Notes
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[*]
Senior Fellow à la FERDI. L’article a été écrit quand Jean-Michel Severino était directeur général de l’Agence française de développement. La version anglaise de l’article a été publiée par le Center for Global Development, Working Paper 167, mars 2009, Washington, D.C.
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[**]
Agence française de développement.
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[1]
L’expression « politiques publiques internationales » est employée dans cet article pour désigner les actions internationales menées à des fins publiques faisant l’objet d’un large consensus. Selon l’une des thèses que nous défendons, l’aide internationale au développement constitue une forme de politique publique mondiale pour les relations Nord/Sud. Cette politique poursuit actuellement trois types d’objectifs différents : la convergence économique des nations en développement, la fourniture des services de base à tous les êtres humains et la protection des biens publics mondiaux.
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[2]
Statistiques de l’OCDE-CAD, décaissements nets de l’APD exprimés en dollars EU de 2006.
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[3]
Un changement similaire avait eu lieu en 1970, lorsque le président de la Banque mondiale, Robert McNamara, avait décidé de centrer les activités de la Banque sur les besoins humains de base et sur la réduction de la pauvreté. Cet accent mis sur les projets microéconomiques a une nouvelle fois changé au cours des années 1980, lorsque la priorité a été déplacée vers les questions de stabilité macroéconomique.
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[4]
Aux États-Unis, le nombre de fondations philanthropiques est passé de 32 000 à 56 000 entre 1990 et 2008. Une partie de plus en plus importante d’entre elles œuvre dans des activités de développement international.
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[5]
Nous reviendrons sur ce point dans la deuxième partie de cet article, pour suggérer un terme plus approprié. Pour l’instant, nous conserverons le terme couramment utilisé de « financement innovant du développement ».
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[6]
(RED), mis au point par le Fonds Mondial pour la lutte contre le VIH/SIDA pour sensibiliser des grandes marques mondiales à cette lutte et intéresser chaque entreprise partenaire à créer un produit avec le logo RED. Les contributions des partenaires provenant de la vente des produits labellisés (RED) sont reversées directement au Fonds mondial pour financer des programmes contre le VIH/sida en Afrique.
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[7]
Cette préoccupation est à l’origine de la « problématique des frais récurrents », c’est-à-dire le fait qu’au cours des années suivant l’achèvement d’un projet, les ressources disponibles risquent d’être insuffisantes pour pouvoir assumer les coûts récurrents de ce projet. Voir les travaux de Peter Heller (1974, 1975, 1979), Mead Over (1981), Club du Sahel (1980) et A. Jemmings (1983).
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[8]
Jean-Michel Severino, http://www.ideas4development.org/millennium-development-goals-looking-beyond-2015/en/.
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[9]
Le Fonds pour l’environnement mondial, par exemple, a reçu 831 millions de dollars EU des États membres pour aider les pays en développement à financer des projets et programmes protégeant l’environnement mondial.
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[10]
Josette Sheeran 2008, http://www.ideas4development.org/food-for-the-hungry-the-case-for-buying-locally/en/.
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[11]
Dans la plupart des pays où existe une telle exonération d’impôt sur les donations, une certaine forme de contrôle des organisations caritatives admissibles est exercée ex ante ou ex post (aux États-Unis, par un comité du Congrès, en France, par la Cour des comptes). Cependant, ce contrôle au cas par cas est rarement effectué dans la pratique, et lorsqu’il se fait, il porte généralement sur la façon dont les fonds sont utilisés plutôt que sur le choix des politiques.
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[12]
Un membre démocrate du Congrès des États-Unis note que l’allègement fiscal coûte au Trésor américain environ 44 milliards de dollars EU par an. Un autre le décrit comme « l’allègement fiscal le moins transparent ». Voir http://philanthropy.com/free/articles/v20/i22/22000601.htm.
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[13]
Il serait injuste de ne pas mentionner les progrès récents dans ce domaine. Le CAD de l’OCDE a introduit des données sur « l’aide programmable aux pays », qui mesurent la part de l’aide qui peut être directement programmée par les États bénéficiaires pour leurs politiques de développement et d’investissement public. Le Center for Global Development a également mis au point un indicateur composite de cohérence des politiques, l’« indicateur d’engagement en faveur du développement ».
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[14]
Nous utilisons ce terme tel qu’il est compris dans le rapport Brundtland (1979), à savoir le développement économique et social qui satisfait les besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins.
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[15]
Ceci n’est manifestement pas une tâche facile, étant donné que les différents acteurs impliqués dans ce domaine particulier des politiques publiques ont des compréhensions différentes de ce à quoi correspond « l’efficacité » et de la manière de l’assurer. Voir Severino et Ray, 2008.
1 – Introduction
1L’Aide Publique au Développement (APD) est en voie de disparition. Peut-être d’ailleurs n’a-t-elle jamais réellement existé, tout du moins sous la forme clairement définie d’une lutte mondiale contre la pauvreté, dotée d’objectifs et de moyens consensuels. Cela ne signifie pas que la solidarité internationale ait diminué : au contraire, les fonds investis chaque année dans ce que l’on peut appeler « les politiques publiques internationales » augmentent [1]. Nous assistons en réalité à la disparition d’un concept dépassé, fondé sur des illusions révolues concernant l’unité, la clarté et la pureté des fins de la « communauté internationale », au profit d’un nouveau type de politiques publiques qui tentent de faire face aux défis de la mondialisation. Une triple révolution des objectifs, des acteurs et des instruments est en train de bouleverser les règles du jeu, dynamitant les anciennes pratiques et les vieilles habitudes. L’effervescence créative du financement pour le développement précipite un changement d’ère : un nouveau phénix renaît des cendres d’une politique vieille d’un demi-siècle.
2Cette brusque métamorphose du monde de l’aide au développement nous conduit à une question délicate. Les normes mondiales telles que le fameux objectif consistant à affecter 0,7 % du PIB des pays donateurs à l’APD sont-elles toujours valables ? Nous tâcherons de démontrer que l’inefficacité de ces instruments de mesure peut nous éclairer sur les raisons pour lesquelles cet objectif n’est pas atteint. L’heure est venue de changer de « thermomètre » et de dire la vérité. Car derrière la question apparemment technique de la mesure des volumes d’aide se cachent des problèmes politiques complexes - que l’absence de mesures précises rend encore plus épineux. En somme, la communauté internationale est un peu dans la situation d’un promeneur qui marcherait au bord d’un précipice les yeux bandés.
3Cet article expose les préoccupations globales grandissantes auxquelles est actuellement confrontée la communauté internationale. Il décrit la masse et la diversité croissantes des acteurs de la politique mondiale chargée de faire face à ces défis. Il illustre également l’extraordinaire transformation des instruments utilisés à cette fin : ce que l’on a nommé (à tort) « l’innovation financière pour le développement ». Enfin, il montre comment, du fait de cette triple révolution des objectifs, des acteurs et des instruments, la définition actuelle de l’Aide Publique au Développement n’est pas un instrument adéquat ou suffisant pour l’action. Cette analyse nous conduit à proposer des améliorations, fondées sur le bon sens, à nos méthodes de mesure afin d’évaluer les paramètres qui importent réellement. Car la façon dont on mesure les choses compte.
2 – Trois révolutions en une
2.1 – Un nouvel ensemble de défis
4L’aide internationale au développement vient de rencontrer sa première véritable révolution. Celle-ci se caractérise par un élargissement majeur des objectifs communément associés à cette politique publique mondiale.
5Depuis toujours, l’aide au développement a couvert un large éventail d’objectifs économiques, politiques, sociaux et culturels. Mais pendant la majeure partie de son histoire, son principal moteur a été d’ordre géopolitique et ses acteurs, les États-nations. En finançant de coûteux projets de développement économique, les nations européennes ont pu continuer à garder leur mot à dire dans la vie politique et économique de leurs anciennes colonies. Pendant la guerre froide, l’aide au développement a également servi à acheter de l’influence. Tout au long de cette époque, l’augmentation des flux d’APD pouvait s’expliquer par une concurrence féroce à laquelle capitalistes et communistes se livraient via des alliances avec le Tiers monde. Parallèlement à la course aux armements, le Sud a été le théâtre d’une « lutte d’influence », au cours de laquelle les performances économiques des pays satellites servaient de preuve pour juger de la validité de l’idéologie de leurs protecteurs. Des sommes considérables furent dépensées pour maintenir des régions entières sous le bon camp permettant à quelques États indécis et certains dirigeants astucieux d’obtenir de confortables rentes géopolitiques. Cet état de fait n’exclut pas que les États donateurs poursuivaient également des objectifs de développement plus « nobles », ni que les hommes et les femmes œuvrant au service de cette politique n’étaient pas préoccupés par le sort des pays qu’ils assistaient, ou que l’aide au développement se soit montrée totalement inefficace dans la promotion de la convergence économique. Mais le fait est que pour les donateurs, l’APD a servi des intérêts stratégiques plus larges.
6Puis vint la chute du mur de Berlin et ce que Francis Fukuyama a appelé « la fin de l’Histoire » (1992). Le nouvel ordre économique mondial installé a vu le libéralisme s’imposer sur tous les continents et dans presque tous les pays. Les grandes luttes idéologiques, qui avaient défini et structuré les relations internationales (et lourdement influencé les flux de l’aide internationale) disparurent, laissant à leur place une sorte de vide. La naissance du « Dernier homme » provoqua une crise identitaire majeure de l’aide publique au développement. Logiquement ou paradoxalement, cette période d’espoir fut caractérisée par un fléchissement de l’aide publique au développement. L’APD des États-Unis, de la France ou du Royaume Uni diminua de moitié en l’espace de sept ans (celle des États-Unis passant de 16,2 à 8,4 milliards de dollars entre 1990 et 1997) [2], ce qui peut expliquer pourquoi l’ajustement structurel de l’économie africaine fut aussi difficile. Derrière cet état de fait, un constat apparaissait, l’APD perdait son moteur principal à savoir la géopolitique. La solidarité internationale n’était plus considérée comme une politique publique stratégique. Au lieu de cela, la relation avec les pays du Sud fut de plus en plus déterminée par une « éthique compassionnelle ». Moins que la croissance à long terme de ces pays, ce qui importait était de les empêcher de sombrer dans la famine et le chaos. Au cours de ces « années compassionnelles », les budgets de l’aide au développement furent largement utilisés pour refinancer la dette publique des pays en développement, limiter les crises humanitaires et lutter contre les conséquences sociales les plus graves des programmes d’ajustement structurel. La structure de l’aide au développement changea radicalement et se centra beaucoup plus sur l’humain qu’au cours des décennies précédentes [3], et beaucoup moins vers la croissance. Une part croissante de l’APD fut consacrée aux secteurs sociaux, tandis que des coupes étaient opérées dans les budgets de l’infrastructure ou de l’agriculture. Cette période fut également marquée par le décollage de la solidarité privée. Les relations Nord-Sud n’étant plus perçues comme stratégiques, les États ont volontiers abandonné le monopole qu’ils détenaient, de sorte que le tarissement des flux de l’aide publique fut partiellement compensé par l’augmentation de l’aide privée. Les programmes d’aide internationale de fondations philanthropiques doublèrent entre 1998 et 2001, date à laquelle ils atteignirent 3,3 milliards de dollars (Zimet et Chervalier 2006).
7Or, depuis le changement de millénaire, la communauté internationale a découvert d’autres aspects, moins attirants, du « nouvel ordre mondial » dans lequel nous vivons. Des défis pour lesquels la seule éthique compassionnelle se révèle insuffisante. Pour beaucoup, les attaques du 11 septembre ont mis en évidence l’interdépendance entre les nations développées et les pays en développement, et combien il est dangereux de laisser se creuser la fracture sociale mondiale. Des sommes d’APD ont été injectées dans les différents Irak et Afghanistan de ce monde – du moins ceux qui paraissaient les plus menaçants pour l’équilibre mondial. Des sommes importantes ont été consacrées à ce qu’on appelle « les États faillis » (ou « pays à faible revenu en difficulté », pour utiliser la délicate expression employée par la Banque mondiale pour désigner les pays qui ne se conforment pas à ses modèles de croissance). La prévention et la gestion des conflits sont alors devenues des questions essentielles des conférences mondiales et des discussions diplomatiques. En quelques années seulement, des problèmes d’action collective mondiale se sont hissés au sommet de l’agenda international. Les pandémies du SRAS, de la grippe aviaire et du virus Ébola ont fait prendre conscience du risque, engendré par la multiplication des échanges commerciaux ou les voyages internationaux, d’une propagation en quelques jours, voire en quelques heures, de maladies transmissibles à l’ensemble du monde. Le recul de plus en plus visible de la biodiversité et les premiers symptômes angoissants du réchauffement de la planète ont révélé l’urgence de trouver des solutions internationales à la crise environnementale mondiale. Ils ont également permis de réaliser que notre monde était mal équipé pour répondre à des défis d’une envergure planétaire. La crise asiatique et les négociations difficiles du cycle de Doha ont mis en exergue la nécessité pour les organismes d’aide de renforcer la capacité des pays en développement à faire face à la mondialisation de l’économie. La crise alimentaire de 2008 a réveillé les inquiétudes sur la sécurité alimentaire mondiale, après des décennies de surproduction. Au même moment, la crise énergétique nous rappelait combien la croissance des pays pauvres était sensible au coût des facteurs de production. Plus récemment, la crise des prêts hypothécaires à risque aux États-Unis et l’effondrement financier mondial qui en a résulté ont montré combien, dans une économie mondiale intégrée, les choix politiques mal avisés d’un seul pays pouvaient pénaliser l’ensemble du système. Ces nouveaux défis mondiaux n’ont évidemment pas remplacé les problèmes historiques que sont la pauvreté et l’inégalité, mais ils les ont au contraire aggravés. Contrairement à ce que croyaient les premiers théoriciens de la mondialisation, le global n’a ni supplanté ni transcendé le local, les défis locaux se sont intégrés aux enjeux mondiaux.
2.2 – Les nouveaux acteurs du marché en croissance des politiques publiques mondiales
8Une seconde révolution copernicienne a secoué le monde du développement international au cours des deux dernières décennies : confronté à une nouvelle gamme de défis, le « marché de l’aide » (Klein 2005) a fait preuve d’une capacité impressionnante à intégrer un nombre important de nouveaux acteurs divers.
9La fin du monopole de l’État dans l’aide au développement a provoqué une explosion de l’offre privée. Apparue dans les années 1990, cette tendance s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Une multitude d’organisations non gouvernementales de gauche, conservatrices, laïques, confessionnelles, petites, moyennes ou grandes a poussé comme des champignons dans tous les pays industrialisés et a fini par représenter une part considérable des transferts financiers Nord-Sud. Les plus importantes d’entre elles (Oxfam, Care, Save the Children, etc.) ont des budgets annuels de l’ordre de 700 à 800 millions de dollars, et sont devenues des acteurs incontournables de la solidarité internationale. Dans l’ensemble, on estime que les ONG ont contribué à hauteur de 14,6 milliards aux actions de solidarité internationale en 2006, contre 8,8 milliards de dollars en 2002. Les fondations privées sont également devenues des acteurs majeurs de l’industrie de la solidarité [4]. Avec un capital de près de 70 milliards de dollars, la Fondation Bill et Melinda Gates prévoit ainsi de décaisser près de 6 milliards de dollars au cours des deux prochaines années. Sa contribution à la recherche sur les vaccins a atteint 287 millions de dollars, soit un tiers des dépenses mondiales consacrées à la recherche et développement du vaccin pour le VIH-SIDA. Elle se positionne donc comme l’un des acteurs clés en matière de politique de santé internationale et a acquis une influence considérable sur les organismes d’aide bilatérale et multilatérale. Aux États-Unis, la philanthropie privée représente une part plus importante que l’APD des sommes engagées dans des actions de développement (Kharas 2007a).
10Le monde des affaires s’affirme lui aussi comme un acteur montant dans les transferts internationaux. Il ne s’est pas contenté de grossir les rangs des acteurs impliqués dans les traditionnelles actions caritatives ; de véritables politiques de responsabilité sociale et environnementale font également leur apparition dans les grandes sociétés. Les sociétés transnationales perçoivent en effet de plus en plus clairement que leur réussite économique est liée à l’amélioration de leur image publique dans les pays où elles investissent, et à leur capacité à apporter des solutions aux principaux défis nationaux des politiques publiques. La plupart des firmes pharmaceutiques ont ainsi développé des programmes privés visant à améliorer l’accès des pays pauvres aux médicaments, de façon à éviter une remise à plat du régime des droits de propriété intellectuelle défini par l’OMC.
11L’émergence de nouveaux défis a également stimulé la créativité institutionnelle des gouvernements. Les institutions mondiales ont proliféré comme jamais auparavant : les Nations Unies comptent aujourd’hui près de 70 organismes ou fonds spéciaux consacrés au développement (IDA 2008), soit un nombre plus important que les pays les moins avancés (PMA) qu’ils sont censés aider. Derrière chacune de ces structures se trouve certes une préoccupation internationale respectable, mais souvent aussi un groupe d’intérêt qui résiste à toute restructuration ou rationalisation. En effet, si chaque année voit naître de nouvelles institutions de développement, très peu disparaissent. Des fonds thématiques tels que la GAVI, le Fonds mondial contre le SIDA ou le Fonds pour l’environnement mondial (FEM) ont eu un impact considérable sur la logique de l’action internationale : alors qu’autrefois l’échelle nationale était la norme dans le monde du développement, une approche sectorielle semble aujourd’hui plus adaptée pour saisir des problèmes d’envergure mondiale. Ces nouveaux fonds représentaient 7 % de l’aide multinationale en 2005, une part qui n’a cessé d’augmenter depuis (Kharas 2007b). Le nombre moyen d’agences par pays donateur a lui aussi augmenté. Beaucoup de pays de l’Europe de l’Est (Bulgarie, Roumanie, Lettonie, etc.) et asiatiques (Chine, Malaisie, Thaïlande), qui bénéficiaient jusqu’à peu de l’APD, ont aujourd’hui leur propre agence de développement bilatérale. Sachant que le montant des transferts de fonds vers le terrain n’a pas augmenté de façon significative, cette prolifération d’acteurs du développement entraîne une forte diminution de la taille moyenne des projets ou des opérations financées.
12Les États bénéficiaires eux-mêmes ont contribué à complexifier encore ce paysage international. La libéralisation politique survenue dans beaucoup de pays en développement a fait naître au sein de la société civile un grand nombre d’organisations bénéficiant d’une part de plus en plus importante des fonds de développement. Les pouvoirs publics locaux jouent également un rôle de plus en plus important au fur et à mesure que la décentralisation progresse dans le monde avec pour toile de fond un mouvement vers la démocratisation, l’urbanisation et la croissance démographique. Les entreprises et institutions financières locales ont également commencé à s’impliquer de plus en plus dans des projets socialement et écologiquement responsables. Leurs actions caritatives ont connu une croissance spectaculaire et ont fait émerger un mouvement sans précédent de solidarité locale.
13De l’avis général, cet environnement institutionnel changeant et de plus en plus dense constitue un problème à la fois pour l’efficacité et pour la cohérence des politiques publiques (Acharya et al. 2004). Et ce à juste titre. En effet, les coûts de coordination des activités des multiples acteurs, aux agendas différents, ont grimpé en flèche au cours de la dernière décennie. Une enquête portant sur 14 pays montre que le Cambodge reçoit en moyenne 400 missions de bailleurs de fonds par an, le Nicaragua 289, et le Bangladesh 250 (Burall et al. 2006), ce qui demande un effort considérable de la part des pays bénéficiaires qui ne sont pas tous équipés pour y faire face. Dans certains cas, les gains générés par l’implication d’un plus grand nombre d’acteurs sont dépassés par les pertes qui proviennent de l’incohérence des politiques et des coûts de coordination. Ceci est typiquement le cas des situations de crise ou de post-conflit, où les acteurs internationaux abondent face à des pouvoirs publics locaux aux capacités de coordination limitées.
14Mais la thèse selon laquelle la prolifération des acteurs de l’aide est nocive suppose que l’aide poursuit un objectif stratégique unique (comme la croissance économique ou l’amélioration de l’accès aux services essentiels). Or nous l’avons vu, ce n’est justement pas le cas. Cette thèse soutient également qu’une pluralité des acteurs n’apporte aucune valeur ajoutée, une position que partageraient avec enthousiasme les planificateurs centraux d’un système socialiste. En fait, la créativité débordante des nouveaux acteurs du développement a bousculé l’approche traditionnelle de l’aide et remis en question les anciennes manières d’agir. Elle a permis l’émergence d’une forme d’innovation qui n’aurait probablement pas pu se manifester si les administrations publiques conservatrices avaient continué à monopoliser cette question politique. Des ONG ont aussi mis en lumière les préoccupations « microsociales » et microéconomiques des sociétés civiles tant du Nord que du Sud. Les fondations philanthropiques ont, quant à elles, introduit dans le développement international les méthodes modernes du monde des affaires et le désir d’apporter des réponses systémiques aux problèmes mondiaux. Les fonds souverains, les institutions financières internationales et autres investisseurs ont introduit des techniques financières sophistiquées, gommant ainsi la distinction plutôt simpliste entre activités « commerciales » et activités « de développement ». La microfinance, qui réunit ces trois catégories de nouveaux acteurs, leurs préoccupations et leurs instruments, est tout à fait symptomatique de cette évolution. D’anciennes questions conceptuelles sont portées sur le devant de la scène par une vague d’instruments innovants créée par des acteurs encore absents du monde du développement voilà dix ans.
15Nous sous-estimons probablement l’impact de ce changement radical sur nos politiques publiques vieilles d’un demi-siècle. L’explosion du nombre des acteurs du développement, tant publics que privés, aura un effet considérable sur la manière de gérer ces questions. Et cette tendance ne pourra pas être significativement infléchie : que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en désole, le génie ne retournera pas dans sa lampe. Les grands défis du développement de demain devront être résolus dans ce contexte nouveau et tumultueux. À l’époque de la mondialisation, la cohérence passera par des coalitions d’acteurs multiples, et les politiques publiques mondiales seront gérées au travers de ce que nous avons appelé « l’action hyper-collective » (Severino et Charnoz 2008).
2.3 – Une boîte à outils toute neuve
16Assez logiquement, à chaque époque de l’histoire de l’aide a correspondu une combinaison d’objectifs et d’acteurs, et à chacune de ces combinaisons son propre ensemble d’outils. À l’époque où l’aide était tournée vers la géopolitique et les États, dons et prêts souverains se taillaient la part du lion dans l’APD qui s’engageait essentiellement dans des projets d’infrastructure et d’agriculture. Lorsque la compassion et la solidarité privée se sont imposées, des projets plus petits sont apparus dans les secteurs sociaux à côté des processus d’allègement de la dette : dans les années 1990, la part dédiée aux secteurs sociaux dans l’APD est passée de 30 % à près de 50 %, tandis que celle de l’infrastructure et de la production (agriculture comprise) tombait de 60 à 40 %. Quels seront les instruments de cette nouvelle politique publique, chargée non seulement de trouver des solutions à des problèmes mondiaux très différents, mais également portée par une combinaison d’acteurs un brin anarchique ? Ils seront sans doute très diversifiés et, du moins pour certains d’entre eux, très différents de ceux qui ont existé jusqu’ici.
17Que les choses soient claires : cette nouvelle créativité ne peut ni ne doit avoir pour ambition de remplacer les canaux et ressources historiques de l’aide au développement. Nombre des problèmes de développement traditionnels continueront à exiger des solutions de développement traditionnelles. Autrement dit, les projets standards d’infrastructure ou de santé resteront financés par des dons ou des prêts aux États. Toujours est-il que, face à la nouvelle combinaison de besoins et d’acteurs, il est à la fois vital et naturel que les outils et les ressources dont nous disposons se diversifient.
18En fait, une partie de la communauté internationale de l’aide a déjà de loin dépassé l’approche de l’aide au développement traditionnelle. À cause de la rapidité de cette évolution, elle n’a sans doute pas entièrement réalisé l’avoir fait – ni la nature des changements que cela implique. Quoi qu’il en soit, en l’espace d’une décennie, les instruments utilisés par l’aide au développement international ont vécu une révolution spectaculaire : mise en place de mécanismes d’imposition ou de quasi-imposition (tels que les taxes sur les tickets d’avions) ; augmentation des investissements dans les capitaux à risque ; recours de plus en plus fréquent aux outils des marchés financiers (tels que l’International Finance Facility du Trésor et du Département de l’aide au développement du Royaume-Uni, des mécanismes d’assurance, des systèmes de garantie, l’AMC, un mécanisme de garantie du marché destiné à accélérer la production de vaccins, des émissions d’obligations « spéciales ») ; nouveaux canaux pour l’aide tels que les fonds et programmes mondiaux « verticaux » ; instruments de prêts contracycliques ou contingents, etc. Cette révolution des instruments est souvent qualifiée de « financement innovant du développement », un terme doublement impropre dans la mesure où ces innovations ne sont pas exclusivement financières et ne s’appliquent pas uniquement au « développement » [5].
19Bien que souvent dérivés d’innovations réalisées sur les marchés ordinaires, les nouveaux outils de financement du développement s’en distinguent sur un point essentiel. Au lieu d’exacerber certains des excès et limitations des marchés ordinaires, l’ingénierie financière qui s’est développée dans ce marché financier particulier œuvre à les corriger. Derrière la prolifération de nouveaux instruments, on retrouve quatre grands types d’innovations qui font éclater les pratiques traditionnelles et annoncent de nouvelles révolutions des instruments dans les années à venir.
Différents modes de mobilisation et d’utilisation des ressources financières en faveur du développement [6]
Différents modes de mobilisation et d’utilisation des ressources financières en faveur du développement [6]
2.3.1 – D’un financement discret à un financement continu
20L’aide au développement traditionnelle comprenait typiquement des prêts et dons destinés à subventionner les frais de lancement de projets dont les coûts opérationnels récurrents étaient supportés par les bénéficiaires eux-mêmes. L’idée était d’éviter de créer une dépendance vis-à-vis des fonds des donateurs. Le principe de la viabilité financière et économique des projets était même devenu l’une des pierres angulaires de l’aide au développement [7]. S’il est évident que ce type de projets continue à exister – à juste titre puisque les besoins auxquels ils répondent n’ont pas disparu – la condition préalable de viabilité économique et la pratique des transferts au coup par coup ont été écartées pour permettre des transferts récurrents sur plus long terme.
21Ainsi, par exemple, dans la Déclaration du millénaire, la communauté internationale a décidé d’inclure les Principes de la Charte des Nations Unies dans des programmes concrets et opérationnels. Selon cette logique véritablement cosmopolite, chaque citoyen de la planète a droit à un niveau de vie minimal en vertu de son humanité. Les chiffres montrent, cependant, que de nombreux États n’ont pas la capacité macroéconomique de garantir ce niveau de base, et ce pendant encore quelques décennies. En fixant des objectifs hors de la portée des pouvoirs publics des pays qui ont le plus besoin d’aide, la « communauté internationale » (c’est-à-dire les pays donateurs) a ipso facto accepté de se substituer à certains États pour la fourniture des services sociaux de base, à travers des transferts financiers à long terme [8]. Ceci a eu pour conséquence de réduire les exigences de soutenabilité financière : plus personne ne demande à ce que les projets finançant l’éducation des enfants du Mali ou l’accès à l’eau potable des populations urbaines d’Haïti soient « économiquement viables » par eux-mêmes. Ce changement de philosophie implique pour la communauté du développement une véritable révolution, que très peu d’États ont véritablement appréhendée : l’efficience d’un programme n’est plus évaluée sur la base de la capacité des bénéficiaires à s’émanciper des transferts internationaux grâce à la croissance économique, mais uniquement sur la base de l’amélioration du niveau de vie de base des populations ciblées. D’une certaine façon, les flux de l’aide publique au développement vont au-delà d’une logique d’investissement économique pour inclure celle d’une redistribution sociale à long terme.
22Le besoin de protéger et de financer les biens publics mondiaux, même si ceux-ci sont d’une nature très différente, a conduit en pratique à une évolution paradigmatique semblable. La santé internationale, par exemple, répond à la logique du « maillon faible » : les pandémies ont tendance à se déclarer dans les pays dont les capacités de prévention, d’alerte et de traitement des urgences sont les plus faibles. Pour se protéger des pandémies planétaires, le monde devra donc agir en permanence de façon à amener les chaînons les plus vulnérables du système de santé internationale à un niveau de normes acceptables internationalement. Concrètement, cette forme d’« assurance » contre les pandémies mondiales demande des transferts financiers et techniques sur le long terme pour subventionner les systèmes de santé publique de base, les programmes vétérinaires ou encore les réseaux d’alerte précoce. La lutte contre le changement climatique obéit, elle, à la logique dite « de production additive », où les efforts de chaque acteur comptent (même si certains comptent plus que d’autres). De même, pour que des nations en cours d’industrialisation améliorent l’efficacité énergétique de leurs usines, ou que des pays possédant de grandes superficies de forêts les préservent pour le bien de l’humanité, il faudra des programmes et des transferts financiers continus. Dans les deux cas, exiger la viabilité économique des projets n’a aucun sens. Il s’agit de financer une coopération à long terme en faveur d’un bien public mondial (santé mondiale, climat durable, etc.) en partageant le fardeau de l’action selon la solvabilité des acteurs.
23Cet abandon d’un financement discrétionnaire de programmes bien circonscrit au profit d’une coopération moins délimitée dans le temps et fondée sur des transferts financiers réguliers, impliquait de mobiliser des sources de financement plus stables et d’identifier des mécanismes de décaissement adaptés.
24En ce qui concerne la mobilisation des ressources, ce nouveau type de besoin a donné lieu à plusieurs initiatives prometteuses visant à rendre le financement des efforts internationaux à long terme moins vulnérable à la grande volatilité des affectations budgétaires.
25Par exemple, la Facilité internationale de financement pour la vaccination (IFFIm), lancée en 2005, émet des obligations soutenues par des engagements sur dix à vingt ans, légalement contraignants, des gouvernements donateurs. En pratiquant le frontloading (versement de la majeure partie des financements au début d’un programme) des flux de l’aide à long terme, cet instrument de mobilisation des ressources cherche à la fois à assurer des ressources précieuses tout au long d’une période donnée, et à obtenir une masse critique de financement pour permettre un rapide progrès en direction des OMD. L’émission obligataire de 2006 a permis de mobiliser 1 milliard de dollars. L’IFFIm espère mobiliser quatre fois plus sur les marchés des capitaux au cours des dix prochaines années, soit assez pour permettre la vaccination d’un demi milliard d’enfants contre la rougeole, le tétanos et la fièvre jaune. De la même façon, des initiatives internationales d’imposition sont susceptibles de générer des ressources supplémentaires plus régulières. Selon des estimations, la contribution de solidarité sur les billets d’avion pratiquée par plusieurs pays devrait engendrer chaque année 22 millions d’euros et dix fois ce montant au total. UNITAID, un fonds consacré à la baisse du coût des médicaments dans les pays en développement, est en partie alimenté par cette taxe aérienne. Ses promoteurs testent actuellement un autre concept qui permet également d’assurer un flux financier stable et plus prévisible. Il s’agit de recueillir de petites sommes auprès de chaque voyageur dans le monde, sur une base strictement volontaire. Un tel système constituerait une avancée à trois égards : tout d’abord, les dons ne viendraient pas uniquement des traditionnels donateurs des pays développés ; deuxièmement, sa stabilité ne serait pas assurée par des contributions obligatoires, mais par la bonne volonté, par ailleurs croissante, du public en général ; troisièmement, des mécanismes utilisant Internet et des modes de paiement automatiques pourraient réguler ce système, minimisant ainsi les coûts de la récolte des fonds. Ces initiatives répondent à un besoin émergent de ressources additionnelles et prévisibles et appelleront des instruments innovants à prendre en charge cette méthode prometteuse d’assurer des financements réguliers.
26Les mécanismes de décaissement ont également été fortement révolutionnés par la nécessité d’un financement continu.
27En effet, employée dans le cadre d’une coopération de long terme, l’aide-projet a rapidement montré ses limites. En réponse à la demande d’une subvention continue des efforts publics par les pays bénéficiaires, le budget général et aux programmes sectoriels est passé de 8 % des engagements de l’APD en 2001 à 20 % en 2004 (IDA 2008). Le nombre de fonds fiduciaires et de programmes thématiques a également grimpé en flèche lorsqu’il est apparu que le financement de causes spécifiques allait nécessiter la participation de plusieurs donateurs et des engagements sur le long terme. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de la santé et de la protection environnementale. En 2007, le portefeuille du fonds fiduciaire de la Banque mondiale représentait à lui seul un montant de 21,4 milliards de dollars, administré par 1 015 fonds actifs et appuyé par 339 agences donatrices [9]. D’autres mécanismes innovants sont actuellement mis au point afin d’orienter les ressources vers ceux qui ont pour mandat de protéger des biens publics spécifiques. C’est le cas, par exemple, des « paiements pour services environnementaux » (PSE). Ce type de programmes demande aux consommateurs d’un bien public donné de participer à certains des coûts encourus pour le produire ou le préserver. Ainsi, par exemple, les utilisateurs d’une eau purifiée par une forêt située en amont peuvent rémunérer les gestionnaires de cette forêt de façon à assurer la pérennité de ce service. De tels mécanismes sont mis en place localement dans divers services environnementaux et dans différentes parties du monde. On peut tout à fait envisager que des instruments similaires permettront demain de fournir des services environnementaux mondiaux, tels que la préservation des forêts tropicales par des pays comme le Congo, l’Indonésie, ou le Brésil. On peut également citer le Mécanisme de développement propre (MDP). Ce dispositif mondial, créé dans le cadre du Protocole de Kyoto, attire des ressources vers les pays en développement en permettant aux pays industrialisés ou à leurs entreprises s’étant engagés dans la réduction des gaz à effet de serre, d’investir dans des projets réduisant les émissions dans des pays en développement, au lieu de procéder à des réductions qui leur coûteraient beaucoup plus cher dans leurs propres pays. L’appui budgétaire, les fonds fiduciaires et programmes thématiques, les PSE et le MDP ne sont que quelques-uns des nouveaux outils récemment conçus pour financer des collaborations de long terme entre pays industrialisés et nations en développement. Comme c’est le cas pour la mobilisation des ressources, la plupart de ces produits devraient continuer à coexister et à faire partie de cette politique publique mondiale émergente.
2.3.2 – De nouveaux instruments financiers pour un déploiement accéléré de l’aide
28Confrontée à la tâche difficile d’avoir à trouver des solutions rapides et durables à toute une série de nouvelles préoccupations mondiales, la communauté internationale a réalisé que sa réponse devait passer à une échelle radicalement supérieure. Devant l’évidence des limites des ressources publiques existantes, un renforcement des moyens consacrés à cette politique publique mondiale émergente s’avérait indispensable. L’expansion de l’aide au développement a ainsi conduit à une série d’innovations dont l’objectif commun est d’exploiter les capacités et les ressources du secteur privé à des fins de développement.
29Cet appel au secteur privé supposait de combler certaines des déficiences, de limiter certains des excès et de compenser certaines des limitations des marchés financiers. Alan Greenspan, l’ex-Président de la Réserve fédérale des États-Unis, utilisait l’expression devenue célèbre d’« exubérance irrationnelle » des marchés financiers. Le comportement grégaire des marchés financiers mondiaux, les effets procycliques de leurs instruments et la volatilité excessive de leurs ressources ont considérablement nui aux économies en développement par le passé, la crise asiatique de 1997 en étant l’illustration la plus frappante. Dix ans plus tard, la spéculation sur les marchés dérivés a de nouveau contribué à l’explosion des cours du blé et du riz, exacerbant ainsi la crise alimentaire mondiale. Après deux décennies de déréglementation proactive, ces déficiences inhérentes aux marchés financiers affectent aujourd’hui les nations industrialisées. À l’heure de l’exposition mondiale de ces lacunes, les effets des nouveaux instruments du développement international commencent à se faire sentir. Certaines des populations et nations les plus pauvres ont davantage accès qu’auparavant aux avantages permis par la mondialisation des marchés tout en étant moins vulnérables à leurs imperfections.
30Il fallait en parallèle encourager la participation des acteurs privés que le manque d’information sur les économies en développement, l’aversion au risque et le comportement grégaire avaient souvent détournés d’investissements qui leur auraient été tout autant profitables qu’aux pays bénéficiaires. Au cours des dernières décennies, une grande variété d’instruments de garantie, d’assurance et de prise de participation ont été mis au point pour encourager les acteurs privés à s’engager dans des endroits (comme l’Afrique subsaharienne ou les pays sortant d’un conflit) et dans des domaines (comme la microfinance, la méso-finance ou l’agriculture) où ils n’auraient jamais investi sans cela. Le résultat sur les ressources publiques fut très positif. La création de fonds d’investissement combinant l’expertise d’acteurs du développement, les ressources d’investisseurs privés et la garantie publique d’organismes philanthropiques ou publics a permis de canaliser de précieuses ressources vers des endroits ou des activités sous-financés. Ainsi, l’Agence française de développement (AFD), la banque du Crédit agricole (CA) et Danone se sont associés pour créer un fonds d’investissement (Danone communities) afin d’investir dans des programmes ayant un impact social élevé. Cette première expérience commune a conduit l’AFD et le Crédit agricole à lancer un fonds similaire de grande envergure et ouvert au public. Ce fonds garantira aux investisseurs un revenu, des liquidités et des normes de sécurité équivalents à ceux d’un placement hautement sécurisé tout en garantissant l’investissement des revenus générés dans des projets de développement. À la suite de la crise alimentaire mondiale de 2007/2008, des fonds d’investissement spécialisés ont également vu le jour afin d’inciter les investisseurs souverains à soutenir la production agricole en Afrique. La réussite économique de ce type d’organismes financiers confirme que l’opposition traditionnellement opérée entre les activités « lucratives » ou celles « de solidarité » est en grande partie artificielle. Non seulement, les activités ayant un impact élevé sur le développement peuvent être rentables (ou, dit autrement, peuvent avoir un impact important sur le développement), mais pour atteindre les résultats espérés dans la lutte contre la pauvreté, le changement climatique ou la crise alimentaire, la considérable puissance de feu du secteur privé sera nécessaire.
31Les nouveaux instruments de prêt contracycliques constituent un autre exemple de la façon dont le financement innovant du développement a su profiter des instruments de marché tout en protégeant les bénéficiaires des défaillances du marché. Après deux décennies de crise de la dette et de multiples initiatives d’allègement de celle-ci, le crédit nécessaire au financement d’infrastructures cruciales risquait de se tarir dans les pays récemment désendettés. Les créditeurs ne pouvaient pourtant pas prendre le risque économique ou politique d’embarquer les pays en développement dans un autre cycle de dette non soutenable. Une des causes principales de la crise de la dette des années 1980 est l’effondrement soudain des termes de l’échange dû à la volatilité intrinsèque des marchés des matières premières. Cet effondrement a, en effet, empêché nombre de pays endettés de rembourser leurs prêts. Les prêts contracycliques, dont le remboursement est conditionné par le maintien des recettes d’exportation d’un pays au-dessus d’un certain niveau convenu, ont été développés pour pouvoir continuer à accorder des prêts importants à des initiatives économiquement viables, tout en protégeant les pays bénéficiaires des effets d’un effondrement soudain de leurs termes de l’échange. Le financement du développement continuant à mobiliser des instruments du marché à des fins de développement, l’extension de ces instruments contracycliques devrait être une autre des évolutions probables et bienvenues du financement de la croissance économique.
2.3.3 – La recherche d’effets systémiques
32Pour apporter une réponse à la série des maux que le monde a connus ces dernières années, il faut non seulement changer la stratégie et l’échelle d’intervention, mais aussi la nature de la réponse. Le développement, tel qu’envisagé traditionnellement, avait tendance à rechercher des résultats concrets pour chaque projet ou programme : des ressources étaient mobilisées pour la mise en œuvre d’une activité donnée (par exemple la construction d’une école, d’un barrage, ou la subvention du budget de santé d’un pays), et l’accumulation d’un nombre suffisant de ces projets était censée produire des résultats en termes de développement macroéconomique. L’aide au développement a récemment connu une avancée importante en dépassant la logique de l’approche projet pour rechercher des effets plus systémiques, grâce à la contribution d’acteurs issus du secteur privé.
33Un pas important a été franchi avec des instruments tels que GAVI et UNITAID. L’Alliance GAVI est un partenariat mondial visant à réunir des ressources publiques et privées pour faciliter l’accès à la vaccination. Une de ses méthodes est de réduire le coût des vaccins, un des intrants essentiels des politiques de santé mondiales, et de fournir des incitations à leur production. À travers des mécanismes spéciaux, les fonds engagés par les bailleurs de fonds garantissent un marché aux vaccins, à condition qu’ils satisfassent différents critères en matière d’efficacité, de coût et de disponibilité, permettant ou accélérant ainsi le développement et la fabrication des vaccins. En assurant un prix abordable à long terme, ces mécanismes de garantie de marché (en anglais Advance Market Commitments ou AMC) rendent également possible une utilisation régulière du vaccin. Les effets du GAVI tant sur l’offre du vaccin (conception et fabrication) que sur la demande (augmentation de la consommation) constituent une contribution extrêmement puissante et conceptuellement innovante à la lutte mondiale contre les maladies transmissibles. De même, UNITAID, une centrale mondiale d’achat de médicaments, vise à réduire le coût des traitements du paludisme, de la tuberculose, et du VIH/SIDA à travers un mécanisme agissant à la fois sur la demande et sur l’offre. Le financement des donateurs (parmi lesquels on retrouve aussi bien des États que des organisations philanthropiques telles que les fondations Gates et Clinton) lui confère une considérable puissance d’achat l’autorisant à négocier des rabais de 25 à 50 % sur le prix des médicaments (antirétroviraux compris), qui sont ensuite distribués à travers le monde aux pays qui en ont le plus besoin. Ses achats de médicaments leur garantissant des recettes soutenables et prévisibles, UNITAID joue également un rôle important auprès des fabricants, en les incitant à investir dans la recherche et le développement de médicaments qui sans cela ne seraient pas produits.
34L’ensemble d’instruments de taxation ou quasi-taxation actuellement envisagés constitue une autre forme d’innovation recherchant des impacts systémiques. L’accroissement des émissions de carbone et l’épuisement des combustibles fossiles, deux des principaux défis environnementaux de la planète, ne sont pas suffisamment intégrés dans le système de fixation des prix. Autrement dit, malgré leur rapide augmentation au cours des dernières décennies, les prix des combustibles fossiles restent encore trop bas pour provoquer un changement de comportement chez les individus. Les taxes sur le carbone se profilent donc comme des innovations prometteuses qui devraient permettre de réaliser des changements systémiques à travers une modification du système incitatif. Elles sont déjà à notre porte : dans son nouveau « paquet énergie et climat », l’Union européenne prévoit un mécanisme d’appel d’offres permettant aux entreprises d’acheter des droits d’émission de CO2. Les revenus issus de ce mécanisme seront distribués aux États membres, et 20 % (minimum) seront affectés à des politiques en faveur des énergies renouvelables. Avec cette vente organisée des droits d’émission au bénéfice de la collectivité publique, l’Europe introduit, de fait, un mécanisme de quasi-taxation. D’autres groupements régionaux pourraient y participer ou s’en inspirer, pour créer au final un système mondial de taxe sur le carbone.
35Un autre exemple significatif de la façon de produire des effets systémiques est la manière dont le Programme alimentaire mondial (PAM) a modifié son fonctionnement. Au lieu de fournir des ressources en nature provenant de leurs surplus agricoles, de plus en plus de donateurs du PAM promettent de l’argent. Ceci permet au PAM de négocier des contrats de production à long terme avec des producteurs alimentaires des pays en développement, avec pour effet d’augmenter la productivité de leur secteur agricole, la régularité et la qualité de leur production, ainsi que la redistribution de revenus importants à des zones rurales pauvres [10]. Ce qui frappe ici, c’est la démonstration du fait que pour obtenir un meilleur impact sur le développement, il ne faut pas nécessairement des ressources supplémentaires, mais tout simplement un changement dans la nature et la manière d’utiliser celles existantes.
2.3.4 – La disparition de la barrière entre solidarité publique et privée
36L’aide au développement traditionnelle était généralement financée par des ressources publiques allouées sur les budgets de l’État et dirigées vers les États bénéficiaires. Ce « double monopole » a progressivement été remplacé par une extrême diversification tant du côté de la demande que de celui de l’offre de l’aide, de sorte que la barrière séparant solidarité publique et privée s’estompe peu à peu.
37Cette forme de décentralisation de l’aide a donné à celle-ci une nouvelle dimension, à savoir un rôle de liaison entre les sociétés. Ainsi, des programmes ont récemment été conçus pour utiliser les travailleurs immigrés comme des passerelles vers les économies de leur région d’origine. Les envois de fonds de travailleurs immigrés établis dans l’Union européenne vers les pays de la Méditerranée et du Sud représentent plus de 10 milliards d’euros chaque année, un montant qui a progressé d’environ 10 % par an depuis le début du siècle. Aujourd’hui la plus grande partie de ces transferts est soumise au versement de commissions relativement élevées, dont seule une petite part est investie dans des activités ayant un impact à long terme sur le développement. Des organisations d’immigrés, des banques privées et des agences de développement ont commencé à s’organiser pour réduire les frais de transfert et fournir des incitations à investir les fonds envoyés. Ces initiatives, encore isolées, impliquant des banques, des immigrés et des experts du développement pourraient canaliser des ressources et une expertise considérables sur les petites et moyennes entreprises des pays en développement.
38La loi « Oudin-Santini » en France illustre également la diversification de la demande et de l’offre de l’aide. Son objectif est de mobiliser des ressources financières stables en vue d’améliorer l’alimentation en eau et l’assainissement des villes de certains des pays les plus pauvres du monde. Contrairement aux impôts conventionnels, ce prélèvement est fondé sur le principe de la solidarité directe entre les consommateurs d’eau du Nord et ceux du Sud, à travers leurs municipalités respectives. En 2005, la loi « Oudin-Santini » a permis aux autorités et compagnies des eaux d’allouer jusqu’à 1 % de leur budget « eau et assainissement » à des actions de coopération avec des collectivités étrangères, d’aide d’urgence et de solidarité internationale dans ces mêmes domaines. En 2006, la ville de Paris a ainsi pu rassembler 1 million d’euros à partir des factures d’eau et d’assainissement des Parisiens pour son programme « Solidarité eau assainissement » destiné à des municipalités du monde en développement. Au total, la loi « Oudin-Santini » a, estime-t-on, permis de réunir cette année 8 millions d’euros à travers la France. Cette forme de solidarité « du consommateur au consommateur » est à des kilomètres de l’aide publique au développement traditionnelle sans pour autant être qualifiée d’initiative purement privée. Cette forme hybride d’aide au développement, à mi-chemin entre les États et leurs citoyens, pourrait être une des méthodes utilisées pour mobiliser des ressources supplémentaires dans les prochaines décennies.
39Mais le décloisonnement entre le financement public et privé apparaît d’une troisième manière plus frappante encore. En effet, la pénétration des acteurs privés dans le domaine du développement est maintenant si bien établie que les États ont largement privatisé ou sous-traité cette politique autrefois exclusivement publique, laissant aux citoyens la décision à la fois du montant des financements à consacrer au développement international et des objectifs à poursuivre. Les ONG font de plus en plus figure de partenaires pour les gouvernements : la part de l’APD décaissée par le biais des ONG ou des partenariats publics-privés a décuplé depuis 1990. Mais une autre évolution, plus lourde de conséquences, est passée pratiquement inaperçue. L’exonération d’impôt sur les dons consentis en faveur d’actions de développement a encouragé la floraison d’initiatives de solidarité privées décentralisées. Elles vont de l’exonération de dons de faible montant à l’intention d’organisations caritatives, jusqu’à générer des coûts d’opportunité considérables pour les États qui ont choisi d’exonérer des fondations philanthropiques multimilliardaires. Ce qui est frappant ici c’est que, même s’ils subventionnent ces activités privées (par le biais d’exonérations d’impôt accordées aux donateurs), les États ne contrôlent ni les frais encourus par les finances publiques (c’est-à-dire le niveau de l’exonération par définition proportionnel aux dons), ni la manière dont ces ressources sont utilisées [11]. Selon les estimations, ces mécanismes représentent une part croissante de l’aide au développement mondial, et, par conséquent, la part du soutien financier de l’État dans l’aide publique au développement augmente forcément elle aussi [12]. Les États semblent s’engager dans un système d’aide au développement à deux niveaux. Un premier niveau que l’on peut qualifier d’« obligatoire » dans la mesure où il provient des budgets des États et qu’il est défini et approuvé ex ante par les parlements. Les fonds ainsi définis sont destinés à des actions spécifiques et alloués en fonction des priorités des gouvernements. Le second niveau répond à une logique de « solidarité ouverte », dont le volume et l’affectation dépendent uniquement du choix des citoyens. Si un contribuable décide de faire un don pour une certaine cause (par exemple le financement de l’éducation au Mali à travers une organisation caritative), l’État subventionne automatiquement ce geste. Ce changement de pratique représente une véritable révolution de l’aide au développement. Une révolution dont la communauté de l’aide n’a probablement pas encore saisi toute la portée.
Types de besoins et d’innovations
Types de besoins et d’innovations
3 – De l’aide publique au développement au financement de politiques publiques globales
40Les transformations décrites ci-dessus sont loin d’être négligeables. Pourtant, de façon assez surprenante, cette triple révolution des objectifs, des acteurs et des instruments n’a pas encore amené la communauté internationale à revoir les méthodes de mesure des volumes financiers consacrés à cette politique publique mondiale émergente. Bien que la pratique quotidienne de l’aide soit profondément ancrée dans le XXIe siècle, l’évaluation des contributions nationales et de leurs impacts est restée largement soumise aux méthodes traditionnelles. En un mot, le Comité d’aide au développement (CAD) continue à évaluer les contributions des États de l’OCDE à l’aide au développement international sur la base des dons, de certains types de prêts ainsi que toute une série d’autres dépenses, dont les liens avec le financement du développement sont parfois très ténus. Il est difficile de trouver d’autres types de politiques publiques dont les performances sont aussi peu évaluées sur la base des résultats et autant sur celle des dépenses, elles-mêmes très imparfaitement mesurées. Malgré leurs imperfections, ces chiffres servent encore de base aux promesses officielles, souvent annoncées avec fracas, d’aide au développement. Ainsi, depuis le « consensus de Monterrey », un certain nombre de donateurs ont réitéré qu’ils consacreraient 0,7 % de leur PIB à l’APD (Clemens et Moss, 2007). En mai 2005, le Conseil européen s’est engagé à consacrer 0,56 % du budget de l’UE à l’horizon 2010 ce qui représenterait une APD supplémentaire de 20 milliards d’euros par an. En juillet 2005, au cours du Sommet du G8 à Gleneagles, les bailleurs de fonds s’étaient également engagés sur une augmentation massive de l’aide.
41Alors que ces promesses se réalisaient, la théorie du « bien public mondial » proposée par Inge Kaul et ses collègues (2003) mettait en lumière la déconnexion complète entre les anciens concepts de l’aide et les nouvelles réalités. Pour la première fois, faire face aux défaillances du marché caractérisant les biens publics mondiaux était élevé au statut de politique publique. Depuis lors, beaucoup ont tenté d’établir une distinction entre « APD » et « efforts de promotion des biens publics mondiaux », tant du point de vue conceptuel que technique. Ils sont allés jusqu’à mesurer le poids de l’un et de l’autre dans les statistiques officielles de l’APD. La plupart des gouvernements résistent cependant avec force à cette évolution : pour pouvoir atteindre des objectifs internationaux globaux et sectoriels, ils préfèrent mettre un maximum dans le panier de l’APD, y compris des fonds qui ont très peu à voir avec ces objectifs. Plus important encore, ce débat sur l’additionnalité du financement international en faveur, par exemple, du changement climatique rend les négociations de Copenhague plus difficiles que nécessaire. Il démontre l’urgence de clarifier les maux et quels types de financement seraient à même de les soigner.
3.1 – Les trois péchés mortels de l’APD
42Le décalage entre les méthodes innovantes de financement du développement et les mesures de l’APD, ainsi que le débat sur l’additionnalité et la diversité croissante des objectifs, mènent à une question politiquement embarrassante : les objectifs financiers mondiaux existants ont-ils un sens ? Techniquement, ils en ont très peu. L’APD est actuellement prise dans une sorte de « triangle des Bermudes » des statistiques publiques internationales où on mesure à la fois trop, trop peu et à mauvais escient.
3.1.1 – L’APD mesure trop
43L’APD est victime de son propre succès. Créée pour mesurer un ensemble relativement étroit d’activités visant à encourager la convergence des économies des anciennes colonies avec celles de leurs anciens colonisateurs, elle est devenue l’unique référence permettant d’évaluer les flux financiers officiels Nord-Sud. Les mesures effectuées n’ont en conséquence que très peu à voir avec ce qui importe vraiment : déterminer ce que les individus ou les institutions consacrent à la réalisation d’un objectif donné et confronter cette information avec les coûts ou les résultats.
44En fait, la pertinence technique de l’APD vis-à-vis de son objectif historique (mesurer « l’aide au développement », dont la validité n’est absolument pas affectée par les nouveaux objectifs de l’aide internationale) est de plus en plus remise en cause, en raison des vides laissés par les définitions de l’OCDE. Desai et Kharas décrivent que « sur les 100 milliards et plus de dollars d’APD décaissés par les pays riches en faveur des pays pauvres en 2005, 60 milliards ont été utilisés pour l’allégement de la dette, la coopération technique, le secours d’urgence ou humanitaire et l’aide alimentaire, ne laissant que 40 milliards de dollars pour de véritables projets et programmes de développement » (Desai 2008). Cette acception de l’efficacité de l’aide au développement doit être nuancée : tout ce qui ne finance pas directement des projets et programmes de développement véritable n’est pas sans valeur.
45Les querelles de chiffres mises à part, il est évident que la mesure de l’APD inclut un ensemble disparate de dépenses, dont seule une minorité se traduit effectivement par le financement de programmes de développement destinés aux pays les plus pauvres du monde. Pour commencer, les frais administratifs des États bailleurs de fonds sont comptabilisés en tant qu’aide, ce qui n’est certainement pas la meilleure façon d’encourager l’administration de l’aide à se montrer efficace.
46Parmi les dépenses « non programmables » de l’aide, on retrouve également les bourses ou les subventions offertes à des élèves du monde en développement pour étudier dans les pays donateurs. Près de 2 milliards de dépenses de ce type ont été déclarées en tant qu’APD en 2004. Cela pourrait se justifier en partie si tous ces élèves retournaient travailler dans leur pays d’origine. Or, c’est rarement le cas. On peut donc légitimement se demander si un don permettant à un étudiant kenyan d’obtenir un diplôme universitaire en Angleterre et de trouver par la suite du travail dans une banque de la City doit véritablement être comptabilisé dans l’aide au développement.
47L’aide au développement comprend également les coûts d’accueil des réfugiés politiques issus des pays en développement, encourus par les nations donatrices. Si ces dépenses peuvent être parfaitement légitimes, leur relation avec le développement international est pour le moins ténue. Le secours d’urgence et l’aide alimentaire envoyée dans les zones de catastrophes naturelles ou de conflits comptent également comme APD. Depuis 1990, ces dépenses humanitaires ont bénéficié d’une part croissante des flux de l’aide au développement. Il ne s’agit en aucun cas de nier l’importance de ces dépenses de solidarité internationale permettant d’alléger la souffrance humaine. Toujours est-il que leur lien avec le développement économique et social à long terme des pays est très indirect.
48L’aide non programmable inclut également les processus d’allégement de la dette. Ce volet de l’aide au développement est en grande partie responsable de la progression des flux de l’APD depuis la fin des années 1990, atteignant en 2005 le taux record de 25 % de l’APD déclarée par les États membres du CAD de l’OCDE (Kharas 2007b). L’allégement de la dette a eu un impact significatif sur le développement : les différents cycles de restructuration de la dette ont clairement représenté un progrès pour les nations endettées qui ont retrouvé, grâce à eux, une marge de manœuvre essentielle dans leurs budgets nationaux. Au Mali, par exemple, l’allégement de la dette a permis à l’État de libérer des ressources budgétaires pour lancer des investissements. L’annulation de la dette malienne n’a en fait rien coûté aux bailleurs de fonds, dans la mesure où très peu d’entre eux s’attendaient à être remboursés. Il est aussi assez maladroit de comptabiliser l’annulation de prêts qui, au moment où ils ont été octroyés, n’étaient pas considérés comme une APD. Ainsi, par exemple, pendant sa guerre contre l’Iran, l’Irak a largement utilisé sa dette souveraine pour financer un armement sophistiqué fabriqué dans les pays industrialisés. Malgré cela, l’annulation de la dette de ce pays (riche en pétrole) est aujourd’hui comptabilisée en tant qu’aide publique au développement et vient gonfler les statistiques mondiales de l’aide. Les flux de l’APD en faveur de l’Irak atteignaient ainsi 6,5 milliards de dollars en 2006, dont la moitié correspond à l’allégement de sa dette.
49Au-delà de l’interminable polémique sur le caractère « artificiel » ou « réel » de l’APD, une chose est sûre : l’aide publique au développement comprend des éléments qui ne contribuent pas au financement du développement. Elle aurait donc bien besoin d’une sérieuse révision [13].
3.1.2 – L’APD ne mesure pas assez
50À l’inverse, les chiffres de l’APD ne tiennent pas compte de nombreux éléments qui contribuent activement au financement de la politique publique mondiale émergente. L’un d’eux, l’aide au développement des pays non CAD, n’apparaît nulle part dans les statistiques du développement international, en dehors d’estimations tout à fait non officielles et approximatives. Tout au long de la dernière décennie, les États non OCDE ont clairement occupé une part croissante dans l’aide au développement. L’aide de la Chine à l’Afrique a récemment fait l’objet de nombreux débats. Étant donné le type d’instruments utilisé par la Chine pour l’aide, il est extrêmement difficile de déterminer ce qui devrait être comptabilisé en tant qu’APD si la Chine devenait officiellement un donateur du CAD. Quoi qu’il en soit, Pékin est aujourd’hui un des principaux contributeurs du financement des infrastructures en Afrique subsaharienne. De nombreux riches États pétroliers arabes ont également des politiques d’aide très généreuses, sans que leurs efforts en faveur du développement international n’apparaissent nulle part dans les chiffres de l’APD mondiale. Le monde a changé. Aujourd’hui, le club des 22 donateurs souverains traditionnels formant le CAD ne peut plus prétendre parler au nom de l’ensemble de la communauté mondiale des bailleurs de fonds.
51Les estimations montrent qu’au cours des dernières années, la solidarité privée est devenue la partie la plus dynamique de l’aide au développement. Au total, les dons privés en faveur d’actions de développement sont évalués à près de 50 milliards de dollars (Desai 2008), soit la moitié du montant, que nous savons surévalué, de l’aide publique au développement. Malgré cela, cette contribution non négligeable au financement de l’agenda des politiques publiques globales n’apparaît pas non plus dans les mesures officielles de l’aide au développement. Plus surprenant encore, les subventions publiques accordées aux acteurs privés de la solidarité internationale, sous la forme d’exonérations d’impôt, sont elles aussi invisibles dans les statistiques officielles de l’aide au développement du CAD. Or pour certains pays, tels que les États-Unis, ces montants sont considérables.
52Nombres d’instruments novateurs conçus au cours des dernières décennies pour financer le développement ne sont pas non plus comptabilisés dans l’APD, qui ne prend en considération que les prêts et dons comprenant un élément-don d’au moins 25 %. C’est, par exemple, le cas d’une grande partie des prises de participation ou des garanties de prêt en faveur de l’investissement public, deux instruments qui peuvent pourtant avoir un impact considérable sur le développement. La plupart des nouveaux instruments cités plus haut n’arrivent pas, pour une raison ou une autre, à s’inscrire dans la définition anachronique actuellement en vigueur. L’absence de prise en compte de ces instruments dans la mesure de l’aide au développement désincite les pays à les utiliser, et n’encourage pas non plus à l’innovation d’autres instruments. Le cas des garanties est ainsi particulièrement pervers : la définition officielle ne permet en effet leur inclusion que si elles sont engagées. Financez mal le développement, et vous serez récompensés… Il est également surprenant que l’APD ne comptabilise pas les financements non concessionnels. Lorsque les marchés ne jouent pas leur rôle et que le crédit vient à manquer, comme nous l’avons récemment vécu lors du resserrement mondial du crédit, ces financements peuvent être cruciaux pour les politiques de développement, même lorsque ceux-ci n’incluent aucun élément-don. Il est de plus difficile de comprendre le caractère arbitraire de la définition de la « concessionnalité ». La définition actuelle est une incitation à utiliser plus de fonds publics que nécessaire pour atteindre l’objectif visé. Pour l’aide non liée, par exemple, la concessionnalité implique que l’élément-don dépasse 25 % du prêt. Mais pourquoi faudrait-il éliminer un élément-don de 10 %, par exemple, s’il ne faut pas plus de 10 % pour soutenir l’activité en question ? Les normes existantes pourraient être justifiées si le but était de mesurer une certaine forme de coûts budgétaires. Mais, comme le montre l’inclusion des processus d’allègement de la dette, ce n’est pas ce que fait l’indicateur d’APD.
53Plusieurs autres activités essentielles de la communauté internationale sont également mises de côté, car considérées comme trop éloignées du « cœur » de l’agenda des OMD. C’est, par exemple, le cas de certaines activités de maintien de la paix ou la gestion de situation de post-conflit, de la formation de forces de police internationale, de la construction de prisons, etc. De l’avis quasi général, de tels efforts sont cependant essentiels pour construire les bases d’un redressement économique durable. C’est également le cas du soutien financier en faveur de la préservation de la culture et du patrimoine, dont les dépenses sont rarement enregistrées en tant qu’aide au développement. Beaucoup de programmes de l’UNESCO dans le domaine de la conservation du patrimoine culturel ou de la promotion des cultures contemporaines souffrent de cette définition par trop stricte de l’APD.
3.1.3 – L’APD mesure à mauvais escient
54Comme nous l’avons vu, le concept actuel et complexe de l’APD répond davantage à un objectif politique : atteindre la fameuse cible de 0,7 % du PIB. Mais il ne nous donne aucune information sur ce dont nous avons vraiment besoin pour piloter cette politique de façon cohérente et efficace. Quatre éléments d’information cruciaux ne sont pas inclus dans les mesures existantes :
- Premièrement, quel est le montant des fonds réellement mobilisés pour financer cette politique publique globale, indépendamment de leur origine ou de la façon dont ils sont mis à disposition ? La communauté internationale est aujourd’hui très mal équipée pour évaluer cet indicateur élémentaire mais néanmoins fondamental. Actuellement, l’APD n’enregistre pas les volumes totaux consacrés aux politiques globales, en particulier lorsque ces volumes sont non concessionnels ou privés, même si le financement non concessionnel offert par des institutions non lucratives (publiques ou privées) peut souvent contribuer à apporter une solution efficace aux défaillances du marché.
- Deuxièmement, quels sont les impacts des projets et programmes financés ? Combien d’enfants ont-ils eu accès à la vaccination ? Combien de kilomètres carrés supplémentaires de forêt tropicale ont-ils été sauvés de la déforestation ? De combien le PIB a-t-il augmenté ? Parce que les seules mesures de l’APD ne concernent que des facteurs financiers et ne sont pas reliées aux objectifs des politiques qu’elle vise, elles ne nous apprennent rien sur ses impacts. En allant plus loin, elles ne mesurent pas non plus ce que l’APD détruit. En générant de la croissance économique, quelle quantité de CO2 supplémentaire les projets d’APD émettent-ils ? Quelles ressources naturelles détruisent-ils ? La recherche, un élément non admissible dans l’APD, est un exemple symptomatique de cette relation difficile entre les intrants et les résultats. Les sommes importantes consacrées à la recherche scientifique par les institutions gouvernementales, l’OCDE, le PNUD ou la Banque mondiale ont-elles conduit à des résultats ? Ces recherches ont-elles bénéficié aux États de l’OCDE ou aux pays en développement ? Des réponses devraient être apportées à ces questions.
- Troisièmement, quels sont les coûts de l’aide au développement pour les différents États donateurs ? Cette information a beau être la donnée de référence la plus logique pour comparer les contributions des États au développement international, elle est introuvable. Bien que les dons soient directement liés aux budgets des États, le « manque à gagner fiscal » de l’exonération d’impôt qui aide les ONG et fondations à attirer la générosité publique (et permet d’éviter les droits de succession) n’est pas comptabilisé. Pas plus que le coût des financements concessionnels et, dans une large mesure, des garanties et autres instruments innovants de financement.
- Enfin, quels sont les coûts administratifs de la mise en œuvre de ces politiques publiques ? Les normes de l’APD permettent certes de déclarer les coûts administratifs mais, étonnamment, ils sont ensuite dilués de façon assez commode dans le grand fourre-tout de l’aide au développement. Il serait pourtant intéressant de pouvoir identifier clairement quelle partie des fonds est dépensée sur le terrain, et a un effet keynésien direct, et quelle partie est dépensée en dehors des pays en développement (ce qui d’ailleurs ne signifie pas qu’elle est illégitime ou non productive).
3.2 – Un nouveau jeu d’indicateurs pour le financement des politiques publiques globales
55Dans l’ensemble, l’APD se révèle un mauvais indicateur pour ces politiques publiques globales émergentes enrichies de nouveaux objectifs, de nouveaux acteurs et de nouveaux instruments. En bref, elle ne nous renseigne pas sur les résultats mais sur les moyens. Et même dans ce rôle, elle n’est pas un indicateur adéquat, car elle mesure à la fois trop et trop peu les moyens réellement consacrés aux activités de développement dans le Sud, tout en ne donnant aucune indication sur les efforts budgétaires consentis par les États donateurs.
56Tout ceci est-il important ? Absolument ! Comptabiliser et identifier correctement les choses est essentiel pour donner une base solide aux politiques mondiales du XXIe siècle. Pour que celles-ci obtiennent et conservent l’appui des citoyens, la communication avec les opinions publiques du Nord et du Sud sur les objectifs et l’efficacité de l’aide au développement est fondamentale. Et elle sera impossible si les acteurs de l’aide au développement ne parviennent pas à lier des résultats concrets aux ressources mobilisées. De même, pour pouvoir mobiliser des ressources d’un volume comparable à celui des besoins, la communauté internationale doit disposer de mesures correctes : sans celles-ci, elle est pareille à l’aviateur perdu dans le triangle des Bermudes, et il lui sera difficile de s’orienter vers une politique publique rationnelle. Après tout, toute entreprise fonctionnant normalement connaît précisément ses recettes pour l’année en cours et effectue des prévisions pour l’année suivante. Elle est aussi capable de rendre compte de l’impact de ses dépenses. Les politiques publiques nationales ont également une assez bonne vision des coûts impliqués par leurs programmes, des résultats attendus et de la disponibilité ou non de budgets adéquats. Telle est la comptabilité publique de base que les donateurs exigent habituellement des pays bénéficiaires. La communauté des bailleurs de fonds peut-elle continuer à ignorer cette règle fondamentale dans une gestion économique rationnelle ? Les défis qui pointent à l’horizon sont suffisamment impressionnants pour que la communauté internationale ne tente pas de les affronter les yeux fermés.
57En plus de cela, le mot « aide » compris dans le terme de politique publique n’envoie pas le bon signal. En fait, il ne reflète pas le changement fondamental intervenu dans la mise en œuvre de ces politiques mondiales : de plus en plus de nations en développement contribuent au financement des politiques publiques globales. La taxe sur les billets d’avion est notamment payée par certains des pays les plus pauvres du monde. Les pays à revenu intermédiaire ou émergents commencent eux aussi à développer leurs propres programmes de financement international, tout en continuant à bénéficier des fonds de la Banque mondiale, des Nations Unies ou des agences bilatérales de l’OCDE. Les OMD ont été conçus conjointement par les pays en développement et industrialisés, de même que l’agenda de Paris pour l’efficacité de l’aide. La solidarité internationale et les politiques relatives aux biens publics mondiaux sont devenues des préoccupations communes. Le péché originel de l’APD est d’avoir été conçu par les pays de l’OCDE pour évaluer les nations de l’OCDE, en tenant très peu compte de l’information que pourraient fournir les États bénéficiaires. Sa mesure constitue donc un indicateur de l’offre, aujourd’hui dépassé dans un marché où c’est la demande qui est devenue importante.
58De quelles options disposons-nous pour sortir de cette impasse ? Quatre éléments sont nécessaires pour pouvoir piloter cette politique mondiale plus efficacement : premièrement, utiliser des termes appropriés. Deuxièmement, estimer les fonds mis à la disposition de ces objectifs, quelle que soit leur provenance. Troisièmement, mesurer les résultats en les rapportant aux objectifs et abandonner définitivement l’univers bureaucratique de la dépense. Enfin, évaluer les coûts budgétaires de l’aide publique en tant qu’indicateur des efforts des États en faveur de cette politique.
3.2.1 – Rebaptiser la politique
59Nous suggérons d’abandonner la dénomination APD au profit d’un nouveau sigle : FPG, pour « financement des politiques publiques globales ». Celui-ci n’est pas plus mystérieux qu’APD, une abréviation longtemps associée à des pratiques condescendantes. Il recouvre le financement des trois composantes fondamentales du développement durable [14] : la convergence entre les économies du Nord et du Sud ; un meilleur accès aux services essentiels dans l’ensemble du monde ; et la fourniture de biens publics mondiaux (protection de l’environnement, santé internationale, etc.) Bien que le FPG aille au-delà des objectifs économiques et des méthodes traditionnelles, il ne les exclut pas non plus. L’élargissement du champ couvert par le FPG mettra en évidence la transformation de la nature de l’aide au développement, et donc de ces modes de mesure. Il devra permettre aux pays contributeurs de déclarer, dans des catégories définies, un ensemble d’activités qui pour légitimes et utiles qu’elles soient, ne peuvent honnêtement être rapportées à l’aide au développement. Cette proposition a plusieurs conséquences. Examinons-en quelques-unes des plus importantes.
3.2.2 – Mesurer les volumes
60Nous pourrions commencer par revoir nos statistiques en considérant l’ensemble des données disponibles sur le financement de l’aide au développement, quels que soient sa provenance et son degré de concessionnalité. Les ressources non concessionnelles, mises à disposition par des organismes à but non lucratif ou dirigées vers des actions de développement concertées par une vision politique, pourraient être déclarées en tant que financement des politiques globales. Même si au départ, leur mesure risque de manquer de précision, elle pourrait constituer un étalon de mesure pour évaluer le volume effectif du financement du développement, une fois prises en compte toutes les ressources publiques, privées et « hybrides » existantes concourant à la mise en œuvre des politiques publiques internationales.
61Chaque institution (privée ou publique) ou État devrait déclarer des volumes bruts et nets pour trois ensembles d’objectifs : i) la promotion de la croissance économique des nations les moins développées ; ii) la promotion du bien-être humain et la réduction des inégalités dans le monde ; iii) la préservation ou la production de biens publics mondiaux, qui pourrait comprendre une liste de politiques spécifiques internationalement acceptées (réchauffement de la planète, biodiversité, pandémies internationales, paix et sécurité, aide humanitaire, systèmes financiers et commerciaux internationaux, migrations internationales et politiques démographiques, diversité culturelle, etc.). Une catégorie spécifique pourrait être identifiée pour enregistrer les efforts spécifiques de renforcement des capacités destinées aux pouvoirs publics et aux sociétés des pays en développement.
3.2.3 – Mesurer les résultats
62On peut également envisager une mesure des impacts des actions de développement ou d’autres politiques publiques à l’échelle mondiale. Elle aurait l’avantage d’encourager l’innovation et permettrait de se concentrer sur le cœur de la question : l’impact de ces politiques. Une méthodologie commune devrait permettre de comparer les résultats atteints par des actions, systémiques (GAVI), programmatiques (appui budgétaire aux politiques de santé), ou orientées sur un projet (construction d’hôpitaux). Ce paradigme donnerait la possibilité à chaque acteur de l’aide au développement, quelle que soit sa nature (publique ou privée, bailleurs de fonds traditionnels ou donateurs émergents, etc.) d’évaluer les résultats de son action et les résultats pourraient être ouverts à la vérification.
63L’évaluation ex post devrait en conséquence être remaniée et améliorée. Les bailleurs de fonds (bilatéraux, multilatéraux, ONG, fondations, etc.) procèdent habituellement à des évaluations internes. Dans le meilleur des cas, l’organisme qui en est chargé est indépendant et ses rapports sont publics. Malgré cela, il reste de nombreuses distorsions. L’évaluation ex post se concentre sur les institutions individuelles, mais ne tient pas compte des impacts globaux des politiques internationales au niveau mondial ou national. Elle s’appuie sur des méthodologies très différentes rendant la comparaison entre institutions impossible dans la plupart des cas. Comme le suggère le CGDev (Savedoff et al. 2006), un effort international doit être entrepris d’urgence pour combler cette lacune notamment en impliquant les pays bénéficiaires et leurs sociétés civiles. Il s’agirait également d’harmoniser les méthodologies utilisées par les institutions, d’accroître la transparence, et d’entreprendre des évaluations mondiales, régionales et locales des politiques, instruments, etc. Cette initiative devrait également mettre au point un système mondial de notation et de classement des institutions publiques et privées, cohérent avec ces nouvelles méthodologies. Cela créerait une émulation et, au final, encouragerait les acteurs les plus faibles à rester à l’écart du processus.
3.2.4 – Mesurer les efforts et les coûts publics
64Nous pourrions enfin envisager de définir le « financement des politiques publiques globales » (FPG) comme les efforts budgétaires des États en faveur d’un ensemble de causes mondiales. Il serait approché par le montant des fonds publics destinés à financer des politiques mondiales, tous instruments confondus et quels que soient les instruments à travers lesquels ces ressources sont acheminées. Cette approche basée sur les coûts inciterait les pays à maximiser l’efficacité de leurs instruments, de façon à améliorer l’impact par euro ou dollar dépensé. Le FPG inclurait naturellement les exonérations d’impôt qui subventionnent les initiatives de solidarité privées.
65L’approche que nous proposons ici permettrait aussi de mesurer plus clairement les coûts administratifs. Ceux-ci sont non seulement élevés, mais mal connus, de même que les modèles d’efficacité appliqués par les institutions. Le FPG est-il une industrie à coût fixe ou variable ? Les petits projets sont-ils plus efficaces que les grands ? Est-il plus efficace d’opérer dans des secteurs différents ou avec des acteurs différents ? Aucune réponse ne peut être apportée à ces questions sans en savoir plus sur les coûts. Aussi ancillaire que cela puisse paraître, leur optimisation est essentielle si l’on veut améliorer les politiques mondiales émergentes.
3.3 – Et maintenant, que fait-on ?
66Un changement aussi conséquent de la formulation et de la mesure des politiques de développement a d’importantes conséquences en termes de communication, d’institutions et de processus :
3.3.1 – Que faire avec l’objectif de 0,7 % ?
67Le conserver, mais le clarifier.
68La cible de 0,7 % du PIB a joué un rôle important au niveau de la communication et a aidé à identifier les pays peu performants en la matière. Évidemment, fixer le but d’une politique en fonction de ses ressources budgétaires ne constitue pas vraiment la meilleure approche. Tout en gardant ceci à l’esprit, il n’est néanmoins pas inutile de disposer d’une donnée de référence quant aux ressources à consacrer à une politique, ne fusse que parce qu’elle est aisée à communiquer. On peut donc conserver le chiffre de 0,7 %, tout en précisant par exemple, qu’il ne s’applique qu’à la seconde catégorie d’action (c’est-à-dire la promotion du bien-être humain et la lutte contre les inégalités). Une autre possibilité serait de modifier la cible (en la portant par exemple à 1 % ou 1,5 % du PIB) et d’y inclure les trois sous-catégories de politiques publiques mondiales (i. la croissance économique, ii. le bien-être humain ; et iii. les biens publics mondiaux).
3.3.2 – Le CAD de l’OCDE doit-il continuer à exister ?
69Oui, et il faut l’élargir.
70Aussi frustrant qu’ait pu s’avérer le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE, en tant que plateforme de négociation, il est indispensable. Trop formel et trop étriqué dans sa version actuelle, il pourrait gagner en substance et élargir son champ d’action. Beaucoup de pays et organisations ne veulent ou ne peuvent faire partie de l’OCDE, mais souhaiteraient disposer d’un espace de débat des politiques mondiales, des normes établies et des évaluations effectuées, qui forgerait une base de connaissance collective aujourd’hui inexistante. Grâce à sa puissance d’action, l’OCDE peut constituer un « moteur » remarquable de production de ce bien public – ce qui est d’ailleurs exactement son mandat. Le CAD pourrait donc élargir son champ de compétence et impliquer les gouvernements et agences non OCDE, les ONG, les fondations et même les entreprises (ou leur cadre d’organisation) engagées dans des actions de responsabilité sociale. Ce groupe présenterait alors un visage très différent de celui du CAD actuel. Il lui faudrait alors un nouveau nom, tel que le « forum du financement des politiques mondiales ».
71Le système des Nations Unies a évidemment un rôle crucial à jouer dans cette rénovation, et il est probable qu’une joint venture PNUD/CAD constituerait la plateforme la plus adéquate et la plus légitime pour la réalisation de cet engagement mondial. Les institutions de Bretton Woods pourraient également assumer un rôle important, semblable à celui qu’elles jouent d’ailleurs de plus en plus dans le CAD actuel, à savoir apporter du contenu et exploiter l’information rassemblée.
3.3.3 – Comment réaliser un tel changement ?
72Par la négociation.
73Dans notre monde d’action hyper-collective, il est totalement impossible d’imposer de façon unilatérale un tel changement dans les politiques internationales. La réflexion, la discussion et la négociation collectives sont les seuls moyens permettant d’avancer, étant donné qu’aucun des acteurs actuels des politiques mondiales n’accepterait des décisions imposées par le haut – fussent-elles prises par le G8 ou le G20. Comme nous l’avons vu, les membres de l’OCDE ont perdu le monopole des politiques publiques globales, et on peut légitimement penser qu’ils ont activement contribué à cette situation, en particulier par leurs politiques budgétaires. À eux d’en tirer les conséquences : de nouveaux acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux sont aujourd’hui entrés dans l’arène et veulent prendre part aux décisions.
74Ce changement ne se fera ni du jour au lendemain ni spontanément. À un moment donné, un ensemble d’acteurs devra prendre une décision et clarifier cette politique mondiale émergente en la rendant plus ouverte, mieux mesurée, évaluée et communiquée [15]. Tel est l’effort à fournir pour obtenir une plus grande efficacité. Cela en vaut-il la peine ? Le monde de demain exigera toujours davantage d’actions communes. Un nombre croissant de biens publics devront être défendus, et plus de maux publics mondiaux combattus. La solidarité internationale devrait être renforcée et non affaiblie. De nouvelles politiques sociales mondiales devront accompagner le resserrement des liens commerciaux et financiers mondiaux. Les migrations et les inégalités internationales ont d’ores et déjà façonné un paysage social international qui devra être géré. Les catastrophes naturelles ou humaines de plus en plus destructrices nécessiteront toujours plus de secours international. La résolution, la prévention, et la gestion des conflits resteront au premier rang de nos préoccupations. Il est donc plus que temps de clarifier nos idées.
75Annoncer la disparition de l’APD n’est ni un aveu de défaite, ni une déclaration de victoire contre la pauvreté, mais un simple constat : les temps ont changé et il faut le reconnaître sans langue de bois. Passer de l’APD au FPG, c’est reconnaître que les politiques, les acteurs et les instruments ont eux aussi évolué. C’est pourquoi un instrument de mesure bureaucratique, vieux de plusieurs décennies, a aujourd’hui besoin d’une sérieuse refonte pour pouvoir appréhender les défis des politiques mondiales de ce siècle.
4 – Post-scriptum
76Les versions initiales de cet article ont bénéficié de commentaires avisés d’amis et collègues ayant une connaissance intime de ce domaine complexe des politiques. Leurs réactions nous ont conduits à ajouter cette brève section de conclusion pour dissiper toute mauvaise interprétation éventuelle due à une formulation trop rapide ou maladroite de notre part.
771. Précisons ici quelques-unes des choses que cet article ne dit pas :
- Même si nous soutenons que les enjeux caractérisant les relations Nord-Sud sont aujourd’hui très différents de ceux des décennies postcoloniales ou de l’après-guerre froide, nous ne prétendons en aucun cas que ce nouvel ensemble de défis mondiaux a d’une quelconque façon éclipsé les préoccupations antérieures, ni que l’évolution des objectifs de l’aide au développement devrait conduire celle-ci à mettre de côté le but historique de réduction de la pauvreté à travers la croissance économique – bien au contraire.
- Nous n’affirmons pas non plus que les politiques mondiales vont remplacer l’action locale, mais au contraire, que des problèmes locaux, tels que la dégradation de l’environnement, la mauvaise santé, les inégalités ou l’inadéquation de la réglementation financière, alimentent un déséquilibre mondial et génèrent des problèmes systémiques à travers le monde. Pour être efficace, la réponse à ces défis systémiques a besoin d’instruments d’action aussi bien systémiques que locaux. Le défi pour les années à venir sera de construire un cadre mondial et multi-acteur pour fournir des biens publics au niveau local.
- Bien que nous affirmions que l’entrée d’acteurs nouveaux et très différents dans le domaine de l’aide au développement y a apporté une bouffée d’air frais (ainsi que de nouveaux instruments et des sources de financement inédites), nous ne prétendons pas que la fragmentation actuelle de l’aide internationale soit négligeable. Beaucoup de pays estiment impossible de mettre en place des politiques nationales cohérentes compte tenu de la dispersion actuelle de la communauté des bailleurs de fonds. La question doit être abordée de façon urgente à travers la création d’incitations à plus de convergence entre les acteurs.
- Nous ne disons pas que l’arrivée de nouveaux acteurs dans le domaine du développement international va en écarter les acteurs publics. Au contraire, la fragmentation et la dispersion croissantes de l’aide publique internationale exigent des États d’assumer un rôle de coordination. Ces efforts de coordination n’ont rien à voir avec un système central chimérique de planification et de contrôle.
- Enfin, nous ne disons pas que l’innovation financière va dispenser les donateurs traditionnels d’augmenter le montant des fonds publics qu’ils consacrent au développement. Le nouvel ensemble de défis posés par les relations Nord-Sud va demander plus d’argent (y compris plus « d’APD traditionnelle ») et certainement pas moins. Il est par conséquent vital que les États donateurs respectent les engagements pris à Monterrey et à Gleneagles. Pourtant, pour des raisons de clarté, de transparence et d’efficacité, ces engagements devraient correspondre à des références ayant techniquement du sens. De plus, à supposer que ces promesses soient tenues, les ressources publiques supplémentaires ne suffiront pas à obtenir des résultats durables au niveau de la convergence économique Nord-Sud, du financement du bien-être humain élémentaire, et de la protection des biens publics mondiaux. Des méthodes innovantes doivent encore être trouvées pour financer cette politique publique mondiale.
- Le type de mécanismes d’action collective capables d’amener une convergence au sein de l’ensemble en rapide expansion d’acteurs de l’aide décrits sans prise en compte de leur capacité à innover et à s’adapter ;
- Le type de mécanismes collaboratifs d’évaluation ex post qui peuvent être conçus pour combler les lacunes de l’évaluation ;
- Comment concevoir les nouvelles références du financement des politiques mondiales demandées par cet article (estimation de l’ensemble des fonds disponibles pour un objectif donné ; indicateurs pour les impacts de l’aide ; mesure des coûts budgétaires pour les États donateurs ; et estimation des coûts administratifs) ?
- Quelle est l’ampleur des ressources financières nécessaires pour répondre aux trois grands objectifs de politique présentés dans cet article – autrement dit, quelle est la taille du déficit de financement aujourd’hui ?
- Enfin, il s’agit d’identifier l’économie politique de cette vaste réforme de l’aide au développement international, c’est-à-dire comment aller de l’avant étant donné les préférences et les contraintes des différents acteurs.
Bibliographie
Références
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- SAVEDOFF W. D., R. LEVINE, N. BIRDSALL (2006), When Will We Ever Learn? Improving Lives Through Impact Evaluation. CGDev, mai 2006.
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- SEVERINO J.M. et O. RAY (2008), « Gouvernance mondiale - Illusoire quête du Léviathan », dans La gouvernance démocratique, un nouveau paradigme pour le développement ?, Bellina, Magro et De Villemeur, Karthala.
- ZIMET et CHERVALIER (2006), American Philanthropic Foundations: Emerging Actors of Globalization and Pillars of the Transatlantic Dialog. Article du German Marshall Fund. Janvier 2006.
Mots-clés éditeurs : financement des politiques publiques globales, aide publique au développement
Mise en ligne 01/06/2011
https://doi.org/10.3917/edd.251.0005Notes
-
[*]
Senior Fellow à la FERDI. L’article a été écrit quand Jean-Michel Severino était directeur général de l’Agence française de développement. La version anglaise de l’article a été publiée par le Center for Global Development, Working Paper 167, mars 2009, Washington, D.C.
-
[**]
Agence française de développement.
-
[1]
L’expression « politiques publiques internationales » est employée dans cet article pour désigner les actions internationales menées à des fins publiques faisant l’objet d’un large consensus. Selon l’une des thèses que nous défendons, l’aide internationale au développement constitue une forme de politique publique mondiale pour les relations Nord/Sud. Cette politique poursuit actuellement trois types d’objectifs différents : la convergence économique des nations en développement, la fourniture des services de base à tous les êtres humains et la protection des biens publics mondiaux.
-
[2]
Statistiques de l’OCDE-CAD, décaissements nets de l’APD exprimés en dollars EU de 2006.
-
[3]
Un changement similaire avait eu lieu en 1970, lorsque le président de la Banque mondiale, Robert McNamara, avait décidé de centrer les activités de la Banque sur les besoins humains de base et sur la réduction de la pauvreté. Cet accent mis sur les projets microéconomiques a une nouvelle fois changé au cours des années 1980, lorsque la priorité a été déplacée vers les questions de stabilité macroéconomique.
-
[4]
Aux États-Unis, le nombre de fondations philanthropiques est passé de 32 000 à 56 000 entre 1990 et 2008. Une partie de plus en plus importante d’entre elles œuvre dans des activités de développement international.
-
[5]
Nous reviendrons sur ce point dans la deuxième partie de cet article, pour suggérer un terme plus approprié. Pour l’instant, nous conserverons le terme couramment utilisé de « financement innovant du développement ».
-
[6]
(RED), mis au point par le Fonds Mondial pour la lutte contre le VIH/SIDA pour sensibiliser des grandes marques mondiales à cette lutte et intéresser chaque entreprise partenaire à créer un produit avec le logo RED. Les contributions des partenaires provenant de la vente des produits labellisés (RED) sont reversées directement au Fonds mondial pour financer des programmes contre le VIH/sida en Afrique.
-
[7]
Cette préoccupation est à l’origine de la « problématique des frais récurrents », c’est-à-dire le fait qu’au cours des années suivant l’achèvement d’un projet, les ressources disponibles risquent d’être insuffisantes pour pouvoir assumer les coûts récurrents de ce projet. Voir les travaux de Peter Heller (1974, 1975, 1979), Mead Over (1981), Club du Sahel (1980) et A. Jemmings (1983).
-
[8]
Jean-Michel Severino, http://www.ideas4development.org/millennium-development-goals-looking-beyond-2015/en/.
-
[9]
Le Fonds pour l’environnement mondial, par exemple, a reçu 831 millions de dollars EU des États membres pour aider les pays en développement à financer des projets et programmes protégeant l’environnement mondial.
-
[10]
Josette Sheeran 2008, http://www.ideas4development.org/food-for-the-hungry-the-case-for-buying-locally/en/.
-
[11]
Dans la plupart des pays où existe une telle exonération d’impôt sur les donations, une certaine forme de contrôle des organisations caritatives admissibles est exercée ex ante ou ex post (aux États-Unis, par un comité du Congrès, en France, par la Cour des comptes). Cependant, ce contrôle au cas par cas est rarement effectué dans la pratique, et lorsqu’il se fait, il porte généralement sur la façon dont les fonds sont utilisés plutôt que sur le choix des politiques.
-
[12]
Un membre démocrate du Congrès des États-Unis note que l’allègement fiscal coûte au Trésor américain environ 44 milliards de dollars EU par an. Un autre le décrit comme « l’allègement fiscal le moins transparent ». Voir http://philanthropy.com/free/articles/v20/i22/22000601.htm.
-
[13]
Il serait injuste de ne pas mentionner les progrès récents dans ce domaine. Le CAD de l’OCDE a introduit des données sur « l’aide programmable aux pays », qui mesurent la part de l’aide qui peut être directement programmée par les États bénéficiaires pour leurs politiques de développement et d’investissement public. Le Center for Global Development a également mis au point un indicateur composite de cohérence des politiques, l’« indicateur d’engagement en faveur du développement ».
-
[14]
Nous utilisons ce terme tel qu’il est compris dans le rapport Brundtland (1979), à savoir le développement économique et social qui satisfait les besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins.
-
[15]
Ceci n’est manifestement pas une tâche facile, étant donné que les différents acteurs impliqués dans ce domaine particulier des politiques publiques ont des compréhensions différentes de ce à quoi correspond « l’efficacité » et de la manière de l’assurer. Voir Severino et Ray, 2008.