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Article de revue

Intégration commerciale « socialement responsable » : une approche en termes d'économie politique

Pages 55 à 121

Notes

  • [1]
    Beaucoup d’économistes du commerce considèrent comme allant de soi l’argument selon lequel les gains tirés du commerce sont toujours d’une ampleur suffisante pour indemniser les perdants. Cependant, l’histoire suggère que dans la pratique les travailleurs ne sont pas indemnisés suffisamment. Par exemple, aux États-Unis, le programme de Trade Adjustment Assistance, mis en place pour aider les travailleurs victimes de la concurrence sur des produits importés, n’a pas assuré une indemnisation suffisante et n’a pas amélioré la capacité des travailleurs pour trouver un nouvel emploi (Kletzer 2003).
  • [2]
    Beaucoup de discussions sur la mondialisation tournent autour de ses effets sur la culture, l’environnement, les valeurs démocratiques, la sécurité nationale et les relations politiques internationales. Dans cet article, la mondialisation doit être prise dans un sens strictement économique c’est-à-dire l’intégration croissante des marchés des biens et facteurs. Il en résulte que le critère définissant la responsabilité sociale se limite au bien-être socio-économique individuel.
  • [3]
    Formellement, le mécanisme du Théorème de Samuelson-Stolper peut être décrit de la manière suivante : Lorsque le prix du bien intensif en travail non qualifié augmente, la production de ce bien augmente ce qui pousse les facteurs de production à quitter le secteur intensif en travail qualifié. Comme le secteur intensif en travail non qualifié utilise plus de travail non qualifié par unité de travail qualifié que n’en libère le secteur intensif en travail qualifié, cette réallocation augmente la demande et le prix relatif du travail non qualifié. Ce changement incite les deux industries à s’orienter vers des processus de production moins intensifs en travail non qualifié ce qui augmente la productivité marginale du travail non qualifié dans les deux secteurs. Sur des marchés en concurrence, où le salaire est égal à la productivité marginale, le travail non qualifié reçoit un salaire par unité de bien produite plus élevé et donc une rémunération plus élevée indépendamment des considérations portant sur la consommation. De même, un raisonnement similaire montre que le salaire réel du travail qualifié diminue.
  • [4]
    Les hypothèses sont les suivantes : les marchés sont en concurrence parfaite, la mobilité des facteurs est parfaite entre les secteurs, les pays ne sont pas spécialisés en production après l’intégration commerciale, les biens sont homogènes au sein d’un même secteur, les technologies de production sont à rendements d’échelle constants, il n’y a pas de biens non échangeables et les pays ont accès à une même technologie de nature exogène.
  • [5]
    En d’autres termes, si l’intégration commerciale entraîne une hausse du salaire des travailleurs qualifiés par rapport au salaire des travailleurs non qualifiés dans le Nord, les secteurs en concurrence avec les importations et les secteurs des exportations devraient se tourner vers des méthodes de production moins intensives en travail qualifié. Le processus inverse devrait intervenir au Sud.
  • [6]
    Cette prédiction peut ne pas être valable dans une version plus sophistiquée du Théorème de Samuelson-Stolper avec plusieurs pays et plusieurs biens (voir Davis 1996).
  • [7]
    Au Nord, même si les travailleurs non qualifiés perdent par rapport aux travailleurs qualifiés, il n’est pas nécessaire que leur situation se détériore en termes réels. En effet, l’externalisation de certaines activités vers le Sud réduit le prix des biens disponibles à travers le commerce ; et cette baisse peut être suffisamment élevée pour compenser la réduction du salaire.
  • [8]
    Trefler et Zhu (2003) proposent une version du modèle de Feenstra et Hanson (1996a) sans investissement direct étranger mais avec un rattrapage de technologie par le Sud. Ils trouvent des résultats similaires (inégalité accrue des salaires dans les deux régions).
  • [9]
    Dans une logique similaire, Tang et Wood (2000) proposent un modèle avec trois types de travail : les travailleurs non qualifiés, les travailleurs qualifiés et les travailleurs hautement qualifiés (dénommés « savoir »). La production est basée sur une coopération entre les travailleurs du savoir et les autres types de travailleurs. L’intégration commerciale s’accompagne d’une réduction des coûts de déplacement du « savoir-faire » dans le monde et permet aux travailleurs hautement qualifiés dans le Nord de s’associer plus facilement avec les travailleurs non qualifiés dans le Sud.
  • [10]
    Voir aussi Epifani et Ganica (2002), Xu (2001) et Yeaple (2003) pour une analyse récente portant sur le paradigme du changement de technologie induit par le commerce.
  • [11]
    Deux méthodes alternatives sont couramment utilisées pour analyser les effets distributifs de la libéralisation commerciale : les modèles d’Equilibre Général Calculable (EGC) et les synthèses micro-macro. Les modèles EGC sont basés sur des matrices désagrégées de comptabilité sociale de l’ensemble de l’économie. Intégrant les interactions entre les marchés, ils prennent en considération les comptes de produit, les termes de l’échange et les impacts de marché sur les facteurs de production pour plusieurs types d’agents représentatifs de l’économie (voir Reimer (2002) pour un examen intéressant de ces méthodes analysant l’impact de la libéralisation commerciale sur la pauvreté). Les synthèses micro-macro impliquent une analyse d’équilibre général couplée avec différents types d’analyse de post-simulation basés sur des données d’enquête de ménages (voir Bourguignon et Spadaro (2004) pour une introduction récente).
  • [12]
    Les cas de la Chine et de la République de Corée illustrent comment différents analystes peuvent aboutir à des conclusions différentes sur un même pays. Les partisans de la libéralisation commerciale attribuent la croissance économique de ces pays à la libéralisation de ces économies (voir, par exemple, Panagariya 2002). En revanche, les sceptiques de la mondialisation ont soutenu que ces pays ont été capables de tirer avantage des opportunités accordées par la libéralisation commerciale en raison d’une intervention étendue et sélective de l’État, aujourd’hui comme dans le passé (Wade 1990 ; Rodrik 1995a).
  • [13]
    Aux États-Unis, l’écart entre l’université et le lycée a augmenté de presque 20% dans les années 1980 (Borjas et Ramey 1994). En outre, l’emploi des travailleurs non qualifiés a diminué au profit des travailleurs qualifiés et, dans plusieurs pays d’Europe continentale, un chômage accru pour les moins qualifiés a été largement observé (OCDE 1993).
  • [14]
    Voir Cragg et Epelbaum (1996), Revenga (1997), Harrison et Hanson (1999) et Feenstra et Hanson (1997) pour le Mexique; Beyer, Rojas et Vergara (1999) pour le Chili; Goldberg et Pavnick (2003) et Attanasios, Goldberg and Pavnick (2003) pour la Colombie; et Pavcnik et. al (2002) pour le Brésil.
  • [15]
    Voir, par exemple, Goldberg et Pavnick (2003) et Attanasios, Goldberg et Pavnick (2003) pour la Colombie; Pavcnik et al. (2002) pour le Brésil; et Levinsohn (1999) pour le Chili.
  • [16]
    Ravallion (2003) illustre ce cas avec un exemple simple. Considérons deux individus, l’un riche avec une dotation de 5$ et l’autre pauvre avec une dotation de 1$. Supposons que leurs revenus respectifs augmentent de 100% à la suite de la libéralisation commerciale. Après la libéralisation, les dotations sont donc de 10$ pour le riche et de 2$ pour le pauvre. Comme les deux gains évoluent dans des proportions identiques, une mesure relative de l’inégalité des revenus resterait invariante au choc commercial. Cependant, une mesure absolue de l’inégalité indiquerait une hausse de 100% dans l’inégalité des revenus, qui passe de 4$ (5$-1$) à 8$ (10$-2$). Ceux qui critiquent la mondialisation se focalisent sur cette augmentation.
  • [17]
    Ceux qui critiquent le régime commercial actuel ne s’opposent pas au commerce international en soi mais plutôt aux biais actuels du processus de libéralisation commerciale entre les pays développés et en développement (voir, par exemple, le rapport Oxfam 2002 « Rigged Rulles and Double Standards »). Le régime actuel de commerce international est perçu comme facilitant l’accès du marché des pays en développement aux pays développés, tout en empêchant des bénéfices symétriques pour les pays du Sud dans les secteurs où ces pays ont un avantage comparatif (agriculture, textile et habillement, industries intensives en travail). En outre, le système est perçu comme empêchant le transfert crucial de technologie et de connaissance qui aiderait les économies en développement à se développer. Ces positions sont cohérentes avec la théorie dominante du commerce et trouvent un écho favorable à travers la formation d’un consensus entre les économistes académiques (voir, par exemple, Bardhan 2003 et Deardoff 2003).
  • [18]
    Cet aspect est bien illustré par les réactions dans les pays industrialisés face à la croissance rapide du commerce transfrontalier dans l’électronique, les services aux entreprises et les externalisations des opérations de « back office » vers des pays à faible coût de main-d’œuvre et tournés vers les exportations (comme la Chine et l’Inde). Bien que l’ampleur du phénomène soit encore limitée, les cols blancs (qui se sentaient jusqu’à présent à l’abri de la concurrence extérieure) commencent à rejoindre leurs camarades en cols bleus dans la crainte des pertes d’emploi liées à la mondialisation. On trouve une illustration de ces craintes aux États-Unis où une action législative a été initiée pour limiter l’externalisation des services pour les marchés d’approvisionnement de l’État (Mattoo et Wunsch 2004).
  • [19]
    L’expérience de la réforme de marché au Pérou pendant 10 ans fournit une illustration (Graham et Pettinato 2001). A la suite de cette réforme, 44% de ceux qui ont bénéficié de la mobilité ascendante la plus forte (gains de revenu de plus de 30%) estimaient que leur situation s’était dégradée. La plupart de ces sondés étaient des personnes âgées vivant en milieu urbain et disposant de revenus dans la moyenne. Les sondés les plus pauvres avaient tendance à estimer que leur situation était la même que celle qui prévalait avant la réforme, alors que les sondés appartenant aux classes moyennes avaient davantage l’impression que leurs conditions de vie s’étaient détériorées.
  • [20]
    Ceux qui critiquent la mondialisation se préoccupent de la polarisation actuelle des gains du commerce entre les travailleurs et les entreprises. Cette position se retrouve parfaitement dans la peur de « la mondialisation marchande » (« corporate globalization ») de toutes les activités économiques et sociales et trouve une illustration dans le best seller When Corporations Rule the World de David Korten et le livre de Naomi Klein No Logo.
  • [21]
    Une littérature bien établie en théorie du commerce international a étudié la politique commerciale optimale dans un contexte de théorie du second rang dans lequel une petite économie ouverte est soumise à des distorsions nationales (Bhagwati 1971). Selon ces travaux, bien que les instruments commerciaux puissent améliorer le bien-être dans certaines circonstances, ils ne sont généralement pas les meilleurs instruments pour corriger les distorsions nationales. Cette littérature ne prend pas explicitement en compte les contraintes d’information qui peuvent être imposées aux instruments nationaux ou leurs conséquences redistributives sur l’économie.
  • [22]
    Voir aussi Feenstra et Lewis (1991) et Feenstra, Lewis et McMillan (1990) pour une discussion en équilibre partiel des contraintes que l’information asymétrique peut imposer à la capacité de redistribution des gains du commerce entre les gagnants et les perdants.
  • [23]
    Cette question ne se limite pas à la redistribution interne. Un régime de libre-échange peut être dominé par un régime commercial restrictif si, en raison d’information asymétrique, on se trouve en présence d’instruments de régulation imparfaits, déterminés de manière endogène et destinés à corriger des distorsions sur le marché local (Martimort et Verdier 2004).
  • [24]
    Pour des travaux formalisés étudiant les effets en retour d’économie politique de l’intégration commerciale sur la redistribution, voir Bourguignon et Verdier (2003) et Przeworski et Meseguer Yebra (2002).
  • [25]
    Formellement, le niveau de la redistribution du revenu déterminé politiquement est celui désiré par l’électeur médian d’un pays (Metzler et Richards 1981). Ce niveau dépend négativement de la position de l’électeur par rapport à la moyenne du revenu. Lorsque l’intégration commerciale conduit à une hausse de l’inégalité des revenus, il est probable que la position relative de l’électeur médian se détériore et qu’il (ou elle) veuille davantage de redistribution.
  • [26]
    Il existe une vaste littérature portant sur l’économie politique de la politique commerciale comprenant plusieurs bons surveys. Voir, par exemple, Hillman (1989); Magee, Brock et Young (1989); Rodrik (1995b); et Adserà et Boix (2001).
  • [27]
    Ce raisonnement est aussi valable lorsque tous les gagnants ne sont pas identifiés ex-ante mais ils doivent alors constituer une majorité ex post (Fernandez et Rodrik 1991).
  • [28]
    Acemoglu et Robinson (2001) ont formalisé l’argument d’un mode de redistribution économiquement inefficace mais politiquement cohérent.
  • [29]
    Une telle situation peut apparaître dans un pays jouissant d’un avantage comparatif dans l’agriculture. Après la libéralisation commerciale, les prix intérieurs des produits alimentaires destinés à la vente peuvent augmenter. Si les paysans pauvres vendent ces produits, leur situation s’améliorera tandis que celle des élites urbaines et des travailleurs appartenant aux classes moyennes-supérieures peut se détériorer à la suite de la modification de prix.
  • [30]
    Si le niveau de consommation ex post des pauvres à la suite d’une ouverture commerciale avec indemnisation régressive est plus élevé qu’avant l’ouverture commerciale, on pourrait considérer que le régime commercial est socialement responsable. Cependant, l’indemnisation régressive peut aussi augmenter les disparités à l’intérieur du pays ce qui peut compromettre le développement économique et social. En prenant un point de vue plus procédural sur la responsabilité sociale, on pourrait considérer que les transferts régressifs sont, dans ces conditions, moralement discutables.
  • [31]
    L’ouverture commerciale avec redistribution au profit des pauvres peut impliquer une perte pour les élites dans le court terme mais peut stimuler la croissance économique ce qui peut profiter à l’économie dans son ensemble. Ce changement pourrait impliquer une modification dynamique du pouvoir au profit des pauvres. Voir Bourguignon et Verdier (2003) pour une analyse formelle de cette situation dans le cas de la relation ouverture et éducation.
  • [32]
    Le fait que les individus se préoccupent de leurs positions relatives dans leur groupe de référence ou de l’équité suggère que l’attention devrait aussi se porter sur la polarisation des gains du commerce. Ceci peut impliquer une indemnisation des individus à faible revenu qui sont des perdants relatifs (et non absolus).
  • [33]
    « Le Trade Adjustment Program » aux États-Unis est un exemple typique d’un programme d’indemnisation ciblée directement lié au commerce. Il s’est formé un consensus dont les résultats sont contrastés en termes d’indemnisation et de reconversion (Kletzer 2003).
  • [34]
    Pour certaines économies en développement pauvres, les Documents de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté (DSRP) pourraient être rédigés comme un instrument d’engagement en faveur d’une politique commerciale comprenant une stratégie d’indemnisation.
  • [35]
    Dans une société démocratique, le passage de la fenêtre D à la fenêtre B peut intervenir spontanément si un nombre croissant d’individus politiquement actifs se sent de moins en moins protégé face à l’ouverture commerciale.
There is enough in the world for everybody’s need, but there cannot be enough for everybody’s greed.
Mahatma Gandhi

1Lorsque qu’un collègue physicien demanda à Paul Samuelson une proposition économique qui était à la fois vraie et non triviale, le prix Nobel cita les gains dérivés de la spécialisation basée sur l’avantage comparatif. En effet, l’idée selon laquelle le commerce entre les nations est souhaitable constitue l’une des rares propositions sur laquelle il existe un accord entre les économistes du courant dominant (dénommés par la suite économistes orthodoxes). La théorie économique postule que le commerce international est bénéfique aux pays car la spécialisation issue de l’avantage comparatif (et la division du travail correspondante) conduit à une allocation plus efficace des ressources à travers les secteurs et les régions ce qui engendre un niveau de produit plus élevé, des gains de productivité plus importants et une croissance économique plus rapide. Il est donc attendu que ces gains issus du commerce favorisent le bien-être social, le développement économique et la réduction de la pauvreté.

2Alors que l’ouverture apporte les gains du commerce, elle entraîne dans le même temps des « douleurs » (ce sont les « pains from trade » de Sapir 2000) : la libéralisation du commerce crée inévitablement des gagnants et des perdants au sein des nations. Néanmoins, les économistes ont l’habitude de retenir l’hypothèse forte selon laquelle les perdants peuvent être indemnisés grâce à des mécanismes redistributifs appropriés (les transferts forfaitaires). Les conséquences en matière d’efficience du commerce peuvent être alors analysées séparément des implications distributives directes du commerce. Dès lors, il n’est pas surprenant que l’essentiel de la littérature sur le commerce international ait cherché à montrer l’ampleur et l’importance des gains du commerce (ou de manière alternative, les coûts du protectionnisme en matière de bien-être) ; cette littérature n’abordant que dans le dernier paragraphe la nécessaire mise en place de transferts appropriés permettant à chacun de tirer profit de l’ouverture des frontières aux produits étrangers.

3Il est frappant de remarquer à quel point ce consensus entre économistes orthodoxes reste étranger à l’opinion publique. Afin d’avoir une idée de ce que pense l’homme de la rue vis-à-vis du commerce, Mayda et Rodrik (2002) ont analysé les 28456 réponses tirées d’une enquête portant sur 23 pays et menée par « l’International Social Survey Programme ». La question posée était : « dans quelle mesure êtes-vous d’accord ou non avec la proposition suivante ? Le pays [de la personne enquêtée] devrait limiter les importations de produits étrangers afin de protéger l’économie nationale : 1. Tout à fait d’accord, 2. D’accord, 3. Sans opinion, 4. Pas d’accord, 5. Pas du tout d’accord. »

4Dans la plupart des pays, plus de la moitié des personnes interrogées étaient d’accord avec la proposition selon laquelle le commerce devrait faire l’objet de restriction, tandis que moins de 25 % avaient un avis contraire (fig. 1). Alors que les réponses sont très sensibles à la manière dont sont formulées les questions, il existe aux États-Unis de nombreuses indications montrant que la formulation de la question portant sur les importations n’affecte pas significativement les réponses données (Scheve et Slaughter 2001b).

Graphique 1

Soutien et opposition de l’opinion publique envers le libre-échange

Graphique 1

Soutien et opposition de l’opinion publique envers le libre-échange

Source : Données tirées du International Social Survey Programme National Identity (1995), cité dans Mayda et Rodrik (2002).

5Ces opinions sont cohérentes avec les discours développés, dans les décennies passées, par certains segments de la société civile, qui pensent que le partage actuel des gains du commerce est « injuste » et inégalement réparti entre et au sein des pays. L’Organisation International du Travail a récemment publié un rapport (A Fair Globalization : Creating Opportunities for All (2004)) dont la rédaction s’est en partie appuyée sur les résultats d’un vaste programme de dialogue et de consultation aux niveaux international, national et régional et initié par la Commission mondiale sur la Dimension Sociale de la Mondialisation (« World Commission on the Social Dimension of Globalization »). Ces consultations ont concerné plus de 2000 décideurs et acteurs sociaux impliqués dans le processus de mondialisation. L’une des idées les plus souvent exprimées par les participants a été que le processus de mondialisation à l’œuvre actuellement (et en particulier l’intégration commerciale) n’a pas produit des effets bénéfiques, légitimes et équitables. Alors que la plupart des personnes étaient favorables à l’idée d’une ouverture et de relations plus étroites entre les sociétés, elles étaient beaucoup moins optimistes sur les conséquences en matière d’emploi et de revenus. A cet égard, beaucoup ont cité les difficultés auxquelles sont confrontés les précaires et les pauvres laissés en marge de la mondialisation, les pertes d’emploi et la détérioration des conditions de travail à cause du processus de concurrence internationale. En outre, il est apparu clairement que la logique du régime actuel de commerce international (bilatéral ou multilatéral) se serait progressivement imposée aux institutions politiques nationales et aux politiques nationales et aurait généré des profits biaisés vers les riches et les puissants.

6La fracture entre les vues exposées par les économistes orthodoxes et celles exprimées par l’opinion publique est préoccupante. Il existe en effet des risques de réactions politiques violentes dans de nombreux pays qui peuvent menacer la dynamique de l’intégration commerciale mondiale. A terme, ces effets pourraient être nuisibles aux pays en développement.

7Dans un article célèbre, « Crises and the Poor : “Socially Responsible” Macroeconomics », Nora Lustig (2000) examine les effets des crises macroéconomiques sur la pauvreté et l’inégalité en Amérique latine. Elle soutient que les décideurs politiques doivent être attentifs non seulement à la politique de stabilisation macroéconomique mais aussi aux effets distributifs de cet ajustement macroéconomique. Ainsi, les décideurs doivent mettre en place des filets de sécurité et des instruments fiscaux destinés à protéger les revenus des pauvres durant le processus d’ajustement.

8Dans une même perspective, cet article part de l’idée que pour comprendre les inquiétudes et critiques que suscite la mondialisation, il est nécessaire de dépasser l’étude des gains statiques et dynamiques (potentiels) pour adopter une analyse qui prête davantage attention aux « douleurs du commerce » et à la dimension distributive de l’intégration commerciale.

9Les économistes du commerce ont rapidement reconnu l’importance de la dimension distributive des gains et des douleurs du commerce. Néanmoins, la redistribution des gains tirés du commerce ainsi que les liens entre l’ouverture commerciale et les politiques sociales et redistributives au niveau national n’ont pas reçu une attention suffisante. [1] Pourtant, ces questions semblent être décisives pour comprendre les inquiétudes de l’opinion publique envers la mondialisation.

10Les économistes du commerce ont tendance à considérer les effets distributifs de la politique commerciale à part, en les séparant des autres canaux de redistribution disponibles dans une société. Pourtant, comme ils sont tous les deux susceptibles d’affecter la distribution des ressources entre individus, il n’y a a priori aucune raison pour qu’ils soient perçus indépendants l’un de l’autre. L’intégration commerciale est susceptible d’affecter le potentiel redistributif des États de plusieurs manières. Dans une perspective économique, elle peut modifier les paramètres structurels d’une économie (typiquement les élasticités-prix et l’assiette fiscale) ce qui rend la redistribution nationale plus ou moins difficile. Dans une perspective politique, l’intégration commerciale peut affecter le mode d’organisation du pouvoir politique et des coalitions, ce qui est susceptible d’empêcher ou de favoriser l’indemnisation et la redistribution des ressources au sein d’une économie. L’analyse de la capacité et de la volonté d’un pays dans la mise en place d’une politique de redistribution et d’indemnisation ne peut donc se faire séparément des décisions d’ouvrir l’économie au commerce et aux investissements directs étrangers.

11D’un point de vue conceptuel, lorsque l’on étudie la redistribution et l’intégration commerciale, il est important de distinguer deux dimensions. D’un point de vue positif, il est nécessaire de se concentrer sur la faisabilité économique, administrative et politique d’un régime commercial particulier qui s’accompagne d’une politique de redistribution et d’indemnisation. Quelles sont les coalitions et les conditions qui permettent de favoriser l’émergence d’un commerce avec un régime d’indemnisation dans lequel les gagnants acceptent d’indemniser les perdants en échange du soutien en faveur d’une politique commerciale libérale ?

12Dans une perspective normative, la question est de savoir, en fonction de critères éthiques et de justice sociale, quel type de régime commercial avec redistribution il convient de favoriser. Evidemment, pour discuter une telle question, il convient de définir un ensemble de valeurs sociales et éthiques, ce qui permet de fixer un certain niveau de bien-être social à partir duquel il est possible d’évaluer les différentes possibilités.

13En accord avec Lustig (2001), ILO (2004) et Sen (2002), la position normative choisie ici est que l’intégration commerciale avec redistribution est « socialement responsable » si elle aide les personnes, situées dans le bas de la distribution des revenus, à maintenir des niveaux de vie et de sécurité économique satisfaisants, si elle procure des bénéfices réels et une égalité des chances à un nombre important d’individus et si elle réduit les disparités qui compromettent le développement économique et social. Même si elle omet de nombreuses composantes environnementales, sociales, culturelles et politiques de la mondialisation, cette définition semble constituer un bon point de départ à partir duquel il est possible d’identifier les éléments normatifs constituant de manière relativement raisonnable un programme « pro-pauvre » et « socialement équitable. » [2]

14Avec une telle perspective normative, de nombreuses questions viennent à l’esprit : Quelles sont les conditions susceptibles de promouvoir l’émergence d’un régime commercial avec indemnisation qui soit à la fois « socialement responsable » et politiquement faisable ? Quels sont les éléments et les arbitrages associés à une telle question ? Comment la politique peut-elle favoriser de telles conditions ? Cet article examine certaines de ces dimensions en pensant qu’il stimulera la recherche dans ce domaine. En outre, face aux demandes de la société civile portant sur le partage plus équitable des gains du commerce, nous espérons que nous apporterons des réponses qui soient socialement responsables, politiquement crédibles et compatibles avec l’ajustement commercial.

15Soit le revenu disponible d’un individu i dans un pays donné. Ce revenu peut être écrit comme Y(i) = s(i)Y + T(i), où Y est le revenu moyen dans l’économie, s(i) est la part du revenu qui revient à l’individu i et T(i) est le transfert net ou le bénéfice (positif ou négatif) perçu par l’individu i après la « redistribution fiscale » opérée par l’État. Le terme s(i)Y reflète le revenu « de marché » de l’individu i avant toute intervention de l’État. Ce revenu dépend de plusieurs éléments incluant les prix relatifs (prix des biens, salaires, rémunération des facteurs) et la dotation en actifs de chaque individu (travail, connaissances, capital, terre, actifs financiers).

16L’intégration commerciale est susceptible d’affecter le revenu réel disponible de l’individu i à travers trois canaux. Tout d’abord, le commerce international modifie Y, c’est-à-dire le revenu réel moyen du pays. Les économistes du commerce ont dépensé beaucoup d’efforts pour montrer que cet effet est probablement positif. Ensuite, en modifiant les prix relatifs, la rémunération des facteurs et l’emploi, le commerce est aussi susceptible d’affecter le revenu de l’individu i en modifiant s(i), c’est-à-dire la part de marché du revenu de l’individu i. C’est la « première étape » de l’effet distributif de l’intégration commerciale. Enfin, l’ouverture commerciale peut affecter T(i). C’est la « seconde étape » de l’effet distributif du commerce qui reflète les transferts nets perçus par l’individu i après l’intervention de l’État.

17Dans l’analyse des effets distributifs et redistributifs du commerce, il va de soi que les économistes orthodoxes ont largement partagé l’idée que le commerce international est une source de gains économiques. Pourtant, ceci peut ne pas être évident ou vrai dans tous les cas. En effet, un résultat classique de la théorie du commerce est que le libre-échange unilatéral n’est pas un régime commercial optimal pour un pays qui est suffisamment grand pour influencer ses termes de l’échange avec le reste du monde. De plus, en présence d’imperfections de marché au niveau mondial ou national, la théorie du second rang enseigne que l’intégration commerciale peut ne pas être totalement efficace. Cependant, considérer que les gains issus du commerce sont positifs semble constituer une hypothèse réaliste pour au moins deux raisons. Tout d’abord, il existe de nombreuses preuves indiquant que l’ouverture conduit en fin de compte à certains gains agrégés et, en moyenne, à une hausse du revenu réel (voir Irwin (2002) pour une discussion éclairante et non technique de cette question)). En second lieu, cette hypothèse semble constituer le minimum requis en vue d’aborder une discussion sérieuse sur le sujet de la libéralisation commerciale « socialement responsable ». En effet, si le commerce est perçu comme productivement inefficace, la question de le rendre socialement responsable n’a plus aucune raison d’être.

18Les deux prochaines sections analysent la première étape des effets distributifs de l’intégration commerciale. La première section passe en revue les outils théoriques utilisés par les économistes pour analyser les effets distributifs de la libéralisation commerciale. La seconde section récapitule ce que nous savons empiriquement sur les effets distributifs de l’ouverture commerciale. Dans la littérature économique, il se dégage un consensus selon lequel l’ouverture commerciale est perçue comme socialement bénéfique : l’ouverture commerciale réduit la pauvreté (même si ce n’est pas toujours le cas) et n’est pas systématiquement biaisée vers davantage d’inégalité.

19La troisième section de l’article confronte le point de vue des économistes orthodoxes avec les critiques et les scepticismes que suscite la mondialisation. Cette section analyse les liens existants entre l’insécurité économique et les processus de production mondialisée et d’ouverture commerciale. En outre, nous étudierons dans quelle mesure l’équité et la polarisation interviennent dans la distribution des gains tirés du commerce.

20La quatrième section constitue le cœur de l’article. Elle cherche à savoir quelles sont les implications redistributives nationales de l’ouverture commerciale. Nous analysons les effets en retour de l’économie politique (« political economy feedbacks ») de l’intégration commerciale sur la redistribution nationale ; et nous étudierons les aspects positifs d’un régime commercial avec redistribution. Utilisant la théorie économique de la taxation optimale et la littérature de sciences politiques des petits États corporatistes, cette section cherche à montrer que la politique commerciale et la redistribution nationale doivent être analysées conjointement à la lumière de leurs mises en œuvre politiques au sein des pays. Il apparaît que la faisabilité politique d’un régime de libéralisation commerciale avec redistribution dépend, de manière cruciale, des possibilités de constituer une coalition regroupant les partisans de l’ouverture commerciale avec un groupe suffisamment large de personnes qui constituent les perdants actuels et potentiels de la libéralisation commerciale.

21A partir d’une analyse normative, la cinquième section explore les conditions d’existence pour un régime commercial avec redistribution « socialement responsable » et discute certaines contraintes de faisabilité politique identifiées dans la section précédente. Ainsi, d’un point de vue politique, pour comprendre l’opposition actuelle envers l’intégration commerciale et pour prévenir les risques de réactions politiques violentes de la société civile, la conclusion de l’article est qu’il est important de promouvoir le développement de mécanismes d’engagement et d’institutions politiques permettant d’augmenter la crédibilité et la soutenabilité politique d’un contrat social associant les réformes commerciales et la redistribution nationale.

22Deux mises en garde doivent être faites. Tout d’abord, nous nous focalisons essentiellement sur les problèmes de redistribution et d’indemnisation qui prennent forme à l’intérieur des pays. D’un point de vue d’économie politique, ce choix se justifie par le fait que, malgré l’affaiblissement de l’État-nation, la plupart des décisions politiques qui affectent la redistribution sont encore prises au niveau national. Ceci ne signifie pas qu’il faille nier l’importance de la redistribution et des transferts entre les pays. Au contraire, pour beaucoup de pays en développement, cette question est cruciale. Bien que ce sujet soit en rapport avec certains éléments de l’article, une analyse approfondie de ces questions dépasse le cadre de ce travail et fera l’objet de travaux futurs.

23En second lieu, la mondialisation est un phénomène multi-facteurs qui affecte différentes dimensions du développement social. Dans cet article, l’intégration commerciale est prise dans un sens strictement économique c’est-à-dire qu’elle correspond à une intégration des marchés internationaux des biens et services ; nous n’abordons donc pas « l’intégration en profondeur» qui implique une convergence et une coordination des politiques sociales et de régulation menées au niveau national. Comme il existe de fortes complémentarités entre le processus de « multinationalisation », le commerce des consommations intermédiaires et les investissements directs étrangers, l’analyse de l’intégration commerciale inclura l’étude des flux d’investissements directs étrangers et la mobilité des entreprises ; mais elle laisse de côté l’étude des flux liés au travail (sauf dans la conclusion) et aux actifs financiers.

1 – Les effets distributifs de l’intégration commerciale : une revue de la littérature

24Traditionnellement, les économistes analysent de deux façons les conséquences distributives du commerce international. La première approche, basée sur le Théorème de Samuelson-Stolper, adopte une position de long terme. Elle suppose une parfaite mobilité des facteurs de production entre les secteurs et met l’accent sur la distribution des revenus des facteurs. La seconde approche adopte une perspective de plus court terme. Elle considère que la dotation en facteurs de production est donnée et elle s’intéresse aux conflits distributifs dans un secteur spécifique.

1 – Le Théorème de Samuelson-Stolper

25Le Théorème de Samuelson-Stolper lie de manière élégante les modifications du prix des biens induites par le commerce avec les changements dans la rémunération des facteurs nationaux. Dans sa forme la plus simple, ce théorème indique que la hausse du prix d’un bien, qui utilise de manière intensive un facteur de production donné (par exemple, le travail non qualifié), augmente la rémunération réelle de ce facteur et réduit la rémunération réelle de l’autre facteur (par exemple, le travail qualifié). Le travail qualifié est alors utilisé de manière relativement moins intensive dans la production du bien en question. [3] Le meilleur moyen d’analyser les implications distributives du Théorème de Samuelson-Stolper est de prendre le cadre du commerce Nord-Sud. Le Nord a un avantage comparatif dans la production de bien intensif en travail qualifié, tandis que le Sud a un avantage comparatif dans la production de bien intensif en travail non qualifié. Le Nord exporte le bien intensif en travail qualifié alors que, dans le même temps, le Sud exporte le bien intensif en travail non qualifié. Comme il existe une intégration commerciale entre ces deux régions, le prix relatif du produit intensif en travail qualifié augmente dans le Nord et diminue dans le Sud. Selon le Théorème de Samuelson-Stolper, dans le Nord, les travailleurs qualifiés sont gagnants tandis que les travailleurs non qualifiés sont perdants, alors que dans le Sud, il se produit le phénomène contraire. L’inégalité des salaires augmente dans le Nord tandis qu’elle diminue au Sud.

26Dans quelle mesure le Théorème de Samuelson-Stolper permet-il de comprendre les effets distributifs du commerce dans une économie ? Tout d’abord, il faut noter que le Théorème de Samuelson-Stolper s’applique à une distribution fonctionnelle des revenus et non à une distribution individuelle des revenus. Comme les deux ne sont pas nécessairement identiques, les résultats tirés du Théorème de Samuelson-Stolper ne donnent qu’une indication des effets du commerce sur la distribution des revenus dans une économie. En second lieu, comme toute théorie, le Théorème de Samuelson-Stolper et les travaux qui lui sont associés (le modèle de commerce de Heckscher-Ohlin) sont basés sur un ensemble d’hypothèses particulières (Winters 2000). [4] Aussi, certaines prédictions de ce modèle sont fragiles (et même inversées) lorsque l’on relâche certaines hypothèses.

2 – Le modèle de commerce à facteur spécifique

27Les analystes du commerce s’interrogent souvent sur la pertinence de l’hypothèse de la parfaite mobilité des facteurs de production entre les secteurs. A court terme, une telle hypothèse est effectivement peu probable et certains facteurs peuvent demeurer dans un secteur spécifique. Dans un tel contexte, une hausse du prix d’un bien augmente probablement l’incitation à en produire davantage. Ceci entraîne une hausse de la rémunération des facteurs spécifiques utilisés dans la production de ce bien (connaissance spécifique à un secteur, capital fixe, terre). Dans la mesure où la production augmente, ce mouvement de prix est susceptible d’affecter la rémunération des facteurs non spécifiques et mobiles qui sont complémentaires avec les facteurs fixes (Jones 1979). Ainsi, la rémunération d’au moins un facteur doit augmenter tandis que la rémunération d’au moins un des autres facteurs diminue. Selon cette théorie, l’effet distributif du commerce international dépend dans quelle mesure un facteur de production est « figé » dans une industrie donnée. Les facteurs spécifiques aux secteurs des exportations sont gagnants tandis les facteurs spécifiques aux secteurs en concurrence avec les importations sont perdants.

3 – Les implications de ces approches sur les conséquences distributives du commerce international

28Les deux approches que nous venons d’évoquer (en particulier celle de Samuelson-Stolper) ont cinq implications importantes :

  • L’impact distributif des prix des facteurs doit provenir d’une modification des prix des biens induite par le commerce international. Plus la modification des prix des biens est importante, plus l’effet sur la rémunération relative des facteurs est élevé.
  • L’impact du commerce sur les marchés des facteurs s’accompagne d’une réallocation des ressources entre les secteurs. Les facteurs mobiles se déplacent du secteur en concurrence avec les importations vers les secteurs d’exportation.
  • A l’intérieur des secteurs, il y a un changement dans les méthodes de production au détriment du facteur de production qui devient relativement plus onéreux. [5]
  • Le Théorème de Samuelson-Stolper prédit une modification asymétrique de l’inégalité des salaires dans les pays développés et dans les pays en développement. [6]
Bien que le Théorème de Samuelson-Stolper et le modèle à facteurs spécifique soient utiles, ces deux approches négligent trois dimensions importantes du processus actuel de mondialisation. Tout d’abord, le partage de la production (« production-sharing ») et la production en association (« production-matching ») au niveau mondial ont beaucoup augmenté. Cette tendance s’est accompagnée d’une hausse du commerce portant sur les biens intermédiaires qui est complémentaire avec la hausse des investissements directs étrangers. Ensuite, la distinction entre le commerce et la technologie est quelque peu confuse ; le commerce et la technologie pouvant être simplement deux facettes de la concurrence accrue au niveau mondial. Enfin, la réorganisation de la production au niveau mondial affecte les travailleurs et les entreprises non seulement à travers la modification des demandes relatives de facteurs mais aussi à travers un changement de l’élasticité de ces fonctions de demande. Ce dernier point a des implications importantes en présence d’un partage de rente non concurrentiel entre les entreprises et les travailleurs.

29Chacune de ces dimensions constitue des éléments importants dans le débat sur les effets distributifs du commerce dans les pays développés et en développement. C’est pourquoi, les économistes ont complété l’approche traditionnelle de Samelson et Stolper en introduisant de nouveaux outils conceptuels prenant en compte ces nouvelles dimensions.

4 – Partage de le production et fragmentation

30Dans une série d’importants travaux, Feenstra et Hanson (1996a, 1996b, 1997) proposent un cadre alternatif. Ils font l’hypothèse que les flux commerciaux combinés avec les investissements directs étrangers peuvent influencer de manière significative la dynamique de l’inégalité des revenus. Le point de départ de leur démarche part de l’observation suivante : depuis quelques années, les flux de commerce ont nécessité un commerce de produits intermédiaires toujours plus importants qui est dû au mouvement de partage de la production et de fragmentation entre les pays (Feenstra 1998 ; Arndt et Kierkowsky 2001 ; Hummels, Ishii et Yi 2001). Au lieu de se focaliser sur les industries de produits finis (qui ont différents niveaux de qualification entre elles), Feenstra et Hanson (1996a, 1996b) s’intéressent au rôle des activités intermédiaires dont l’intensité factorielle est différente à l’intérieur de chaque industrie. Ces activités sont modélisées comme des consommations intermédiaires qui font l’objet d’un commerce entre les pays et qui sont combinées dans un produit final. Dans le cadre des relations Nord-Sud, le Sud produit et exporte une gamme d’intrants utilisant de manière relativement intensive le travail non qualifié, tandis que le Nord se spécialise dans des intrants relativement intensifs en travail qualifié (recherche et développement, marketing). L’investissement direct étranger est complémentaire avec les activités intermédiaires. Les flux d’investissement direct étranger entre le Nord et le Sud induisent une modification de la localisation des activités entre les deux régions. En effet, les activités transférées du Nord vers le Sud sont relativement plus intensives en travail qualifié par rapport à celles jusqu’alors produites par le Sud ; néanmoins, elles restent moins intensives en travail qualifié que les activités produites désormais au Nord. Cette modification des activités augmente la demande relative pour le travail qualifié dans les deux régions ce qui augmente à la fois le différentiel de salaire et l’inégalité au Nord comme au Sud. Des modifications dans les processus de production interviennent à l’intérieur des secteurs (le long de la chaîne de production du secteur produisant les biens finis). Ainsi, lorsque l’externalisation augmente la demande de travail qualifié dans les deux pays, il est possible d’interpréter ce résultat comme un « changement technologique endogène » biaisé en faveur des travailleurs qualifiés. [7],[8]

31Dans la logique de l’approche du partage de la production au niveau mondial et de la fragmentation, Kremer et Maskin (2003) proposent un modèle de commerce basé sur la notion de production conjointe et en association par les travailleurs du monde entier. [9] Le pays du Nord (riche) est composé d’une population hautement qualifiée et de travailleurs qualifiés. Le pays du Sud (pauvre) est composé d’une population moyennement et faiblement qualifiée. Le produit est obtenu à partir de l’association des travailleurs. Tant que la différence de qualification entre les travailleurs n’est pas trop forte, la production est supposée être plus efficace si elle s’effectue dans le cadre d’une association transfrontalière entre les travailleurs hautement qualifiés et les travailleurs faiblement qualifiés plutôt que dans le cadre d’une association au sein du pays. En autarcie, les travailleurs ne peuvent s’associer qu’au sein de leur propre pays. L’intégration commerciale signifie que les travailleurs de différents pays peuvent travailler ensemble pour une même entreprise. Ceci ouvre des possibilités accrues d’association pour de nombreux travailleurs qualifiés mais pas nécessairement pour tous. En effet, lorsque la différence (en moyenne) entre les qualifications des pays riches et pauvres est suffisamment forte, il n’y a aucune possibilité pour qu’apparaisse une association transfrontalière entre un travailleur très faiblement qualifié du Sud et un travailleur hautement qualifié du Nord. Ainsi, les travailleurs très faiblement qualifiés dans le Sud restent à la marge du processus de mondialisation. Il est important de souligner que ce modèle est compatible avec le fait que l’inégalité se réduise au niveau mondial mais qu’elle augmente à l’intérieur des régions riches et pauvres.

5 – La délicate distinction entre le commerce et la technologie

32Afin d’expliquer la hausse du différentiel de qualification aux États-Unis durant les années 1970 et 1980, la littérature empirique du commerce et des salaires a traditionnellement opposé deux explications : celle de type commerce basée sur le Théorème de Samuelson-Stolper et celle reposant sur le changement technologique. Plusieurs chercheurs ont soutenu que le déplacement des travailleurs non qualifiés et la réduction de leurs salaires relatifs étaient contradictoires avec l’explication de type commerce (Lawrence et Slaughter 1993). On a donc proposé des explications alternatives, parmi lesquelles le biais en faveur de changement technologique et la généralisation de l’informatique. Cette approche repose sur deux faits stylisés principaux. Tout d’abord, pendant les années 1970 et 1980, aux États-Unis, la réallocation du travail s’est faite davantage à l’intérieur des secteurs qu’entre les secteurs (Bernard et Jensen 1997). En second lieu, les salaires et l’emploi se sont caractérisés par une diminution relative de l’intensité du travail non qualifié à l’intérieur des industries (Bound et Johnson 1992 ; Berman, Bound and Griliches 1994).

33L’essentiel de cette littérature considère les changements de technologie comme exogènes au commerce international. Cependant, Wood (1994, 1995, 1997) fait remarquer que la distinction entre le commerce et la technologie peut être trompeuse car le commerce peut avoir été la force motrice derrière les changements de technologie. En effet, dans un pays richement doté en travail qualifié (le Nord), le commerce pourrait inciter les entreprises des secteurs en concurrence avec les importations à mettre de côté le travail non qualifié en adoptant des technologies orientées vers le travail qualifié, ce qui correspondrait à une stratégie « d’innovation défensive ». De plus, dans une économie richement dotée en travail non qualifié, le commerce peut améliorer la qualification. Ce serait le cas lorsque les entreprises ont la possibilité d’importer des technologies de qualité : importation de technologie orientée vers le travail qualifié qui incorpore des biens de capital de meilleure qualité ou « l’apprentissage par l’export » (« learning by exporting ») (Robbins 1995).

34L’argument développé ci-dessus est confronté à une difficulté. En effet, l’analyse ne permet pas d’expliquer pourquoi les modifications de technologie induites par le commerce impliquent un biais en faveur de la qualification. Récemment plusieurs travaux, comme ceux de Acemoglu (2002) et de Thoenig et Verdier (2003) ont cherché à apporter une réponse en faisant en sorte que le biais de changement technologique soit endogène aux décisions prises par les agents économique. [10]

35Acemoglu (2002) identifie deux types de technologies. Les unes sont complémentaires avec le travail qualifié et les autres le sont avec le travail non qualifié. Le fait de savoir vers quel type de technologie est dirigé la recherche et développement (et par conséquent l’orientation du changement technologique) dépend de deux effets : les prix et la taille du marché. Les technologies produisant les biens les plus chers seront améliorées le plus rapidement ; de plus un potentiel de marché plus grand conduit à davantage d’innovation. Dans les relations Nord-Sud, les innovations ne peuvent être faites que par le Nord grâce à la protection des droits de propriété intellectuelle. Dans ce contexte, le commerce international a tendance à augmenter le prix relatif des biens intensifs en travail qualifié dans le Nord. Grâce à cet effet prix, l’innovation est stimulée au profit du travail qualifié et le commerce induit un changement de technologie orienté vers davantage de qualification.

36Thoenig et Verdier (2003) proposent un mécanisme alternatif qui conduit aussi à des changements de technologie induits par le commerce et biaisés vers le travail qualifié. L’idée de départ est que la protection des droits de propriété intellectuelle n’est jamais parfaite et que les entreprises peuvent modifier et influencer le rythme de diffusion des connaissances particulières incorporées dans leurs processus de production. Pour réduire les fuites d’information et les risques d’imitation et pour conserver une avance technologique, les entreprises augmentent la part de la connaissance implicite et du savoir-faire non codifié qui est incorporé dans leurs processus de production. La contrepartie de cette pratique est qu’elles sont obligées d’utiliser une part plus importante de travail qualifié dans leurs effectifs. Dans ce contexte, l’ouverture commerciale, en intensifiant la concurrence technologique au niveau international, est à l’origine d’une course à l’imitation et à l’innovation. Ainsi, les entreprises ont tendance à développer des innovations difficilement imitables et dont le contenu en qualification (déterminé de manière endogène) est élevé.

37Les modèles étudiant les relations entre les flux commerciaux et les changements technologiques conduisent à des prédictions qui différent des résultats traditionnels tirés du Théorème de Samuelson-Stolper. En effet, l’inégalité des revenus peut augmenter dans les régions fortement ou faiblement dotées en travail qualifié. A l’intérieur des secteurs, les méthodes de production peuvent se modifier au profit du travail qualifié. Le commerce peut avoir des effets distributifs sans qu’il y ait de changement significatif dans les prix relatifs entre les biens intensifs en travail qualifié et ceux intensifs en travail non qualifié (ce résultat étant un point important de la littérature empirique sur le commerce et les salaires).

6 – Elasticité-prix de la demande de travail et partage de rente

38L’élasticité de la demande de travail constitue le dernier canal « non traditionnel » à travers lequel le commerce peut avoir un effet distributif sur les marchés du travail (Rodrik 1998). Pour une entreprise, l’élasticité de la demande de travail se définit comme le pourcentage de baisse dans la demande de travail à la suite d’une hausse de 1 % du prix du travail. Cette élasticité peut se décomposer en deux. La première composante est l’effet de substitution ; c’est-à-dire dans quelle mesure l’entreprise remplace du travail pour un autre facteur à la suite de la hausse du salaire. La seconde composante est l’effet revenu ; c’est-à-dire, dans quelle mesure la demande de travail se modifie à la suite de la variation du niveau de produit. Lorsque le taux de salaire augmente, les deux effets ont tendance à réduire la quantité de travail demandée.

39Le commerce international, l’investissement direct étranger et l’externalisation induite par les multinationales ont probablement conduit à rendre la demande de travail plus élastique (que ce soit à travers l’effet de substitution et l’effet revenu). Étudions d’abord l’effet de substitution pour une entreprise qui est intégrée verticalement dans plusieurs niveaux de production. L’intégration commerciale offre à l’entreprise un accès aux facteurs de production étrangers soit directement (à travers l’investissement direct étranger et l’externalisation) soit indirectement (à travers le commerce de consommations intermédiaires). Lorsque le salaire national augmente, ce nouvel accès offre la possibilité à l’entreprise de ne pas simplement remplacer du travail national pour d’autres facteurs nationaux. Le commerce augmente donc la sensibilité de la demande de travail par rapport au salaire national.

40L’effet revenu fonctionne d’une manière similaire. Dans la mesure où l’intégration commerciale rend les marchés plus concurrentiels, une hausse du salaire (et donc une hausse du coût de production) implique une diminution d’autant plus forte du produit. On assiste donc à une baisse plus forte de la demande pour tous les facteurs ce qui implique une hausse de l’élasticité de la demande de travail pour une entreprise en situation de concurrence. Rodrik (1998) tire trois implications principales des effets distributifs du commerce sur les marchés du travail. Tout d’abord, des élasticités plus fortes modifient l’incidence des coûts du travail non salariaux (cotisations, conditions de travail) sur le salaire et l’emploi au profit du travail et au détriment des entreprises. Ensuite, des élasticités plus fortes augmentent la volatilité des salaires et de l’emploi à la suite d’un choc exogène sur la demande de travail. Enfin, dans la mesure où les marchés ne sont pas parfaitement en concurrence et qu’il y a un partage de rente entre les travailleurs et l’entreprise, des élasticités plus fortes modifient le pouvoir de négociation sur le partage de la rente au profit des entreprises et au détriment des travailleurs. En outre, l’externalisation et l’investissement direct étranger modifient la gamme des choix de l’entreprise dans la mesure où les travailleurs ne sont pas mobiles ce qui affecte le modèle de partage du profit entre les deux groupes.

2 – Que savons-nous de l’effet distributif de l’intégration commerciale ?

41Que savons-nous aujourd’hui des effets distributifs (entre et au sein des pays) de l’intégration commerciale ? Dans quelle mesure les approches que nous venons de décrire peuvent-elle nous aider à comprendre ces effets ? Afin de répondre à ces questions, il convient en premier lieu de s’intéresser à l’évolution de l’inégalité et de la pauvreté au niveau mondial puis de se demander dans quelle mesure cette évolution est liée à l’intégration commerciale.

1 – L’évolution de l’inégalité et de la pauvreté dans le monde

42Récemment, une abondante littérature s’est attachée à étudier les évolutions de la distribution des revenus et de la pauvreté dans le monde (Bhalla 2003 ; Sala-i-Martin 2002 ; Bourguignon et Morrisson 2003 ; Chen et Ravallion 2002). Des efforts importants ont été faits en matière de collecte et d’analyse de données portant sur la distribution des revenus (Deaton 2004). Néanmoins, la littérature se caractérise encore par des opinions divergentes et des controverses. Par exemple, selon certains, la proportion de personnes vivant dans une extrême pauvreté dans le monde en développement (c’est-à-dire, selon le critère de la Banque mondiale, le nombre de personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour) a diminué fortement (Bhalla 2003 ; Sala-i-Martin 2002). D’autres arrivent à la conclusion que ces améliorations sont modestes (Chen et Ravallion 2002). En outre, certains remettent en cause la validité des mesures portant sur la pauvreté internationale (Reddy et Pogge 2002) ; Wade 2002). D’autres, enfin, affirment que la pauvreté est en train d’augmenter (Forum International sur la Mondialisation 2001).

43La question de l’évolution de l’inégalité de revenu dans le monde fait aussi l’objet de divergence. Certains, comme Galbraith 2002 et Wade 2002, prétendent que l’inégalité a augmenté. D’autres, au contraire, affirment qu’elle a diminué, bien que cela ne soit pas de manière continue (Bhalla 2003 ; Sala-i-Martin 2002).

44Les divergences entre ces évaluations ont conduit les chercheurs à essayer d’en identifier les causes (Aisbett 2003). Plusieurs éléments sont susceptibles d’expliquer le désaccord sur la meilleure manière d’évaluer l’évolution de la distribution des revenus dans le monde : la variété des concepts utilisés pour mesurer la pauvreté et l’inégalité (Ravallion 2003) ; les difficultés intrinsèques pour définir des mesures de niveau de vie qui soient cohérentes dans le temps et entre les pays (Reddy et Pogges 2002 ; Wade 2002 ; Ravallion 2003) ; les différentes méthodologies utilisées pour estimer les revenus de différents groupes à l’intérieur d’un même pays (comptes nationaux ou données d’enquêtes au niveau des ménages ; voir Bhalla 2003 ; Sala-i-Martin 2002 ; Deaton 2004 ; Ravallion 2003).

45Ayant en tête toutes ces limites, les figures 2, 3 et 4 proposent un consensus qui se veut raisonnable. La pauvreté mondiale a diminué en termes absolu et relatif dans les années 1990 (Bhalla 2003 ; Bourguignon et Morrisson 2002) (voir figure 2). Il existe cependant des différences entre les continents.

Graphique 2

Nombre de personnes vivant avec moins de 1$ par jour, par région, en 1990 et 2000

Graphique 2

Nombre de personnes vivant avec moins de 1$ par jour, par région, en 1990 et 2000

Source : Banque Mondiale 2004.
Graphique 3

Indice de Gini du PIB par Tête entre les pays avec différents types de pondération, 1950-2000

Graphique 3

Indice de Gini du PIB par Tête entre les pays avec différents types de pondération, 1950-2000

Source : Milanovic 2004, cité dans Ravallion 2004.
Graphique 4

Inégalités des revenus dans 73 pays entre les années 1960 et les années 1990

Graphique 4

Inégalités des revenus dans 73 pays entre les années 1960 et les années 1990

Source : Comia et Kiiski 2001.

46Les résultats sur l’inégalité mondiale sont plus ambigus. L’inégalité totale peut être appréhendée comme les résultats de deux composantes : l’inégalité entre les pays et l’inégalité à l’intérieur des pays. En contrôlant pour la taille de la population (c’est-à-dire en pondérant par la population), l’inégalité entre pays a très probablement diminué (Schultz 1998 ; Bhalla 2003) (voir figure 3). Ce résultat s’explique en grande partie par les performances remarquables des deux plus grands pays, à savoir la Chine et l’Inde. Dans le même temps, l’inégalité a augmenté dans de nombreux pays et notamment en Chine et en Inde (Cornia et Kiiski 2001 ; Ravallion 2001 ; Milanovic 2003a). Ainsi, en réunissant les deux composantes de l’inégalité totale, il n’existe aucune indication permettant de savoir si l’inégalité mondiale a augmenté ou diminué durant les deux dernières décennies.

47En moyenne, il n’existe aucune relation systématique entre l’évolution des revenus et celle de l’inégalité à l’intérieur des pays. Dans un nombre croissant d’économies, l’inégalité a tendance à diminuer et à augmenter dans des proportions proches (Ravallion 2001).

2 – Intégration commerciale et ses effets distributifs

48Dans quelle mesure l’évolution de la distribution des revenus dans le monde est-elle liée à la mondialisation et plus exactement aux flux commerciaux internationaux ? Cette question a fait l’objet d’un débat animé dans le monde académique et dans l’opinion publique. Les sceptiques considèrent que la concurrence au niveau du commerce international et des investissements directs étrangers est une source importante de perte d’emploi, de diminution de salaire et de baisse de revenu des plus pauvres ; en outre, les effets inégalitaires de l’intégration commerciale sur les économies nationales sont une source de préoccupation supplémentaire. En revanche, de nombreux économistes du commerce considèrent les flux de commerce comme une source importante de gains qui contribuent à l’amélioration des conditions de vie de la majorité des personnes dans le monde.

49Une méthode couramment utilisée pour évaluer l’impact distributif de la libéralisation commerciale a été d’utiliser des régressions transversales. Ces travaux consistent à régresser les niveaux d’inégalité (ou les modifications dans le temps de l’inégalité ou les mesures de la pauvreté) sur l’ouverture commerciale et certaines variables de contrôle. Dollar et Kraay (2001, 2002a, 2002b) observent qu’un approfondissement de l’intégration commerciale n’a pas d’effet systématique sur l’inégalité. De plus, lorsque l’ouverture commerciale est associée positivement avec la croissance économique (Frankel et Romer 1999), on arrive à la conclusion que l’effet de l’intégration commerciale est le même pour tous les groupes de revenu (c’est-à-dire que le gain de chaque décile est proportionnel au revenu initial correspondant) (Berg et Krueger 2003). Par ailleurs, des analyses en panel ont mis en évidence que la libéralisation commerciale aurait une influence positive sur l’inégalité, au moins pour les pays pauvres (Lundberg et Squire 1999 ; Barro 2000 ; Ravallion 2001 ; Milanovic 2003b).

50Les régressions transversales portant sur la relation entre le commerce, la croissance et la pauvreté ont fait l’objet de critiques importantes (Rodriguez et Rodrik 2000 ; Baldwin 2003 ; Bhaghwati et Srinivasan 2002 ; Bardhan 2003 ; Ravallion 2003). Les critiques portent moins sur les problèmes liés à la mesure de l’inégalité entre différents pays que sur la mesure de l’intégration commerciale (Aktinkson et Brandolini 2001). En effet, les résultats dépendent de manière cruciale du choix de la mesure de la variable d’intégration commerciale (instruments de politique commerciale ou flux commerciaux). Les difficultés s’accroissent lorsque l’on cherche à démêler le lien de causalité entre les véritables variables de politique commerciale et les performances de croissance. Plus fondamentalement, les mesures globales de l’inégalité et de la pauvreté peuvent ne pas se modifier à la suite de la libéralisation commerciale, même s’il y a des gagnants et des perdants à tous les niveaux de revenu. Une modification de la politique commerciale peut permettre à certains de s’extraire de la pauvreté et à d’autres d’y rentrer ; le taux de pauvreté globale ne se modifiant pas significativement. Ainsi, les variables globales peuvent dissimuler les impacts distributifs des flux de commerce.

51Les analyses transversales étant rares, l’intérêt s’est porté sur les études des expériences de libéralisation commerciale de certains pays ainsi que sur des travaux microéconomiques étudiant certains liens entre l’intégration commerciale et ses effets distributifs. [11] Pour évaluer les effets de la libéralisation commerciale, Bhagwati et Srinivasan (2002) et Panagariya (2002) ont soutenu que les études de cas pays étaient plus appropriées que les analyses économétriques transversales. En effet, en étudiant une expérience particulière, les études de cas fournissent des informations utiles ainsi qu’une description institutionnelle importante de l’épisode de libéralisation commerciale. Néanmoins, ces études sont soumises à plusieurs limites. Tout d’abord, il existe de nombreux pays, de nombreux épisodes de libéralisation commerciale et de nombreux contextes différents. Dès lors, il est difficile et même hasardeux de tirer des conclusions générales basées sur l’expérience d’un pays ou sur une période de temps donnée. En effet, il ne sera jamais possible de contrôler complètement les facteurs spécifiques liés à l’étude de cas. En second lieu, la plupart du temps, plusieurs autres événements interviennent en même temps que les changements de politique commerciale. Nécessitant une très bonne connaissance du contexte ainsi que beaucoup d’attention, les études de cas peuvent permettre de proposer des causalités mais il faut garder à l’esprit que les difficultés pour formaliser certaines hypothèses conduisent toujours à une certaine liberté dans l’interprétation. [12]

52Dans ces conditions, qu’est-ce que nous enseignent les travaux microéconomiques sur le lien entre le commerce et l’inégalité ou la pauvreté ? Comme les revenus du travail constituent la part la plus importante du revenu, il est logique que la littérature se soit intéressée aux effets des flux commerciaux et des réformes commerciales sur les marchés du travail et sur la dispersion des salaires entre travailleurs qualifiés et non qualifiés.

53Dans les économies développées, la littérature « commerce et salaire » est très volumineuse et elle s’est principalement attachée à étudier les causes de la hausse des inégalités de salaire aux États-Unis et le phénomène de l’emploi dans d’autres pays. [13] Bien que certains problèmes méthodologiques subsistent encore, il apparaît que le commerce international participe à hauteur de 20 à 30 % dans la hausse du différentiel de salaire aux États-Unis ; ce résultat étant obtenu à partir de méthodes différentes (méthode du « product price-wages effects », calcul des contenus factoriels, analyses économétriques entre industries et en séries temporelles) (Feenstra et Hanson 1996a, Borgas, Freeman et Katz 1997, Baldwin et Cain 2000). En résumé, le commerce international a une influence positive et significative sur la hausse des inégalités de salaire ou du chômage dans les pays développés durant la fin du siècle dernier, mais cette influence reste relativement faible (Slaugher 1998, Dewatripoint, Sapir et Sekkat 1999). Il est important de souligner que cette littérature a été principalement formulée dans le cadre du commerce Nord-Sud. Les résultats ne peuvent donc pas prendre en compte le commerce intra-industrie, le commerce intra-entreprise et le commerce lié aux changements de technologie ; ces trois composantes ayant probablement les effets distributifs les plus importants (Francois et Nelson 2000).

54S’il n’y pas de discussion sur le signe de la relation entre flux commerciaux et marché du travail dans les pays du Nord, ce n’est pas le cas pour les pays du Sud pour lesquels les travaux empiriques n’apportent pas de réponse claire. Rama (2003) propose une excellente revue de cette littérature. Tout d’abord, il apparaît que les salaires ont tendance à augmenter plus vite dans les économies qui sont intégrées avec le reste du monde : alors que le commerce peut avoir un effet négatif à court terme, l’effet devient positif après quelques années. En outre, l’impact de l’investissement direct étranger est très positif même dans le court terme.

55En second lieu, les bénéfices tirés de l’intégration commerciale ne sont pas distribués de manière uniforme entre les travailleurs. De nombreuses études observent une hausse dans le différentiel de salaire en fonction des qualifications, en particulier en Amérique latine. [14] Dans un contexte de concurrence internationale accrue, la hausse de cet écart de salaire semble pouvoir s’expliquer par les changements technologiques orientés vers le travail qualifié (et induits par le commerce) (voir Attanasios, Goldberg et Pavnick 2003 pour la Colombie ; Pavnick et al. 2002 pour le Brésil ; Sanchez-Paramo et Schady 2003 pour une étude comparative de 5 pays d’Amérique latine). Dans l’ensemble, cependant, ces effets ne peuvent pas pleinement expliquer la hausse de l’inégalité des salaires observée durant la période. Il semble donc que l’effet de la libéralisation commerciale sur le marché du travail ne puisse pas être d’une ampleur considérable.

56En troisième lieu, il semble qu’il y ait des « spécificités continentales ». Lorsque l’on contrôle pour les changements dans l’offre nationale de facteur, Robbins (1995, 1996) met en évidence qu’une ouverture accrue a entraîné une diminution de l’inégalité entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés dans la plupart des pays d’Asie de l’Est de son échantillon. En revanche, dans les cinq pays latino-américains étudiés, la libéralisation commerciale s’est traduite par une hausse de l’inégalité des salaires. Selon Wood (1997), ces différences régionales s’expliquent par le fait que les deux expériences de libéralisation commerciale ne sont pas intervenues au même moment : dans les pays d’Asie de l’Est la libéralisation est intervenue dans les années 1960 et 1970, tandis qu’elle s’est faite dans les années 1980 et 1990 pour les pays d’Amérique latine. L’entrée de grands pays à faible revenu (comme la Chine) sur les marchés internationaux a coïncidé avec la mise en place des politiques de libéralisation commerciale en Amérique latine. Ainsi, il est possible de comprendre les différences de résultats observées entre l’Asie de l’Est et l’Amérique latine à la lumière du Théorème de Samuelson-Stolper.

57Enfin, de nombreuses études microéconomiques ont montré que la libéralisation commerciale a des effets bien plus faibles sur la réallocation intersectorielle par rapport à ce que prédit l’approche traditionnelle de Samuelson-Stolper. [15] Récemment, Seddon et Wacziarg (2003) ont analysé 25 expériences de libéralisation commerciale dans des pays en développement en utilisant des données de travail par secteur comparables au niveau international. Ces auteurs arrivent à la conclusion que la libéralisation commerciale a des effets réduits sur la réallocation sectorielle (même lorsque l’on désagrége au troisième niveau de l’industrie). Ghose (2000) analyse la réallocation du travail entre les secteurs en concurrence avec les importations et les secteurs d’exportation en Chine, en Inde, en Indonésie, en Malaisie, aux Philippines et à Taiwan (Chine) dans les années 1980 et 1990. Cet auteur observe que la libéralisation commerciale a accéléré la croissance de l’emploi dans les deux secteurs dans la plupart des pays de son échantillon.

58Les études microéconomiques ont attribué ces « lenteurs » intersectorielles sur le marché du travail aux fortes rigidités du marché (Seddon et Wacziarg 2002), aux réglementations portant sur le travail ou aux différents processus d’ajustement qui conduisent les entreprises à réduire leurs marges ou à augmenter la productivité plutôt que de licencier (Currie et Harrison 1997). Erdem et Tybout (2003) confirment que le mode d’ajustement des entreprises face à la libéralisation commerciale passe par les gains de productivité. Cette conclusion découle d’un bilan des principales études utilisant des données de micro-entreprises ou d’entreprises pour étudier les effets de cinq expériences de libéralisation commerciale dans des pays en développement (Brésil 1991-1994, Chili 1973-1979, Côte d’Ivoire 1985-1987, Inde 1991 et Mexique 1984-1989). Pratiquement toutes ces études observent que la productivité a augmenté dans les secteurs en concurrence avec les importations. Ces gains découlent de plusieurs sources : la fermeture des entreprises les moins efficaces, l’investissement en capital et en nouvelle technologie fait par les entreprises et la réduction de l’inefficacité des processus de production.

59Des efforts importants ont aussi été faits pour évaluer l’impact de la libéralisation commerciale sur la distribution des revenus les plus bas ; ce qui revient à étudier le lien entre le commerce et la pauvreté. A travers une revue récente de cette littérature, McKay, Winters et Kedir (2000) et Bannister et Thugge (2001) montrent que la libéralisation commerciale peut influencer la pauvreté à travers plusieurs canaux. Il est souvent admis que les réformes commerciales augmentent les opportunités statiques et dynamiques des pauvres (comme ce fut en particulier le cas en Chine et en Inde). Néanmoins, il apparaît que l’effet de l’intégration commerciale sur la pauvreté reste très lié aux composantes spécifiques de chaque pays et dépend des conditions initiales nationales en vigueur avant la libéralisation. Bien qu’il ne soit pas possible de faire une évaluation générale des effets du commerce sur la pauvreté, quelques observations méritent d’être mentionnées :

  • La libéralisation commerciale en faveur de l’agriculture réduit très probablement la pauvreté.
  • L’existence de canaux de distribution efficaces permet aux pauvres de recevoir les bénéfices liés à la hausse des incitations et d’avoir accès aux intrants importés.
  • L’accès des pauvres aux actifs (capital humain et social) est une condition essentielle pour qu’ils adoptent des réponses d’offre efficaces.
  • Comme la libéralisation commerciale produit inévitablement des perdants qui se retrouvent dans une situation de pauvreté, il est nécessaire de mettre en place des filets de sécurité afin de protéger ces agents.

3 – Que peut-on conclure des effets distributifs de l’intégration commerciale ?

60Bien que chaque approche soit soumise à des critiques, il est possible de retenir les points suivants de la littérature analysant les effets du commerce sur la pauvreté et l’inégalité :

  • La pauvreté absolue dans le monde a diminué et cette réduction est liée à la croissance de certains grands pays pauvres. Comme il existe une corrélation positive entre la croissance économique et l’ouverture commerciale, il semble que le commerce n’est pas un biais systématique contre les pauvres (bien que l’impact du commerce sur la pauvreté soit très spécifique à chaque pays).
  • Les résultats portant sur la relation entre l’intégration commerciale et les inégalités à l’intérieur des pays sont contrastés. Dans les pays développés, l’intégration commerciale Nord-Sud a eu un effet positif et significatif sur l’inégalité des revenus, même si cet effet reste faible. Dans les pays en développement, les résultats portant sur l’impact de la libéralisation commerciale ne sont pas clairs et varient en fonction du continent, du moment où a été mise en place la libéralisation et du modèle de spécialisation en vigueur dans chaque pays.
  • Les canaux par lesquels l’intégration commerciale affecte la distribution des revenus sont moins liés qu’on ne le pense en général avec la logique de l’approche traditionnelle de Samuelson-Stolper. Certains canaux sont davantage liés avec les éléments suivants : partage de rente entre les travailleurs et les entreprises, changement de technologie induit par le commerce, technologie ou rattrapage technologique, internationalisation accrue de la production et des sources d’approvisionnement.

3 – Perceptions et réalité d’une réaction politique violente contre la mondialisation

61Les conclusions que nous venons d’exposer conduisent beaucoup d’économistes et de décideurs politiques à penser que l’intégration commerciale est plutôt un phénomène socialement bénéfique. Un économiste comme Freeman 2003 parle même « de beaucoup de bruit pour rien » étant donné que les flux de commerce internationaux n’influenceraient qu’à la marge les marchés du travail.

62Ces positions positives (ou tout du moins neutres) à l’égard de la mondialisation sont en contradiction avec les opinions de ceux qui manifestent dans la rue et de ceux qui critiquent le processus de mondialisation. Comme le montrent Mayda et Rodrik (2002), Scheve et Slaughter (2001a, 2001b) et O’Rourke et Snotty (2001), les opinions publiques sont en général plus sceptiques que les économistes sur les effets bénéfiques du commerce international. Etant donné que ces questions suscitent un débat virulent (ponctué de manifestations), des efforts importants ont été faits pour évaluer et pour comprendre ces positions alternatives (Deardorff 2003 ; Aisbett 2003 ; Bardhan 2003 ; Elliot, Kar et Richardson 2003).

1 – Dimensions distributives de l’intégration commerciale : des perspectives alternatives

63La perception qu’a la société civile des effets distributifs des flux commerciaux est très différente des conclusions des économistes sur ce sujet. Selon Kanbur (2001), les différences d’appréciation reposent sur quatre dimensions : le niveau d’agrégation, l’horizon temporel, l’unité des mesures (monétaires ou multidimensionnelles), et la dimension relative ou absolue des mesures.

64Concernant le niveau d’agrégation, l’approche économique standard choisit des mesures au niveau international, national ou régional et s’intéresse aux effets moyens. En revanche, les détracteurs de l’intégration commerciale sont plus sensibles aux trajectoires individuelles et locales. Par exemple, alors que les économistes pourraient se satisfaire d’une situation où le nombre total de pauvres diminue, les détracteurs pourraient ne pas être satisfaits si une partie des pauvres est devenue plus pauvre. Comme le souligne Aisbett (2003), les économistes retiennent implicitement l’hypothèse d’une fonction de bien-être social utilitariste à partir de laquelle les arbitrages entre les destins des individus sont possibles. L’approche alternative peut être perçue comme l’application d’une sorte de critère social Rawlsien à partir duquel la position des personnes qui sont déjà pauvres devrait s’améliorer.

65Les différences de perception s’expliquent aussi par des différences implicites en matière d’horizon temporel. Les analyses économiques ont tendance à prendre une perspective de moyen terme dans laquelle les marchés ont le temps de s’ajuster aux modifications de l’environnement. Prenons l’exemple d’un choc commercial. Dans une perspective de moyen terme, le secteur des exportations connaîtra une expansion, de nouvelles opportunités d’emploi apparaîtront et une réallocation régulière des ressources avec le secteur en concurrence avec les importations devrait se mettre en place. En revanche, dans une perspective de plus court terme, on se souciera des pertes immédiates de revenu et des coûts d’ajustement liés au déplacement de la main-d’œuvre dus à une concurrence internationale accrue. Les questions liées à l’horizon temporel reviennent à s’interroger sur la notion d’irréversibilité et sur le problème associé du manque de mobilité. Certains perdants de l’intégration commerciale peuvent rester perdants pour toujours lorsque le choc commercial rend leurs compétences obsolètes ou lorsque leurs capacités de reconversion sont limitées (âge ou faible mobilité géographique).

66Une troisième question posée est de savoir si la mesure de la pauvreté doit se limiter à une dimension monétaire. Parmi les analystes, il existe aujourd’hui un consensus selon lequel des dimensions comme la santé ou l’éducation doivent être intégrées dans une évaluation de la pauvreté (Kanbur 2001). En outre, le partage du pouvoir, la participation ou la vulnérabilité aux chocs sont des dimensions qui sont désormais perçues comme des composantes importantes de la pauvreté. Cependant, ces dimensions sont plus difficiles à quantifier. Ainsi, malgré le large consensus pour utiliser des mesures multidimensionnelles de la pauvreté, les travaux empiriques sur l’intégration commerciale et la pauvreté n’ont pas proposé de telles mesures (Kanji et Barrientos 2002).

67Enfin, les économistes ont tendance à préférer les mesures en termes relatifs comme la fréquence de la pauvreté (pourcentage de la population considérée comme pauvre) ou comme l’utilisation des coefficients de Gini pour décrire la distribution des revenus. En revanche, les détracteurs ont tendance à s’intéresser aux mesures de la pauvreté et de l’inégalité en termes absolus (comme le nombre total de pauvres ou les différences absolues de revenu) [16].

68Les différences de perception peuvent être dues à des différences dans la définition que l’on donne à la pauvreté et à l’inégalité. L’opposition au libre-échange peut également indiquer plus fondamentalement un clivage en termes de distribution des gains et des coûts tirés du commerce. [17] Les économistes ont tendance à sous-estimer trois éléments dans leurs analyses sur les effets distributifs de l’intégration commerciale. Le premier est lié au sentiment d’insécurité et au stress qu’engendre la libéralisation commerciale. Le second élément est que les gens accordent de l’importance au statut social, aux positions relatives des revenus et à l’équité dans la distribution des revenus. Le troisième élément réside dans l’importance accordée aux effets d’économie politique portant sur la libéralisation commerciale et à leurs conséquences sur les politiques de redistribution pratiquées par les États nationaux.

2 – Insécurité, anxiété et intégration commerciale

69Le lien entre l’intégration économique et l’insécurité des travailleurs alimente l’opposition aux politiques ayant pour objectif de libéraliser le commerce international et l’investissement direct étranger. En effet, au-delà de l’impact de l’intégration commerciale sur le niveau du revenu moyen, les individus ont des inquiétudes portant sur les risques de marché et la volatilité de leurs revenus. L’ouverture commerciale peut augmenter le risque économique supporté par les agents économiques de plusieurs manières. Tout d’abord, l’exposition au commerce international est susceptible d’augmenter la volatilité des prix nationaux (Rodrik 1997). Ensuite, le commerce peut induire une augmentation de la spécialisation des activités productives sans que cela corresponde à une diversification optimale. L’intégration commerciale peut aussi augmenter l’élasticité prix de la demande de travail et rendre les travailleurs plus vulnérables aux autres chocs de l’économie. Tous ces effets peuvent être ressentis par les travailleurs sans qu’il n’y ait aucune incidence sur les prix ou les flux de commerce.

70La nature du commerce est aussi susceptible d’affecter la perception que l’on a de l’insécurité économique. Il est généralement admis que le commerce intra-branche, basé sur les économies d’échelle, engendre moins de conflit distributif que le commerce inter-branche basé sur les dotations factorielles. En effet, dans le cas du commerce intra-branche, les facteurs (qu’ils soient en quantité limitée ou abondante) ont tendance à faire un gain (Helpman et Krugman 1985), alors que les conclusions du Théorème de Samuelson-Stolper impliquent que le facteur qui se trouve en quantité limitée perd automatiquement. En outre, on considère que le processus d’ajustement est plus coûteux lorsque les ressources doivent se déplacer entre les secteurs plutôt qu’entre les entreprises à l’intérieur d’un même secteur. Toutefois, un aspect souvent négligé est que, dans le cas du commerce intra-branche, il y a une hausse de l’incertitude ex ante liée au fait de savoir qui va supporter les coûts d’ajustement. D’un point de vue individuel, n’importe qui peut être touché à l’intérieur d’un secteur donné et l’identité des perdants n’est pas aussi bien déterminée que dans le cas d’un commerce basé sur les différences de dotations factorielles. Ainsi, le nombre de personnes qui peut être affecté (même temporairement) par l’ouverture commerciale augmente, ce qui est susceptible d’accroître le sentiment d’insécurité. [18]

71Les résultats empiriques étudiant l’effet des flux de commerce internationaux sur l’insécurité économique sont contrastés. Rodrik (1997) arrive à la conclusion que le risque extérieur découlant du commerce – mesuré par l’écart type des termes de l’échange du pays combiné avec le degré d’ouverture – a une influence positive sur la volatilité de la croissance économique. En revanche, selon Iversen et Cusack (2000), il n’y aurait pas de corrélation entre l’ouverture commerciale et la volatilité du produit et de l’emploi tout du moins dans les pays développés.

72Les travaux empiriques laissent penser qu’il pourrait y avoir un effet de la hausse du commerce sur l’élasticité de la demande de travail (voir Slaughter 2001 pour les États-Unis ; Fajnzylber, Maloney et Ribeiro 2001 pour les pays en développement). Les résultats portant sur la relation entre l’investissement direct étranger et la mondialisation de la production des entreprises multinationales sont en revanche plus robustes (Fabbri, Haskel et Slaughter 2003). A cet égard, Scheve et Slaughter (2003), à partir d’une étude basée sur des données de panel au niveau individuel au Royaume-Uni entre 1991 et 1999, montrent que l’investissement direct étranger dans les industries où travaillent les individus est positivement corrélé avec l’insécurité économique perçue par ces mêmes individus.

73Afin de comprendre comment cette dimension peut créer un décalage entre l’opinion publique et la plupart des économistes, il convient de reconnaître que ces effets peuvent avoir un impact important au niveau individuel sans qu’il soit possible de les détecter à un niveau plus global. Les mesures de l’inégalité à un niveau global, comme le coefficient de Gini (qui fournit une photo instantanée statique de la distribution des revenus des pays), masquent un élément fondamental : les mouvements à la hausse et à la baisse dans l’échelle des revenus. De plus, bien que la libéralisation commerciale ne semble pas induire des effets importants de réallocation entre les secteurs, il n’en demeure pas moins que des mouvements importants interviennent entre les entreprises et les usines appartenant à un même secteur (Seddon et Wacziarg 2003 ; Levinsohn 1999).

3 – Perdants relatifs et équité dans la distribution des gains du commerce

74Il est maintenant bien établi qu’à partir d’un certain niveau absolu de revenu la satisfaction des individus dépend, en partie, de la manière dont ils se comparent à d’autres dans leur groupe de référence ainsi que des préoccupations liées à l’équité et à la réciprocité (Fehr et Schmidt 2000). Dans cette logique, des situations interprétées comme « gagnant-gagnant » du point de vue de l’analyse économique standard peuvent ne pas l’être si les individus se préoccupent de leurs positions relatives et de l’équité dans la distribution des gains du commerce (Aisbett 2003).

75En effet, le fait que les gains du commerce soient distribués inégalement peut entrer de manière négative dans les fonctions de préférence de certains agents. Même s’ils reçoivent un gain positif en termes absolus, une partie des agents peuvent être contrariés s’ils gagnent moins que les autres. Si une telle situation intervient dans leurs groupes de références, les individus qui se préoccupent de leur statut social et de leur position relative peuvent en souffrir. Graham (2001) soutient que l’inégalité dans la distribution des gains du commerce peut être un élément important pour expliquer la perception négative de la mondialisation que peuvent avoir les classes pauvres et les classes moyennes inférieures dans les pays en développement. En se focalisant exclusivement sur l’inégalité, il est toujours possible de trouver un point de référence toujours plus élevé pour faire des comparaisons ; mais une telle démarche conduit à ce que les individus sous-estiment leurs propres gains [19].

76Lorsque les gains sont inattendus, une distribution très inégale est perçue comme injuste. Ceci a été montré à de nombreuses reprises dans la littérature économique expérimentale et comportementale (comme l’illustre, par exemple, le jeu du « divide-the-dollar » modélisé par Fehr et Schmidt 2000). La distribution des gains du commerce peut très bien être perçue comme complètement indépendante des propres efforts faits par chacun. Bénéficier du commerce peut être alors interprété comme le fait d’avoir été le chanceux (le malchanceux) qui se trouvait dans le bon (mauvais) secteur, dans la bonne (mauvaise) entreprise au bon (mauvais) moment lorsqu’est intervenue la libéralisation commerciale. Dans ces conditions, les gains et les coûts seront considérés comme inattendus et ils doivent être partagés de manière équitable. [20]

4 – Intégration commerciale et redistribution des gains du commerce

77La question de l’intégration commerciale a conduit à ce que l’on s’interroge sur la capacité et la volonté des États d’influencer la redistribution des revenus et des ressources au niveau national. L’apparition de telles préoccupations s’explique d’abord par la crainte de la réduction des marges de manœuvre ou de l’autonomie des États et par le sentiment concomitant d’une perte de valeur du processus démocratique. En effet, les entreprises et les travailleurs font face à des contraintes de compétitivité imposées par la concurrence internationale. Or, ces contraintes ont fait naître le sentiment que la capacité des États à assurer des politiques redistributives ou des régulations s’est réduite, même si ces interventions peuvent légitiment refléter des préférences nationales (cohésion culturelle et sociale, environnement, santé, éthique). Cette impression est renforcée par le sentiment que les lois du commerce international, imposées par l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), déterminent les politiques au niveau national. Un autre élément a renforcé une telle perception : il apparaît que le commerce et l’organisation internationale de la production par les multinationales engendrent des résultats naturellement biaisés en faveur des facteurs de production mobiles (capital, travail qualifié) et empêchent les États de pratiquer une redistribution des gains en faveur des facteurs peu ou non mobiles (travail non qualifié, terre).

78Il existe une question cruciale qui découle de considérations d’économie politique et du lien existant entre les ressources économiques et le pouvoir politique : plus la distribution des gains du commerce entre les agents résidents est polarisée, plus le pouvoir et la capacité d’influence à l’intérieur de l’économie sont concentrés. Cette situation devrait à son tour influencer la nature de l’équilibre de la redistribution au niveau national (Bardhan 2003) et induire la mise en place de politiques encore plus biaisées vers des intérêts particuliers.

79Les effets politiques en retour ne doivent pas se limiter à la redistribution à l’intérieur des pays. En effet, les agents peuvent avoir des activités en relation avec des multinationales. Ils peuvent aussi influencer leurs propres États pour obtenir des concessions de la part d’États étrangers. Dans ce cas, il y a des conséquences distributives supplémentaires entre les pays. Deardoff (2003) et Aisbett (2003) fournissent deux bonnes illustrations de l’influence dite du « big business » : l’Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle (ADPIC (TRIPS en anglais)) négocié à l’OMC et le fameux chapitre 11 de l’Accord de Libre-Echange Nord-Américain (ALENA) ; ces deux accords donnant tous deux aux investisseurs directs étrangers un droit privé d’action vis-à-vis des États des pays d’accueil.

80Ces vues diffèrent fortement du large consensus qui existe entre les économistes. En effet, selon cette profession, l’ouverture commerciale n’est pas systématiquement biaisée contre les pauvres et une redistribution appropriée entre les gagnants et les perdants peut permettre d’améliorer la situation de tous. En fait, l’opposition de l’opinion publique est alimentée par la crainte que les accords de redistribution nécessaires ne verront pas le jour et que l’intégration commerciale est en train d’entraver la capacité et la volonté des États pour mettre en place de tels mécanismes d’indemnisation.

81Cette question est-elle fondée ? Que savons-nous de la faisabilité économique et politique d’un régime d’ouverture commerciale avec indemnisation ? Afin d’étudier ces dimensions positives, cette section explore d’abord la littérature qui analyse de manière conceptuelle la capacité des États à redistribuer les gains du commerce dans une économie ouverte au commerce international. Ensuite, nous analysons les effets d’économie politique portant sur l’intégration commerciale et nous faisons un bilan des connaissances portant sur la relation entre l’intégration commerciale et la capacité et la volonté politique des États à mettre en place une politique de redistribution au niveau national. Cette discussion prépare le terrain de la dernière partie de l’article qui, à partir d’un point de vue plus normatif, s’interrogera sur les chances d’adoption d’une politique commerciale avec indemnisation « socialement responsable ».

1 – Faisabilité économique : pourquoi est-il difficile de redistribuer les gains du commerce ?

82Une raison évidente pour laquelle il pourrait être difficile de redistribuer les gains du commerce est liée au manque de ressources. Augmenter les impôts nécessite un minimum d’infrastructure fiscale et implique des coûts administratifs. Même avec un système efficace et non corrompu, ces coûts peuvent être significatifs. Par ailleurs, certains instruments peuvent être moins coûteux que d’autres. Un argument classique est que les impôts liés au commerce sont moins coûteux à gérer qu’une taxe sur la valeur ajoutée ou un impôt sur le revenu. Dans les pays pauvres où les recettes fiscales dépendent fortement des recettes tarifaires, la libéralisation commerciale peut rendre difficile, voire impossible, une redistribution et une indemnisation. Néanmoins, la structure tarifaire initiale peut ne pas maximiser les recettes tarifaires. Dans ce cas, une réforme commerciale, rationalisant la structure tarifaire du pays, est susceptible d’augmenter de manière substantielle l’assiette fiscale et donc d’accroître les revenus de l’État (Ebrill, Stotsky et Gropp 2002).

83Plus fondamentalement, il convient de revenir sur l’hypothèse « technique » qui sous-tend l’idée que les gains du commerce sont redistribués sans susciter de problème dans l’économie. Cette hypothèse repose sur l’existence de transferts (forfaitaires) sans distorsion qui peuvent être librement utilisés par les États pour taxer les gagnants et indemniser les perdants. Dans la réalité un tel impôt forfaitaire n’existe pas. De plus, la littérature sur la taxation optimale enseigne que si un État a suffisamment d’instruments d’imposition pour redistribuer le revenu entre les individus, il est optimal de garder l’objectif d’efficience productive ; ceci implique que l’État d’une petite économie ouverte ne devrait pas utiliser de tarifs douaniers, de subventions à la production ou d’impôts. Dans ce cas, il y a une séparation complète entre l’efficience productive (ce qui intéresse la plupart du temps les économistes du commerce) et la redistribution au niveau national.

84Dixit et Norman (1980) ont été parmi les premiers à montrer qu’un régime de libre-échange pouvait être supérieur pour tous les individus d’une société par rapport à une situation d’autarcie (et ceci même en l’absence de transferts forfaitaires). Les gains du commerce peuvent être redistribués en utilisant de manière appropriée des impôts sur le produit ou des impôts contingents aux différents facteurs de production. Diamond et Mirrlees (1971) ont montré que lorsqu’un État utilisait des impôts sur le produit et des impôts parfaitement contingents avec les facteurs, l’efficience productive était optimale ; ce résultat étant valable même si l’État se préoccupe de la redistribution optimale des revenus. Dans le cas d’une petite économie ouverte, les résultats portant sur l’efficience productive impliquent que les prix de production nationaux doivent être égaux aux prix internationaux, ce qui exclut l’utilisation d’impôts ou de restrictions sur le commerce.

85Le problème avec les schémas de taxation de Dixit et Norman et de Diamond et Mirrlees est qu’ils nécessitent des hypothèses (informationnelles) fortes sur ce que doit connaître l’État sur les caractéristiques des agents. Par exemple, si la production nécessite des travailleurs avec des compétences différentes, les impôts contingents aux facteurs impliquent que l’État applique différents taux d’imposition en fonction des niveaux de compétences. Cependant, comme l’État ne peut pas disposer d’une pleine information et ne peut pas vérifier et différencier les niveaux de compétence des travailleurs (problèmes d’asymétrie de l’information), il ne serait alors pas possible d’appliquer ce type d’impôt sur les facteurs. [21]

86Lorsque des hypothèses informationnelles moins restrictives sont faites sur les instruments correctifs et redistributifs à la disposition de l’État, il devient difficile de distinguer entre les aspects liés à l’efficience productive et ceux liés à la redistribution et à l’équité. Il est également probable que la libéralisation commerciale a des conséquences sur la capacité des États à redistribuer les ressources, en particulier les gains du commerce générés par une politique d’ouverture. Naito (1998), Guesnerie (1998) et Spector (2001) ont exploré cette question de manière systématique. [22]

87Pour comprendre les principales forces par lesquelles l’intégration commerciale peut affecter la capacité redistributive des États, il est utile de partir de la situation initiale d’une économie produisant différents biens à partir de travailleurs qualifiés et non qualifiés. Pour le moment, l’économie est fermée au reste du monde. L’État a pour objectif de pratiquer des transferts de revenus entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés. Cependant, comme il ne dispose pas de l’information portant sur les compétences des individus, l’État pratique une redistribution à partir de l’observation des niveaux de revenu. En raison de la non-disponibilité de l’information portant sur les caractéristiques des agents, le montant de redistribution possible est contraint par des conditions de compatibilité des incitations liées aux décisions d’offre de travail des agents. Afin de relâcher ces contraintes sur la redistribution des revenus, il est optimal que l’État utilise tous les instruments qu’il peut avoir à sa disposition. La solution optimale consiste alors à modifier les prix des facteurs et à réduire l’écart de salaire entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés (en manipulant les prix de production). Lorsque l’économie est ouverte au commerce international, l’élasticité de la demande des biens produits – et donc celles des différents types de facteurs travail – a tendance à augmenter. Dans le cas particulier du libre-échange dans une petite économie avec des biens homogènes, les prix de production nationaux sont raccrochés aux prix internationaux et les salaires sont donc fixes. Il n’est plus possible pour l’État d’influencer les salaires nationaux et l’un des deux instruments redistributifs, qui était disponible en économie fermée, ne l’est plus dans ce cas. Deux implications découlent de cette conclusion. Tout d’abord, si l’État peut différencier les prix des facteurs nationaux avec les prix internationaux en utilisant un tarif douanier, il en découle une amélioration du bien-être (Naito 1998). En second lieu, si les accords internationaux ou la crainte d’être prisonnier des intérêts protectionnistes empêchent de pratiquer une telle politique, la capacité à redistribuer le revenu à l’échelle nationale est limitée. Lorsque les gains du commerce ne sont pas suffisamment larges, ceux qui sont victimes du libre-échange ne peuvent pas être pleinement indemnisés, et ceci même s’il y a une volonté des décideurs politiques pour que cela ne soit pas le cas (Spector 2001 ; Guesnerie 1998).

88Bien que ces travaux soient très formalisés, ils soulignent une question sous-jacente exprimée par ceux qui s’opposent à la libéralisation commerciale. L’ouverture commerciale peut réduire la capacité des États à entreprendre la redistribution nationale souhaitée parce que les instruments de redistribution nationale disponibles ne sont pas assez puissants. Il n’est pas possible de séparer la question de la redistribution interne de celle de l’ouverture commerciale de l’économie. [23]

89L’idée que les États ne puissent pas pratiquer une politique de redistribution des revenus après une politique d’ouverture (parce que les prix des facteurs sont moins sensibles aux impulsions nationales) sous-tend l’argument traditionnel selon lequel l’ouverture a tendance à biaiser la redistribution en faveur des agents et des facteurs de production mobiles au détriment des agents et des facteurs immobiles (Rodrik 1997). Lorsqu’un facteur peut se déplacer hors des frontières sans coût significatif, son prix est fixé par les conditions prévalant sur le marché international. Si on introduit une taxation nationale sur ce facteur, l’ajustement a tendance à déplacer le facteur mobile à l’étranger afin que le rendement après imposition soit le même qu’à l’étranger. Comme les facteurs non mobiles restent dans l’économie, ce sont eux qui supportent l’intégralité du coût d’ajustement induit par l’impôt. Dès lors, il n’y a plus de possibilité pour pratiquer une redistribution des revenus entre le facteur mobile et celui qui ne l’est pas. Cet effet sous-tend toute la littérature sur la concurrence fiscale en présence de mobilité du capital, sur l’investissement direct étranger et sur les délocalisations des entreprises.

2 – Faisabilité politique I : effets en retour d’économie politique, intégration commerciale et redistribution

90Les arguments précédents nous aident à comprendre pourquoi la capacité des États nationaux en faveur d’une politique de redistribution peut être affectée par la libéralisation commerciale. Plusieurs observateurs ont également montré que l’ouverture commerciale peut influencer la volonté des États à pratiquer une politique redistributive et fiscale au niveau national. En d’autres termes, le commerce international peut affecter l’équilibre politique de la redistribution interne (Bardhan 2003 ; Boix 2002) et induire plusieurs types d’effets en retour en termes d’économie politique, qui sont susceptibles d’affecter positivement ou négativement la redistribution des ressources au sein de l’économie. [24]

91Les sciences politiques ont analysé depuis longtemps de quelle manière l’ouverture commerciale façonne la structure de l’économie en favorisant l’apparition d’organisations et de groupes d’intérêt qui imposent des exigences redistributives fortes à l’État (Cameron 1978 ; Katzenstein 1985). Cameron (1978) soutient que les petites économies ouvertes se caractérisent par un degré de concentration industrielle élevé avec un petit nombre d’entreprises détenant une partie importante de la production et de l’emploi. En raison de la taille limitée des marchés intérieurs et de la concurrence internationale, ces pays se spécialisent dans un petit nombre de secteurs. Le niveau élevé de concentration industrielle et le faible niveau de fragmentation de la main-d’œuvre facilitent l’émergence d’associations patronales et de syndicats fortement centralisés. Deux éléments favorisent la mise en place d’une redistribution nationale forte à travers une expansion du secteur public : les syndicats contribuent à la formation d’une démocratie sociale forte, tandis que les partis ouvriers poursuivent un objectif de redistribution ambitieux ; et les négociations centralisées des salaires au niveau national conduisent à des accords corporatistes sur l’ensemble du territoire. Ces « pactes sociaux » entraînent une modération des salaires permettant d’affronter la concurrence internationale. En échange, les agents bénéficient de l’accroissement des dépenses publiques dans le domaine des indemnités de chômage, de santé, de retraite et d’éducation.

92Katzenstein (1985) poursuit cette approche dans son analyse des petits États corporatistes européens en montrant que ces petites économies ouvertes sont à la merci de fluctuations économiques provenant de l’extérieur. Ce contexte favorise les demandes d’assurance de la part du public ; celles-ci étant satisfaites par les autorités à travers de nombreux accords avec les syndicats et le patronat. Les travailleurs acceptent une modération des salaires ainsi qu’une certaine flexibilité permettant de s’adapter aux fluctuations de la demande mondiale. En échange, les perdants sont indemnisés à travers une couverture chômage généreuse. L’État entreprend également de véritables programmes en matière d’éducation et d’équipements productifs permettant de maintenir la compétitivité de l’économie. Rodrik (1998) propose, dans le cadre d’une petite économie ouverte, une illustration formelle de l’argument de Katzenstein. Dans son modèle, l’ouverture commerciale tend à augmenter l’ampleur de la redistribution nationale afin de répondre à la demande de sécurité sociale pour affronter les risques de l’économie internationale.

93L’ouverture commerciale peut avoir des effets (en retour) d’économie politique positifs sur la demande nationale d’assurance et de redistribution. Certains détracteurs de la mondialisation ont aussi mentionné que l’intégration commerciale peut entraîner des effets en retour négatifs sur l’équilibre de la redistribution nationale.

94Un des canaux est lié à la « première étape » des effets distributifs de l’intégration commerciale dans une économie ainsi qu’aux réponses redistributives possibles de la part du système politique. Afin de comprendre ces questions, supposons que la libéralisation commerciale ait entraîné une hausse de l’inégalité des revenus dans un pays donné. Si ce pays est une démocratie parfaite, dans laquelle la redistribution est décidée par la majorité des votants, cette hausse de l’inégalité va probablement augmenter la demande sociale pour une redistribution parmi les classes moyennes inférieures. Comme les individus sont politiquement influents, leurs demandes seront satisfaites par les partis politiques participant aux élections. [25] En revanche, il en va autrement si la compétition politique est imparfaite ou si les résultats politiques sont déterminés en grande partie par des luttes d’influence et par l’argent. Dans ce cas, une hausse de l’inégalité peut rendre les classes les plus riches relativement plus influentes politiquement que les classes les plus pauvres. Dès lors, le nouvel équilibre politique peut très bien aboutir à une moindre redistribution des revenus. La polarisation dans la distribution des gains du commerce induirait une polarisation du pouvoir politique national ce qui entraînerait une polarisation accrue des revenus et du bien-être après l’intervention de l’État. Cette hypothèse est parfaitement conforme avec l’idée que la polarisation des gains du commerce peut conduire à des résultats régressifs en termes de redistribution lorsque les structures de gouvernance politique sont fragiles.

95Qu’est-ce que nous enseigne la littérature empirique sur les effets redistributifs de l’intégration commerciale ? Plusieurs études transversales ont montré que les niveaux de commerce les plus élevés étaient systématiquement associés avec les secteurs publics les plus importants, à la fois dans les pays développés et dans les pays en développement. A partir d’une étude portant sur les pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique) entre 1960 et 1975, Cameron (1978) observe que le meilleur prédicateur de la hausse de la taille du secteur public (mesuré en pourcentage du PIB) est le degré d’ouverture commerciale, mesuré par la somme des exportations et des importations sur le PIB. Dans la même logique, Rodrik (1998) trouve une corrélation positive entre la consommation de l’État et l’ouverture commerciale sur un large échantillon de pays comprenant des économies en développement. D’autres études empiriques de chercheurs en sciences politiques tendent à confirmer la robustesse de la relation (Garrett et Nickerson 2001 ; Adserà et Boix 2001). Celle-ci peut être néanmoins précisée en faisant remarquer que le signe positif est probablement plus robuste pour les États démocratiques que pour ceux qui ne le sont pas.

96Les analyses en coupe transversale sont soumises à plusieurs critiques et les conclusions tirées doivent être prises avec précaution. En particulier, les variables macro-économiques utilisées comme proxy de la redistribution de l’État peuvent cacher des différences dans les moyens et les modes de redistribution des pays. Mahler (2001) essaye de pallier ce problème en utilisant des mesures de revenus disponibles après imposition et de revenus de marché. Ces données ont été collectées pour les pays de l’OCDE à partir d’enquêtes sur les revenus des ménages durant les années 1980-1990 qui ont été menées par le « Luxembourg Income Study ». L’avantage de ces données est qu’elles fournissent des informations comparables entre les pays ainsi que des sources complètes de niveau de revenu des ménages. En comparant le coefficient de Gini de la distribution des revenus de marché à la distribution des revenus après impôt et transfert, il est possible de construire une mesure de la redistribution fiscale directe. Les résultats de Mahler indiquent que l’ouverture commerciale est associée négativement avec sa mesure de la redistribution fiscale ; alors que l’on observe l’effet opposé pour l’investissement direct étranger sortant. Ces résultats nuancent donc les conclusions des analyses transversales précédentes. L’ensemble de ces analyses peuvent être partiellement réconciliées avec la littérature de sciences politiques portant sur les petits pays corporatistes et ouverts si on reconnaît qu’une partie des dimensions redistributives négociées dans ces économies n’est pas correctement prise en compte par la redistribution fiscale directe. Par exemple, dans les pays de l’OCDE, l’éducation publique, les politiques actives d’emploi, les réglementations et la fourniture de biens publics peuvent aussi avoir des conséquences distributives indirectes.

3 – Faisabilité politique II : commerce avec indemnisation ou protectionnisme ? Telle est la question

97Dans la littérature discutée ci-dessus, le niveau d’exposition commerciale est considéré comme exogène aux décisions politiques des acteurs nationaux. Pour comprendre le risque de réactions politiques violentes contre l’intégration commerciale et pour tirer des implications politiques, il est important d’avoir à l’esprit que la décision d’ouvrir l’économie aux produits étrangers est déterminée par des forces politiques. Comme le notent Adserà et Boix (2001), les chercheurs qui essayent d’expliquer la politique commerciale avec une approche en termes d’économie politique ont trop souvent tendance à déconnecter le choix de la politique commerciale de celui des autres instruments redistributifs. Comme la politique commerciale et la politique fiscale sont deux instruments de redistribution du revenu entre les agents économiques, il est important d’adopter un cadre dans lequel les deux types d’instrument peuvent être déterminés conjointement par le processus politique. Un tel cadre pourrait alors fournir un aperçu des différents équilibres politiques. Dans cette logique, deux questions apparaissent cruciales : quand le protectionnisme sans autres formes d’indemnisation est-il susceptible d’apparaître ? ; et quand un commerce avec indemnisation émerge-t-il ? [26]

98Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer l’utilisation de la politique commerciale plutôt que d’autres instruments pour redistribuer le revenu dans un pays. Une explication est que le coût supplémentaire de la politique commerciale peut être plus faible que des instruments alternatifs économiquement plus efficaces, une fois que l’on a pris en compte les coûts associés au processus politique (comme ceux découlant de la lutte pour les influences politiques).

99L’existence d’information incomplète ou asymétrique constitue une explication alternative. En finance publique, il est reconnu que lorsque la puissance des instruments fiscaux pour redistribuer le revenu est faible (en raison d’information asymétrique et d’un manque d’incitation), il peut être optimal pour un État de mettre en place des restrictions au commerce. Un autre élément d’explication, de nature plus politique, est lié à l’existence d’information asymétrique entre les électeurs et les hommes politiques. Choisir un instrument peu transparent (comme un tarif ou une règle d’origine) implique un coût en termes d’efficacité économique. Mais, cela permet d’aider les hommes politiques à dissimuler la redistribution de revenu qu’ils font à certains groupes particuliers ; des agissements qui pourraient être pénalisés par les électeurs s’ils les connaissaient (Coates et Morris 1995). Enfin, lorsqu’il existe des incertitudes pour savoir qui profitera des gains du commerce après la libéralisation, il est probable qu’apparaisse un statu quo biaisé contre les réformes (même si l’on sait que le bien-être augmentera ex post pour une majorité d’individus) (Fernandez et Rodrik 1991).

100Adserà et Boix soulignent une dimension importante pour expliquer l’émergence du protectionnisme à la place d’un régime de commerce avec indemnisation fiscale : la capacité des gagnants à pleinement indemniser les perdants une fois que la réforme commerciale a été faite. Prenons, par exemple, le cas où les gagnants sont bien identifiés mais constituent une minorité. Supposons également que l’intégration commerciale engendre globalement des gains mais qu’elle augmente aussi la capacité des gagnants à échapper à l’imposition nationale (parce que l’ouverture commerciale augmente leurs opportunités commerciale et productive, leurs mobilités ou bien les deux). Si les gagnants peuvent s’engager ex-ante à redistribuer une partie des gains aux perdants, une intégration commerciale avec indemnisation est possible. En revanche, si un tel engagement n’est pas pris ou n’est pas crédible, une majorité de personnes est susceptible d’opposer une résistance à l’ouverture commerciale. [27] Il est possible de tirer une implication intéressante d’un tel raisonnement : le protectionnisme est probablement moins susceptible d’apparaître dans les pays disposant d’une bonne technologie d’engagement politique, c’est-à-dire des partis forts et des institutions efficaces dans lesquelles les hommes politiques peuvent être tenus d’honorer leurs promesses.

101L’incohérence temporelle permet aussi d’expliquer pourquoi les perdants préfèrent des politiques protectionnistes par rapport à libéralisation commerciale avec une indemnisation des revenus efficace. Une fois qu’une protection, comme un tarif douanier, a été accordée, les perdants n’ont aucune incitation à changer d’emploi et à se tourner vers les secteurs d’exportation. Le maintien d’activités en difficulté et donc la capacité politique pour obtenir une indemnisation de l’État peuvent être perçus comme une technologie d’engagement politique contre les problèmes de l’incohérence temporelle de l’indemnisation discutés auparavant. [28]

102La politique de soutien des prix aux agriculteurs en Europe constitue un exemple édifiant d’une telle situation. Pour les agriculteurs, face à la concurrence des pays en développement, le meilleur moyen de recevoir une indemnisation est d’obtenir une protection tarifaire et un mécanisme de soutien des prix. Un tel système est préféré à un régime de libre-échange comprenant des transferts sous la forme d’indemnisation forfaitaire et des subventions de reconversion (pour les aider à se déplacer vers d’autres secteurs). Même s’ils pouvaient être parfaitement indemnisés et être indifférents (en termes de bien-être économique) entre les deux solutions, les agriculteurs préfèreront, de manière presque certaine, la première option. En effet, si les agriculteurs acceptaient des transferts forfaitaires et des subventions de reconversion, ils devraient quitter leurs fermes, arriver à s’impliquer dans de nouvelles activités et perdre leur statut et leur identité de membres d’un secteur particulier. Leur base politique et leur capacité à s’organiser politiquement seraient alors érodées ainsi que leur capacité à soutenir des politiques d’indemnisation. Par la suite, l’État pourrait mettre en place un régime de libre-échange sans aucune indemnisation sans que cela implique un coût politique significatif. Ainsi, l’application d’un tarif douanier ou le soutien des prix permettant au secteur de perdurer constituent les meilleurs moyens de s’assurer que l’indemnisation sera payée dans le temps.

103Pour qu’un régime d’ouverture commerciale soit viable à long terme, il est essentiel de s’assurer que les perdants soient indemnisés correctement après la modification de la politique commerciale. Quelles sont les circonstances susceptibles de favoriser l’émergence d’un régime d’ouverture commerciale avec indemnisation politiquement soutenable ? Quels sont les mécanismes pouvant conduire les gagnants à s’engager à redistribuer les gains aux perdants (en termes absolu et relatif) dans l’hypothèse où les perdants n’empêchent pas les restructurations économiques associées à l’intégration commerciale ? Est-ce que de telles politiques sont possibles ?

104A partir d’une analyse historique, Boix (2002) met en évidence les circonstances qui ont permis l’émergence d’un régime de libre-échange avec indemnisation. Son analyse repose sur une comparaison des régimes de politique commerciale pour les deux colonies autonomes de Victoria et de la Nouvelle-Galles du Sud à la fin du XIXe siècle (1890-1900) avant la formation du Commonwealth Australien. Les deux régions représentent en quelque sorte un laboratoire expérimental dans le sens où elles ont partagé une taille de population, des conditions de vie, des structures économiques, des dotations et des institutions politiques similaires (les deux colonies autonomes étaient des démocraties parlementaires avec un parlement à deux chambres, la chambre haute représentant les intérêts des classes possédantes et la chambre basse étant élue au suffrage universel masculin). En Nouvelle-Galles du Sud, une coalition – constituée des partisans du libre-échange, des classes moyennes inférieures et de la classe ouvrière urbaine – soutenait un régime de libre-échange. Dans ce régime commercial, les tarifs douaniers pouvaient rester à des niveaux réduits car on avait introduit un impôt foncier, un impôt progressif sur le revenu et un programme généreux de dépenses publiques. En revanche, à Victoria, une coalition, regroupant des partisans du protectionnisme et du monde ouvrier, avait imposé un régime de protection. Dans ce régime, les ouvriers subissaient des tarifs douaniers élevés et ils bénéficiaient en échange d’une législation et d’une réglementation des salaires. Ainsi, les gains tirés de la protection étaient directement versés aux ouvriers à travers des salaires élevés.

105Le cas de la Grande-Bretagne au début du XXe siècle est également instructif pour comprendre qu’un régime de libre-échange peut être politiquement soutenable lorsqu’une redistribution fiscale suffisante est imposée au niveau national. En 1906, le Parti Libéral gagna les élections en s’opposant vigoureusement à l’intervention de l’État, afin de défendre les engagements libre-échangistes de la Grande-Bretagne. En 1907-1908, la dégradation de la situation économique et la stagnation des salaires suscitèrent des demandes de protection de la part de la population et le gouvernement Libéral créa un système de retraite, augmenta l’impôt foncier et mit en place des commissions commerciales qui ont introduit des systèmes nationaux d’assurance maladie, d’invalidité et de chômage. La combinaison du régime de libre-échange et des mécanismes élargis d’indemnisation a poussé les Conservateurs vers le protectionnisme, même s’ils étaient initialement opposés à une protection tarifaire (Blewett 1972).

106Dans la même logique, Cameron (1978), Katzenstein (1985) et Baldwin (1990) ont montré qu’une stratégie d’ouverture commerciale était possible dans des petites économies ouvertes (comme les pays scandinaves), si celle-ci s’accompagnait d’une redistribution fiscale et de politiques d’indemnisation universelles.

107Ces exemples historiques soulignent l’importance de la crédibilité politique des instruments utilisés pour redistribuer le revenu au profit des ouvriers. Lorsque ceux qui représentaient les intérêts des exportateurs avaient la capacité d’organiser une coalition fondée sur une redistribution fiscale nationale, un régime d’ouverture commerciale a été soutenable. Lorsque la redistribution des revenus au profit des ouvriers a été obtenue en manipulant les prix des facteurs (en liant le niveau des salaires aux prix nationaux des produits), une alliance politique s’est forgée entre les secteurs protectionnistes et ouvriers.

108Dans les exemples présentés par Boix (2002), il est difficile de savoir ce qui détermine la crédibilité politique du type de redistribution retenu. La faisabilité d’une coalition donnée dépend évidemment, en partie, de circonstances particulières. Néanmoins, à partir de la discussion conceptuelle portant sur la redistribution des gains du commerce, il est possible d’identifier un certain nombre de facteurs structurels susceptibles de favoriser un résultat plutôt qu’un autre.

109Tout d’abord, lorsque l’État dispose d’instruments fiscaux suffisamment puissants, la nécessité d’une redistribution par les salaires et les prix est réduite. Cette situation est susceptible de favoriser la crédibilité d’un régime d’ouverture commerciale avec indemnisation. L’efficacité des instruments fiscaux dépend à son tour de deux éléments. Le premier est lié à l’élasticité de l’assiette fiscale qui dépend des caractéristiques en matière d’information et de mobilité des facteurs taxés. Le deuxième est lié à la capacité politique de ces facteurs à s’opposer à une redistribution basée sur l’imposition. Moins l’assiette fiscale visée est élastique et influente politiquement, plus un régime de libre-échange avec indemnisation est probable.

110En second lieu, l’existence d’institutions politiques capables de maintenir des accords politiques crédibles dans le temps facilite un engagement politique dans lequel les gagnants indemnisent les perdants. Comme l’ont fait remarquer Cameron (1978) et Katzenstein (1985), ainsi que d’autres chercheurs en sciences politiques, un faible degré de fragmentation politique et l’existence d’associations économiques centralisées (reflétant les intérêts commerciaux et ceux du monde du travail) favorisent la capacité des hommes politiques à concevoir de tels accords politiques.

111Ensuite, plus le type d’indemnisation proposé dans l’accord est large, plus le soutien politique à un régime commercial avec indemnisation est important. Premièrement, afin de capturer pleinement les gains tirés de l’ouverture commerciale, l’indemnisation ne devrait pas empêcher l’ajustement et la réallocation des ressources entre les facteurs et entre les régions. L’indemnisation devrait donc reposer sur des éléments qui facilitent ce processus d’ajustement (ou sur des éléments aussi neutres que possible). Deuxièmement, les dépenses publiques et la redistribution dans des domaines élargis, comme l’éducation, la santé et la sécurité sociale, permettent d’exploiter le potentiel d’arbitrage politique multidimensionnel. Comme ces programmes affectent la situation d’un ensemble important d’individus, il est plus difficile politiquement de supprimer ces programmes. Les perdants potentiels peuvent accepter le risque d’être victimes de l’intégration commerciale si, en échange, ils obtiennent d’autres types d’indemnisation comme la sécurité sociale et des allocations. Ceux qui trouvent un intérêt dans le commerce ainsi que ceux qui sont sûrs d’y gagner peuvent être plus disposés à payer une indemnisation pour au moins deux raisons : si la redistribution améliore ex post leur efficacité (un exemple pourrait être la formation qui augmente les compétences des travailleurs que les gagnants peuvent avoir besoin d’employer) ; et si la redistribution favorise la paix sociale et un environnement stable propice à l’investissement. Autrement dit, la mise en place d’un régime d’ouverture commerciale avec indemnisation sera crédible politiquement si la redistribution permet aux perdants d’avoir accès à des actifs sociaux qui vont dans le sens des intérêts des secteurs orientés vers le commerce.

112Enfin, les vertus d’une transparence économique portant sur les instruments de redistribution peuvent (dans une certaine mesure) entrer en conflit avec la crédibilité politique et la soutenabilité des mécanismes d’indemnisation. Cette situation est particulièrement critique si les perdants ont un droit de veto sur la décision d’ouvrir l’économie au commerce et si, dans le même temps, ils ne sont pas capables d’influencer politiquement les prises de décision en faveur de schémas d’indemnisation créant peu de distorsion. Une trop forte transparence affaiblit la capacité d’engagement en faveur d’une indemnisation après l’ouverture commerciale. Ainsi, ceux qui perdent sont peu disposés à abandonner leur pouvoir de veto portant sur la libéralisation commerciale. Dans ces conditions, un arbitrage délicat apparaît.

5 – Intégration commerciale avec indemnisation « socialement responsable »

113La section précédente a analysé les contraintes politiques et économiques portant sur la faisabilité d’un régime d’ouverture commerciale avec indemnisation. Dans cette section, nous adoptons la démarche normative que nous avons décrite dans l’introduction.

114L’intégration commerciale est « socialement responsable » si elle est pro-pauvre. C’est-à-dire si elle aide les personnes, situées dans le bas (ou presque) de la distribution des revenus, à maintenir des niveaux de vie et de sécurité économique satisfaisants, si elle procure des bénéfices réels et une égalité des chances à un nombre important de personnes et si elle réduit les disparités qui compromettent le développement économique et social. Quelles sont les conditions susceptibles de favoriser l’émergence d’un régime commercial avec indemnisation qui soit socialement responsable ?

115La figure 5 propose une matrice à deux dimensions qui permet d’organiser la discussion d’une manière simple. La dimension horizontale indique les conséquences (perte ou gain) de la libéralisation commerciale pour les pauvres. C’est la première étape des effets distributifs. La dimension verticale indique si les pauvres sont politiquement capables d’influencer la redistribution des gains tirés du commerce. C’est la deuxième étape des effets distributifs.

Graphique 5

Faisabilité politique et responsabilité sociale d’un régime commercial

Statut des pauvresLes pauvres gagnent à la suite de la libéralisation commercialeLes pauvres perdent à la suite de la libéralisation commerciale
Politiquement influentsAB
"La mondialisation rêvée"- Régime d’ouverture commerciale "socialement responsable"
- "Protectionnisme social"
Non politiquement influentsCD
- Régime d’ouverture commerciale "socialement régressif"
- Protectionnisme de "gros chats"
"Le cauchemar de l’ordre libéral"

Faisabilité politique et responsabilité sociale d’un régime commercial

116Le fait de savoir si les pauvres gagnent ou perdent à la suite de la libéralisation du commerce dépend de plusieurs facteurs économiques. Certains d’entre eux sont directement liés avec la nature des flux de commerce et d’investissement direct étranger (commerce inter-branche ou intra-branche, externalisation, réseaux de production mondiale) ; d’autres sont liés à la structure des technologies et aux dotations factorielles du pays. Les résultats tirés de la démarche du Théorème de Samuelson-Stolper indiquent qu’en général les pauvres gagneront probablement dans les pays à faible revenu qui ont un avantage comparatif dans l’agriculture ou qui disposent de secteurs intensifs en travail peu qualifié. Réciproquement, dans les économies développées, les travailleurs faiblement qualifiés seront probablement victimes de l’intégration commerciale.

117En fait, la situation est sans doute plus complexe que ne le suggère cette dichotomie. Tout d’abord, certains pauvres peuvent être gagnants alors que d’autres seraient perdants (par exemple, la libéralisation commerciale pourrait aider les paysans pauvres alors qu’elle affecterait négativement les ouvriers urbains non qualifiés). En second lieu, il n’est pas possible de savoir avec certitude ex-ante si les pauvres pris individuellement gagneront ou perdront. Il y a ici une incertitude importante sur le fait de savoir comment l’intégration affecte les pauvres. Les multinationales et le partage de la production au niveau mondial sont deux éléments qui peuvent augmenter l’incertitude individuelle, ce qui affecte négativement le bien-être des travailleurs faiblement qualifiés.

118Savoir si les pauvres (ou ceux qui sont relativement pauvres) peuvent affecter la redistribution dépend de très nombreux facteurs (coalitions et institutions politiques, modèles et culture de la participation politique, structure de l’information, partage de rente, accès aux ressources politiques, organisation de la société civile). Toutes choses égales par ailleurs, on s’attendrait à ce que les pauvres expriment plus leurs voix dans une société démocratique plutôt que dans un régime autoritaire. Néanmoins, les pauvres et ceux qui sont défavorisés souffrent souvent d’un manque d’accès au pouvoir politique. Une société civile éclairée et bien organisée peut parfois pallier ce manque d’accès. L’accès à l’information et la transparence des résultats politiques peuvent également être importants. Souvent, les pauvres ne sont pas politiquement influents parce qu’ils sont mal informés ou parce qu’ils ne perçoivent pas les conséquences exactes des décisions politiques. Ceci peut être particulièrement vrai dans le cadre de la politique commerciale qui se caractérise souvent par un manque de transparence.

119Les deux dimensions du graphique 5 produisent quatre résultats reflétant les différents arbitrages en termes de faisabilité politique et de responsabilité sociale portant sur le régime commercial. La fenêtre A représente la situation de la « mondialisation rêvée » dans laquelle il n’y a aucun arbitrage entre la faisabilité politique et la responsabilité sociale : les pauvres gagnent directement de la libéralisation du commerce et sont politiquement influents sur la redistribution. Dans ce cas, les perdants (les riches ou les classes aisées) n’ont pas besoin d’être indemnisés pour mettre en place le régime d’ouverture commerciale qui est socialement responsable par définition. Etant donné les plaintes actuelles contre la mondialisation et la libéralisation commerciale, cette configuration ne semble pas refléter le monde d’aujourd’hui.

120La deuxième situation possible (la fenêtre B) est celle où les pauvres perdent à la suite de la libéralisation commerciale, mais ils sont politiquement influents. Dans cette situation, le résultat final dépend de manière cruciale de la capacité économique et politique à redistribuer les gains du commerce. La section précédente suggère deux résultats possibles. S’il existe des instruments redistributifs suffisamment puissants (c’est-à-dire que les instruments ne créent pas de trop fortes distorsions sur les prix relatifs) et si l’ouverture ne détruit pas la crédibilité politique de la redistribution, le résultat final devrait probablement correspondre à une intégration commerciale avec indemnisation « socialement responsable ». Cependant, si les instruments redistributifs sans distorsion ne peuvent pas être mis en place ou si l’ouverture commerciale diminue significativement la capacité politique des perdants à être indemnisés, alors ceux qui se situent dans le bas de la distribution des revenus s’opposeront à la libéralisation commerciale. Un régime commercial restrictif – empêchant des situations où la redistribution pénaliserait les pauvres – apparaîtra alors probablement. Ce résultat final est dénommé « protectionnisme social ».

121Dans la troisième configuration (la fenêtre C) les pauvres gagnent directement à la libéralisation commerciale mais ils ne sont pas politiquement efficaces pour influencer les modes de redistribution. Dans ce cas, les perdants de la libéralisation commerciale sont probablement les « gros chats », c’est-à-dire une élite privilégiée qui apprécie les rentes économiques et politiques d’un régime commercial restrictif. [29] Le résultat final dépend de la capacité d’indemnisation en vigueur dans le pays. Si les « gros chats » peuvent s’approprier une partie des gains du commerce à travers une redistribution de la part des pauvres et si l’ouverture commerciale ne menace pas leur pouvoir politique futur, un régime commercial avec indemnisation est possible. Un tel régime d’ouverture commerciale avec indemnisation ne sera pas considéré comme « socialement responsable » car il s’accompagne de transferts régressifs des pauvres vers les riches. Dans ce « régime commercial avec indemnisation socialement régressif », les considérations de responsabilité sociale et de responsabilité politique sont, dans une certaine mesure, en conflit. [30] Dans le cas contraire, où l’indemnisation n’est pas possible, l’élite s’opposera à la libéralisation commerciale en mettant en place « un protectionnisme de gros chats ».

122Dans la quatrième configuration (la fenêtre D) les pauvres perdent à la suite de la libéralisation commerciale et n’ont pas de pouvoir politique sur la redistribution. Dans ce cas, le résultat final probable est une libéralisation commerciale sans indemnisation. Ce régime est clairement non « socialement responsable » et peut être décrit comme « le cauchemar de l’ordre libéral » de tous ceux qui s’opposent à la mondialisation « sauvage ».

123Il est nécessaire de souligner deux points à propos de l’analyse que nous venons de mener. Tout d’abord, la dichotomie entre les gagnants et les perdants peut être trop simplificatrice. Pour un modèle de libéralisation commerciale donné, certains pauvres peuvent perdre tandis que d’autres peuvent gagner. Il peut également y avoir une incertitude ex-ante pour savoir qui, parmi ceux se situant dans le bas de la distribution des revenus (pour les mêmes caractéristiques individuelles identifiables), gagnent ou perdent. Le besoin de redistribution ne signifie pas seulement une indemnisation parfaite ex post, il peut aussi inclure des schémas d’assurance et des mécanismes facilitant l’ajustement (formation, éducation) qui transforment finalement les perdants en gagnants.

124En second lieu, les deux dimensions de la matrice doivent être analysées dans une perspective dynamique qui prend en compte l’effet de l’ouverture commerciale et de la redistribution sur la croissance économique et les changements politiques. Les changements économiques (la croissance) et les évolutions politiques (changements institutionnels, partage du pouvoir) peuvent affaiblir ou renforcer la capacité en faveur d’une politique d’indemnisation dans un sens « socialement responsable ». Dès lors, des arbitrages économiques et politiques supplémentaires dans le temps apparaissent. [31]

125D’un point de vue politique, une question apparaît cruciale. Comment passer d’un protectionnisme social, d’une intégration commerciale socialement régressive, d’un protectionnisme de gros chat ou d’un cauchemar de l’ordre libéral à une mondialisation rêvée ou, de manière plus réaliste, à un régime d’intégration commerciale « socialement responsable » ? En d’autres termes, qu’est-ce qui peut être fait pour favoriser une coalition pro-commerce à la fois sensible socialement, crédible et d’origine très variée ce qui permettrait ainsi d’éviter une réaction politique violente contre la mondialisation ?

1 – Passer d’un protectionnisme social à une intégration commerciale « socialement responsable »

126Passer d’un protectionnisme social à un régime d’ouverture commerciale « socialement responsable » implique d’améliorer la capacité économique et la crédibilité politique de la redistribution des gains du commerce. La discussion menée jusqu’à présent suggère quelques implications politiques simples :

  • Lorsque l’opposition à l’ouverture provient d’un sentiment d’insécurité et d’anxiété de la population (généré par l’intégration commerciale sous toutes ses formes (commerce, investissement direct étranger, externalisation)), l’État doit indemniser ceux qui sont sûrs de perdre. Mais, les décideurs politiques devraient aussi mettre en place des mécanismes d’assurance au profit des personnes qui se considèrent comme des perdants potentiels. Une telle pratique peut modifier la balance en faveur d’un régime d’ouverture commerciale qui apparaît juste socialement pour une majorité de personnes. [32]
  • Les mécanismes d’indemnisation devraient reposer sur une base élargie afin de rendre les décisions politiques difficilement réversibles et d’élargir l’ensemble des dimensions à partir desquelles on peut exploiter des accords pro-commerce mutuellement bénéfiques. [33]
  • La manipulation des prix relatifs des facteurs et des prix des biens devrait être limitée au maximum. D’un point de vue économique, pour que les gains tirés de la libéralisation commerciale se réalisent, l’indemnisation ne devrait pas empêcher l’ajustement commercial et la réallocation des ressources. Dans une perspective d’économie politique, il est possible de réduire la capacité à former une coalition protectionniste si l’on évite de mettre en place un programme d’indemnisation liée et de modifier les prix aux producteurs.
  • La redistribution basée sur des actifs ou l’accès au capital social délivré par l’État sont des éléments politiquement plus crédibles qu’une redistribution basée sur des transferts et des flux de revenu. Dans le même esprit, les mécanismes mis en place devraient essayer de fédérer les intérêts de certains perdants avec ceux qui bénéficient de l’intégration commerciale. Il existe plusieurs exemples évidents : les programmes d’éducation et de formation ainsi que différents types d’investissements publics qui augmentent la productivité des travailleurs non qualifiés et donc la rentabilité des secteurs orientés vers le commerce. Ces politiques peuvent également faire passer les perdants (actuels et potentiels) pauvres et non qualifiés à un statut de gagnant.
  • Un aspect plus incertain mais important concerne la distribution des dividendes des secteurs qui sont typiquement les bénéficiaires de la libéralisation commerciale (c’est-à-dire les secteurs dans lesquels l’économie a clairement un avantage comparatif). Les dividendes pourraient être administrés par une agence publique avec une structure de gouvernance appropriée comprenant les syndicats, le patronat et l’État. Ces dividendes seraient utilisés pour financer des programmes d’allocation sociale et de formation au profit des travailleurs à faible revenu qui sont obligés de changer d’emploi. De cette façon, les intérêts de ces travailleurs se trouveraient en partie en adéquation avec ceux des secteurs orientés vers le commerce. Ce schéma pourrait être un prix à payer raisonnable pour ces secteurs et cela leur permettrait d’obtenir en échange le soutien en faveur d’un régime d’ouverture commerciale avec une stabilité sociale.
Une condition nécessaire (mais en aucun cas suffisante) pour que de tels accords voient le jour est l’existence d’institutions politiques fortes capables de gérer les conflits (Rodrik 1998) et regroupant les associations sociales. Il existe un élément important pour qu’émergent des accords politiques et des coalitions crédibles dans le temps. Il faudrait que les intérêts pro-commerce et les gagnants potentiels puissent être capables de s’engager et d’internaliser politiquement les rendements qu’ils peuvent attendre des investissements en capital humain et social au profit des perdants pauvres (actuels et potentiels). Il est probable que tels accords institutionnels existent dans des démocraties modernes équipées d’institutions publiques d’assistance. Il n’est pas évident de savoir comment de tels mécanismes peuvent être mis en place et développés lorsque le contexte institutionnel est fragile et polarisé, comme c’est souvent le cas dans les pays en développement.

127Dans un tel contexte, il n’est sans doute pas possible qu’un accord découlant d’un processus complètement interne au pays puisse apparaître. Une solution possible (quoique partielle) à ce problème serait d’utiliser l’aide internationale comme un dispositif d’engagement. Prenons l’exemple d’un pays avec des institutions fragiles et des groupes sociaux polarisés. Ceux qui ont des intérêts dans le commerce et l’ouverture n’ont aucun moyen de s’engager dans des schémas d’indemnisation construits sur une base élargie et ils ne peuvent pas mettre en place un régime de libre-échange sans qu’il y ait indemnisation. Pour favoriser un régime commercial avec indemnisation « socialement responsable », une institution extérieure peut s’engager à apporter une aide internationale au pays. Cette aide serait conditionnée à la politique de libéralisation du pays et à l’utilisation du transfert pour financer un système d’indemnisation ciblant une base suffisamment large de perdants pauvres (potentiels). Dans ce cas, l’aide internationale devient un actif en faveur des pauvres qui sont victimes de la libéralisation commerciale. En échange, ceux-ci apporteraient leur soutien à la politique d’ouverture.

128Pour qu’un tel mécanisme fonctionne, deux conditions doivent être satisfaites. Tout d’abord, la puissance de l’institution extérieure doit être suffisamment forte pour s’assurer que les perdants (potentiels) pensent que l’affaire vaille la peine. En deuxième lieu, l’institution extérieure devrait avoir une plus grande capacité d’engagement politique que les lobbies locaux. La première condition dépend de trois facteurs : le montant de l’aide que l’institution extérieure est prête à fournir, la capacité de surveillance de l’institution et la structure de la coalition locale qui est nécessaire pour soutenir la libéralisation commerciale. La deuxième condition dépend de la nature de l’accord institutionnel dans lequel opère l’institution extérieure ainsi que de la volonté politique des donneurs de cette institution pour créer des mécanismes d’engagements. [34]

2 – Passer d’un protectionnisme de gros chat à une intégration commerciale « socialement responsable »

129Dans cette situation, les individus dans le bas de la distribution des revenus d’un pays n’influencent pas le modèle de redistribution découlant de la politique fiscale et commerciale bien qu’ils seraient les gagnants nets d’une libéralisation commerciale. D’un point de vue conceptuel, la question cruciale est donc d’essayer de les faire passer vers la mondialisation rêvée en leur donnant la possibilité de gagner du pouvoir.

130Dans un régime démocratique, le problème est souvent lié à une participation politique effective et à la structure de l’information disponible pour les votants. Les individus défavorisés peuvent ne pas percevoir qu’ils sont actuellement des gagnants nets ou peuvent ne pas parvenir à s’organiser politiquement. Augmenter la transparence portant sur les résultats des politiques peut modifier le degré de participation politique et changer l’équilibre politique en faveur de ceux qui sont défavorisés et plus généralement en faveur de ceux qui sont victimes de la situation actuelle.

131Dans les régimes non démocratiques, un accord « socialement responsable » a peu de chance d’émerger sans une aide extérieure. Une intervention extérieure permettant une indemnisation satisfaisante en faveur des élites en place peut conduire à ce que l’on passe d’un protectionnisme de gros chat à une intégration commerciale socialement régressive. L’inconvénient d’une telle intervention est qu’elle n’est plus socialement responsable, au moins dans le court terme. Cependant, à long terme, en fournissant des ressources supplémentaires, la libéralisation commerciale peut entraîner un partage du pouvoir en faveur des pauvres. La croissance économique nationale (en particulier celle qui est pro-pauvre) peut avoir le même effet, en transformant un problème distributif à somme nulle entre les élites et les pauvres en une situation de « gagnant-gagnant ». Bien que les institutions internationales doivent encourager l’exécution de politiques de croissance pro-pauvres, il apparaît (qu’en fonction de la manière dont se projette l’élite dans l’avenir) une indemnisation socialement régressive peut être le prix à payer pour dépasser les contraintes de faisabilité politique nationale associée à une situation de départ bloquée.

3 – Passer du cauchemar de l’ordre libéral à une intégration commerciale « socialement responsable »

132Pour ceux qui sont sceptiques envers la mondialisation, ce dernier scénario comprend les difficultés les plus importantes. Il exige à la fois davantage de pouvoir pour les pauvres et l’assurance en leur faveur d’une indemnisation (ou d’opportunités) faisable et crédible. Pour les partisans de la mondialisation, ce scénario ne peut être qu’une difficulté de court terme. En effet, comme dans le cas précédent, la croissance économique peut être perçue comme la solution du problème. En effet, si la libéralisation commerciale favorise la croissance et si celle-ci profite peu à peu aux pauvres, alors, à moyen et long terme, les pauvres ont accès à davantage de ressources et ils deviennent des gagnants nets d’un point de vue économique et politique. Une telle situation correspond au passage de la fenêtre D à la fenêtre A. Bien que ce scénario attrayant soit possible, il peut prendre du temps à se réaliser et offre une piètre consolation à celui qui est actuellement politiquement et socialement privé de ses droits civiques. De plus, comme l’élite a aussi accès à davantage de ressources et que le pouvoir est un concept relatif, il n’existe aucune garantie assurant que l’élite perdra de sa capacité politique initiale pour influencer le modèle de redistribution dans le temps.

133Dans une société démocratique, il existe des mécanismes formels qui peuvent être activés pour accroître l’influence démocratique des pauvres (meilleur accès à l’information, participation politique accrue). On passerait alors de la fenêtre D à la fenêtre B. [35] Dans ce cas, élargir l’ensemble des options politiques disponibles en faveur d’une indemnisation peut faciliter le passage vers un régime d’ouverture commerciale « socialement responsable ».

134Dans les pays non démocratiques, cette dynamique attrayante de croissance (si elle existe) doit être complétée par une intervention extérieure. Dans les pays où l’appareil politique est contrôlé par l’élite locale, les politiques extérieures (engendrant des gains et des opportunités directement en faveur des pauvres) devraient être favorisées. Les initiatives favorisant l’accès direct au marché pour les pauvres et les activités économiques décentralisées sont importantes car les gains associés sont plus difficiles à capturer pour les élites. Dans la mesure où l’élite ne peut s’approprier qu’une partie de ces gains à travers la redistribution interne, les pauvres pourraient espérer être économiquement plus riches et finalement (grâce aux conséquences en termes de ressources) politiquement plus efficaces. Les organisations non gouvernementales et la communauté internationale ont un rôle important à jouer. En effet, ces dernières peuvent favoriser l’émergence d’une société civile éclatante et bien organisée au niveau local qui serait capable d’inverser le modèle de pouvoir politique et d’aider les pauvres à réclamer une part juste des gains du commerce.

6 – Conclusion

135Il existe une divergence importante entre les vues optimistes qu’ont les économistes orthodoxes du commerce sur les flux de commerce et les vues de ceux qui critiquent la mondialisation. Selon ces derniers, le régime de commerce international actuel engendre une distribution injuste des gains et réduit la capacité des États nationaux à atteindre leurs objectifs de distribution nationale. Même si l’on accepte que le commerce engendre probablement des gains mondiaux, les dimensions distributive et redistributive de l’intégration commerciale ont besoin d’être prises en compte si la viabilité politique du processus doit être assurée. Une argumentation basée sur les effets de croissance économique induits par l’ouverture commerciale et sur les conséquences bénéfiques que cela implique pour une majorité de la population (même une majorité ex post) ne sera pas suffisante pour rendre le commerce acceptable aux opposants de l’intégration commerciale. Il est nécessaire de s’intéresser à un ensemble de mécanismes sociaux d’indemnisation qui rendraient « l’affaire » politiquement acceptable. Parvenir à une telle situation implique de trouver les moyens de créer des coalitions pro-commerce s’accompagnant d’une indemnisation judicieuse.

136L’existence d’institutions d’État-providence permettant des schémas d’indemnisation multidimensionnelle contribue à favoriser l’émergence d’une politique d’ouverture avec indemnisation. Il convient néanmoins de nuancer cette proposition. En effet, il est aujourd’hui classique de remettre en cause la soutenablité fiscale à long terme de l’État-providence dans les pays démocratiques riches et à revenu intermédiaire. Ainsi, il existerait une limite à la capacité à défendre un régime d’ouverture commerciale qui soit socialement acceptable pour une fraction importante de la société. A cet égard, il est important de faire deux observations.

137Tout d’abord, dans le cadre de l’État-providence, la forme du soutien peut autant compter que son ampleur. La politique de soutien peut être amenée à être de plus en plus « spécifique au travailleur », autrement dit, de moins en moins liée à l’employeur, à l’industrie ou à la communauté du travailleur. Le partage du pouvoir en faveur des travailleurs pourrait impliquer des objectifs de mobilité et d’éducation qui sont récompensés dans un monde de plus en plus mondialisé (par exemple, les mécanismes améliorés de recherche d’emploi, la souplesse des systèmes d’indemnisation liés à la santé et à la retraite, les formations en langue, les formations de nature culturelle). Les filets (ou les réseaux) d’opportunité peuvent constituer une conception plus juste des politiques de redistribution que la simple mise en place de filets de sécurité.

138En second lieu, la faisabilité politique d’un régime d’ouverture commerciale « socialement responsable » influence le contexte politique à travers deux autres dimensions économiques de la mondialisation : la mobilité du travail et du capital. Par exemple, les politiques affectant les flux de capital et de travail qualifié agissent sur la crédibilité des mécanismes de redistribution à travers leurs effets sur l’assiette fiscale au niveau national. L’effet (positif ou négatif) dépend du signe des flux nets. De même, une politique migratoire libérale, qui attire les travailleurs pauvres étrangers, peut être perçue comme susceptible de saper, à court terme, la générosité des systèmes de l’État-providence des pays riches. Néanmoins, lorsque les taux de fertilité des immigrés sont au-dessus de la moyenne nationale, une telle politique peut améliorer, à long terme, la soutenabilité fiscale des systèmes d’allocations sociales. Ces observations suggèrent que des politiques de régulation portant sur la mobilité des facteurs peuvent agir de manière complémentaire ou substituable avec la mise en place d’un régime d’ouverture commerciale « socialement responsable ». Il apparaît important d’analyser ces questions plus en détail dans des travaux ultérieurs.

139Dans cet article, nous nous sommes concentrés sur les problèmes redistributifs (à l’intérieur des pays) liés au commerce. Il n’en demeure pas moins que les questions de redistribution entre pays sont d’une importance primordiale. Une discussion complète de cette dimension dépasse le cadre de cet article, mais deux points méritent d’être rapidement mentionnés.

140Tout d’abord, lorsque l’intégration commerciale se produit au niveau régional, une indemnisation large et crédible ou des mécanismes facilitant l’ajustement peuvent être mis en place au niveau régional. L’Union Européenne constitue un bon exemple (Sapir 2000). Au-delà des capacités redistributives des États providences nationaux, le Traité de Rome a clairement reconnu que l’abolition des obstacles à la liberté des mouvements des biens, des services et des facteurs de production devait être accompagnée d’une politique sociale régionale. Cette politique comprenait l’établissement d’un Fonds Social Européen, conçu pour faciliter l’adaptation des travailleurs aux modifications de l’environnement économique. Ce mécanisme (dont l’activation s’est faite sans savoir si la cause des perturbations est liée à la libéralisation commerciale ou au changement technologique) a constitué un élément important pour faciliter l’acceptation politique de l’intégration commerciale à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union Européenne. Savoir si cette expérience peut être reproduite dans d’autres contextes est une question qu’il est important d’étudier.

141En second lieu, dans les pays en développement pauvres sans institutions politiques et sociales fortes, une condition nécessaire pour profiter des gains du commerce repose sur l’accès au marché international dans les secteurs où ces pays ont un avantage comparatif. A cet égard, l’émergence d’un régime d’ouverture commerciale « socialement responsable » dans les pays riches est une question cruciale. Un tel régime empêcherait des réactions politiques violentes contre la libéralisation commerciale et, dans le même temps, assurerait aux pays en développement un accès au marché. Afin d’obtenir l’ensemble des gains du commerce, ces économies pauvres doivent également entreprendre certaines réformes commerciales. Cependant, la soutenabilité politique et la responsabilité sociale de ces réformes dépendront de manière cruciale de l’aide internationale et des dons complétant les maigres ressources de ces pays. Désormais, conformément avec les conclusions du récent rapport de l’Organisation Internationale du Travail (ILO, 2004), la responsabilité sociale nationale devra être complétée pour ces pays par la conscience d’une responsabilité sociale mondiale.

142Les économistes se sont concentrés pendant longtemps sur les gains statiques et dynamiques du commerce en raison de la logique de la spécialisation découlant de l’avantage comparatif. Ils devraient peut-être passer plus de temps à analyser les moyens susceptibles de rendre la distribution et la redistribution des gains du commerce acceptables socialement par une majorité de personnes. Si l’intégration commerciale n’est pas socialement responsable, elle court le risque de devenir la victime politique de son propre succès économique.

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Date de mise en ligne : 01/04/2006

https://doi.org/10.3917/edd.194.55

Notes

  • [1]
    Beaucoup d’économistes du commerce considèrent comme allant de soi l’argument selon lequel les gains tirés du commerce sont toujours d’une ampleur suffisante pour indemniser les perdants. Cependant, l’histoire suggère que dans la pratique les travailleurs ne sont pas indemnisés suffisamment. Par exemple, aux États-Unis, le programme de Trade Adjustment Assistance, mis en place pour aider les travailleurs victimes de la concurrence sur des produits importés, n’a pas assuré une indemnisation suffisante et n’a pas amélioré la capacité des travailleurs pour trouver un nouvel emploi (Kletzer 2003).
  • [2]
    Beaucoup de discussions sur la mondialisation tournent autour de ses effets sur la culture, l’environnement, les valeurs démocratiques, la sécurité nationale et les relations politiques internationales. Dans cet article, la mondialisation doit être prise dans un sens strictement économique c’est-à-dire l’intégration croissante des marchés des biens et facteurs. Il en résulte que le critère définissant la responsabilité sociale se limite au bien-être socio-économique individuel.
  • [3]
    Formellement, le mécanisme du Théorème de Samuelson-Stolper peut être décrit de la manière suivante : Lorsque le prix du bien intensif en travail non qualifié augmente, la production de ce bien augmente ce qui pousse les facteurs de production à quitter le secteur intensif en travail qualifié. Comme le secteur intensif en travail non qualifié utilise plus de travail non qualifié par unité de travail qualifié que n’en libère le secteur intensif en travail qualifié, cette réallocation augmente la demande et le prix relatif du travail non qualifié. Ce changement incite les deux industries à s’orienter vers des processus de production moins intensifs en travail non qualifié ce qui augmente la productivité marginale du travail non qualifié dans les deux secteurs. Sur des marchés en concurrence, où le salaire est égal à la productivité marginale, le travail non qualifié reçoit un salaire par unité de bien produite plus élevé et donc une rémunération plus élevée indépendamment des considérations portant sur la consommation. De même, un raisonnement similaire montre que le salaire réel du travail qualifié diminue.
  • [4]
    Les hypothèses sont les suivantes : les marchés sont en concurrence parfaite, la mobilité des facteurs est parfaite entre les secteurs, les pays ne sont pas spécialisés en production après l’intégration commerciale, les biens sont homogènes au sein d’un même secteur, les technologies de production sont à rendements d’échelle constants, il n’y a pas de biens non échangeables et les pays ont accès à une même technologie de nature exogène.
  • [5]
    En d’autres termes, si l’intégration commerciale entraîne une hausse du salaire des travailleurs qualifiés par rapport au salaire des travailleurs non qualifiés dans le Nord, les secteurs en concurrence avec les importations et les secteurs des exportations devraient se tourner vers des méthodes de production moins intensives en travail qualifié. Le processus inverse devrait intervenir au Sud.
  • [6]
    Cette prédiction peut ne pas être valable dans une version plus sophistiquée du Théorème de Samuelson-Stolper avec plusieurs pays et plusieurs biens (voir Davis 1996).
  • [7]
    Au Nord, même si les travailleurs non qualifiés perdent par rapport aux travailleurs qualifiés, il n’est pas nécessaire que leur situation se détériore en termes réels. En effet, l’externalisation de certaines activités vers le Sud réduit le prix des biens disponibles à travers le commerce ; et cette baisse peut être suffisamment élevée pour compenser la réduction du salaire.
  • [8]
    Trefler et Zhu (2003) proposent une version du modèle de Feenstra et Hanson (1996a) sans investissement direct étranger mais avec un rattrapage de technologie par le Sud. Ils trouvent des résultats similaires (inégalité accrue des salaires dans les deux régions).
  • [9]
    Dans une logique similaire, Tang et Wood (2000) proposent un modèle avec trois types de travail : les travailleurs non qualifiés, les travailleurs qualifiés et les travailleurs hautement qualifiés (dénommés « savoir »). La production est basée sur une coopération entre les travailleurs du savoir et les autres types de travailleurs. L’intégration commerciale s’accompagne d’une réduction des coûts de déplacement du « savoir-faire » dans le monde et permet aux travailleurs hautement qualifiés dans le Nord de s’associer plus facilement avec les travailleurs non qualifiés dans le Sud.
  • [10]
    Voir aussi Epifani et Ganica (2002), Xu (2001) et Yeaple (2003) pour une analyse récente portant sur le paradigme du changement de technologie induit par le commerce.
  • [11]
    Deux méthodes alternatives sont couramment utilisées pour analyser les effets distributifs de la libéralisation commerciale : les modèles d’Equilibre Général Calculable (EGC) et les synthèses micro-macro. Les modèles EGC sont basés sur des matrices désagrégées de comptabilité sociale de l’ensemble de l’économie. Intégrant les interactions entre les marchés, ils prennent en considération les comptes de produit, les termes de l’échange et les impacts de marché sur les facteurs de production pour plusieurs types d’agents représentatifs de l’économie (voir Reimer (2002) pour un examen intéressant de ces méthodes analysant l’impact de la libéralisation commerciale sur la pauvreté). Les synthèses micro-macro impliquent une analyse d’équilibre général couplée avec différents types d’analyse de post-simulation basés sur des données d’enquête de ménages (voir Bourguignon et Spadaro (2004) pour une introduction récente).
  • [12]
    Les cas de la Chine et de la République de Corée illustrent comment différents analystes peuvent aboutir à des conclusions différentes sur un même pays. Les partisans de la libéralisation commerciale attribuent la croissance économique de ces pays à la libéralisation de ces économies (voir, par exemple, Panagariya 2002). En revanche, les sceptiques de la mondialisation ont soutenu que ces pays ont été capables de tirer avantage des opportunités accordées par la libéralisation commerciale en raison d’une intervention étendue et sélective de l’État, aujourd’hui comme dans le passé (Wade 1990 ; Rodrik 1995a).
  • [13]
    Aux États-Unis, l’écart entre l’université et le lycée a augmenté de presque 20% dans les années 1980 (Borjas et Ramey 1994). En outre, l’emploi des travailleurs non qualifiés a diminué au profit des travailleurs qualifiés et, dans plusieurs pays d’Europe continentale, un chômage accru pour les moins qualifiés a été largement observé (OCDE 1993).
  • [14]
    Voir Cragg et Epelbaum (1996), Revenga (1997), Harrison et Hanson (1999) et Feenstra et Hanson (1997) pour le Mexique; Beyer, Rojas et Vergara (1999) pour le Chili; Goldberg et Pavnick (2003) et Attanasios, Goldberg and Pavnick (2003) pour la Colombie; et Pavcnik et. al (2002) pour le Brésil.
  • [15]
    Voir, par exemple, Goldberg et Pavnick (2003) et Attanasios, Goldberg et Pavnick (2003) pour la Colombie; Pavcnik et al. (2002) pour le Brésil; et Levinsohn (1999) pour le Chili.
  • [16]
    Ravallion (2003) illustre ce cas avec un exemple simple. Considérons deux individus, l’un riche avec une dotation de 5$ et l’autre pauvre avec une dotation de 1$. Supposons que leurs revenus respectifs augmentent de 100% à la suite de la libéralisation commerciale. Après la libéralisation, les dotations sont donc de 10$ pour le riche et de 2$ pour le pauvre. Comme les deux gains évoluent dans des proportions identiques, une mesure relative de l’inégalité des revenus resterait invariante au choc commercial. Cependant, une mesure absolue de l’inégalité indiquerait une hausse de 100% dans l’inégalité des revenus, qui passe de 4$ (5$-1$) à 8$ (10$-2$). Ceux qui critiquent la mondialisation se focalisent sur cette augmentation.
  • [17]
    Ceux qui critiquent le régime commercial actuel ne s’opposent pas au commerce international en soi mais plutôt aux biais actuels du processus de libéralisation commerciale entre les pays développés et en développement (voir, par exemple, le rapport Oxfam 2002 « Rigged Rulles and Double Standards »). Le régime actuel de commerce international est perçu comme facilitant l’accès du marché des pays en développement aux pays développés, tout en empêchant des bénéfices symétriques pour les pays du Sud dans les secteurs où ces pays ont un avantage comparatif (agriculture, textile et habillement, industries intensives en travail). En outre, le système est perçu comme empêchant le transfert crucial de technologie et de connaissance qui aiderait les économies en développement à se développer. Ces positions sont cohérentes avec la théorie dominante du commerce et trouvent un écho favorable à travers la formation d’un consensus entre les économistes académiques (voir, par exemple, Bardhan 2003 et Deardoff 2003).
  • [18]
    Cet aspect est bien illustré par les réactions dans les pays industrialisés face à la croissance rapide du commerce transfrontalier dans l’électronique, les services aux entreprises et les externalisations des opérations de « back office » vers des pays à faible coût de main-d’œuvre et tournés vers les exportations (comme la Chine et l’Inde). Bien que l’ampleur du phénomène soit encore limitée, les cols blancs (qui se sentaient jusqu’à présent à l’abri de la concurrence extérieure) commencent à rejoindre leurs camarades en cols bleus dans la crainte des pertes d’emploi liées à la mondialisation. On trouve une illustration de ces craintes aux États-Unis où une action législative a été initiée pour limiter l’externalisation des services pour les marchés d’approvisionnement de l’État (Mattoo et Wunsch 2004).
  • [19]
    L’expérience de la réforme de marché au Pérou pendant 10 ans fournit une illustration (Graham et Pettinato 2001). A la suite de cette réforme, 44% de ceux qui ont bénéficié de la mobilité ascendante la plus forte (gains de revenu de plus de 30%) estimaient que leur situation s’était dégradée. La plupart de ces sondés étaient des personnes âgées vivant en milieu urbain et disposant de revenus dans la moyenne. Les sondés les plus pauvres avaient tendance à estimer que leur situation était la même que celle qui prévalait avant la réforme, alors que les sondés appartenant aux classes moyennes avaient davantage l’impression que leurs conditions de vie s’étaient détériorées.
  • [20]
    Ceux qui critiquent la mondialisation se préoccupent de la polarisation actuelle des gains du commerce entre les travailleurs et les entreprises. Cette position se retrouve parfaitement dans la peur de « la mondialisation marchande » (« corporate globalization ») de toutes les activités économiques et sociales et trouve une illustration dans le best seller When Corporations Rule the World de David Korten et le livre de Naomi Klein No Logo.
  • [21]
    Une littérature bien établie en théorie du commerce international a étudié la politique commerciale optimale dans un contexte de théorie du second rang dans lequel une petite économie ouverte est soumise à des distorsions nationales (Bhagwati 1971). Selon ces travaux, bien que les instruments commerciaux puissent améliorer le bien-être dans certaines circonstances, ils ne sont généralement pas les meilleurs instruments pour corriger les distorsions nationales. Cette littérature ne prend pas explicitement en compte les contraintes d’information qui peuvent être imposées aux instruments nationaux ou leurs conséquences redistributives sur l’économie.
  • [22]
    Voir aussi Feenstra et Lewis (1991) et Feenstra, Lewis et McMillan (1990) pour une discussion en équilibre partiel des contraintes que l’information asymétrique peut imposer à la capacité de redistribution des gains du commerce entre les gagnants et les perdants.
  • [23]
    Cette question ne se limite pas à la redistribution interne. Un régime de libre-échange peut être dominé par un régime commercial restrictif si, en raison d’information asymétrique, on se trouve en présence d’instruments de régulation imparfaits, déterminés de manière endogène et destinés à corriger des distorsions sur le marché local (Martimort et Verdier 2004).
  • [24]
    Pour des travaux formalisés étudiant les effets en retour d’économie politique de l’intégration commerciale sur la redistribution, voir Bourguignon et Verdier (2003) et Przeworski et Meseguer Yebra (2002).
  • [25]
    Formellement, le niveau de la redistribution du revenu déterminé politiquement est celui désiré par l’électeur médian d’un pays (Metzler et Richards 1981). Ce niveau dépend négativement de la position de l’électeur par rapport à la moyenne du revenu. Lorsque l’intégration commerciale conduit à une hausse de l’inégalité des revenus, il est probable que la position relative de l’électeur médian se détériore et qu’il (ou elle) veuille davantage de redistribution.
  • [26]
    Il existe une vaste littérature portant sur l’économie politique de la politique commerciale comprenant plusieurs bons surveys. Voir, par exemple, Hillman (1989); Magee, Brock et Young (1989); Rodrik (1995b); et Adserà et Boix (2001).
  • [27]
    Ce raisonnement est aussi valable lorsque tous les gagnants ne sont pas identifiés ex-ante mais ils doivent alors constituer une majorité ex post (Fernandez et Rodrik 1991).
  • [28]
    Acemoglu et Robinson (2001) ont formalisé l’argument d’un mode de redistribution économiquement inefficace mais politiquement cohérent.
  • [29]
    Une telle situation peut apparaître dans un pays jouissant d’un avantage comparatif dans l’agriculture. Après la libéralisation commerciale, les prix intérieurs des produits alimentaires destinés à la vente peuvent augmenter. Si les paysans pauvres vendent ces produits, leur situation s’améliorera tandis que celle des élites urbaines et des travailleurs appartenant aux classes moyennes-supérieures peut se détériorer à la suite de la modification de prix.
  • [30]
    Si le niveau de consommation ex post des pauvres à la suite d’une ouverture commerciale avec indemnisation régressive est plus élevé qu’avant l’ouverture commerciale, on pourrait considérer que le régime commercial est socialement responsable. Cependant, l’indemnisation régressive peut aussi augmenter les disparités à l’intérieur du pays ce qui peut compromettre le développement économique et social. En prenant un point de vue plus procédural sur la responsabilité sociale, on pourrait considérer que les transferts régressifs sont, dans ces conditions, moralement discutables.
  • [31]
    L’ouverture commerciale avec redistribution au profit des pauvres peut impliquer une perte pour les élites dans le court terme mais peut stimuler la croissance économique ce qui peut profiter à l’économie dans son ensemble. Ce changement pourrait impliquer une modification dynamique du pouvoir au profit des pauvres. Voir Bourguignon et Verdier (2003) pour une analyse formelle de cette situation dans le cas de la relation ouverture et éducation.
  • [32]
    Le fait que les individus se préoccupent de leurs positions relatives dans leur groupe de référence ou de l’équité suggère que l’attention devrait aussi se porter sur la polarisation des gains du commerce. Ceci peut impliquer une indemnisation des individus à faible revenu qui sont des perdants relatifs (et non absolus).
  • [33]
    « Le Trade Adjustment Program » aux États-Unis est un exemple typique d’un programme d’indemnisation ciblée directement lié au commerce. Il s’est formé un consensus dont les résultats sont contrastés en termes d’indemnisation et de reconversion (Kletzer 2003).
  • [34]
    Pour certaines économies en développement pauvres, les Documents de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté (DSRP) pourraient être rédigés comme un instrument d’engagement en faveur d’une politique commerciale comprenant une stratégie d’indemnisation.
  • [35]
    Dans une société démocratique, le passage de la fenêtre D à la fenêtre B peut intervenir spontanément si un nombre croissant d’individus politiquement actifs se sent de moins en moins protégé face à l’ouverture commerciale.

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