Notes
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[*]
André STANGUENNEC est Professeur de Philosophie à l’université de Nantes, chemin de la Censive du Tertre, BP 81227, F-44312 NANTES Cedex 3 ; courriel : andre.stanguennec@univ-nantes.fr
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[1]
Nous utiliserons désormais l’abréviation WUM du titre de l’ouvrage de H.-G. Gadamer : Wahrheit und Methode (1960), renvoyant à la traduction, parfois modifiée, de Vérité et méthode par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris : Le Seuil, 1996, à partir des Gesammelte Werke, I, éd. J.C.Mohr (Paul Siebeck), Tübingen 1986, en abrégé GW, 1.
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[2]
WUM, Troisième Partie : Le tournant ontologique pris par l’herméneutique sous la conduite du langage, p. 405-516.
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[3]
Concernant la phénoménologie comme fondement méthodique de l’herméneutique gadamerienne, cf. en particulier, Guy Deniau : Cognitio imaginativa. La phénoménologie herméneutique de Gadamer, Bruxelles : Ousia, 2002, Introduction, p. 19-23.
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[4]
Dans « L’herméneutique et l’école de Dilthey » (1991), traduit dans L’Herméneutique en rétrospective, Paris :Vrin, 2005, p. 245 et p. 255, Gadamer montre que la formule d’O. Becker selon laquelle Être et temps procédait à « l’intégration de l’herméneutique à la phénoménologie » doit être inversée : l’opus magnum de 1927 procédait en fait à « l’intégration de la phénoménologie à l’herméneutique ontologique ». Mais tandis que Gadamer a continué à approfondir cette intégration, Heidegger, opérait ensuite le « tournant » dans sa pensée de l’être, en abandonnant la phénoménologie au profit d’une historicité résultant d’un don de l’être, son « événement appropriant » (Ereignis).
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[5]
Rappelons que Gadamer cite positivement l’affirmation hegelienne selon laquelle la « méthode » n’est pas à entendre comme un mouvement de la pensée subjective s’appliquant à rejoindre l’objet, mais comme « l’agir de la Chose même », en tant qu’elle chemine vers son soi à travers notre pensée, WUM, p. 489 en référence à Hegel : Logique, II, Meiner, p. 330.
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[6]
Les dernières pages de la troisième Partie, reprenant les conclusions relatives à la vérité dans l’art dans le contexte de la vérité de l’être-au-monde par le langage, le souligneront : « de même que le mode d’être du Beau s’est avéré être l’esquisse d’une constitution ontologique universelle, de même va se révéler quelque chose de semblable dans le concept de vérité correspondant », WUM, p. 512.
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[7]
WUM, Première Partie, II, 1. a) Le concept de jeu, p. 119-128.
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[8]
Ibid., II, 2. a) La valence ontologique de l’image, p. 152-161.
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[9]
Ibid., Première Partie, I. Dépassement de la sphère esthétique, p. 19-118.
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[10]
Ibid., Première partie, II. L’ontologie de l’œuvre d’art et sa signification herméneutique, p. 119-189.
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[11]
Ibid., I, 2. De la vérité de l’art : La question retrouvée, p. 99-118.
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[12]
H.-G. Gadamer : L’Actualité du beau, textes choisis, traduits et présentés par E. Poulain, Aix-en-Provence : Éditions Alinea, 1992.
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[13]
WUM, p. 126, p. 133 (« l’autoprésentation est la vraie essence du jeu – et par conséquent aussi de l’œuvre d’art »). Il est à notre avis essentiel de souligner que Gadamer use ici des termes darstellen et Darstellung et non de vorstellen et Vorstellung (« représenter » et « représentation » au sens d’activité de facultés subjectives), d’où la modification de traduction que nous apportons, malgré la justification compréhensible de « représentation » par les traducteurs, p. 121 (*).
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[14]
Terme à entendre dorénavant au sens husserlien de l’essence phénoménologique.
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[15]
WUM, p. 128, Gadamer renvoie ici explicitement à Aristote.
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[16]
Ibid., p. 128.
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[17]
Ibid., p. 116, trad. modifiée (« transmutation en œuvre »).
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[18]
Sur la distinction entre symbole et allégorie, cf. WUM, p. 89-93.
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[19]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 60, souligné par nous.
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[20]
WUM, p. 106.
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[21]
Ibid., p. 110.
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[22]
Sur cette fonction transcendantale, cf. WUM, p. 70-72.
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[23]
Sur cette « montée du concept de génie » dans le romantisme et l’idéalisme postkantien, cf. WUM, p. 72-77.
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[24]
De cette vitalité inconsciente du génie, Gadamer écrit que « la conscience de l’artiste semble aujourd’hui la première à s’y opposer », ibid., p. 110.
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[25]
Ibid., p. 143.
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[26]
Ibid., p. 134
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[27]
Ce sont les célèbres formules de Husserl : « dans son ipséité corporelle » (leibhaftige Selbstheit) ou « donnée en personne » (selbstgegeben), in Ideen I, § 3, traduction P. Ricœur, Paris : Gallimard, 1950, p. 22.
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[28]
Cette « application extérieure » est proprement la « construction » d’un concept dans une intuition perceptive qui l’exemplifie. Il s’agit d’une opération logique de subsomption. Il faut en distinguer expressément l’« application intérieure » (Anwendung) caractéristique de la compréhension en tant que compréhension intérieure de soi par la médiation des « œuvres » artistiques, historiques et langagières.
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[29]
WUM, p. 134.
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[30]
Ibid., p. 152.
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[31]
Ibid., p. 131, traduction légèrement modifiée : « originaire » nous semble plus radical qu’« originelle », qui serait susceptible d’induire l’idée qu’il serait possible de reproduire cette relation mimétique de façon « dérivée », ce qui n’est pas la position gadamérienne.
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[32]
On sait qu’en allemand, le même mot (« das Bild ») signifie « image » en général et aussi cette espèce d’image matérielle qu’est « le tableau ».
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[33]
WUM, p. 132.
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[34]
Et encore moins qu’il s’agirait de « reconstruire » de façon savante et critique pour entrer dans le monde de l’œuvre envisagée alors comme document historique pour « les sciences de l’esprit ».
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[35]
WUM, p. 155.
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[36]
Ibid., p. 158.
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[37]
Ibid.
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[38]
Le chorismos est critiqué dans ses apories par Platon dans le dialogue du Parménide, comme Gadamer le souligne lui-même dans sa Griechische Philosophie, II, 6 et 7. Sur cette interprétation phénoménologique et dialectique de la « participation » chez Platon, cf. G. Deniau (note 3), § 21, p. 440-465.
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[39]
C’est évidemment au Livre X de La République de Platon qu’il faut se reporter ici.
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[40]
Sur la critique du modèle du « miroir » dont le but est de s’effacer au bénéfice d’une extériorité empirique, cf. WUM, p. 156-157.
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[41]
WUM, p. 162.
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[42]
Ibid., p. 135.
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[43]
Gadamer mentionne souvent le fait que les « enfants », amateurs de ce genre d’œuvres caricaturales et grimaçantes, sont en ce domaine d’excellents « connaisseurs » et d’impitoyables « critiques » comme l’avait déjà noté Aristote, cf. par exemple WUM, p. 131 et p. 133 : « celui qui imite ne peut pas ne pas éliminer et souligner. Comme il montre, il ne peut pas éviter de forcer la note […] », cf. aussi L’Actualité du Beau (note 12), p. 119-121.
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[44]
WUM, p. 135.
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[45]
Ibid., p. 243, GS, I, p. 227.
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[46]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 51. Par la suite, ibid., il parle de « la véritable structure de l’œuvre ».
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[47]
Ibid., p. 58. Gadamer citera plus bas Rilke : « une telle chose se tient debout parmi les hommes », p. 59.
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[48]
Cf. E. Husserl : Ideen I, § 70, insistant sur l’apport eidétique irremplaçable des arts, « en particulier de la poésie », à la connaissance des essences intentionnelles, et concluant ainsi : « la fiction est la source où s’alimentent les vérités éternelles », traduction P. Ricœur, Paris : Gallimard, TEL, 1985, p. 227.
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[49]
L’Origine de l’œuvre d’art, version de 1936, in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, Paris : Gallimard, 1962, p. 35. Gadamer a produit l’Introduction de l’édition allemande de ce livre en 1960.
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[50]
Cf. par exemple WUM, p. 427 sur Cassirer : Gadamer n’y conteste pas que le langage soit « l’englobant » (sic) des phénomènes spirituels anthropomorphes, mais plutôt que le concept de « forme symbolique », au sens « fonctionnel » cassirerien, puisse lui convenir, dans la mesure où « la linguistique et la philosophie présupposent dans leur travail que la forme de la langue est leur thème unique », ce qu’il conteste.
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[51]
Il nous semble que s’explique ainsi la plus grande affinité de M. Merleau-Ponty avec la méditation heideggerienne sur l’art qu’avec l’herméneutique gadamérienne, centrée sur l’être-au-monde langagier et non sur la perception à l’état « sauvage ». Cela explique sans doute aussi pourquoi Gadamer a consacré une longue étude à J.-P. Sartre, phénoménologue préoccupé du « monde humain » (cf. « “L’Être et le néant” de Jean-Paul Sartre », in L’Herméneutique en rétrospective, trad. J. Grondin, Paris : Vrin, 2005), tandis qu’il n’a rien produit d’élaboré sur M. Merleau-Ponty.
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[52]
Gadamer commente longuement la thèse aristotélicienne du sens cognitif de l’art, notamment de la tragédie en Poétique, 4, in WUM, p. 131-133.
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[53]
WUM, p. 158.
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[54]
Ibid., p. 146, souligné par nous.
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[55]
Ibid.
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[56]
Cette expression de connotation phénoménologique est celle dont se sert H. Bergson dans Le rire où il expose magistralement sa conception de l’art.
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[57]
Cf. particulier l’exposé sur Bergson, in WUM, p. 85.
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[58]
Phobos et eleos dont en sait qu’ils sont les deux affects associés de façon ambivalente dans la tragédie selon Aristote. Gadamer cherche à donner à ces affects toute leur puissance participatives et purificatrice in WUM, p. 148-151.
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[59]
Gadamer donne par exemple une remarquable explication de la « tristesse tragique » d’après Aristote, « […] une sorte d’allègement et de dénouement, où douleur et plaisir sont mêlés d’une manière unique », WUM, p. 148-149.
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[60]
Cf. ma contribution sur « L’appropriation de l’histoire chez H.-G. Gadamer », parue dans L’Héritage de Hans-Georg Gadamer, Paris : Le Cercle Herméneutique, Coll. Phéno, 2003, p. 67-84.
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[61]
Sur cette « lacune » et l’analyse ultérieure de la critique platonicienne par Gadamer (par exemple dans La Philosophie herméneutique, trad. J. Grondin, Paris : PUF, p. 196), cf. Robert Dostal : « La redécouverte gadamérienne de la mimésis et de l’anamnèsis », in Gadamer et les Grecs, Paris : Vrin, 2004, p. 31-52, en particulier ce passage relatif à WUM : « il évoque simplement parfois le sens grec de la mimésis, alors qu’en d’autres occasions il glisse sans autre commentaire des références à la mimésis chez Platon à celles qui touchent à la mimésis chez Aristote. C’est là un véritable défi lancé à l’opposition usuelle de Platon à Aristote, ainsi qu’à l’exégèse la plus autorisée […] », p. 42.
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[62]
Ibid., p. 146.
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[63]
Cf. Rudolf Otto : Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalem, 1917.
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[64]
WUM, p. 169.
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[65]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 59.
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[66]
Ibid., p. 142.
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[67]
Ibid., p. 47.
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[68]
Gadamer cite et commente la formule de Hegel dans L’Actualité du Beau (note 12), p. 21-24.
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[69]
Ibid., p. 23.
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[70]
Ibid.
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[71]
Je reprends cette expression à J.-C. Pinson, qui décèle dans la poésie moderne un « sacré faible » en contexte « herméneutique », en opposition à un « sacré fort » de tradition « théophanique », in : « La poésie contemporaine et le sacré », dans Habiter en poète, Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel 1995, p. 131.
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[72]
Je ne me prononce pas dans le présent travail sur une éventuelle « réascendance de la métaphysique » que j’ai soutenue à l’encontre de l’affirmation heideggerienne de sa « rescendance » dans La Dialectique réflexive, lignes fondamentales d’une ontologie du soi, Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2006, Introduction, et que je soutiens à nouveau dans Être, soi, sens, les antécédences herméneutiques de la dialectique réflexive, à paraître, notamment dans l’Introduction.
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[73]
L’actualité du Beau (note 12), p. 126.
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[74]
Dans son interprétation de la « nature morte », Gadamer montre qu’en réalité c’est un genre qui introduit pour la première fois une « liberté » quasi totale quant à la « composition » des parties dans le tout, composition en rupture avec leur habituelle mise à « disposition » dans un espace utile : « ainsi la nature morte prélude-t-elle dans cette mesure à cette liberté que connaît la composition moderne des tableaux […] », L’Actualité du Beau (note 12), p. 157.
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[75]
Ibid., p. 126.
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[76]
Gadamer vise là le caractère non monumental, et parfois confidentiel, des œuvres d’art modernes.
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[77]
Ibid., souligné par nous.
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[78]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 180. Cf. également sur l’inspiration hégélienne de Mallarmé, ibid., p. 186. Pour l’influence mallarméenne de cette « poésie pure » et de cette « musique pure » se réfléchissant l’une l’autre sur l’œuvre de Stefan George qui marqua prématurément Gadamer, cf. « Der Dichter Stefan George », in GW, 9, Ästhetik und Poetik (note 1), 1993, p. 219 sq.
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[79]
Concernant la complémentarité et les avantages comparés de la Musique et des Lettres, je me permets de renvoyer à mon étude « Fiction poétique et vérité morale chez Mallarmé », in : La Morale des lettres, Paris : Vrin, 2005, d’abord parue en version brève dans la revue Littérature, n° 111, octobre 1998, en particulier p. 105-108.
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[80]
Ibid.
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[81]
Ibid., p. 124.
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[82]
Des œuvres et notamment de la poésie, Gadamer écrit : « elles courent un risque d’un genre tout particulier : elles peuvent se manquer elles-mêmes », L’Actualité du Beau (note 12), p. 186.
1Ce qu’instaure l’herméneutique gadamérienne dans Wahrheit und Methode [1], c’est la priorité absolue dans l’ordre de l’être, de notre être-au-monde par le langage, thème de la troisième partie de l’ouvrage [2], vis-à-vis des expériences de l’art et de l’histoire, thèmes successifs des deux premières parties. Si, en effet, dans l’ordre du connaître, l’expérience de l’art et de l’histoire préparent l’explicitation de l’être-au-monde langagier, dans l’ordre de l’être il en va inversement : c’est la pré-compréhension toujours déjà supposée de notre être-au-monde qui nous permet précisément d’être attentifs comme il convient à la réceptivité au monde que modalise particulièrement l’œuvre d’art de même qu’ensuite à l’activité efficiente du monde historique. Notre rapport au monde par le langage est en effet l’unité d’un recevoir et d’un agir : nous ne recevons le langage en tant que langue, et donc le monde, précisément qu’à travers l’agir de la parole en dialogue avec ceux qui nous la transmettent et c’est précisément cet « agir réceptif » ou cette « réception agissante » qui nous ouvre au monde. C’est donc la pré-compréhension de cette synthèse qui est préparée par l’accentuation de sa modalité réceptive (caractéristique de l’art) puis de sa modalité agissante (caractéristique de l’objet des sciences de l’esprit effectif). Nous pouvons le dire aussi de façon plus phénoménologique [3], dans la mesure où Gadamer n’a jamais renié, comme Heidegger, mais plutôt continué à intégrer la méthode phénoménologique husserlienne à l’herméneutique [4]. À cet égard, le titre du livre est significatif : il s’agit bien, en s’affranchissant du modèle méthodologique d’explication causale de la vérité objective, de cheminer en revanche méthodiquement dans l’explicitation de notre compréhension du phénomène du monde, guidés par la manifestation de la Chose même [5]. Il apparaît que l’intentionnalité du monde dans l’art favorise davantage le monde comme pôle noématique de l’expérience, tandis que l’intentionnalité de l’expérience historique est centrée sur les synthèses noétiques et donatrices de sens de l’agir. La détermination réciproque, noético-noématique, synthèse active et réceptive, sera, en fin de compte, le propre de la vérité comme tout de la phénoménalité dans le langage du monde [6]. C’est à partir de deux fils conducteurs essentiels mentionnés dans Wahrheit und Methode, le concept du jeu [7] et celui de l’image [8], que doit être abordée, formulée en transition entre l’analyse critique de l’approche esthétique [9] de l’art et l’approche herméneutique de l’ontologie de l’œuvre d’art [10], « la question retrouvée de la vérité de l’art » [11]. Il nous a paru toutefois souvent nécessaire, dans ces analyses gadamériennes de l’art, de compléter les références à Wahrheit und Methode par celles du recueil publié sous le titre L’Actualité du beau [12], rassemblant des études antérieures et postérieures à l’opus magnum de 1960, dans la mesure où elles apportent, sur tel ou tel point, précision et approfondissement.
2*
3* *
4Il est manifeste que Gadamer use d’abord longuement du concept du « jeu » pour assurer phénoménologiquement d’une triple façon l’autonomie radicale de l’œuvre d’art, envisagée comme « auto-présentation » (Selbstdarstellung) [13]. Il y a d’abord, et paradoxalement, autonomie de l’œuvre par rapport à l’artiste lui-même. Gadamer dissocie en effet le travail de l’œuvre du simple talent par lequel l’artiste saurait imiter un objet ou une réalité extérieure à l’œuvre. L’œuvre d’art y serait assimilée à un objet ouvré du type fac-similé habilement ressemblant. C’est alors l’eidos [14] intentionnel de l’art qui est confondu avec celui du copiste ou de l’artisan. Mais l’œuvre d’art n’est pas non plus au service de l’expression de la subjectivité de l’artiste qui exprimerait ou projetterait le soi de sa personnalité (ses passions, sa vision, etc.) dans l’œuvre. D’un contre-sens technologique, on glisserait en quelque sorte à un contre-sens psychologiste sur l’œuvre d’art. C’est bien plutôt l’inverse : le travail ou plutôt l’activité (l’energéia) [15] de l’artiste est au service de l’automanifestation de l’œuvre elle-même. Et cela est affirmé, dans la mesure où précisément l’œuvre d’art est un monde en soi ou plus précisément une image analogique ou métaphorique du monde, sous un certain aspect. Cet aspect, c’est celui de sa condensation, de sa réduction en une œuvre, en un ergon [16], dont l’espace et le temps sont circonscrits, limités aux dimensions d’une image en « configuration » (Gebilde). L’œuvre est devenue, par la médiation de l’artiste, « une métamorphose en figure » (Verwandlung ins Gebilde) [17], un monde « en image » ou « en petit », un microcosme qui, toutefois, renvoie au grand monde toujours déjà visé et précompris par notre langage. Gadamer n’hésite pas à en parler dans les termes d’un « symbole » du monde, en distinguant toutefois le symbolique de l’allégorique [18]. Tandis que l’allégorique « renvoie » à un concept extérieur, exprimable dans un autre langage, « le symbolique ne renvoie pas seulement à une signification, mais il rend celle-ci présente, il représente cette signification » [19]. C’est précisément comme médiateur entre les éléments intramondains (qualités, matériaux, personnages, etc.) de l’œuvre et leur configuration en image-jouée du monde qu’intervient l’artiste. On pourrait dire dès lors de l’artiste qu’il « joue au monde » ou plutôt qu’il « joue le monde » sur un mode intentionnel. Mais c’est le monde, c’est-à-dire le pôle noématique de l’œuvre, qui est régulateur de ce jeu, car il en est le principe autoactif. Dans l’œuvre, le monde maintient donc l’autonomie de son jeu originaire, guidant d’abord l’artiste lui-même qui en est le premier participant. Pour le dire en usant de termes grecs, l’œuvre (ergon) résulte de la rencontre de l’autoactivité du monde (en tant que praxis) et de la production configurante de l’artiste qui se conforme à sa loi (en tant que poièsis).
5Mais l’œuvre est aussi autonome par rapport au spectateur. De même que c’est tout une conception habituelle du rôle de l’artiste que Gadamer a mise en question, de même est-ce tout un préjugé quant au rôle du spectateur qu’il conteste, en prétendant suivre là encore le fil conducteur de l’évidence phénoménologique. En face de l’œuvre, le spectateur n’a pas l’autonomie extérieure de son « jugement de goût », comme il le prétend parfois illusoirement, que cette autonomie soit alimentée à une thèse sensualiste ou à une antithèse intellectualiste dans une « antinomie du goût ». Dans ce domaine, Kant certes – et précisément pour résoudre l’antinomie du goût – a séparé l’expérience esthétique tant de l’expérience sensible immédiate alimentant les sensualismes, que de l’expérience comme connaissance intellectuelle alimentant les rationalismes esthétiques, en en faisant l’expérience du libre jeu de l’imagination et de l’entendement, libre jeu désintéressé aussi bien à l’égard des intérêts vitaux que des intérêts cognitifs objectifs. Il est donc le premier à introduire centralement le concept de « jeu » dans la compréhension philosophique de l’expérience esthétique. Mais cette expérience d’un jeu autonome est seulement celle du jeu plaisant de nos facultés subjectives, abstraction faite de toute référence à un contenu de sens de l’objet ou de l’œuvre. Et c’est précisément ce caractère formel et subjectif du jugement de goût qui motive la « critique de l’abstraction de la conscience esthétique » [20] de la part de Gadamer, légitimant le passage à la reconstitution ontologique de l’expérience de l’art.
6Encore cela n’est-il vrai chez Kant que de la beauté naturelle ou de ce qui, dans l’art, y renvoie, et non pas de la beauté des œuvres du génie, puisqu’ici Kant – préparant cette fois le terrain à l’analyse phénoménologique – y reconnaît la productivité des Idées esthétiques renvoyant à des absolus ontologiques (l’âme, le monde, Dieu), symbolisés en images « donnant beaucoup à penser », selon ses propres termes. « On sait que Kant », rappelle à ce sujet Gadamer, parle dans ce contexte d’« idées esthétiques » auxquelles la pensée ajoute « bien des choses que l’on ne peut pas nommer ». C’est, ajoute-t-il, « sa manière d’aller au-delà de la pureté transcendantale de l’esthétique et de reconnaître le mode d’être de l’art » [21]. Toutefois, Kant renvoie la production des Idées esthétiques à la fécondité du génie, auquel certes Gadamer reconnaît qu’il confère une « fonction transcendantale » [22] immanente, mais qui n’en est pas moins, selon lui, lourde d’apories. La première réside en ce que, selon la formule de Kant, dans le génie « c’est la nature qui donne ses règles à l’art », ce qui conduit à dessaisir l’art de son autonomie vis-à-vis d’une vie naturelle qui prend à nouveau le dessus, et à laquelle les romantiques s’empresseront d’ailleurs de conférer une productivité divine, un « esprit de la nature » [23]. La seconde aporie est le caractère irrémédiablement obscur et négatif de la notion de génie : celle-ci favorise l’ignorance et la naïveté du spectateur qui se refuse à s’initier à la compréhension de l’œuvre [24]. Si l’on suit les leçons plus modestes de l’expérience phénoménologique, ce qui est au contraire exigé du spectateur, c’est qu’il entre dans le jeu de l’œuvre et qu’il y participe. « Nous sommes partis, souligne l’auteur, du fait que l’être véritable du spectateur pris par le jeu de l’art ne peut être appréhendé correctement à partir de la subjectivité, comme un mode de conduite de la conscience esthétique » [25]. La participation au jeu de l’œuvre est « un être hors-de-soi » (ein Aussersichsein) qui contribue positivement à l’auto-manifestation de l’être de l’œuvre en un autre, à son « être chez-soi-dans-l’autre » (bei-sich-sein-in-anderes), renforçant et accroissant ainsi sa propre puissance d’être.
7On peut enfin appréhender la teneur de l’autonomie de l’œuvre prise en elle-même, autonomie rectrice, tant du faire-œuvre de l’artiste que de la participation du spectateur à son jeu. En quoi consiste en effet le jeu que l’œuvre joue à l’intérieur d’elle-même, jeu configuré par l’artiste et participé par le contemplateur ? C’est d’abord le jeu entre son identité et les variations des conditions sous lesquelles elle se montre : non seulement les interprétations variées, musicales, théâtrales ou poétiques, mais les variations plastiques externes (éclairage, décor, dispositions) et internes (esquisses, copies, reproductions). « On voit ici clairement, souligne Gadamer, l’avantage de méthode qu’il y a à partir du concept de jeu. L’œuvre d’art ne peut purement et simplement pas être séparée de la « contingence » des conditions d’accès sous lesquelles elle se montre et, quand un tel isolement se produit néanmoins, il en résulte une abstraction qui appauvrit l’être véritable de l’œuvre » [26]. Nous sommes ici indubitablement dans le registre méthodique des variations eidétiques recommandées par le fondateur de la phénoménologie, le Husserl des Ideen I. C’est bien à travers les variations de présentation empirique que l’essence d’un phénomène se dégage comme invariant et par conséquent comme une « constante » essentielle. Et de fait, ce que nous « dit » une œuvre à travers toutes ses présentations variées demeure « la même chose », c’est-à-dire « la chose même » (die Sache selbst) qu’elle est, et au « soi » (Selbst) de laquelle nous devons « aller directement » pour l’atteindre « en chair et en os » [27].
8Toutefois, il se fait alors jour une différence aussi essentielle entre l’invariant de l’œuvre d’art et l’invariance des phénomènes objectifs de la nature, appréhendés dans la perception sensible ou la science. Tandis que l’on peut fort bien séparer par abstraction les idéalités naturelles pour ne garder que leur essence qui devient alors un concept, au-delà même de leur apparence, afin d’en construire des modèles idéaux logico-mathématiques (des « essences exactes »), cela s’avère impossible dans le domaine des idéalités « culturelles » singulières dont l’idéalité artistique se trouve être un mode éminent. Si une telle conceptualisation est ici impossible par essence, c’est que cette dernière est un invariant qui se manifeste nécessairement et indissociablement dans et à travers ses apparences particulières les plus variées. Dans le domaine de l’art, l’essence se trouve enrichie, et comme nous l’avons avancé plus haut, accrue dans sa puissance d’être, par ses « présentations » (Darstellungen). Celles-ci ne sont pas de simples « exemples » ou de simples « applications extérieures » [28] d’un concept général essentiel, mais les expressions de l’essence individuée en son « soi » : « l’œuvre même prend place dans le monde auquel elle se représente. Au fond, ajoute Gadamer, il n’y a véritablement de drame que quand il est joué et il faut absolument que la musique se fasse entendre » [29]. L’œuvre est essentiellement pour elle-même un jeu dans la mesure où son unité idéelle ne parvient à l’effectivité, et par là à la vérité, que dans la mesure où elle est diversement présentée. Il y a donc écart et renvoi mutuel enrichissant entre le « soi » (das Selbst) individué de l’œuvre et ses expressions multiples, unité de l’identité du soi et de la différence de ses variations qui se déterminent réciproquement dans une relation dialectique. Du coup, la spatialisation et la différenciation temporelle apparaissent comme essentielles à la reconnaissance de l’individuation de l’œuvre identique à soi dans son ipséité diversifiée. Certes, l’identité commande et par là détermine la variation, mais réciproquement la variation enrichit en retour le soi de l’œuvre même.
9Ce cercle est, au fond, une esquisse que pré-comprend déjà le cercle herméneutique du langage, celui de la détermination réciproque, dans l’unité, du tout idéellement visé et des parties expérimentées. Et c’est précisément cette essentialité des variations de l’Un, de même que cette circularité entre le « soi » (Selbst) et expressions du soi, qui mène nécessairement Gadamer à la question de « la valence ontologique de l’image » [30]. On est en effet immédiatement tenté de comprendre le rapport des expressions multiples à l’unité du soi de l’œuvre comme un rapport de « re-présentation » au sens de reproduction en copie d’un original. Qu’en est-il donc exactement de « la relation mimétique originaire » (das mimische Urverhältnis) [31] immanente à l’œuvre, selon l’expression utilisée par Gadamer ? Pour répondre à cette question, nous pouvons repartir de l’idée déjà énoncée selon laquelle l’auteur d’une véritable œuvre d’art ne procède pas à la « copie » d’un « modèle » (Urbild) préexistant dans son indépendance et son extériorité par rapport à une image qui le mimerait après coup, et dont le critère de valeur serait la « ressemblance ». L’œuvre n’est pas simple « répétition » (Wiederholung) d’un quelque chose d’extérieur. Nous avons dit qu’envisagée ainsi l’œuvre serait tout au plus celle d’un habile faiseur de reproductions ouvragées mais non d’un artiste au sens pleinement authentique du terme. C’est dans l’espace et le temps intérieurs à l’« image » (Bild) elle-même que se joue la différence entre l’« original » (Ur-bild) et la « copie » (Abbild). Ainsi, dans une peinture, le modèle n’est pas, en dépit de ce qu’il semble, une réalité extérieure au « tableau » (Bild) [32], mais c’est de l’intérieur du tableau qu’il est visé comme sa propre norme immanente et par rapport à quoi le tableau doit être apprécié. Tel est l’incontournable paradoxe : que le tableau ou l’image en général fournit à la fois le modèle et la copie qu’elle a risqué d’en produire ou encore, en termes herméneutiques, le contenu originaire aussi bien que la clef de son interprétation, dont elle sollicite l’usage de la part du spectateur en une sorte d’« extraction » (Hervorholung) ostensive [33].
10Le modèle n’est pas un « quelque chose » de physique ou d’historique auquel il faudrait se référer pour apprécier sa copie dans le tableau puisque, le plus souvent, ce « quelque chose » n’existe tout simplement pas ou n’est, en tout cas, à titre de thème inspirant l’œuvre, pas du tout précisément connu des spectateurs qui apprécient pourtant l’œuvre à sa juste valeur. Sans doute, comme ce sont les valeurs d’un monde qui sont visées dans l’œuvre qui les amène à la présence, il est impossible de juger de la valeur de cette dernière sans une connaissance minimale de ce monde de valeurs (historiques, éthiques, voire religieuses), mais ce monde axiologique est seulement une unité de signification, nous dirions une « atmosphère » ou un « climat » et non une réalité objective et distincte à laquelle participants (auteur et spectateurs) devraient se référer précisément pour communiquer et s’entendre sur ses valeurs [34]. Il s’agit plutôt de cette « reconnaissance » dont Gadamer fera le pendant intentionnel de la vérité de l’œuvre, comme nous le verrons un peu plus bas. La conception faussement réaliste et, à bien y réfléchir, absurde, de la norme d’un tableau doit céder la place à une conception plus radicalement immanentiste de la relation mimétique originaire. Le modèle de l’œuvre est cette « norme originaire » (Ur-norm) qui, dans la « production » (poièsis) guide du dedans les gestes de l’artiste, de même que, à la réception, elle finalise la vue ou l’écoute du spectateur qui sont une reprise de cette « gestuelle » sollicitée pour « l’extraction » (Hervorholung) ostenstive. Or, dans les deux cas, c’est à l’intérieur du geste productif et dans le produit qui en garde les traces à « réanimer », mais non en dehors d’eux, que le modèle établit sa présence régulatrice. En d’autres termes, c’est la production et la réception de la représentation qui font connaître la norme, dont la transcendance est tout entière saisie dans l’immanence de l’œuvre. et non pas à l’extérieur. Ainsi Gadamer peut affirmer que « le concept de mimesis qui a été appliqué aux deux modes de représentation, signifiait moins « copie » (Abbild) que manifestation de ce qui est représenté » [35]. La relation entre modèle et manifestation (plutôt que copie) n’est donc plus « unilatérale » [36], car, ajoute Gadamer « le fait que l’image ait une réalité propre implique en retour pour le modèle que ce soit dans la représentation qu’il se présente. Il s’y représente en personne » [37].
11L’ultime explicitation de cette relation mimétique doit cerner la compréhension des rapports entre le sens compréhensible – l’intelligible de l’œuvre – et le sensible qui le manifeste à l’intérieur de l’image, puisque ce sont ces deux termes qui sous-tendent la relation mimétique originaire en tant que « présentation de soi » (Selbstdarstellung) de l’œuvre d’art. À cet égard, la conception gadamérienne demeure clairement phénoménologique, excluant deux manières traditionnelles d’entendre cette relation du « sens » ou du « modèle » au « sensible » de l’œuvre. D’une part, l’intelligible n’est pas le modèle du sensible, au sens où il serait la loi de construction transcendante que le sensible imiterait en une transposition de « participation », comme c’est le cas dans une certaine interprétation de Platon, celle d’un platonisme métaphysique totalement dualiste. Cette précision nous semble indispensable dans la mesure où Gadamer délaisse ce platonisme scolaire critiqué [38], pour envisager positivement les textes de Platon dans la perspective beaucoup plus positive des thèmes de l’« anamnèse », de la « lumière du Beau-et-Vrai » (kallos-kagathos), et du « dialogue » qui présuppose l’un et l’autre. Dans le cadre du platonisme dualiste, le sens et la norme de l’œuvre lui demeureraient alors radicalement extérieurs, ce que la description phénoménologique précédente a écarté. À ce dualisme métaphysique, qui fournit une fondation pour une théorie de l’art comme imitation cognitive rationnelle et entraîne la condamnation des arts qui n’ont affaire qu’aux apparences sensibles [39], vient s’opposer une conception moniste pour laquelle l’intelligible est bien immanent au sensible – éventuellement même à la matérialité de l’œuvre d’art –, mais comme son image en un miroir plus ou moins déformé ou en un reflet plus ou moins affaibli [40].
12Or, si l’herméneutique phénoménologique de Gadamer rompt, à la suite ici encore des deux ruptures théoriques instaurées par Husserl, aussi bien avec le dualisme métaphysique qu’avec le monisme empiriste, c’est bien pour s’engager dans la compréhension de la relation du modèle à l’image, de la norme et de sa manifestation, comme d’une transcendance dans l’immanence dont nous avons déjà dit qu’elle était le mode spécifique de présence de l’essence de l’œuvre. N’oublions pas que, selon Gadamer, « l’image est processus ontologique – en elle l’être vient à la manifestation sensible et sensée » [41]. À la conception objective de la perception esthétique selon laquelle le perçu n’est pas vraiment l’essence de ce qui est perçu (la « distinction esthétique » [42]), Gadamer oppose la compréhension selon laquelle c’est l’essence même qui se présente, comme mimée et incarnée dans l’œuvre. Il y a par exemple une unité indubitable de l’intérieur et de l’extérieur, condensée en très un petit espace et pour peu de temps dans les expériences réussie d’« imitation », de « mime », voire de « déguisement » de personnages [43]. Gadamer introduit ici le concept de « non-distinction esthétique » (ästhetische Nichtunterscheidung) [44] entre l’être et l’apparaître, l’essence et la manifestation, le soi et sa présentation. Certes, comme l’œuvre est toujours un faire-œuvre dynamique et gestuel, cette non-distinction ne va jamais sans un certain jeu et un écart, introduisant la différence dans l’identité, pour laisser place à une amélioration et à une multiplication virtuelles des « représentations » du représenté.
13Mais c’est précisément dans le but de renouveler et d’enrichir l’unité du sens et du sensible que la différence doit être maintenue dans l’identité. Loi ou principe de construction, certes, mais à la manière d’un « schème figuratif » ou mieux d’une « structure » de l’œuvre. Ce schème dynamique n’a d’autre topos originaire que la mise en œuvre, dont il règle du dedans la spatialisation et la temporalisation mobiles des figures musicales, plastiques ou vocales. Il est tout à fait significatif à cet égard que Gadamer ait repris en un sens positif « le concept de structure » (der Begriff der Struktur) élaboré par Dilthey : « il [Dilthey] s’était servi du concept de structure, écrit-il à propos de l’élaboration du sens dans les sciences de l’esprit, pour dissocier l’expérience-vécue (das Erlebnis) des contextes de causalité propres à ce qui se produit dans la nature. Ce qui distingue logiquement la notion de structure, c’est que l’on a ici en vue une totalité relationnelle, qui repose non pas sur la série temporelle de la producion causale, mais sur des relations internes » [45]. La structure n’est pas à entendre dans ce contexte en son sens logico-formel mais au sens de structure signifiante intentionnelle, précisément comme une « figure » (une Gestalt) intentionnelle, organisant les relations internes de spatialisation et de temporalisation des images empiriques. Dans L’Actualité du Beau, Gadamer insiste davantage encore sur la nécessité d’user du concept de structure signifiante pour déterminer la relation du compréhensible et du sensible dans l’œuvre, par exemple dans un tableau : « ce qui compte, c’est de construire ce tableau de façon à le lire, pour ainsi dire mot à mot comme tableau pour assembler finalement les éléments de cette construction contraignante dans le tableau lui-même et y rendre présente la signification qui y résonne […] » [46]. La vérité ou l’authenticité d’une œuvre est donc son « auto-stance » (Selbständigkeit), et c’est la raison pour laquelle Gadamer approuve les manières habituelles qu’ont les spectateurs de la désigner : « cela se tient », « cela tient debout », « cela ressort », « […] c’est alors, écrit-il, que cette forme « tient debout » et donc qu’elle est « là » une fois pour toutes » [47].
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16C’est seulement à présent, dans le prolongement des explicitations relatives à la relation mimétique entre le soi (Selbst) et la présentation (Darstellung) de l’œuvre, que nous sommes en mesure d’aborder la question de la vérité de l’œuvre d’art selon Gadamer. L’œuvre d’art a très certainement selon lui une fonction de connaissance du monde, sous un aspect particulier, celui du schématisme structural qui est le sien et que nous venons de mentionner. Par cette affirmation de la fonction de connaissance de l’art, il renoue avec Heidegger sans doute, mais déjà avec Husserl [48], et surtout, à nouveau, avec Aristote. Certes, l’art ne nous donne pas à mieux connaître des essences intra-mondaines sur un mode objectivant, car ces essences intra-mondaines sont dés-objectivées par lui, en quelque sorte, pour être reprises et transfigurées, par la médiation de l’œuvre, dans la totalité absolue du monde. Heidegger, à l’évidence, a fourni à Gadamer le motif de l’œuvre d’art comme connaissance du monde : « l’être-œuvre de l’œuvre réside en la mise en place d’un monde… » [49]. Toutefois, en installant un monde, « l’œuvre fait venir la terre » ([daß] das Werk die Erde herstellt), par où l’on voit que la pensée heideggerienne de l’art est centrée sur l’élémentarité du monde comme « nature » (phusis). Or, la construction de Vérité et méthode indique déjà par rapport à cela une certaine décentration de la racine ontologique de l’œuvre d’art chez Gadamer : c’est d’un monde « historique » recentré sur l’être-au-monde langagier que l’œuvre d’art nous entretient. À une « physiomorphie » de l’œuvre, pourrait-on dire, Gadamer tendrait à substituer, en ce sens, une certaine « anthropomorphie » de la vérité configurée dans l’œuvre. À cet égard, et malgré les critiques portées contre la prétention du concept de « forme symbolique » à englober, le mythe, l’art, la religion, etc., l’interprétation de Gadamer serait paradoxalement plus proche de celle de Cassirer et de son dialogue positif avec les « sciences de l’esprit » que de Heidegger [50]. D’où la référence également « anthropologique » à Aristote, dans la mesure où, pour Aristote, c’est bien du monde humain que l’art a quelque chose à nous dire et non des « éléments » d’une nature antérieure à l’homme, telle celle que les physiciens présocratiques ont donné à penser [51]. En effet, comme l’avait déjà souligné Aristote, cité élogieusement par Gadamer [52], l’art ne consiste pas à « déréaliser » des substances dont la « réalité » pesante serait allégée et amoindrie de son fait (ou « par sa faute », jugerait un platonisme scolaire). Bien au contraire, tandis que l’essence était, par la perception et l’usage commun qui en était fait, coupée des autres essences et de la totalité mondaine, elle est à présent réinsérée dans cette totalité qui lui confère sa pleine réalité effective, son « surcroît d’être » (Zuwachs an Sein) [53] et par là sa vérité. « Ce qui se passe là devant tout un chacun, écrit Gadamer, est pour lui à tel point éloigné du cours commun du monde et si clos en un univers indépendant de significations, que personne n’a aucune raison de vouloir en sortir pour atteindre quelque autre avenir ou réalité » [54]. Du fait de cette re-mondanisation que configure l’œuvre, les essences qualitatives (picturales, musicales, psychologiques, tragiques, romanesques, etc.) sont libérées du cloisonnement et de l’extériorité mutuelle que leur imposaient nos visées pragmatiques corrélatives de leur objectivation : « le spectateur est relégué, ajoute Gadamer, dans une distance absolue qui lui interdit toute participation à la poursuite de buts pratiques » [55]. Du coup, l’œuvre dé-voile à nouveau d’étranges parentés entre des domaines sensibles prosaïquement tenus comme exclusifs les uns des autres : « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » disait déjà, en exprimant magnifiquement cela, Charles Baudelaire dans « Correspondances ». Nous venons de citer un poète français, mais nous pouvons ajouter une référence explicite de Gadamer, cette fois à un philosophe français, pour cette vérité mondaine de l’œuvre d’art : Bergson. On sait que, selon ce dernier, l’art, en rupture avec la géométrisation et la technicisation de notre expérience quotidienne du monde, « soulève un coin du voile » [56] jeté sur le réel et nous fait retrouver la participation qualitative à la durée et aux élans vivants du monde en sa vérité d’origine. En exposant les concepts préliminaires de l’expérience subjective de l’art, Gadamer a mentionné positivement, parallèlement à Dilthey pour l’expérience vécue (das Erlebnis), le concept de vie psychique forgé par Bergson, vie psychique qui se révèle en-deçà de toute objectivation et spécialisation pragmatique de notre expérience, comme une durée organisée dans l’interpénétration mélodique des qualités et des affects [57]. Du coup, également, sur le plan des tonalités de nos affects proprement humains se rappelle à nous, grâce à l’œuvre, l’ambivalence de sentiments tenus habituellement pour incompatibles et exclusifs : l’amour et la haine, la terreur et la pitié [58], l’attachement et le dégoût [59], etc.
17Dé-voilement, re-mémoration, rappel, ces expressions disent bien que la rupture avec le monde commun des objets et des affects, eux-mêmes objectivés, nous reporte vers un monde d’expérience originaire que nous connaissons au sens où nous le re-connaissons. Ce thème de la « reconnaissance » réceptive, qui renoue encore avec Aristote, prépare, notons-le, celui de « l’appropriation » (die Aneignung) de l’efficience historique dans les sciences de l’esprit » [60]. Nous avons dit que Gadamer renoue avec Aristote concernant le concept de « reconnaissance » (anamnèsis) dans l’art et l’on s’est étonné qu’il ne semble pas, sur ce point, faire de différence entre l’apport d’Aristote et celui de Platon, ne mentionnant pas dans Wahrheit und Methode la critique de la mimesis poétique à laquelle procède ce dernier dans La République [61]. De ce mouvement de perte du soi quotidiennement aliéné à la réappropriation renouée du soi authentique dans son vrai monde, le philosophe écrit : « c’est pourquoi correspond à l’oubli extatique de soi chez le spectateur sa propre continuité avec lui-même. C’est justement ce en quoi il se perd en tant que spectateur qui exige de lui la continuité du sens » [62]. Il y a là un jeu dialectique entre perte et réappropriation de soi puisque le spectateur, « hors de soi », ne se perd qu’en tant qu’il perd un soi aliéné par l’objectivation, en rétablissant donc, grâce à l’art, la continuité de son soi originaire dans le soi mondain de l’œuvre, dont le monde était lui-même devenu « voilé » et dissimulé à soi. C’est le domaine de l’« application » (Anwendung) dans la compréhension herméneutique en général : nous nous comprenons nous-mêmes par notre compréhension de l’autre et réciproquement l’autre advient à son comprendre de lui-même par notre « participation » à ce qu’il est.
18Il n’est alors pas étonnant que la thèse de la reconnaissance du monde schématisée par l’art se fasse, chez Gadamer, dans le voisinage ou la rémanence théorique de la connaissance du sacré. D’une part, nous venons de le dire, au pôle noématique de l’œuvre, c’est bien l’unité originaire des qualités et affects opposés qui caractérise le sacré intentionnel visé, et suivant R. Otto [63], toutefois non cité ici par Gadamer, l’ambivalence du numineux, résidant dans l’attraction-répulsion (ou attirance-répugnance) qu’il inspire. Gadamer le reconnaît d’ailleurs formellement en écrivant : « une œuvre d’art a toujours quelque chose de sacré » [64] et, ailleurs, « la destruction d’une œuvre d’art garde toujours pour nous quelque chose d’un sacrilège religieux » [65]. D’autre part, au pôle noétique de la visée intentionnelle cette fois, il rapproche l’activité de reconnaissance du spectateur de la theoria du Theorôs grec, « participant initié » invité à une fête sacrée : « le Theorôs est donc le spectateur au sens propre du mot, celui qui, par sa présence, prend part à l’acte de la fête et acquiert ainsi une distinction en droit sacré, celle de l’inviolabilité » [66]. L’identité herméneutique de l’œuvre, dont la valeur est sacrée, est donc celle d’une structure ouverte à celui qui accepte d’y pénétrer durant le temps de sa « participation », car « il est erroné de croire que l’unité de l’œuvre constitue une sorte de fermeture hermétique à l’égard de celui qui se tourne vers cette œuvre ou qui est atteint par elle » [67].
19Cette interprétation du caractère sacré de l’œuvre d’art et de sa contemplation ne semble pourtant guère s’accorder à première vue avec l’aspect que présente l’art à l’époque moderne et Gadamer n’ignore évidemment pas le mouvement de désacralisation apparente de l’art contemporain. N’était-ce d’ailleurs pas ce que Hegel avait déjà en vue lorsqu’il lança la célèbre formule de « la fin de l’art » ? Mais lorsqu’il souligne le « caractère passé de l’art » (der Vergangenheitcharacter der Kunst) [68], que veut dire exactement Hegel, se demande Gadamer ? C’est en replaçant l’art dans le contexte des formes de l’esprit absolu, à côté de la religion et de la philosophie, que le sens de la formule s’éclaire : à l’époque contemporaine l’art ne donne plus à penser « Dieu et le divin » [69]. C’était au contraire éminemment le cas pour les anciens Grecs : « que l’art appartienne désormais au passé, voilà une thèse qui inclut qu’avec la fin de l’Antiquité l’art doive paraître avoir besoin de justification » [70]. Et en effet, selon Hegel l’art sera ensuite justifié seulement comme organe d’une religion dominant l’esprit absolu (la religion chrétienne), puis, à l’époque contemporaine, et c’est la thèse fondamentale de Hegel, comme organe au service du savoir conceptuel de l’homme. L’art devient déjà au xixe siècle en Europe un document anthropologique de première importance pour la connaissance intellectuelle de l’homme dans les sciences de l’esprit, mais, veut surtout dire Hegel, un thème de spéculation philosophique, pour laquelle c’est le concept compréhensif qui fournit l’orientation à la réflexion sur l’œuvre. C’est dans le prolongement de ces indications que la question du sacré dans l’art doit être posée dans le contexte actuel. D’une part, le « sacré » n’est pas exactement le « divin » : dire que l’art n’exprime plus immédiatement le divin ne signifie pas par là-même qu’il n’exprime plus rien du sacré. Le divin n’est que la modalité religieuse et métaphysique du sacré, et à une époque, la nôtre, où religion et métaphysique ne dominent plus l’esprit en son absoluité, l’art s’est sans doute « dédivinisé », mais non « désacralisé » pour autant. D’autre part, pourrait-on dire, le sacré renaît de ses cendres religieuses et métaphysiques, à la manière d’un sacré à l’initiation plus discrète et plus « faible » [71], à la reconstruction d’un monde qui a – provisoirement [72] ? – brisé ses anciennes structures signifiantes religieuses et métaphysiques. L’art exprime certes cette violente brisure de ces anciens modes du sacré – souvent de façon iconoclaste – mais il exprime aussi l’intentionnalité de nouvelles figures d’ambivalence qualitatives et de coïncidences d’affects opposés où nous continuons à percevoir quelque chose de sacré. Dans le prolongement du diagnostic hégélien – qui ne se voulait pourtant pas un pronostic pour le siècle à venir – le sacré s’est pour ainsi dire concentré et condensé dans « la créativité ordonnatrice de l’esprit » [73] en tant qu’esprit humain fini. L’extériorité et l’ustensilité des objets du monde quotidien dont a toujours voulu nous faire sortir l’art (et cela même à l’avènement de « la nature morte » apparemment si objective [74]), a pris cette fois une forme spécifique, celle d’« un monde uniforme et sériel » [75], celui de la technique et de la performance modernes. C’est donc contre cette nouvelle forme du monde « objectif » que l’art moderne, lui aussi, reconstitue le grand monde ordonné, où tout élément et tout sentiment appellent tout autre, mais dans lequel nous n’entrons aujourd’hui comme Theoroi qu’à la condition d’une « initiation critique et réflexive » qui est comme le sacre de l’intelligence humaine, car « dès qu’une œuvre élève ce qu’elle représente ou la représentation qu’elle donne d’elle-même à une constellation nouvelle, à un nouveau cosmos, fût-il minuscule [76], et qu’elle en fait une unité nouvelle en soumettant ses éléments à une unité qui les met sous tension, les rassemble et les ordonne, elle est de l’art » [77]. La « poésie pure » selon Mallarmé, cité par Gadamer, était une pure musique des Lettres : « à l’intérieur du lyrisme, nous envisagerons la forme la plus radicale, la poésie pure telle qu’elle a été programmée par Mallarmé » [78] ; de même la « musique pure » selon le poète, était-elle une pure poésie des sons. Mais dans les deux cas, Mallarmé fut l’un des premiers à percevoir clairement le déplacement qui s’opère en substituant à la fête religieuse et ecclésiale, les salles de concerts et les grandes bibliothèques publiques récemment et également sacralisées par les démocraties modernes [79]. Ce que retrouve Gadamer en insistant sur l’aspect de construction ordonnée et autonome des œuvres contemporaines (et là « il s’avère finalement tout à fait inintéressant de se demander si un peintre ou un sculpteur fait une œuvre figurative ou non figurative » [80]), c’est sa thèse de la structure signifiante et « autostante » (selbständig) dans laquelle se concentre, nous le savons, le « soi » (das Selbst) de l’œuvre. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de constater que c’est à la sacralisation des relations numériques par Pythagore qu’il se réfère dans L’Actualité du Beau pour articuler, au-delà d’Aristote, la mimèsis de toute œuvre d’art avec « […] les nombres et les rapports purs qu’il y a entre les nombres » [81].
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22Il ressort de notre étude que l’ontologie gadamérienne de l’œuvre d’art dispose d’un privilège indubitable dans l’esquisse qu’elle prépare de l’ontologie du langage comme monde de l’être. Dans la phénoménalité de ce dernier, l’initiative revient en effet à la réceptivité de l’écoute commandant la reprise active de la langue par et dans la parole en contexte de dialogue originaire. Or c’est d’une telle réceptivité première que Gadamer se saisit déjà dans l’expérience de l’art, puis que c’est le « soi (Selbst) » de l’œuvre qui est ici recteur, tant du faire artistique que de la contemplation du Theoros. L’expérience de la vérité de l’œuvre est précisément celle de son accord avec soi, de la « plénitude » réussie de sa configuration auto-stante, tandis qu’à l’inverse, celle de l’« erreur » serait celle de la « vacuité » totale ou partielle de son « rendu » et de sa « tenue », d’un côté sous l’aspect de formes partiellement vides, de l’autre côté sous la forme de visées intentionnelles également vides et d’exigences déçues émanant du spectateur [82]. Enfin, nous l’avons également souligné, le soi de l’œuvre, en tant que coïncidence originaire des tonalités qualitatives et affectives opposées mettant extatiquement « hors-de-soi » le Theoros, comporte une teneur indubitablement sacrée, cette sacralité que le « tout du monde » contient primordialement lui-même de façon éminente.
Notes
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[*]
André STANGUENNEC est Professeur de Philosophie à l’université de Nantes, chemin de la Censive du Tertre, BP 81227, F-44312 NANTES Cedex 3 ; courriel : andre.stanguennec@univ-nantes.fr
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[1]
Nous utiliserons désormais l’abréviation WUM du titre de l’ouvrage de H.-G. Gadamer : Wahrheit und Methode (1960), renvoyant à la traduction, parfois modifiée, de Vérité et méthode par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris : Le Seuil, 1996, à partir des Gesammelte Werke, I, éd. J.C.Mohr (Paul Siebeck), Tübingen 1986, en abrégé GW, 1.
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[2]
WUM, Troisième Partie : Le tournant ontologique pris par l’herméneutique sous la conduite du langage, p. 405-516.
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[3]
Concernant la phénoménologie comme fondement méthodique de l’herméneutique gadamerienne, cf. en particulier, Guy Deniau : Cognitio imaginativa. La phénoménologie herméneutique de Gadamer, Bruxelles : Ousia, 2002, Introduction, p. 19-23.
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[4]
Dans « L’herméneutique et l’école de Dilthey » (1991), traduit dans L’Herméneutique en rétrospective, Paris :Vrin, 2005, p. 245 et p. 255, Gadamer montre que la formule d’O. Becker selon laquelle Être et temps procédait à « l’intégration de l’herméneutique à la phénoménologie » doit être inversée : l’opus magnum de 1927 procédait en fait à « l’intégration de la phénoménologie à l’herméneutique ontologique ». Mais tandis que Gadamer a continué à approfondir cette intégration, Heidegger, opérait ensuite le « tournant » dans sa pensée de l’être, en abandonnant la phénoménologie au profit d’une historicité résultant d’un don de l’être, son « événement appropriant » (Ereignis).
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[5]
Rappelons que Gadamer cite positivement l’affirmation hegelienne selon laquelle la « méthode » n’est pas à entendre comme un mouvement de la pensée subjective s’appliquant à rejoindre l’objet, mais comme « l’agir de la Chose même », en tant qu’elle chemine vers son soi à travers notre pensée, WUM, p. 489 en référence à Hegel : Logique, II, Meiner, p. 330.
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[6]
Les dernières pages de la troisième Partie, reprenant les conclusions relatives à la vérité dans l’art dans le contexte de la vérité de l’être-au-monde par le langage, le souligneront : « de même que le mode d’être du Beau s’est avéré être l’esquisse d’une constitution ontologique universelle, de même va se révéler quelque chose de semblable dans le concept de vérité correspondant », WUM, p. 512.
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[7]
WUM, Première Partie, II, 1. a) Le concept de jeu, p. 119-128.
-
[8]
Ibid., II, 2. a) La valence ontologique de l’image, p. 152-161.
-
[9]
Ibid., Première Partie, I. Dépassement de la sphère esthétique, p. 19-118.
-
[10]
Ibid., Première partie, II. L’ontologie de l’œuvre d’art et sa signification herméneutique, p. 119-189.
-
[11]
Ibid., I, 2. De la vérité de l’art : La question retrouvée, p. 99-118.
-
[12]
H.-G. Gadamer : L’Actualité du beau, textes choisis, traduits et présentés par E. Poulain, Aix-en-Provence : Éditions Alinea, 1992.
-
[13]
WUM, p. 126, p. 133 (« l’autoprésentation est la vraie essence du jeu – et par conséquent aussi de l’œuvre d’art »). Il est à notre avis essentiel de souligner que Gadamer use ici des termes darstellen et Darstellung et non de vorstellen et Vorstellung (« représenter » et « représentation » au sens d’activité de facultés subjectives), d’où la modification de traduction que nous apportons, malgré la justification compréhensible de « représentation » par les traducteurs, p. 121 (*).
-
[14]
Terme à entendre dorénavant au sens husserlien de l’essence phénoménologique.
-
[15]
WUM, p. 128, Gadamer renvoie ici explicitement à Aristote.
-
[16]
Ibid., p. 128.
-
[17]
Ibid., p. 116, trad. modifiée (« transmutation en œuvre »).
-
[18]
Sur la distinction entre symbole et allégorie, cf. WUM, p. 89-93.
-
[19]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 60, souligné par nous.
-
[20]
WUM, p. 106.
-
[21]
Ibid., p. 110.
-
[22]
Sur cette fonction transcendantale, cf. WUM, p. 70-72.
-
[23]
Sur cette « montée du concept de génie » dans le romantisme et l’idéalisme postkantien, cf. WUM, p. 72-77.
-
[24]
De cette vitalité inconsciente du génie, Gadamer écrit que « la conscience de l’artiste semble aujourd’hui la première à s’y opposer », ibid., p. 110.
-
[25]
Ibid., p. 143.
-
[26]
Ibid., p. 134
-
[27]
Ce sont les célèbres formules de Husserl : « dans son ipséité corporelle » (leibhaftige Selbstheit) ou « donnée en personne » (selbstgegeben), in Ideen I, § 3, traduction P. Ricœur, Paris : Gallimard, 1950, p. 22.
-
[28]
Cette « application extérieure » est proprement la « construction » d’un concept dans une intuition perceptive qui l’exemplifie. Il s’agit d’une opération logique de subsomption. Il faut en distinguer expressément l’« application intérieure » (Anwendung) caractéristique de la compréhension en tant que compréhension intérieure de soi par la médiation des « œuvres » artistiques, historiques et langagières.
-
[29]
WUM, p. 134.
-
[30]
Ibid., p. 152.
-
[31]
Ibid., p. 131, traduction légèrement modifiée : « originaire » nous semble plus radical qu’« originelle », qui serait susceptible d’induire l’idée qu’il serait possible de reproduire cette relation mimétique de façon « dérivée », ce qui n’est pas la position gadamérienne.
-
[32]
On sait qu’en allemand, le même mot (« das Bild ») signifie « image » en général et aussi cette espèce d’image matérielle qu’est « le tableau ».
-
[33]
WUM, p. 132.
-
[34]
Et encore moins qu’il s’agirait de « reconstruire » de façon savante et critique pour entrer dans le monde de l’œuvre envisagée alors comme document historique pour « les sciences de l’esprit ».
-
[35]
WUM, p. 155.
-
[36]
Ibid., p. 158.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Le chorismos est critiqué dans ses apories par Platon dans le dialogue du Parménide, comme Gadamer le souligne lui-même dans sa Griechische Philosophie, II, 6 et 7. Sur cette interprétation phénoménologique et dialectique de la « participation » chez Platon, cf. G. Deniau (note 3), § 21, p. 440-465.
-
[39]
C’est évidemment au Livre X de La République de Platon qu’il faut se reporter ici.
-
[40]
Sur la critique du modèle du « miroir » dont le but est de s’effacer au bénéfice d’une extériorité empirique, cf. WUM, p. 156-157.
-
[41]
WUM, p. 162.
-
[42]
Ibid., p. 135.
-
[43]
Gadamer mentionne souvent le fait que les « enfants », amateurs de ce genre d’œuvres caricaturales et grimaçantes, sont en ce domaine d’excellents « connaisseurs » et d’impitoyables « critiques » comme l’avait déjà noté Aristote, cf. par exemple WUM, p. 131 et p. 133 : « celui qui imite ne peut pas ne pas éliminer et souligner. Comme il montre, il ne peut pas éviter de forcer la note […] », cf. aussi L’Actualité du Beau (note 12), p. 119-121.
-
[44]
WUM, p. 135.
-
[45]
Ibid., p. 243, GS, I, p. 227.
-
[46]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 51. Par la suite, ibid., il parle de « la véritable structure de l’œuvre ».
-
[47]
Ibid., p. 58. Gadamer citera plus bas Rilke : « une telle chose se tient debout parmi les hommes », p. 59.
-
[48]
Cf. E. Husserl : Ideen I, § 70, insistant sur l’apport eidétique irremplaçable des arts, « en particulier de la poésie », à la connaissance des essences intentionnelles, et concluant ainsi : « la fiction est la source où s’alimentent les vérités éternelles », traduction P. Ricœur, Paris : Gallimard, TEL, 1985, p. 227.
-
[49]
L’Origine de l’œuvre d’art, version de 1936, in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, Paris : Gallimard, 1962, p. 35. Gadamer a produit l’Introduction de l’édition allemande de ce livre en 1960.
-
[50]
Cf. par exemple WUM, p. 427 sur Cassirer : Gadamer n’y conteste pas que le langage soit « l’englobant » (sic) des phénomènes spirituels anthropomorphes, mais plutôt que le concept de « forme symbolique », au sens « fonctionnel » cassirerien, puisse lui convenir, dans la mesure où « la linguistique et la philosophie présupposent dans leur travail que la forme de la langue est leur thème unique », ce qu’il conteste.
-
[51]
Il nous semble que s’explique ainsi la plus grande affinité de M. Merleau-Ponty avec la méditation heideggerienne sur l’art qu’avec l’herméneutique gadamérienne, centrée sur l’être-au-monde langagier et non sur la perception à l’état « sauvage ». Cela explique sans doute aussi pourquoi Gadamer a consacré une longue étude à J.-P. Sartre, phénoménologue préoccupé du « monde humain » (cf. « “L’Être et le néant” de Jean-Paul Sartre », in L’Herméneutique en rétrospective, trad. J. Grondin, Paris : Vrin, 2005), tandis qu’il n’a rien produit d’élaboré sur M. Merleau-Ponty.
-
[52]
Gadamer commente longuement la thèse aristotélicienne du sens cognitif de l’art, notamment de la tragédie en Poétique, 4, in WUM, p. 131-133.
-
[53]
WUM, p. 158.
-
[54]
Ibid., p. 146, souligné par nous.
-
[55]
Ibid.
-
[56]
Cette expression de connotation phénoménologique est celle dont se sert H. Bergson dans Le rire où il expose magistralement sa conception de l’art.
-
[57]
Cf. particulier l’exposé sur Bergson, in WUM, p. 85.
-
[58]
Phobos et eleos dont en sait qu’ils sont les deux affects associés de façon ambivalente dans la tragédie selon Aristote. Gadamer cherche à donner à ces affects toute leur puissance participatives et purificatrice in WUM, p. 148-151.
-
[59]
Gadamer donne par exemple une remarquable explication de la « tristesse tragique » d’après Aristote, « […] une sorte d’allègement et de dénouement, où douleur et plaisir sont mêlés d’une manière unique », WUM, p. 148-149.
-
[60]
Cf. ma contribution sur « L’appropriation de l’histoire chez H.-G. Gadamer », parue dans L’Héritage de Hans-Georg Gadamer, Paris : Le Cercle Herméneutique, Coll. Phéno, 2003, p. 67-84.
-
[61]
Sur cette « lacune » et l’analyse ultérieure de la critique platonicienne par Gadamer (par exemple dans La Philosophie herméneutique, trad. J. Grondin, Paris : PUF, p. 196), cf. Robert Dostal : « La redécouverte gadamérienne de la mimésis et de l’anamnèsis », in Gadamer et les Grecs, Paris : Vrin, 2004, p. 31-52, en particulier ce passage relatif à WUM : « il évoque simplement parfois le sens grec de la mimésis, alors qu’en d’autres occasions il glisse sans autre commentaire des références à la mimésis chez Platon à celles qui touchent à la mimésis chez Aristote. C’est là un véritable défi lancé à l’opposition usuelle de Platon à Aristote, ainsi qu’à l’exégèse la plus autorisée […] », p. 42.
-
[62]
Ibid., p. 146.
-
[63]
Cf. Rudolf Otto : Das Heilige. Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalem, 1917.
-
[64]
WUM, p. 169.
-
[65]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 59.
-
[66]
Ibid., p. 142.
-
[67]
Ibid., p. 47.
-
[68]
Gadamer cite et commente la formule de Hegel dans L’Actualité du Beau (note 12), p. 21-24.
-
[69]
Ibid., p. 23.
-
[70]
Ibid.
-
[71]
Je reprends cette expression à J.-C. Pinson, qui décèle dans la poésie moderne un « sacré faible » en contexte « herméneutique », en opposition à un « sacré fort » de tradition « théophanique », in : « La poésie contemporaine et le sacré », dans Habiter en poète, Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel 1995, p. 131.
-
[72]
Je ne me prononce pas dans le présent travail sur une éventuelle « réascendance de la métaphysique » que j’ai soutenue à l’encontre de l’affirmation heideggerienne de sa « rescendance » dans La Dialectique réflexive, lignes fondamentales d’une ontologie du soi, Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2006, Introduction, et que je soutiens à nouveau dans Être, soi, sens, les antécédences herméneutiques de la dialectique réflexive, à paraître, notamment dans l’Introduction.
-
[73]
L’actualité du Beau (note 12), p. 126.
-
[74]
Dans son interprétation de la « nature morte », Gadamer montre qu’en réalité c’est un genre qui introduit pour la première fois une « liberté » quasi totale quant à la « composition » des parties dans le tout, composition en rupture avec leur habituelle mise à « disposition » dans un espace utile : « ainsi la nature morte prélude-t-elle dans cette mesure à cette liberté que connaît la composition moderne des tableaux […] », L’Actualité du Beau (note 12), p. 157.
-
[75]
Ibid., p. 126.
-
[76]
Gadamer vise là le caractère non monumental, et parfois confidentiel, des œuvres d’art modernes.
-
[77]
Ibid., souligné par nous.
-
[78]
L’Actualité du Beau (note 12), p. 180. Cf. également sur l’inspiration hégélienne de Mallarmé, ibid., p. 186. Pour l’influence mallarméenne de cette « poésie pure » et de cette « musique pure » se réfléchissant l’une l’autre sur l’œuvre de Stefan George qui marqua prématurément Gadamer, cf. « Der Dichter Stefan George », in GW, 9, Ästhetik und Poetik (note 1), 1993, p. 219 sq.
-
[79]
Concernant la complémentarité et les avantages comparés de la Musique et des Lettres, je me permets de renvoyer à mon étude « Fiction poétique et vérité morale chez Mallarmé », in : La Morale des lettres, Paris : Vrin, 2005, d’abord parue en version brève dans la revue Littérature, n° 111, octobre 1998, en particulier p. 105-108.
-
[80]
Ibid.
-
[81]
Ibid., p. 124.
-
[82]
Des œuvres et notamment de la poésie, Gadamer écrit : « elles courent un risque d’un genre tout particulier : elles peuvent se manquer elles-mêmes », L’Actualité du Beau (note 12), p. 186.