995.
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[4]
Livre de Daniel XII, 2 : « un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière se réveilleront… »
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[5]
Épître aux Ephésiens V, 14 : « Éveille-toi, toi qui dors, lève-toi d’entre les morts, et sur toi luira le Christ. »
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[6]
Jean-Pierre Sarrazac : Théâtres intimes, Arles : Actes Sud, 1989, p. 10-11.
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[7]
Joseph Danan : Le Théâtre de la pensée, Éditions médianes, 1995.
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[8]
Georges Perec : Penser/Classer, Paris : Hachette, 1986, p. 71-72.
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[9]
Antoine Vitez : Poèmes, Paris : P.O.L, p. 86-87.
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[10]
Walter Benjamin : La Tâche du traducteur, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris : Gallimard, « Folio essais ».
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[11]
Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 177, mars 2005, p. 16-17.