Notes
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[1]
L’essayiste et critique Jean Amrouche est très éloquent à propos de Michaux. Au sujet de Épreuves-exorcismes, il se sentira en parfaite communion, « sa création d’un langage de la plus haute liturgie, pour justifier et sauver l’homme devant sa conscience ». In : L’Arche, no 16, pp. 154-157, cité par Réjane Le Baut, Jean El-Mouhoub Amrouche. Algérien universel, Biographie, Alteredit, 2003.
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[2]
Mouloud Mammeri, Poèmes kabyles anciens, Alger, Laphomic, 1988, p. 350.
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[3]
D’après Tahar Uḥewwac (Tahar Haouche), in Mohand Ouramdane Larab, Ammud isefra n Lhağ Arezqi Uhewac, préface de Mouloud Haouche, Tizi-Ouzou, Le Savoir, 2007, pp. 15-16.
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[4]
De quelqu’un qui n’a pas la « rougeur du visage », qui prend la parole publiquement et parle sans relâche ni discernement, à tort et à travers, afin l’interrompre dans ses égarements, on le rappelle par la formule : M’ ara tfukked, hedr-aγ-d cwit seg_gmi-k » (quand tu finiras, tu nous parleras enfin par la bouche).
1Confrontés au phénomène colonial, les Kabyles n’avaient pas renoncé à leur identité, à leur sens de l’honneur et les femmes ont joué un rôle essentiel dans la perpétuation des récits et mythes et des vertus qui ont fait que les Kabyles sont restés eux-mêmes. Tout abandon par les émigrés de leur culture et de leur langue d’origine est vécu comme une trahison, de l’honneur kabyle si important. La présente partie aborde le témoignage des poètes sur la peur des terriens confrontés à l’émigration par la mer. Ils évoquent la douleur, la frustration de l’exil ainsi que le risque de se perdre dans les chimères et le plaisir narcissique et condamnent l’émigré, qui a toute honte bue, a délaissé sa famille, son pays. L’homme authentique est celui qui est accompli, celui qui travaille pour sa famille, pour qui l’émigration est provisoire, qui retourne au pays au moment des labours, du ramassage des olives, de la fête de l’Aïd. Les poètes témoignent aussi de la pudeur qui, en Kabylie, est une marque de civilisation et de culture, un élément de cohésion sociale et d’harmonie.
2Charles Baudelaire s’interrogeait : « qu’est-ce qu’un poète, si ce n’est un traducteur, un déchiffreur ». Lui faisant écho, l’essayiste d’Ighil Ali, Jean-l-Mouhoub Amrouche, donne un éclairage précis des poètes kabyles qui, pour traduire une idée ou un sentiment, « ne font pas appel au foisonnement des formes, mais à une brève suite d’images et de symboles ». La poésie, chez eux, est un don transmissible et le poète est celui qui a le don de l’asfrou, c’est-à-dire celui qui sait « rendre clair, intelligible, ce qui ne l’est pas ». Le poète est un poseur de chants, comme on dit un poseur de bombes, vivant au cœur du bouillonnement poétique et musical. Fille d’harmonie, la musique, de même, est le pont qui relie deux rives, le passage de la guerre à la paix. « La musique c’est la guerre après la guerre, le combat libérateur engagé pour la paix des cœurs ». Le poète Henri Michaux, en solitaire acharné et pathétique, a mis au jour « les puissances du dedans », dans un langage devenu pur exorcisme, dans une aventure devenue un « Lointain intérieur » :
3Pour le chanteur, le verbe est d’abord et avant tout action où il s’agit de traquer les parties d’une vie dans une œuvre qui situe la vie hors de la vie, dans les mots, leurs combats, les malentendus, de mettre à nu toutes les retenues, tous les prétextes, toutes les insouciances, toutes les illusions – volontaires et involontaires –, toutes les inconséquences qui ont pu conduire à une telle désertion.
4Concentrant toute son énergie sur son propos, le chanteur le perfectionne et le raffine subtilement par le jeu de l’allusion et de l’association d’idées, jusqu’à ce que l’œuvre soit puissamment chargée. Sa voix résonne en nous comme une texture expressive, énergique et animée, faisant vibrer chaque corde de notre nature sensible. Il en est ainsi, sans doute, de toute poésie digne de ce nom. Ami de cette corde, Kheddam la touche de propos délibérés, convaincu de remplir sa triple mission d’écrire, de composer et de chanter, car dit-il, « La langue kabyle n’est pas une langue faite pour des intellectuels. Mais elle est un instrument poétique de premier ordre ». L’artiste s’identifie avec cela même qu’il a perdu. Exister c’est ne plus être, disparaître. L’exil aussi. Gérard de Nerval se lamente : « Si je meure, c’est que tout va mourir [...] Abîme ! Abîme ! Abîme ! Le dieu manque à l’autel où je suis la victime [...] Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé [...] Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie [...] ».
5Il en est ainsi des poètes Si Mohand-ou-Mhand des Aït Hamadouche d’Ichraïouen et de ses contemporains Lhadj Arezki Ou Houach de Djemâa Saharridj et Si Lbachir-ou-Mellah de Tamellaht, d’où son surnom, qui empruntaient souvent, pour aller vers l’est et y revenir, un petit bateau de la compagnie Touache, puis Schiaffino qui suivaient la côte. C’était des bateaux peu sûrs, surtout quand surgit la tempête. Quand il n’y a plus rien à faire dans ces situations désespérées, seuls Dieu et les saints qui ont atteint un haut degré de perfection, implorés, peuvent accomplir des miracles. A win yeţţagwaden Yiwen, ur ţţagwad ula yiwen, « Ô toi qui craint l’Unique, ne craint pas les singuliers ». Les mystères de la foi peuvent opérer des prodiges. Écoutons d’abord le poète Si Mohand :
Ar lebḥer neγli s lqedd | Nous sommes tombés tout de long sur la mer |
Sslak ulaḥedd | Sans espoir de secours |
Siwa ma tḥudded ay Aḥnin | À moins que Tu ne nous sauves mon Dieu |
A-ţ-aya lmuja telḥeq-ed | La vague se précipite sur nous |
Iẓri-w iserdem-ed | Mes yeux pleurent |
Γef leḥbab wid neţţissin | Mes amis proches |
Ţxil-ek ay ul ţfikkiṛ-ed | Mon cœur n’oublie pas je te prie |
Ṛebbi ur iǧǧi ḥedd | Dieu n’abandonne personne |
Ncaḷḷeh a nezger ssalmin. | Grâce à lui nous serons miraculés. |
6Il avait seize ans, l’âge des bergers menant les bêtes à la pâture. Il en revenait ce jour de l’an de grâce 1854, quand un cortège de khouan passa à Djemâa Saharidj (Aït Frawsen), invitant les gens à aller en pèlerinage à La Mecque. Le jeune Arezqi Uḥewwac se vit recouvert par l’un des soufis du sendjaq, l’étendard de la confrérie. Ce geste vaut promesse, sur l’honneur de celui qu’il effleure, d’être du voyage, tout comme avant lui le fils du poète Hmed Arab de Ighil Hammad [2], sans quoi, on dira de lui : iččay-as aεwin-is i Nnbi, « il a déjeuné du viatique du Prophète ». Son frère aîné fit les emplettes d’usage pour le voyage et, au jour fixé, la caravane des pèlerins prit la route pour Alger où elle doit prendre le bateau. En pleine course, une violente tempête se déchaîna, laissant le capitaine du navire pantois. Arezki prenant les jeunes veuves à témoin, implora Dieu : Annaγ a Rebbi ! anda tellamt a tuǧǧal timeẓẓyanin, « Pitié mon Dieu ! J’invoque ton secours au nom des jeunes veuves ». Alors qu’il s’évanouit, Dieu lui donna, en vision, une jeune voisine tombée tôt dans le veuvage, qui lui dit : Neεya tessumelm-aγ, a-ţ-an ssfina-nwent : « Nous sommes lasses d’être importunées, voilà votre bateau ». À son réveil, Arezki trouva la mer apaisée et le bâtiment bien en route, déchirant les vagues. Il composa :
Γliγ deg lebḥer s lqedd | Précipité en plein océan |
Leslak ulaḥedd | Sans nul de secours |
Alamma ḥudden ṣṣalḥin | Espérant l’intercession des élus de Dieu |
Lmujat kull ta tezḍem-ed | Les vagues assaillent |
Iẓri-w yemremγ-ed | L’œil pleure |
Γef leḥbab wid neţţisin | Après les amis intimes |
Mi d Ṛebbi ma ixelli ḥedd | Dieu n’abandonne personne |
Ay ul țfekkiṛ-ed | Souviens-toi mon cœur |
Wissen a neffeγ ssalmin [3] | Si nous échappons sains et saufs. |
7Dans un autre neuvain, tandis que Si Mohand se rend à Annaba sur un bateau flambant neuf appartenant à une nouvelle compagnie, la tempête se déchaîne une nouvelle fois, elle interdit même de prononcer la chahada, la profession de foi. Le poète implore Sidi Ben Saïd, le saint patron de Tébessa, afin que les jeunes expatriés, espoirs de leur famille, puissent trouver du travail dans l’exil :
8Lbachir ou Mellah aimait à emprunter le bateau pour longer les villes de la côte. Quand ce n’est pas vers la Justice de Paix, c’est vers les plaisirs qu’offrent les maisons closes que le bateau le mène, surtout quand celles-ci procurent les charmes des belles-de-nuit, au teint laiteux, venues de France.
Rekbeγ lbabuṛ Leṭwac | J’ai pris le bateau de Touache |
D urqim l-leryac | Aux multiples couleurs |
Iṛw’ acali γ εennaba | Il longe la côte vers Annaba |
G_gwexxam n Jujdebi qqimeγ-as | Je me rends à la Justice de Paix |
Γ ţţṛejman hedreγ-as | Je me suis adressé à l’interprète |
A lḥekkwam d ac’ i d akka ? | Ô juges qu’avez-vous contre moi |
Fehmeγ s lfing’ ara mmteγ | J’ai compris que je serais guillotiné |
Ǧǧet-iyi ad hedreγ | Au moins laissez-moi parler |
Fket-iyi ṛebεa ddqiqa | Accordez-moi seulement quatre minutes |
9L’enfer de la poésie, comme un envoûtement, rime avec l’Enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », comme cela était aussi inscrit sur le fronton de la prison de Barberousse à l’époque coloniale. Il est des exils plus exilant que les exils, quand par exemple l’on fait traverser les océans pour déporter les révoltés de 1871. Le poète Si Mohand a vu son père se faire exécuter en 1857, il a vu son oncle être envoyé à Cayenne, son frère fuir à Tunis où il alla le rejoindre quelque temps. D’autres, comme Σumar At-Tifas ou Muhend Saεid at Qasi ont été enfermés à Barberousse, le Serkadji, avant d’être déportés en Nouvelle-Calédonie. Ce poème, attribué à Si Mohand, fut solennisé par la cantatrice Taos Amrouche :
Seg_gwasmi yebd’ useggwas | Depuis le premier jour de l’année |
Wer nezhi yiggwas | Nous n’avons eu un seul jour de gaîté |
Aql-aγ neggugem am yesγi | Nous voici muets comme des vautours |
A ṭṭir azegzaw n ṛṛas | Toi aigle à la tête bleue |
Di tegnaw γewwes | Étends tes ailes dans les nuées |
Tarusi-k deg Serkaǧi | Mets le cap sur leur prison |
Aț_țsellmeḍ γef imeḥbas | Porte le salut aux prisonniers |
G lγerba kullas | Leur absence est pire que l’exil |
Ssbeṛ d aḥbib ṛ-Ṛebbi | Mais la patience est l’amie de Dieu |
10Quitter sa langue maternelle et sa terre natale pour s’exiler. Le poète n’a pas pu purger sa douleur. La sagesse nous aide à penser et à panser une frustration, la perte d’un être cher dont la mort est le miroir le plus visible, le plus cruellement visible, comme une offense que fait l’existence à l’appétence. Pour se décharger un peu du poids de la douleur, un poète anonyme kabyle a composé le poème qui suit :
A yemma urgaγ targit | Mère j’ai rêvé d’un rêve |
Ḥkiγ-ţ i ṭṭaleb yeţru | Révélé au sage il pleure |
A yemma εuddeγ d lmut | Mère j’ai pensé que la mort |
I d-yusan ad aγ-tebḍu | Venait nous arracher |
Ziγ a yemma d lmeḥna | Mais, mère, c’est une épreuve |
I_guran deg_gixf-inu | Qui est vouée à mon sort |
11Vivre aide à vivre avec la mort. L’exilé apprend à aimer ailleurs, à désirer ailleurs, à faire de son luth son « vieil ami », son complice qu’il interroge :
Anw’ i d aḥbib n dima | Qui est l’ami de toujours |
D keččini a lεud aqdim | C’est toi mon vieux luth |
Akken i nesεedda lmeḥna | Ensemble nous avons traversé l’épreuve |
Neẓra iṭij neẓra lγim | Vu le soleil briller et se couvrir |
Nesbeṛ akken i s-nufa ddwa | Résister était le remède |
Ma neţru ḥedd wer yeεlim. | Tous ignoraient nos pleurs |
12Les poètes ont la vie dure et Lbachir ou Mellah a certainement été entendu puisqu’il a continué à versifier et à voyager. Cette fois-ci, le voici à Skikda, dans une maison close où se donnaient à profusion des filles venues de France. Le mythe de l’Européenne au teint blanc, à la chevelure blonde et aux yeux bleus provoque, par son audace, les gens dépossédés et sans le sou pour s’offrir deux francs de plaisir : amaflas ur fell-as nudant tullas, « le sans-le-sou n’est pas recherché par les filles ». Ici, le poète voit dans les abysses des âmes ténébreuses, démêle ce qui les inquiète, et le leur restitue dans la ligne admirable du poème :
Rekbeγ di lbabuṛ iruḥ | J’ai pris le bateau qui s’en allait |
D azegzaw n lluḥ | Sa coque était bleue |
Lmeṛsa-ines d Skikda | Il se rendait à Skikda |
Kecmeγ γer wexxam iččuṛ | J’entrais dans une maison close |
S teqcicin s lǧuṛ | Des filles à profusion |
Bexlaf yessi-s n Fṛansa | Toutes venues de France |
Teddem-it f ukursi tessers-it | Elle le fit asseoir sur une chaise |
S ṭṭabla thuzz-it | D’une table elle le secoue |
Ay aqcic xelleṣ-as taṭsa | Garçon paie-moi du plaisir |
Mi tger tessuden-it | Quand elle allait l’étreindre |
Yewwi tihudit | Il resta stoïque |
Zuǧ fṛank ur ten-isε’ ara | Il n’avait pas les deux francs pour payer |
13 « Mais ces clairvoyants, ces clairchantants ne sont ni des mages ni des prophètes », nous dit encore Jean el-Mouhaub Amrouche. Ils sont paysans et vont aux champs comme les autres, ils sont camelots dans les villes et les campagnes, ils connaissent les manques et le dénuement, ils émigrent et traversent les mers, ils savent et vivent à leurs dépens la misère sexuelle, « la plus haute des solitudes », ils sont dans le corps du peuple et plongent dans son âme. La Mekke est tentante pour le frère, nouveau zélateur de l’islam, mais vaut-elle la galette des rois partagée en communion avec tous les membres de la maisonnée : Ţţiftaḥbult g_girden mm lenwar wala Lkeεba mm leṣwaṛ : « Mieux vaut la galette de blé flamboyante à la Kaâba cernée de remparts ». Annaba n’est plus le lieu privilégié du poète Si Mohand. Chaque jour les bateaux déchargent leur cargaison d’hommes qui, aussitôt débarqués, oublient leurs traditions et changent coutumes et costumes, rôdent sans vergogne, toute pudeur bue, comme ces mouches sur la place qui a changé jusqu’à sa physionomie. Ainsi se réalise la jonction de la vie perceptible et de la vie secrète, le poète, comme l’acteur, intériorise la vie extérieure et il extériorise la vie intérieure. C’est, dirait Baudelaire, « De la concentration et de la vaporisation du moi, tout est là » :
Teqqwel εannaba d Bushel | Annaba se transforme en Boushel |
Γur medden akkw teshel | Chacun y accoste aisément |
Lbabuṛ la d-iţţawi | Le bateau en débarque |
Ufiγ leblaṣa tbeddel | L’aspect de la place a changé |
Kwetren Leqbayel | Les Kabyles sont fort nombreux |
W’ i d-yussan ad iṭṭurni | En accostant ils troquent leurs mœurs |
Ma d nekk εahdeγ lemtel | Je jure quant à moi de cesser mes dires |
A nεaẓẓeg ur nsel | Mieux vaut se faire sourd et ne plus entendre |
Izan la tezzin fell-i | Ces mouches qui tournent autour de moi |
14Ghezlan Ahmed, dit Hmed Lemsiyyeh, du lignage des Aït Wehmed (né vers 1880, décédé vers 1942), dans le village de Tizi Mellal (tribu des Aït Chebla, confédération des Aït Sedqa), dans l’actuelle daïra de Ouacif, s’embarquait un jour à la recherche d’un travail, akkin i lebḥer, de l’autre côté de la mer. Le bateau faillit sombrer avec ses passagers, malgré les gilets de sauvetage qui leur furent distribués par le commandant de bord. Seule l’intervention spirituelle des saints invisibles et invincibles pouvait sauver le bâtiment, les passagers et les hommes d’équipage. Ḥmed Weḥmed demanda au Cheikh Mohand ou Lmokhtar d’intercéder – ur yeţţuγal ḥedd d lwali, alamma yeswa qeḍran d ilili : « on n’est sacralisé qu’après s’être délecté de goudron et de laurier-rose », par ce recours laudatif :
15Dans un prélude chanté par Zerrouk Allaoua et rapporté par M. Mammeri dans les Isefra de Si Mohand (1969), le poète trouve les amours d’ici peut-être fades mais sûrement vraies, se forge de vaines et folles chimères, dont son cœur se nourrit, bat des ailes pour traverser la mer et rejoindre les belles vêtues de soie : Itcuddu afurru s adu, « Il amarre les vapeurs au vent ». Mais écoutons Si Mohand interprété par le rossignol d’Amalou :
A-t-aya wul-iw yeţferfir | Mon cœur veut prendre son vol |
A w iqqlen d ṭṭir | Devenir oiseau |
Ad izger lebḥer yibbwas | Et traverser la mer un jour |
Ar sut lebsa l-leḥrir | Vers les filles aux vêtements de soie |
Ssṛaya d lǧir | Dans le secret des alcôves peintes |
Kull ta numṛu di lḥara-s | Avec un numéro évident sur sa porte |
Yak tidak ma zhant la ḥir | Celles-là savent le prix de la sensualité c’est clair |
Iḍher ur iffir | Et ne s’en cachent pas |
Wamma zzhu n da d amessas | Car la jouissance prise ici est bien fade |
16On est en plein cœur du jjiḥ et celui qui en est pris se fait appeler amjaḥ, c’est-à-dire l’homme en perdition, perdu pour les siens, perdu pour son pays, perdu égoïstement pour son plaisir narcissique. C’est celui qui, comme ensorcelé (n’est-ce pas que Paris est rendue sibylline et magique par ses ex-voto, Lparis tesεa leḥruz), s’attache trop à soi-même, à sa personne, celui qui ne se préoccupe que de son intérêt, que de son plaisir, sans tenir compte des intérêts, des besoins des autres. On peut être un amjaḥ au pays, comme ce beau jeune homme qui n’avait pas les deux francs nécessaires et restait stoïque au plaisir qui s’offrait à lui. Mais à partir du début du xxe siècle, on traversait la mer, l’émigration venait en complément à l’économie domestique, mais pas toujours. Alors, quelle portée donner à celui qui est aneεmaṛ, l’économe qui thésaurise et entasse les biens, et l’amjah, celui qui est noceur, le fêtard par excellence qui mène bon train ? W’ ijaḥen yertaḥ, i win iεemṛen d acu d-yessuli ? Le viveur est sans souci, mais l’économe qu’en recueille-t-il ? Mais ce n’est pas l’avis des mères des Aït Manguellat. Faisant des souhaits aux fils en émigration, elles lancent leurs appels aux dieux domestiques depuis le parvis de Jeddi Manguellat, l’ancètre mythique qui a fondé la confédération, la prière suivante :
17Le Seigneur tout-puissant, Jeddi Manguelat et les saints tutélaires écoutent les prières qui montent vers eux, ils interviennent en bons vigiles pour que l’exil ne dure pas, que l’exilé y reste un à deux ans et retourne à la maison en bon paysan attaché à sa terre et à sa famille, car lferḥ a-t-an di tadist i refden ḷḷufan : « parce que la joie est portée sur le ventre qui porte l’enfant ». Slimane Azem chante tous les serments tenus à ses père et mère, mais charrié par l’illusion, le voilà oublieux – ou est-ce le chemin qui est dévié par la ville au pouvoir magique ? – depuis maintenant plus de dix ans :
Ass-en uqbel ad ṛuḥeγ | Avant mon départ |
Zuxxeγ-asen aṭas i lwaldin | J’ai fait tant de promesses aux miens |
Nniγ-asen a d-uγaleγ | Leur disant : je reviendrais |
Ma εeṭṭleγ aseggwas neγ sin | Tout au plus dans un an ou deux |
Γerqeγ am targit ṛuḥeγ | Me voici perdu comme dans un songe |
Tura kteṛ n εecṛ snin | Depuis maintenant plus de dix ans |
Annaγ a Sidi Ṛebbi | Pitié Seigneur mon Dieu |
Ay aḥnin ay ameεzuz | Toi le compatissant et le préféré |
Temẓi-w tṛuḥ d akwerfi | Ma jeunesse s’est envolée en corvées |
Deg-gwmitṛu daxel uderbuz | Dans le métro et ses tunnels |
D lPari teḥkem fell-i | Paris a un pouvoir magique |
Waqila tesεa leḥruz | Elle m’a envouté avec des amulettes |
Aqli-i am_min ihelken | Je suis comme atteint |
Ţraǧuγ aț_țeldi tebburt | Attendant une issue |
Di lγerba wulfeγ dayen | Je m’adapte à l’exil |
Ma d ul-iw yebγa tamurt | Pourtant j’aspire au pays |
Ma ṛuḥeγ ulac idrimen | Si je pars je n’ai pas l’argent |
Ma qqimeγ ugwadeγ lmut | Si je reste j’appréhende la mort |
Ur iγad ur i-nerzi | Ce qui m’afflige sans m’apaiser |
Siwa tameγbunt uγeγ | C’est l’infortunée que j’ai épousée |
Kull yum neţţat d imeṭṭi | Chaque jour elle est en pleurs |
Ma d nekk ugwiγ ad ṛuḥeγ | Tandis que je reste impassible |
D lγerba tezzi yess-i | L’exil m’a bouleversé |
Iεerq-i webrid ţţaγeγ | Mon chemin est dévié |
18Mais, parfois, zzux illa ma d adrim ulac : « la fierté est présente, l’argent fait défaut ». Consciemment ou inconsciemment lgherba vous tient sous son emprise, comme on peut dépendre de l’alcool ou de la drogue, ou quelquefois être pris sans être pris sous son charme, victime de l’exploitation, on devient d’une façon ou d’une autre son otage : xeddmeγ teţţali ṭṭlaba, « je travaille et mes dettes s’accumulent ». Alors, on persiste dans la fuite pendant que les entrailles désirent le retour :
Aql-i am_min ihelken | Tel un malade qui délire |
Ţraǧuγ aţ_ţeldi tebburt | J’attends la guérison miraculeuse |
Di lγerba welfeγ dayen | Accoutumé, je végète dans mon exil |
Ma d ul-iw ibγa tamurt | Mais mon cœur aspire au pays |
Ma ṛuḥeγ ulac idrimen | Je n’ai pas l’argent pour partir |
Ma qqimeγ ugwadeγ lmut | J’appréhende la mort si je reste |
19Chérifa s’insurge contre celui qui ne fait pas appel à la juste mesure. Elle lui oppose la bonne éducation qui est normalement de rigueur. L’émigration n’est pas éternelle lui rappelle-t-elle. Elle le rejette quand il est pris par l’âge, quand les dents tombent l’une après l’autre. Que restera-t-il alors de sa belle prestance ? Tandis qu’elle attend dans une maison spartiate, où elle est délaissée, où elle dort directement sur les dalles froides, usu d aqeccuc, aεdil d ameccuc : « pour lit j’ai du liège, pour couverture j’ai des oripeaux », avec pour toit le ciel étoilé, parce que dans sa solitude, d itran i ţ-iţwanasen, « ce sont les étoiles qui lui font cortège ». Elle compte les jours et les mois qui défilent. Son cœur à elle désire plus de chaleur, d’amour et de passion, tandis que lui, à Paris, se vautre et se prélasse :
Ay aγrib sεu leεqel | Exilé sois lucide |
Nesl’ ijaḥ ṛṛay-ik | J’ai su que ton esprit délire |
Lγerb’ ur teţdum ara | La migration n’est pas éternelle |
Asm’ aa hudden wuglan-ik | Tu rentreras édenté et la bouche en ruines |
Yenγa-yi yiṭes l-lqaεa | Je pâtis de coucher par terre |
Taduli d nnuṛ l-lhawa | Pour couverture le clair de lune |
Ma d neţţ’ iṛuḥ γel-Lpari | À Paris il s’en est allé |
Γer libaṛ d sinima | Il hante bars et cinémas |
Yenγa-yi yiṭes l-lyajuṛ | Je pâtis de coucher sur les dalles |
Temẓi-w tṛuḥ di leγrur | J’ai perdu ma fraîcheur dans l’artifice |
Ma d neţţ’ iṛuḥ γel-Lpari | À Paris il s’en est allé |
Ma d nekki ḥeţţbeγ lechuṛ | Pendant que je dénombre les mois |
Yenγa-yi yiṭes wwemnaṛ | Je pâtis de coucher sur le seuil |
Am yiṭṭ am_mass d aḥebbeṛ | Nuit et jour je rumine |
Ma d neţţ’ iṛuḥ γel-Lpari | À Paris il s’en est allé |
Temẓi-w tṛuḥ d axessaṛ | Ma fraîcheur est absorbée par l’épreuve |
Di lγerba yeεreq yisem-is | En exil il a perdu son identité |
Ur neẓri d ac’ i t-ifnan | Tandis que j’ignore ce qui le retient |
Yeţţu tamurt l_lejdud | Il a effacé le pays de ses origines |
D lwaldin i t-iṛebban | Et les parents qui l’ont nourri |
Tteyyaṛa d-yusan deg_giṭṭ | Avion qui arrive de nuit |
Awi-yi γer wusbiγ n tiṭ | Porte moi vers l’amant aux yeux teints |
Ma d kečč a xuyya tṛuheṭ | Chéri tu t’en es allé |
Ma d nekk γer menhu i yi-teğğiṭ | Auprès de qui m’as-tu laissée. |
20Chérifa essaie de le raisonner en évoquant son propre état lamentable, et sa perte d’identité à lui, tout aussi lamentable. La coupure momentanée, quand elle s’impose, peut être surmontée et la blessure cicatriser. Mais quand elle s’installe dans la durée, la séparation distille son venin. Tout comme la femme, l’homme est porteur de l’honneur kabyle, taqbaylit. L’individu est responsabilisé par ses œuvres, les problèmes familiaux doivent se régler en famille, avant qu’ils ne soient colportés de bouche en bouche. L’homme et la femme sont directement concernés par l’adage : γumm ttεam ik s umendil-ik, « protège ton couscous avec ton foulard ». L’émigré, qui a toute honte bue, à l’égal du renégat, a délaissé sa famille, son pays. Taleb Rabah le traite de traitre comme l’autruche qui, dans un geste de pudeur mal-placée, se couvre la face et néglige ses jambes : iγum udemm is, iğğa iḍarren-is. Il fait intervenir, sans scrupule, le temps écoulé dans l’exil, pour lui rappeler, une dernière fois, l’image de son pays, le soir du départ vers un au-delà, car ţfakkan wudmawen, ţţegwrayen-d yismawen, « même si les visages disparaissent, la réputation du nom demeure :
Ay aγrib yeǧǧan tamurt | Exilé tu as déserté le pays |
Acḥal-a εeddan leεwam | Des années ont passé |
Ddunit-a tetbeε-iţ lmut | Ce monde ci précède la mort |
Γas dewwer-ed udem-ik s axxam | Dévoile tes traits à la maison |
21Abandonné par le sommeil, Chérif Kheddam s’adonne à son vieil ami le luth, son compagnon d’exil, pour dire combien son cœur est accablé d’un exil qui persiste. Le luth devient par allégorie le faucon qui déchire le firmament, franchit les océans. Il va le charger, dans ce voyage initiatique auprès des êtres qui lui sont chers, de rétablir la pure vérité, celle qui ne s’altère pas, ne se falsifie pas, qui excite la soif de savoir. Dans cette errance imaginaire, où la raison s’égard, le poète est soulagé, il ne perd plus espoir, un jour l’aube se lèvera pour lui rendre justice.
A win iṛuḥen | Toi qui t’en vas |
Ssiweḍ-iyi sslam-iw | Portes mon salut |
Sal γef yeḥbiben | Mes pensées vont aux amis |
Yakkw d lwaldin-iw | Ainsi qu’à mes parents |
D wid aεzizen | Et aux êtres chers |
Yeccedha lxaṭeṛ-iw | Que mon cœur désire |
Lγiba tḍul | L’exil persiste |
Fell-awen d fell-i | Pour tous et pour moi |
A-t-an ixaq wul | Mon cœur est accablé |
M’ ara d-yemmekti | Quand le souvenir me revient |
Yeţεawaz iḍ ṭṭul | La nuit entière je me raconte |
Iṛuḥ nnadam fell-i | Quand le sommeil m’abandonne |
Ṛuḥ ay ameddakwel | Va compagnon |
Err-iyi-d lexbaṛ | Rétablie la pure vérité |
Fell-ak ar neţkel | J’espère en toi |
Mi tzegreḍ lebḥer | Quand tu franchis la mer |
Rǧiγ-k s leεjel | Je guette ton retour |
Leεqel yetḥeyyeṛ | Ma raison s’égare |
A lbaz a k-ceggεeγ | Faucon sois mon envoyé |
Di tegnaw εelli | Plonge dans le firmament |
Aweḍ γer win ḥemmleγ | Va vers mon bien aimé |
Anda yeţţili | Là où il s’attarde dis-lui |
Am_mass’ a k-ẓreγ | Je t’attends pour bientôt |
Deg_gwass l-lεali. | Dans un jour de réjouissance |
Lγerba tewεeṛ | La séparation est pénible |
Rẓaget am lili, | Acre comme le laurier-rose |
Di temẓi γer temγer | De l’aube au soir |
Akkw εeddant fell-i | J’ai subi ses tourments |
Ay ul-iw sbeṛ | Tiens, mon cœur, résiste |
Lḥeqq-ik ad yili | La justice un jour l’emportera |
22L’exilé d’Aït Menguellat en sait quelque chose. Il ne peut se rendre au pays, lui qui est désabusé par tout et par tous, accoutumé à son exil. Il remue les cendres froides de son passé, où nulle étincelle ne jaillit, il demande alors qu’on lui ramène dans les yeux des choses plus actuelles et qu’il ne verrait certainement pas :
Keččini ṛuḥ nekk ad qqimeγ | Va toi tandis que je reste |
Anef-iyi d yiγed asemmaḍ | Laisse-moi avec les cendres froides |
Ay iγed ṛwiγ-k a k-qelbeγ | Je n’arrête pas de les remuer |
Tugid γr’ ad tecceεcεeḍ | Elles ne veulent se rallumer |
S wayen ifaten i εiceγ | Je vis de mon passé périmé |
Ma d ul-iw γer daxel icaḍ | Et mon cœur brûle en dedans |
23Accoutumé à son exil, l’avenir de ce dernier gît dans son passé. La douleur et la vie ont ravagé son âme et sa physionomie. Il ne peut plus rentrer, il confie à quelqu’un ses économies durement acquises. Dans Keččini ruḥ nekk ad qqimeγ, Aït Menguellat décrit l’état psychique de celui qui est confronté à l’échec qui l’affecte. Il en est désorienté, découragé, désappointé, écœuré. Dégrisé, il s’aperçoit que son échec ne lui a rien appris, il l’admet, il l’assume comme tout bon joueur qui n’a plus rien à perdre, et pourtant refuse de tricher avec la vie, et ne sachant pas frauder, joue de son instrument jusqu’au bout du bout sur un air de joie, un air de promesse de la femme au musicien, ruḥ di laman a Ḥsen aḍebbal, « vas en toute quiétude Ahcène le batteur », autrefois interprété par les idebbalen, les musiciens ambulants
Keččini ṛuḥ nekk ad qqimeγ | Va toi tandis que je reste |
D ayen dubeγ d aγrib nnumeγ | Las, je suis habitué dans mon exil |
Ṛuḥ di laman ur tedduγ ara | Va en paix je ne te suis pas |
Ayen jemεeγ a-t-an | Voilà toute mon épargne |
S axxam-iw awi-t | Porte-la à la maison |
Tmuqleḍ amek llan | Enquiers-toi de leur état |
Lexbaṛ-iw ssiweḍ-it | Donne-leur de mes nouvelles |
Udem-iw i cedhan | Les traits qu’ils veulent voir |
Tekfa-t ddunit | Sont ravagés par la vie |
Ṛuḥ di laman ur tedduγ ara | Va en paix je ne te suis pas |
S tmekwḥelt merreḥ | Bats la campagne le fusil à la main |
Ṣubb γer lexla-nneγ | Visite notre champ |
Γas s udem n ṣṣbeḥ | Au lever du jour |
D lweqt i ḥemmleγ | C’est le moment que je préfère |
Asmi tdum d ṣṣeḥ | Quand mes jours étaient heureux |
Akken i xeddmeγ | Je faisais ainsi |
Ṛuḥ di laman ur tedduγ ara | Va en paix je ne te suis pas |
Ma tesdehreḍ i mmi-k | Si tu baptises ton fils |
Ur ḥeddreγ ara | Je n’y serais pas |
Awi-yi-d deg_gwallen-ik | Ramène-moi dans tes yeux |
Ayen ur ẓerreγ ara | Ce que je ne verrais pas |
Mennaγ amkan-ik | Je convoite ta place |
Ulamma ssaεa | Ne serait-ce qu’une heure |
Ruḥ di laman ur tedduγ ara | Va en paix je ne te suis pas |
Tin akken aa izewǧen | Celle-là qui va se marier |
Γas ḥdeṛ i tmeγra | Assiste à ses noces |
Asm’i yi-ţ-xeḍben | Quand on m’y a fiancé |
Γilleγ mačč’ akka | J’avais d’autres pensées |
Win akken aa ţ-yaγen | Celui qui va l’épouser |
Mennaγ-as lehna | Je lui veux plein de bonheur |
Ṛuḥ di laman ur tedduγ ara | Va en paix je ne te suis pas |
24N’est-ce pas que l’exil est pénible et aliénant pour qui ne sait pas l’apprivoiser, nous avertit crûment El Hesnaoui, avec des mots durs, rêches et sans fioriture. Dans un chant qui dérange, met mal à l’aise, il dénonce l’absence de cette fraternité mutuelle manifeste dans un esprit de corps : Tagmaţ haa-ţ ar yezgaren ar yiwen uzaglu ay qqnen, « la solidarité se trouve chez les bœufs, ils sont unis sous le même joug ». Il culpabilise ? Peut-être ! Mais surtout responsabilise, conscientise les jeunes candidats à la traversée. Quand on émigre, l’exil exerce sur nous une emprise, il nous prend jeunes et ne nous lâche qu’une fois réduit par l’âge. L’exil est aussi un lieu d’initiation, nous apprend encore El Hesnaoui. C’est, dit-il, selon notre classe sociale, notre éducation, si nous savons saisir l’occasion, l’intelligence du moment, faire le choix, distinguer le bien du mal, si bien entendu la conscience ne s’égare pas :
Lγerba tewεeṛ | L’exil est cruel |
Win teṭṭef meẓẓi | Celui qu’il prend jeune |
Mi t-teṛwa ad as-tebru d amγar | Ne le lâche que réduit par l’âge |
Ay lγerba tewεeṛ | Que l’exil est pénible |
Tesseṛway lemṛaṛ | Nous soumet à toutes les épreuves |
Ad ak-temmal di lxiṛ d cceṛ | Nous montre le bien et le mal |
Ad ak-tini xeyyeṛ | Nous avertit pour un choisir |
Ma telliḍ d mmi-s n lḥeṛ | Comme tu es de bonne naissance |
Lejyaḥa d lεaṛ | Sache que la perdition rabaisse l’individu |
Ay lγerba temmal | Comme l’exil éduque |
Tesγaray lmal | Il dresse même les plus bêtes |
Ad ak-tezzizel am yiḍ am zal | Fait courir nuit et jour |
Ḥweṣ kra meqqar | Jouit des profits qu’il procure |
A ma teqqareḍ : rǧu mazal | Si tu dis « attends ce n’est point le jour » |
Tṛuḥeḍ deg_gwcekkaṛ | Alors te voilà pris dans ses filets |
Ay lγerba telha | Combien l’exil est agréable |
I win yeqqaren : ha | Pour qui est avisé |
Mi k-tessefṛeḥ ul-ik yezha | Ses libéralités réjouissent ton cœur |
Ad ak-tebnu leṣwaṛ | Il t’édifiera des palais |
Ma twala ṛṛay-ik yelha | Mais même hardi et doué |
A k-tessegwri s uxessaṛ | Au soir de ta vie il te ruinera |
Ay lγerb’ isehlen | L’exil sans ambages |
D win i d as-izemren | Intéresse celui qui en est habile |
Cciṭan d ddunit d iεdawen | Le diable et le monde sont tes rivaux |
Fell-ak d amcaweṛ | Ils composent sur toi |
Ẓweṛ ay aḥnin mettel | Sois brave et prends leçon |
Deg lebni-k hder | Dans ton édifice sois subtil |
Ah ṣṣbeḥ d ddunit | Quand le matin est l’aube de la vie |
Lγerba ț_țameddit | Le soir l’exil le suit |
Cfu γef ccγel-ik xeddem-it | Souviens-toi de tes devoirs |
Ay aḥnin ẓweṛ | Sois audacieux mon ami |
Xeddem ddalil ḥerz-it | Si tu remplis tes fonctions avec grâce |
Ṛebbi ad a k-yerfed | Dieu te soutiendra |
25Akli Yehiaten, en perdition, n’a pas rencontré en son temps Cheikh Elesnaoui pour lui prodiguer des leçons sur l’exil. Il a quitté, bien jeune et de plus orphelin, son village natal, et n’a pas trouvé de mentor pour le guider. Il est resté celui qui a chanté lmenfi, le rebelle de la guerre de libération nationale, qu’on envoie à la cour d’assise :
Jaḥeγ bezzaf d ameẓẓyan | Bien jeune je suis perverti |
Ulac w’ a idebbṛen fell-i | Nul pour m’instruire |
Di lγerba mebla lwali | Dans l’exil et sans tuteur |
D agujil ṛwiγ lemḥan | Seul j’ai affronté la souffrance à satiété |
26Slimane Azem a chanté Berka-yi tissit n ccrab : « À en oublier le boire », où il n’oublie pas de désigner toutes ces liqueurs qui font que l’homme s’oublie et devient un amjayḥu, un noceur. Mais le problème de l’alcoolisme et de l’ivresse atteint aussi bien l’homme que la femme en détresse, réduits à la souffrance et à la ruine. En parlant à la première personne du singulier, Chérif Kheddam jure de bannir à jamais la coupe de fiel dans Σehdeγ-k a lkas n lemṛaṛ, comme pour s’exorciser, et exorciser par la même tous ceux et toutes celles qui sont portés sur les breuvages de « vie » et leurs effets, a composé cette chanson pour une femme qui, assiégée par une grande souffrance, s’est réfugiée dans les alcools forts. D’un homme qui boit, on dit que c’est un bon vivant, mais d’une femme, qu’elle est une pocharde. Les femmes qui boivent se sentent plus coupables alors que ce n’est pas une question de volonté, c’est une pathologie. Les gens ne s’imaginent pas ce que c’est qued’être dépendant de l’alcool, de la drogue ou du tabac. « L’alcool vous vole, vous trahit, vous blesse, vous conduit à tricher avec vous-même, à vous mentir en permanence, dit Chérif Kheddam. Vous dissimulez les bouteilles que vous buvez, vous masquer l’haleine avec de la réglisse. J’ai essayé de le dire d’une manière assez sobre, si je puis dire... Dans cette chanson, au-delà de cette femme, j’ai voulu atteindre beaucoup de gens »
Σehdeγ-k a lkas n lemṛaṛ | Je jure coupe de fiel |
A k-hajreγ meqqar | De te bannir à jamais |
Im’ assa i-d-yebbweḍ wass-ik | Ce jour est enfin arrivé |
Tessefled-iyi f ukeddar | Tu m’as jeté dans le gouffre |
Leεdab d uxessaṛ | Réduit à la souffrance et la ruiné |
Ţbanen-iyi-d γef_fudem-ik | C’était pourtant visible dans l’écume |
Mi yeţfuṛṛu uqerruy-iw | Dans ma tête s’élèvent les vapeurs |
Amzun lliγ di lǧennet | Le paradis m’apparaît, et |
Leεbad d izan ger wallen-iw | Les hommes se changent en mouches |
‘‘Zdat-i ǧǧet-iy’ abri, rewlet !’’ | « Loin de ma route, filez ! » |
Mi γliγ yemmut yidis-iw | Quand tombé et mon corps transi |
Alamma refden-iyi s tsalelt | Pour me hisser il faut des cales |
A lkas rẓagen ay amcum | Coupe d’amertume odieux verre |
D kečč i d ssebba n lhemm-iw | Tu es à l’origine de mon drame |
M’ i k-swiγ ṛṛay ihum | Quand je te vide ma raison s’égare |
Kulci yeffeγ deg wfus-iw | De mes mains tout file |
Σabdeγ-k ilzem-iyi llum | Je t’idolâtre j’encours châtiment |
Dima tcettḥeḍ ger wallen-iw | Tu valses devant mes yeux |
Hujṛen-iyi yeḥbiben | Mes amis m’évitent |
Iggad i yiţḥibbin meṛṛa | Ceux-là même qui m’aimaient |
S ṭṭul lamεana fehmeγ-asen | J’ai compris leur fuite |
Mi kettṛen fell-i lhedṛa | Quand ils me chargeaient |
Ṭṭalabeγ ssmaḥ deg-sen | Je leur dois énormément |
Nca Ellah ifukk lhemm tura | Mon penchant est chassé à jamais |
27 Argaz d win ikemmlen, l’homme est celui qui est accompli, d win ixeddmen f wexxam-is, celui qui travaille pour sa famille, pour qui l’émigration est provisoire, qui retourne au pays au moment des labours, du ramassage des olives, de la fête de l’aïd, particulièrement le grand aïd où on échange l’accolade du pardon, où on va donner existence aux siens. Tεedda lεid tezzid, la neţrağu g tisin-is (Voilà qu’un aïd succède à un autre, et j’attends impatiemment son retour), chante l’épouse délaissée qui reste toujours l’épouse fidèle. Cheikh El Hesnaoui a su traduire la souffrance et le désarroi de la femme kabyle, abandonnée par son seul espoir, l’homme qu’on lui a prédestiné. La perdition, jjiḥ, c’est la ruine de l’âme, c’est l’état de péché qui éloigne des voies de salut quand l’homme cher ne revient pas tandis que ses camarades sont de retour, régénèrent la famille atrophiée :
Ma d medden yakkw ussan-d | Tous les hommes sont rentrés |
Ma d neţţa ijaḥ ṛṛay-is | Son âme à lui est en perdition |
Ma d medden yakkw ussan-d | Tous les hommes sont rentrés |
Argaz yesfeṛḥen arraw-is | L’homme est celui qui donne la joie à ses enfants |
Yerfed iman-is iṛuḥ | Un jour il s’en alla |
Yeǧǧa taḥnint bbwul-is | Laissant sa tendre bien-aimée |
Yezyen weḥday mecțuḥ | Gracieux et jeune était le bel enfant |
Nniya yebbwi-ţ deg_gul-is | Il était paré de vertu |
Fell-as iẓri-w inuḥ | Pour lui ma vue s’use |
Lfiraq d wa i d ccum-is | L’épreuve de la séparation prélude l’exil |
Win d-yussan ẓriγ-t | J’ai abordé les gens de retour |
Steqsayeγ γef lexbaṛ-is | J’ai demandé de ses nouvelles |
Ma yeţţu-yi nekk bγiγ-t | Même s’il m’oubliait je le désire toujours |
A t-ṛǧuγ ad yeḥlu wul-is | Je l’attendrais et je bercerais son cœur |
D wayeḍ d lmuḥal nwiγ-t | Je ne voudrais jamais un autre |
Γlay ur yenzi wemkan-is | Son endroit nul ne le souillerait |
28Le rossignol d’Amalou, Allaoua Zerrouki, dans un acewwiq magnifique, prélude sur l’homme qui a choisi la France et les plaisirs qu’elle représente, tandis que l’épouse se morfond et attend en vain. Aurait-il entendu des propos malveillants, des compromissions sur elle ? Elle s’ouvre, s’en explique dans ce préliminaire :
Ay aεziz aṭas i tezhiḍ | Mon cher te voilà repu de plaisirs |
D acu d-tessuliḍ | Qu’as-tu acquis |
Imi d Fṛansa i teεniḍ | Maintenant que tu as choisi la France |
Acu n lεib i tesliḍ | Aurais-tu entendu sur moi médire |
Llah a lwali | Seigneur mon Dieu |
D nnif wer tesεiḍ | L’honneur t’a fui |
Am_mass-a ar d-temmektiḍ | Un jour tu t’en souviendras |
29La pudeur est, en Kabylie, bien plus qu’ailleurs, un élément de cohésion sociale et d’harmonie, même dans les relations qu’entretient l’individu avec le monde. C’est plus qu’un attribut individuel, c’est une marque de civilisation et de culture, une seconde nature de l’homo kabylis. Elle remplit tous les aspects de la vie intime de l’individu, elle se répand dans l’existence de l’être kabyle au monde, au point de n’être jamais objectivée sous forme de phénomène susceptible d’analyse ou d’explication. L’indigence lexicale en kabyle du mot « pudeur » est symptomatique à cet égard. Les substantifs féminins leḥya et ḥecma venus tous deux de l’arabe, ne rendent vraiment compte que du sentiment de « honte » ; il en est de même du verbe setḥi ou ḥcem « avoir honte », « être penaud », « manquer d’audace », « être gêné ». Le sentiment de honte, qui excède celui de pudeur, exprime davantage, dans sa forme négative, l’abaissement, l’affront, le déshonneur ; il diffame, discrédite, humilie, il est cause de regrets, de remords, de repentir. Dans le sens de fausse honte, il prend l’allure de « timidité », d’« embarras ». Tezwegh, la rougeur (du visage), désignée par ailleurs par la hichma, terme à plusieurs sens, qui peut vouloir dire rougir, grossir, se mettre en colère ; elle participe du bon savoir-vivre profane. Elle tourne autour de l’appareil génital ou anal [4], ce que l’on désigne par lqaεa, « le parterre » qui stabilise, « le fondement » sur lequel on s’assoit (« ssers lqaεa-k », pose ton assise), « le fin fond », c’est-à-dire l’« échancrure ». La vulgarité se désigne en kabyle tuzert bbudem (la grossièreté du visage). Du personnage grossier qui ne se gêne pas en public et fait des écarts de langage, de celui qui n’a pas la « rougeur du visage », on dit de lui qu’il a de l’épaisseur, zur wudem-is, il (elle) a un visage épais.
30La pudeur au contraire, sentiment noble par excellence, est synonyme de décence, bienséance, chasteté, délicatesse, discrétion, honnêteté, réserve, retenue, etc. Cette sensation de pudeur existe, dans l’habitus kabyle, sur le mode existentiel, c’est-à-dire dans une attitude de modestie. Dans le cadre du du civisme, elle est une manière d’être – et de se conduire – dans la communauté humaine et dans l’univers, dépassant ainsi les catégories psychologiques et lexicales. Elle est davantage déterminée par la vertu que par son contenu esthétique.
31Il est fatal qu’il fasse un jour sa rencontre. Aït Menguellat la prénomme évidemment Louiza, le louis d’or, la pièce chère qu’on porte de manière prophylactique pour prévenir de certaines maladies, comme la maladie de l’amour, rester fidèle à cette passion première et qui sera la dernière. Pendant qu’il demande à Louiza de rester vaillante et courageuse, il ne cesse de pleurer sans discontinuer, comme la pluie qui tombe, mêlant son eau aux larmes de l’amant, car en ce jour de séparation, la détresse prélude et s’installe dans les cœurs en même temps que la terre est surprise par l’orage. Il est également abattu de voir Louiza bouleversée. Tous deux savent, dans l’intimité de l’alcôve, leurs états d’âme, leurs sentiments, leurs dispositions l’un pour l’autre. L’unique témoin est la montagne. Un dernier salut aux monts de Kabylie, un dernier regard sur la maison qui apparaît déjà comme une ombre au loin :
Muqleγ di ṭṭaq | Je regardais par la lucarne |
Mazal ṭṭlam deg ygenni | Le ciel était encore dans la nuit |
Ul-iw ixaq | Mon cœur accablé |
Amek tur’ a yethenni | Pourrait-il résister |
Yewεeṛ lefraq | La séparation est douloureuse |
Lmeḥna-w tebd’ ass-agi | Ma détresse prélude ce jour |
Uh sbeṛ a Lwiza | Sois fière Louiza |
La ţruγ ula d nekkini | Je pleure aussi |
Muqleγ beṛṛa | Je regarde dehors |
La yiţrağ’ uṭaksi | Le taxi m’attend |
Ḥezneγ teẓra | Je suis abattu elle le sait |
M’ a ṛuḥeγ ad iy’ d-twali | Elle me percevra en sortant |
Tebda-d lehwa | La pluie tombe |
Tekkat am leḥzen fell-i | Et me plonge dans le deuil |
Uh sbeṛ a Lwiza | Sois courageuse Louiza |
La ţruγ ula d nekkini | Je pleure aussi |
Bdiγ leḥḥuγ | Je cheminais |
Xelṭen waman d imeṭṭi | La pluie se mêlait à mes larmes |
Acḥal i ruγ | Que n’ai-je pleuré |
Lḥal la yeţru yid-i | La pluie s’est associée à mes sanglots |
Assen a s-cfuγ | De ce jour je m’en souviendrais |
Iḥzen ula d igenni | Le ciel avec moi est affligé |
Uh sbeṛ a Lwiza | Sois inflexible Louiza |
La ţruγ ula d nekkini | Je pleure aussi |
Beqqaγ sslam I wedrar la yid-yeţwali | Je fais mes adieux À la montagne témoin privilégié |
Muqleγ s axxam | Un ultime regard sur la maison |
Iban-iyi-d am tili | Elle me paraît comme une ombre |
Țţswiṛa-m | Ta photo |
Di lǧib-iw trufeq-iyi | Dans la poche m’accompagne |
Uh sbeṛ a Lwiza | Sois vaillante Louiza |
La ţruγ ula d nekkini | Je pleure aussi |
Mi d-yuli ṣṣbeḥ | Quand le jour se lève |
D ṭṭlam i_gebdan fell-i | La nuit se fait sur moi |
Ḥezneγ d ṣṣeḥ | Je suis bien triste |
Taḍsa seg_gudem-iw teγli | Le sourire a quitté mes lèvres |
Ul-iw yejreḥ | Mon cœur écorché |
D lhedṛa-m i d-yemmekti | Se souvient de tes paroles |
Uh sbeṛ a Lwiza | Sois déterminée Louiza |
La ţruγ ula d nekkini | Je pleure aussi |
Tenniḍ-iyi-d | Tu me disais |
Ṣeεben wussan i uεeddi | Les jours seront durs à passer |
Ţmekti-yi-d | Souviens-toi de mon image |
Γas akka teǧǧiḍ-iyi | Même si tu me quittes |
Sefṛeḥ-iyi-d | Annonce-moi ton retour |
Melm’ ara d-tezziḍ γur-i | Ce jour me comblera |
Uh sbeṛ a Lwiza | Sois certain Louiza |
La ţruγ ula d nekkini | Je pleure aussi |
32Louiza, courageuse et résolue, attend le jour béni où l’être aimé lui reviendra. L’homme kabyle fait le va-et-vient entre deux migrations, celle de l’exil et celle du pays, tamurt, le pays où il existe parmi les siens, où il est justement mmi-s n tmurt, le fils du pays, le paysan qui aime sa terre. Peu de paysans sont attachés à la terre maternelle, comme l’est le paysan kabyle.
33Nouara est très sensible à l’approche musicale et poétique de Chérif Kheddam, « personne la plus musicienne et la plus humainement généreuse, dit-elle de lui, le poète le plus proche de l’âme féminine. Son écriture musicale et sa poésie casse la langue kabyle qui est une langue d’homme, une langue étrangère pour les femmes kabyles ». Chez Chérif Kheddam la poésie est faite de transparence et de pudeur. La transparence est ce qui n’arrête pas le regard. Il lui oppose la pudeur, la vertu qui cache, qui arrête le regard indiscret du voyeur. La pudeur, dit Nouara, « est une honte dont on n’a pas à avoir honte ». Sa poésie amoureuse incarne un impossible souhaitable dans une relativité de l’intimité, une relativité sociale qui peut être chantée à la maison en présence des hommes, sans pudeur, parce qu’elle ne casse pas l’intimité du foyer. Construite en volute, la musique de Chérif Kheddam, comme la fumée d’un feu de bois, prend son départ dans le creuset du son initial, pour, petit à petit, nous redonner tout l’espace, nous inviter, dans la voix de cristal de Nouara, à visiter les sphères. Entre rigueur et raffinement, il nous offre une musique nattée qui laisse parler des larmes de beauté et berce la longue nuit des hommes. Dans Wi tεuzzed, l’être cher s’en est allé, qu’attendre sinon des jours de chagrin :
Wi tεuzzeḍ yeǧǧa-k iṛuḥ | Qui tu chéris s’en est allé |
Ay ul d acu k-d-yeqqimen | Mon cœur que te reste-t-il |
Kra tesεeddaḍ di lfuṛuḥ | De toutes les joies passées |
Gwran-ak-d wussan ḥeznen | Séjournent les jours de deuil |
Ala ccamat d lejruḥ | Les cicatrices et les blessures |
I k-d-ǧǧan wid iṛuḥen | Sont les legs des gens partis |
Ru ar idderγel yiẓri-k | Pleurer jusqu’à cécité |
D ay’ i k-yefnan a leεmeṛ | Voilà à quoi tu es réduite mon âme |
Win i tjeεled d aḥbib-ik | Celui que tu as pris pour ami sûr |
Di lxiṛ-ik ad a k-inkeṛ | Renie tes sacrifices |
Kulci berrik ger wallen-ik | Tout est sombre à tes yeux |
Ad tkerhed teγzi l-leεmeṛ | Tu vomis jusqu’à l’existence |
Amek armi t-id-teţmektiḍ | Pourquoi aborder le passé |
Teẓriḍ ibeddel wul-is | Alors que son cœur a durci |
Am_makken syin ur d-tekkiḍ | Tu as déjà vécu cette condition |
Tura teqqwleḍ d axsim-is | Voilà que tu deviens sa rivale |
Akka mazal teţwaliḍ | Ton regard se porte vers lui |
Tettabaεeḍ di lateṛ-is | Tu le suis encore à la trace |
Acu ara thedṛeḍ fell-as | Que dire encore de lui |
Tura aqerruy icab | Maintenant que la tête a blanchi |
Ţţu kullec akken i d ddwa-s | L’oubli seul est remède |
Akken a d-tessegwriḍ leεtab | Pour épargner tes craintes |
Ur tezzi γer lǧiha-s | Ne te tourne plus vers lui |
Akken i d abrid n ṣṣwab | Voilà la leçon |
34L’émigration est un arrachement auquel il faut savoir résister. L’aller et retour cyclique de l’homme en exil qui n’est plus jamais chez lui, nulle part peut se comparer au mouvement des vagues en mer qui constamment arrivent et partent, sous l’impulsion du vent. Si l’on peut déraciner le Kabyle de sa tamurt (sa patrie), on ne peut déraciner celle-ci du cœur du Kabyle. Le poète sait traduire la résilience de la filiation entre l’être émigré et sa terre.
Notes
-
[1]
L’essayiste et critique Jean Amrouche est très éloquent à propos de Michaux. Au sujet de Épreuves-exorcismes, il se sentira en parfaite communion, « sa création d’un langage de la plus haute liturgie, pour justifier et sauver l’homme devant sa conscience ». In : L’Arche, no 16, pp. 154-157, cité par Réjane Le Baut, Jean El-Mouhoub Amrouche. Algérien universel, Biographie, Alteredit, 2003.
-
[2]
Mouloud Mammeri, Poèmes kabyles anciens, Alger, Laphomic, 1988, p. 350.
-
[3]
D’après Tahar Uḥewwac (Tahar Haouche), in Mohand Ouramdane Larab, Ammud isefra n Lhağ Arezqi Uhewac, préface de Mouloud Haouche, Tizi-Ouzou, Le Savoir, 2007, pp. 15-16.
-
[4]
De quelqu’un qui n’a pas la « rougeur du visage », qui prend la parole publiquement et parle sans relâche ni discernement, à tort et à travers, afin l’interrompre dans ses égarements, on le rappelle par la formule : M’ ara tfukked, hedr-aγ-d cwit seg_gmi-k » (quand tu finiras, tu nous parleras enfin par la bouche).