Notes
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Régis Boyer est Professeur émérite à la Sorbonne ; 36, rue Marceau, F-94 210 La Varenne-Saint-Hilaire ; courriel : rmr.boyer@free.fr.
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On voudra bien me pardonner d’adopter souvent une nomenclature concernant les titres des pièces d’Ibsen différente de l’usage qui s’est établi en France et qui est erroné. C’est aussi la politique que j’ai suivie dans ma toute récente édition du théâtre d’Ibsen, aux éditions Gallimard, collection de la Pléiade, paru en novembre 2006.
1Le petit essai que voici part d’une constatation toute simple ? qui n’est jamais faite : la présence comme inévitable d’un ou de plusieurs imbéciles dans chaque pièce d’Ibsen. Imbécile, selon le Grand Robert : « personne sans intelligence ». Je sais bien que ma réaction est très française et pourra, d’aventure, paraître insolite à un lecteur scandinave, notamment norvégien, mais au pays de Descartes, la raison n’abdique jamais ses droits, quitte à laisser un peu de côté ce qui fait le mérite d’un homme aux yeux d’un Nordique, sa façon de se comporter en face de la vie (la sienne propre en particulier), de l’homme et du monde. Or ces imbéciles foisonnent dans le théâtre du grand Norvégien, voyez Tesman dans Hedda Gabler, ou Ekdal dans La Cane sauvage [1], entre autres. Je ne retiendrai, ici, que le pasteur Manders dans Revenants, l’adjunkt Rørlund, dans Les Soutiens de la société, et Helmer dans Une maison de poupée. Qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, qui n’ont aucune intelligence de la situation réelle, et qui le disent à l’envi : Helmer (à Nora) : « Je ne te comprends pas, que veux-tu dire ? » (la question revient à plusieurs reprises), « tu es malade, tu as perdu la raison » ; Manders (à Hélène Alving) : « Je ne vous comprends absolument pas » ; Rørlund (à Bernick) : « Monsieur le Consul, je ne vous comprends absolument pas aujourd’hui. ». On pourrait multiplier les références mais le dénominateur commun est bien qu’ils n’ont pas l’intelligence requise pour pénétrer la situation.
2Dans un premier temps, on fera quelques rappels d’évidence. Replaçons-nous vers 1850 dans la petite Norvège d’Ibsen, que mon regretté maître Maurice Gravier qualifiait d’étriquée, bigote et mesquine, que ce soit celle de Skien ou de Grimstad et, plus tard, de Bergen ou d’Oslo. Il nous est difficile à présent de nous représenter ces petites sociétés closes où règne sans partage le culte de « la majorité compacte », où tout le monde a les yeux rivés sur tout le monde, où le respect des traditions, des usages, des habitudes classées est une loi non écrite mais imprescriptible.
3Évidemment, on pense d’instinct à un certain luthéranisme strict, dont il faudrait ne jamais faire abstraction si l’on veut entendre quelque chose à toutes ces manifestations artistiques, littéraires surtout, dont le Nord aura été prodigue depuis quatre siècles au moins. Avec, en l’occurrence précise qui nous intéresse ici, une tendance évidente au puritanisme. Luthéranisme, puritanisme : on connaît la série de confusions qu’ils entraînent, qui revient, dans un premier temps, à confondre religion et morale, puis à réduire la morale à la sexualité. Pensez que, dans la bonne vingtaine de pièces qu’Ibsen aura créées et qui, toutes, reviennent à une analyse minutieuse des relations du couple, une seule, Rosmersholm, parlera de sexualité – et encore, à mots feutrés et comme par inadvertance. C’est ici qu’il faut faire droit, pour la première fois dans ce petit essai, à Søren Kierkegaard dont on ne dira jamais assez à quel point non seulement il incarnait, résumait la Weltanschauung du Nordique, mais encore combien son influence aura été marquante sur tous ceux que l’on est convenu d’appeler les gjennembrudsmænd. Ibsen a beaucoup fréquenté Kierkegaard, ce n’est pas le lieu ici d’en faire la démonstration qui, au demeurant, a été tentée maintes fois, mais il me paraît évident que faire abstraction du philosophe danois revient à vider de sa substance toute l’œuvre du grand dramaturge. Pour ne prendre qu’un exemple, je suis frappé, pour ma part, de l’absence remarquable du Dieu d’amour et de pardon dans toute cette œuvre. J’ai toujours pris la toute dernière répartie de Brand (« Il est deus caritatis ») pour une sorte de constat de manque à gagner, voire de jugement implicite de la conduite de l’intransigeant pasteur.
4D’ailleurs, Ibsen lui-même aura prêché d’exemple. Son passé personnel, ses tentations politiques plus ou moins anarchistes pendant sa jeunesse, et ce revirement qui se traduira par une fuite de vingt-sept ans. Ibsen, Strindberg, bien d’autres encore auront passé le meilleur de leur vie – sa partie la plus productive en tout cas – bien loin de leur patrie. Vingt-sept ans, c’est une génération ! Et c’est là, en Allemagne, en Italie, que les chefs-d’œuvre immortels auront vu le jour, non pas à Oslo. Il y aurait certainement lieu d’étudier à loisir toute cette « littérature de l’exil » : qui fut telle parce qu’il fallait à tout prix éviter ce que M. Foucault aurait appelé « le règne de l’On ». Ou que l’ennui que sécrétaient les « bonnes » sociétés scandinaves était tout simplement insupportable. Ibsen s’en est ouvert, d’ailleurs : « La vie là-haut [c’est-à-dire en Norvège] avait quelque chose d’indescriptiblement ennuyeux, l’ennui diluait l’esprit, rongeait la volonté, détruisait le talent […] Dans ces pays-ci [c’est-à-dire l’Allemagne, l’Italie où il vit], je n’ai peur de rien. Chez moi, j’étais pris de peur quand je me sentais entouré de cette foule moutonnière, il me semblait qu’ils me ricanaient méchamment dans le dos. » Maurice Gravier, lui encore, voyait l’explication de cette attitude dans le fait qu’Ibsen avait des ancêtres puritains écossais. Peut-être, mais je n’en vois pas la nécessité fondamentale.
5Car il y avait, dans une perspective assez similaire, ce célèbre mouvement que l’on qualifiera d’émancipateur et auquel la postérité a donné le nom de gjennembrud (« percée » – de la modernité, en fait), lancé par le Danois Georg Brandes à la faveur de ses célèbres conférences de 1870 (Les grands courants de la littérature européenne au XIXe siècle), mouvement sur lequel ce n’est pas mon sujet que de m’étendre ici mais dont je voudrais uniquement souligner la violence et surtout le radicalisme. Qui allaient exactement dans le sens de la révolte de tant de jeunes artistes ou esprits créateurs de ce temps dans le Nord, ce qui nous vaudra une éclosion de talents comme on n’en avait jamais vu encore sous ces latitudes. Rappelons très vite qu’il s’agissait d’établir le triomphe de la raison sur les superstitions ou habitudes ancestrales, et de récuser sans appel toutes les traditions classées à moins de les revisiter avec soin. Suivait une montée massive de tous les mouvements en -isme qui ont fait fureur au xixe siècle positivisme, marxisme, scientisme, critique religieuse, et ainsi de suite. Il y avait là de quoi combler les inspirations les plus audacieuses, celles surtout qui ne voulaient plus de la tradition sclérosée – et Ibsen n’a pas manqué l’occasion, bien entendu.
6Il me paraît donc clair que nous ne pouvons faire abstraction de ce vaste mouvement de pensée si nous voulons entendre correctement la voix du grand dramaturge. En fait, contre toute volonté de proposer une biographie trop détaillée et événementielle, c’est à l’air du temps que respirait Ibsen que nous devons prêter attention.
7Mon second temps ira aux connotations morales du sujet que je vous propose. Qui, on le devine bien, sont essentielles. Et ici, nous n’avons que l’embarras du choix. Manders fustige l’immoralité « déclarée », « consacrée » de son temps ; Helmer, réduit à quia, sermonne Nora : « Tu as tout de même un sens moral ! » La référence classée, ici, et primordiale, va à la lutte contre la « dépravation » : ce sont les sociétés où nous vivons qui sont responsables de tout, elles sont « pourries », ce sont des « sépulcres blanchis », elles ne sont que « vide et pourriture » : vous aurez pris soin de bien noter les évocations bibliques littérales. Le meilleur – si j’ose dire – porte-parole est Rørlund des Soutiens de la Société, pièce dont le titre ironique n’appelle pas de discussion.
8Dépravation, donc. Par les « mauvais livres », par exemple : une fois encore, c’est cet imbécile de Manders qui instruit le procès, bien que les livres qu’il aperçoit chez Mme Alving et qu’il récuse, il ne les ait même pas lus. Mais ce sont des ouvrages dangereux, révoltants, répugnants, rendez-vous compte, ils émanent des libres-penseurs. Et ici, une toute petite parenthèse n’est pas superflue : les « libres-penseurs » (dont, soit dit en passant, se réclamait G. Brandes) ont en quelque sorte cristallisé la pugnacité ou l’imbécillité de ceux que je fustige ici. Et d’ailleurs… dans quelle mesure cette terreur des classes populaires à demi instruites, à demi émancipées ne dure-t-elle pas ? C’est un mérite assez rare pour être souligné qu’Ibsen ait osé s’en prendre à cette terreur diffuse que généraient les francs-maçons et affidés.
9Sinon, voici la dépravation par les « artistes ». La pièce Revenants montre qu’ils vivent sans aucune loi morale, surtout s’ils ont séjourné dans cette ville de toutes les perditions qu’est Paris. Il va de soi que les artistes sont par conséquent définitivement perdus pour la « bonne cause ». Ils pratiquent « l’union libre », autre cheval de bataille des imbéciles, ils sont coupables de « liaison illégitime », ce sont de « faux ménages ». Là encore, il n’y a pas tellement longtemps que ces attitudes déchaînaient colère ou mépris, condamnation en tout état de cause. Il est proprement saisissant de voir comme Ibsen aura su accumuler en une pièce rapide tous les tabous que vomissaient les bien pensants : inceste, euthanasie, drogue, union libre, maladies vénériennes, libre pensée. Il est réellement difficile d’imaginer la réaction des contemporains, mais on comprend que certains théâtres se soient refusés à monter un pareil brûlot. Et Manders, dans son imbécillité bien pensante, n’a pas pu ne pas trouver adeptes et défenseurs…
10Car voici aussi la dépravation par la drogue : le tabac, par exemple, chez Oswald toujours, car il fume, bien entendu, et son père l’a fait fumer tout petit, ce qui, évidemment, l’a rendu malade – et quelle honte, mes bien chers frères ! Sans parler de la morphine !
11Voici encore la dépravation par les modes américaines. Ici, nous laissons un peu Revenants pour faire un tour du côté des Soutiens de la Société. La pièce défend la famille, la vie familiale contre ce rebut de l’humanité que sont les Américains, tout en ajoutant que les exigences éthiques sont supérieures aux intérêts familiaux !
12En fait, le thème profond, qui n’a rien d’original chez Ibsen, il était, comme l’on dit, dans l’air du temps, surtout depuis les recherches de la fameuse école de la Salpêtrière à Paris, est celui de la dépravation par l’hérédité. Ce motif était réellement d’actualité à l’époque. Et Ibsen en a fait l’un de ses leitmotive préférés, qui revient de pièce en pièce avec, parfois, des sommets. C’est le motif du « lik i lasten », comme disent les Norvégiens (cadavre dans la cargaison), « skeleton in the cupboard » (squelette dans l’armoire), préfèrent dire les Anglais. L’idée est que, dans toute famille, il y a une tare qui peut remonter loin, un cadavre dans la cargaison qui empuantit et empoisonne toute l’existence. Tout l’art d’Ibsen est, en partant d’une situation apparemment normale, sans histoires, de faire surgir, émerger peu à peu ce cadavre dans la cargaison, cette faute qui a été commise il y a des années, et qui reparaît (« revient ») tout soudain, envenimant l’état présent des choses. Bien entendu, les problèmes attachés à l’hérédité étaient dans l’air du temps, ils faisaient partie des préoccupations des « psychologues » (qui pratiquaient une science naissante). Cela éclate dans Une maison de poupée, du moins dans l’interprétation que fait Helmer de la situation. Qui accuse Nora d’être tout à fait comme son père, « presque tous les jeunes dépravés ont des mères menteuses », la « faute » de Nora vient de son père. Car ce sont les pères qui sont coupables : Krogstad a empoisonné ses enfants par le mensonge et la dissimulation. Sinon, ce sont les mères, et il faut « les ramener dans le droit chemin » (Manders dixit).
13Je ne saisirai pas l’occasion pour ouvrir grande la porte au prétendu féminisme d’Ibsen. Prétendu : le dramaturge s’en est ouvert plusieurs fois, il ne se réclame pas du féminisme, ce qui l’intéresse, a-t-il dit maintes fois, ce sont les êtres humains, tels quels. Et je pense qu’il importe absolument de prendre une vue saine d’Une maison de Poupée. Nora ne défend pas je ne sais quel évangile de la Femme avec majuscule. Elle a fait un faux, soit, mais c’était par amour, pour sauver la vie de celui qu’elle aimait. Ce n’est pas en tant que Femme, qu’elle est bafouée, mais bien en sa vertu d’être humain. Qui a tout sacrifié, les valeurs bourgeoises incluses, à l’idée qu’elle se faisait de l’Amour. On la renie, on la bafoue, on l’insulte, soit ! On a donc renoncé à considérer, en elle, la personne humaine – un peu dans la perspective que dira, plus récemment, le philosophe chrétien Emmanuel Mounier avec son personnalisme. Ce n’est pas l’épouse du très respectable Helmer qui est condamnée, c’est la Personne humaine capable de véritable amour, un peu comme les chrétiens disent qu’un homme peut être capable de Dieu. Donc, elle n’a plus rien à faire dans la compagnie de ce pleutre phraseur, les bonnes s’occuperont des enfants, pour elle, elle a le devoir d’être désormais elle-même. Et donc, elle s’en va dans un grand bruit de porte claquée. Mais Helmer, cet imbécile, n’a rien compris comme on l’a dit en commençant. Il méprise, en fait, la femme, il veut une Nora « gentille » qui est faite pour faire plaisir à son mari, « voilà que l’alouette parle comme un être humain », « tu m’as aimé comme une femme doit aimer son mari », « tu es d’abord et avant tout épouse et mère », « tu parles comme une enfant ». Pensons à ce qu’Ibsen note dans les annexes à Revenants : « l’humanité tout entière est ratée […]. »
14L’accusation majeure porte sur le règne de la fausseté et du mensonge, de l’hypocrisie. Voyez la déconfiture de Rørlund en face de la « trahison » de Dina. Il plaide, ce faux dévot, pour le salut de la femme qu’il pense aimer, mais en réalité, il n’admet pas qu’elle s’en aille avec Johan et tout son comportement « édifiant » revient à des faux-semblants, des prétextes.
15D’autant qu’il existe une sorte de contre-épreuve : c’est le « devoir », terme sacré s’il en est ! Manders se sert de ce thème comme d’une sorte de leitmotiv, notamment à l’égard de Regine. Helmer n’est pas en reste : il accuse Nora de « trahir [ses] devoirs les plus sacrés ». « Devoirs » ou « idéaux », cela revient au même. Manders, encore lui, assigne à l’existence des idéaux élevés. Helmer se tient pour « un fonctionnaire inattaquable ». À ce titre, pur et dur comme se veut cet imbécile, il n’accepte pas la familiarité de Krogstad à son égard – pensez donc, il le tutoie ! Et l’on comprend en conséquence qu’il reproche à Nora de ne pas avoir « le sens du devoir ». Retour à notre point de départ : dans ces sociétés fermées, cadenassées, dirai-je, il n’y a pas de place ni pour la liberté, ni pour la dignité réelle ni pour la pleine affirmation de soi. Il faut se soumettre ou se démettre, ce qui est la décision de Nora…
16On peut, si l’on préfère, parler de responsabilité : Helmer la retire à sa femme : « je n’ose pas te confier les enfants », « tu ne sais pas te conduire toute seule ». C’est qu’en termes kierkegaardiens (et l’on me tiendra compte de ne pas trop user de cette référence bien qu’en réalité, je rencontre le Danois dans tous les détails de ma petite enquête), les « vrais » personnages d’Ibsen ont le sentiment d’avoir une livsopgave – une mission vitale, dirai-je, qu’ils aient raison, comme Nora, ou qu’ils errent comme tous ces imbéciles que je traque ici, et c’est selon l’idée qu’ils se font de cette mission vitale qu’ils se jugent eux-mêmes ou, au moins, se définissent. Rørlund, par exemple, défend la « grave mission vitale » dont, pense-t-il, il a été investi. Je préfère encore, en matière de contresens carré, l’aberration qu’incarne Manders dont on conviendra qu’il est certainement le plus réussi, si j’ose dire, de toute cette galerie d’imbéciles. En fait, je ne saurais dire si Ibsen a fait exprès de mettre dans la bouche du pasteur l’affirmation selon laquelle le sens du devoir doit aller contre la recherche de tout bonheur personnel. Si ma lecture de Revenants est correcte, je tiens que l’on ne saurait avancer pire contresens. Car de même que l’on commet une erreur grave en prenant Une maison de Poupée pour la charte de je ne sais quel féminisme, on errerait lourdement si l’on voulait voir en Hélène Alving la victime des tares héréditaires qui pèseraient sur son foyer. Le sens profond de cette pièce, me semble-t-il, c’est que tout être humain est fait pour le bonheur, qu’il y a droit, qu’il y manque par bêtise ou lâcheté ou impuissance, et qu’aucune autre valeur ne saurait remplacer celle-là. Ce qu’Oswald a trouvé à Paris, c’est le bonheur justement, c’est le sens de cette découverte qui exaspère les imbéciles figés dans leur respectabilité et leur dignité… Ce qu’avoue implicitement Helmer disant à Nora : « N’as-tu pas été heureuse ici ? »
17Cela m’amène à mon étape suivante qui représente une réflexion sur les connotations sociales de ces pièces.
18Prenons-y garde : tous les personnages importants de ces pièces sont des hommes installés, importants, des dignitaires, des fonctionnaires chargés de responsabilités locales ou nationales. Pensez à Manders et à toutes ses commissions, ses comités… N’oubliez pas le vrai plaisir qu’éprouve Helmer à se savoir parvenu à une situation stable, sûre. Vous concluez justement que la véritable valeur majeure de ce monde, c’est l’argent. Il y a, bien entendu, quelque chose de risible dans l’obsession de Manders vis-à-vis de l’assurance qui couvrirait en théorie l’asile Alving – mais son exclamation, lorsque l’incendie a eu lieu, vaut le détour, comme on dirait en science touristique : « et même pas d’assurance ! » Argent, notoriété, Dieu-Mammon – et l’hypocrisie afférente, s’il faut le préciser ! Les chemins de fer, dans Les Soutiens de la Société, sont placés sous le couvert de la Providence qui saura leur éviter les dangers ! Helmer est tout plein d’une feinte sollicitude envers Nora, « mon petit panier percé ». Mais la réaction survient vite : une fois le pot-aux-roses révélé, nous avons droit immédiatement à un « tu vas me rendre compte ! » Un univers, en effet, de prises en charge et de comptes rendus : qui osera prétendre qu’Ibsen n’est pas, déjà, dans l’exacte problématique de la modernité, serait-ce avec un bon nombre de décennies d’avance ?
19Car au fond de toutes ces attitudes de bien-pensants hypocrites et imbéciles, règne un sordide sens de la possession, sans doute le reproche latent le plus grave que fait l’auteur à ses marionnettes. Helmer : « Tu ne veux pas ? Est-ce que je ne suis pas ton mari ? » « Tu es mon bien le plus cher. Ma splendeur à moi, à moi seul, à moi tout entière. » Il règne un paternalisme ambiant, s’il faut le dire, qu’il est remarquable qu’Ibsen se soit si bien entendu à faire sentir. On vient de voir celui du mari sacré, mais le patronat est grevé de la même tare dans Les Soutiens de la Société. Admettons le parti pris d’infantilisme qu’adopte Helmer vis-à-vis de Nora (mon alouette, mon écureuil, mon étourneau) et sa volonté de dominer par les bas instincts (les macarons, l’indulgence feinte et paternelle, les images prétendument protectrices visant en particulier « l’oiseau effarouché »). Mais qui ne voit que le fond est un égoïsme sordide : quand Rørlund se rend compte que Dina veut partir avec Johan, il dénonce ce dernier par un retournement radical de la situation. Et notez l’humour féroce (de la part d’Ibsen, s’il faut le dire, non de celle de l’intéressé !) lorsque Rørlund apprend que Dina s’est enfuie : elle était donc parfaitement indigne de moi !
20Il faut revenir à un point qui a déjà été effleuré à d’autres fins : ces hommes et ces (rares en vérité) femmes que nous voyons évoluer sous l’œil implacable de cette analyse, ont une peur panique du regard d’autrui. Il est très intéressant de constater qu’il y a presque toujours un journaliste, un folliculaire, un imprimeur dans toute pièce d’Ibsen. L’opinion d’autrui, les tout-puissants journaux, les magazines que tout le monde dévore, le personnage tout entier de Manders (dont on conviendra qu’il tient une place de premier plan dans ma petite analyse) sont peut-être le principal personnage – par référence en tout cas, mais directement parfois – de ces drames soigneusement montés. C’est ce qui inspire une terreur panique à Helmer : sauver les restes, rassembler les débris, ne pas décevoir les apparences…
21Ou bien, si ce n’est dire la même chose, ce souci essentiel de la réputation : « ne pas nous exposer à avoir mauvaise réputation », dit encore Manders. Varions encore : la terreur ambiante, ici, c’est la peur panique du scandale. Il y a au moins une pièce dont c’est le thème majeur, c’est Hedda Gabler, où Hedda elle-même confesse cette faiblesse. Le reste de l’œuvre brode sur ce motif : ne pas provoquer le scandale (Manders encore une fois), étouffer cette affaire à tout prix (Helmer : « tu ne penses pas à ce que les gens vont dire ? »), car il ne faut à aucun prix s’exposer à la honte et donc au scandale.
22En tant que grand familier des sagas islandaises, je ne puis m’empêcher de faire ici une remarque qui me paraît importante. Rappelons qu’Ibsen connaissait fort bien la littérature islandaise ancienne, il s’y est intéressé dans sa jeunesse, et quelques-unes de ses toutes premières pièces s’inspirent directement des grands textes islandais médiévaux, Dame Inger d’Østraat notamment, sans parler des Prétendants à la Couronne. Or dans ces sociétés microcosmiques que furent les islandaises du Moyen Âge, le regard d’autrui était capital également, le souci de la réputation éclate dans les fameuses strophes 76 et 77 des Hávamál (Edda poétique). Je ne suis pas en train de réduire les pièces d’Ibsen aux sagas islandaises, mais seulement de souligner la remarquable continuité d’inspiration entre les unes et les autres. Après tout, les premiers habitants de l’île aux volcans étaient en majorité des Norvégiens…
23Revenons à Ibsen : ses personnages d’imbéciles, forts de tout ce que nous venons de leur attribuer, ont une manie prédicante qui les rend tantôt ridicules, tantôt odieux. Les séances de lectures pieuses de Rørlund à l’intention des dames bien-pensantes sont un modèle du genre, ce qui déchaîne l’ironie de Lona Hessel (qui n’a rien d’une bigote, elle, non plus que d’une imbécile, mais qui joue le rôle, presque toujours présent dans ce théâtre, de repoussoir ou de contre-épreuve comme je l’ai déjà noté) lorsqu’elle appelle Rørlund « Monsieur le Pasteur ». Les imbéciles se sont fait une bonne fois pour toutes une spécialité des banalités édifiantes, des formulations respectables, ils veulent, comme Manders « vous ramener dans le droit chemin ». Helmer, pour sa part, envisage « le temps de l’éducation »… Tant il est manifeste que Henrik Ibsen fustige la fausseté, le mensonge, l’hypocrisie qui sont ses véritables ennemis, certes, mais sous couvert de visages d’imbéciles. La notion capitale, dans toutes les bouches de ces discoureurs prédicants, vient à intervalles : c’est celle de péché, qu’il ne faut à aucun prix commettre, surtout s’il est connu d’autrui. Manders, encore une fois, l’énonce ouvertement : il ne faut pas commettre de péché.
24Reste une petite synthèse à proposer, qui tournera autour de la notion de conscience, un terme quasi paradigmatique dans cet univers. « J’ai ma conscience pour moi », dit Manders, mais chacun des imbéciles du théâtre d’Ibsen est capable d’en dire autant. Rørlund aussi entend lutter contre les sociétés dépravées et sans conscience. Être d’accord avec sa conscience, relisez Helmer : surtout, pas de dettes, surtout ne jamais emprunter, c’est dégradant et laid. Cela peut entraîner une surprenante dévaluation du sens de l’honneur. Helmer, encore lui : « il n’existe personne qui sacrifie son honneur pour l’être qu’il aime ». Cette citation pourra donner la mesure de la vision du monde que stigmatise Ibsen, ici, sans doute, par un jeu d’ironie particulièrement incisive.
25Évidemment, une question se pose, qui a déjà été entrevue lorsque je parlais de puritanisme tout à l’heure. Au lieu de condamner d’ardeur comme je le fais depuis le début du présent essai, vaudrait-il mieux prendre ces puritains au pied de la lettre : Rørlund voudrait garder la société propre, distinguer, en termes bibliques, le bon grain de l’ivraie ; Helmer entend chasser les germes malsains qui sévissent dans toute famille. Je ne m’attarderai pas : d’abord parce que je ne crois pas qu’Ibsen soit capable de tant d’indulgence (ou de tant d’ironie ?), ensuite parce que nous voyons bien qu’un voile de fausseté offusque ce que les belles formulations pourraient avoir de trompeur…
26Que conclure ? Que nous avons bien affaire à de véritables imbéciles. Regardez la bêtise de Manders qui avale sans broncher les couleuvres que lui sert Engstrand. Et qui condamne Hélène Alving comme « mère coupable ». Ou la bêtise de Helmer pardonnant généreusement à Nora les fautes qu’elle a commises pour lui sauver la vie. Ou celle de Rørlund qui dissimule son désir de Dina sous de pompeux discours pieux.
27On peut, pour finir, s’interroger sur les raisons qui auront poussé Henrik Ibsen à cette dénonciation en règle. Il est parfaitement clair qu’il avait un compte à régler avec les imbéciles : nous avons vu de quelles façons et pour quelles raisons apparentes. Mais si nous allons tout au fond ?
28Revenons une dernière fois à Kierkegaard, dont je redis qu’il ne peut être passé sous silence dès que l’on parle non seulement d’Ibsen mais de tout ce qui aura compté en Scandinavie depuis un siècle et demi au moins. Est-ce qu’il faut tenir que cette influence en profondeur, cette obédience rarement avouée mais transparente aux yeux de l’observateur, tient au fait que Kierkegaard se trouvait dans le droit fil, exactement, de l’idiosyncrasie scandinave ? Je le crois, notamment en ce qui concerne Henrik Ibsen, surtout si l’on se tient aux trois grands mots d’ordre du philosophe danois – qui s’appellent subjectivité, certes, mais aussi authenticité et engagement. Les imbéciles dont je me suis occupé ici n’ont pas fait l’effort de sonder leurs propres reins et cœurs pour voir en quoi aurait dû consister leur ego : ils ne sont jamais eux-mêmes, mais le simulacre que, selon eux, doit être tout homme respectable. Pour l’authenticité, rien n’est plus faux que leur comportement, surtout à partir du moment où il importerait que la vérité nue se fasse jour. Quant à l’engagement, la notion de risque leur échappe, à l’inverse de leur créateur qui n’a pas craint de défier les conventions ambiantes pour édifier un théâtre classique, c’est-à-dire indépendant de toutes les modes et tous les mots d’ordre.
Notes
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Régis Boyer est Professeur émérite à la Sorbonne ; 36, rue Marceau, F-94 210 La Varenne-Saint-Hilaire ; courriel : rmr.boyer@free.fr.
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On voudra bien me pardonner d’adopter souvent une nomenclature concernant les titres des pièces d’Ibsen différente de l’usage qui s’est établi en France et qui est erroné. C’est aussi la politique que j’ai suivie dans ma toute récente édition du théâtre d’Ibsen, aux éditions Gallimard, collection de la Pléiade, paru en novembre 2006.